Nations Unies

CCPR/C/126/D/3580/2019

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

7 juin 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif, concernant la communication no 3580/2019 * , **

Communication présentée par :

X

Victime(s) présumée(s):

L’auteur

État partie :

Australie

Date de la communication :

25 mai 2018 (date de la lettre initiale) et 11 février 2019

Date de la décision :

26 juillet 2019

Objet :

Mesures disciplinaires contre un avocat pour faute professionnelle

Question(s) de procédure :

Recevabilité − défaut manifeste de fondement ; recevabilité − ratione materiae

Question(s) de fond :

Discrimination ; recours utile ; procès équitable ; liberté d’expression

Article(s) du Pacte :

2 (par. 1, 2 et 3), 5 (par. 2), 14 (par. 1), 19 et 26

Article(s) du Protocole facultatif:

2 et 3

1.1L’auteur de la communication est X, de nationalité australienne, né en 1957. Il affirme que l’Australie a violé les droits qu’il tient des articles 2 (par. 1, 2 et 3), 5 (par. 2), 14 (par. 1), 19 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 25 décembre 1991. L’auteur est avocat et n’est pas représenté par un conseil.

1.2Le 20 février 2019, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a établi qu’il n’avait pas besoin des observations de l’État partie pour apprécier la recevabilité de la présente communication.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1En 2011, l’auteur a été autorisé à pratiquer le droit dans l’État de la Nouvelle-Galles du Sud. Il était employé par un cabinet comme avocat débutant et était soumis dans l’exercice de sa pratique professionnelle aux conditions d’encadrement énoncées dans la loi uniforme sur la profession juridique de la Nouvelle-Galles du Sud.

2.2Sous la supervision du directeur du cabinet d’avocats, l’auteur a été chargé du dossier d’un client. Le 24 mai 2014, il a représenté ce client devant la Cour fédérale d’Australie dans le cadre d’une requête en révision d’une décision concernant l’évaluation d’un impôt à payer qui avait été rendue contre le client en faveur du Service fiscal australien. À cette occasion, l’auteur s’est adressé par inadvertance au juge en l’appelant « greffier ». Le juge a rétorqué :« Là, vous venez de reculer de 20 mètres de la ligne de départ » (« That just put you 20 metres behind the mark »).

2.3À cause de cette remarque, l’auteur a porté plainte contre le juge devant le Président de la Cour fédérale. Celui-ci a rejeté la plainte comme « futile » au motif que le juge « ne faisait que plaisanter ».

2.4En ce qui concerne la requête en révision de son client, le Service fiscal australien n’avait pas soulevé d’objection de compétence dans le délai fixé par la règle 31.24 de la Cour fédérale. Cependant, sept jours après l’expiration de ce délai, le juge visé par la plainte de l’auteur a ordonné au Service fiscal de soumettre et de signifier une objection de compétence dans les quatorze jours. L’auteur affirme que cet ordre témoignait d’un parti-pris en faveur d’un organe public.Le 30 juillet 2014, le même juge a rejeté la requête en révision du client de l’auteur et adjugé les dépens contre le client au profit du Service fiscal.

2.5Le 31 juillet 2014, l’auteur a adressé au juge un courriel demandant le réexamen de l’affaire. Il écrivait notamment dans son courriel : « les valeurs publiques et démocratiques australiennes exigent et méritent des décisions d’un niveau plus élevé […] que celui dont témoignent vos arguments ». Le 1er septembre 2014, la Cour fédérale a rejeté l’appel formé par l’auteur au nom de son client.

2.6Le juge a porté plainte contre l’auteur devant la Commission des normes professionnelles du Barreau de la Nouvelle-Galles du Sud. Le 4 mars 2015, l’organe disciplinaire de la Commission a engagé une procédure disciplinaire devant le Tribunal civil et administratif de la Nouvelle-Galles du Sud, affirmant que l’auteur avait commis une faute professionnelle en tenant dans son courriel des propos « offensants » et « excessivement désobligeants » à l’égard du juge. La Commission n’a pas explicité les termes entre guillemets.

2.7Aucune accusation pour faute professionnelle n’a été portée contre le directeur du cabinet d’avocats qui emploie l’auteur alors que, selon la loi, un directeur est responsable de la conduite des avocats subalternes qu’il encadre.

2.8Le 8 avril 2016, le Tribunal civil et administratif de la Nouvelle-Galles du Sud a confirmé l’accusation de faute professionnelle à l’égard de l’auteur et adjugé les dépens contre lui. Dans sa décision, le tribunal n’a pas fait référence aux dispositions de l’article 19 (par. 3) du Pacte protégeant la liberté d’expression, alors que l’auteur les avait invoquées.

2.9Le 6 mai 2016, l’auteur a fait appel de la décision du Tribunal civil et administratif devant la Cour suprême (Cour d’appel) de la Nouvelle-Galles du Sud (siégeant en plénière). Le 16 décembre 2016, cet appel a été rejeté. Le 30 mars 2017, la requête formée par l’auteur devant la Haute Cour pour demander l’autorisation de se pourvoir contre la décision de la Cour suprême a été rejetée. L’auteur affirme que la décision de la Haute Cour est définitive et qu’il a épuisé tous les recours internes. Il dit qu’il n’a saisi aucune autre instance internationale.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 2, 5 (par. 2), 14 (par. 1), 19 et 26 du Pacte, en engageant contre lui une procédure disciplinaire civile pour une faute professionnelle alléguée et en considérant qu’il avait commis une telle faute parce qu’il avait tenu dans son courriel des propos offensants et excessivement désobligeants à l’égard du juge.

3.2Le courriel que l’auteur a adressé au juge contenait des propos politiques qui sont protégés par l’article 19 du Pacte. Les restrictions à la liberté d’expression qu’autorise l’article 19 (par. 3) du Pacte ne s’appliquent pas à ces propos.Plus précisément, les propos de l’auteur ont été adressés au juge en audience privée et n’ont pas porté atteinte à sa réputation ni présenté le moindre risque de trouble à l’ordre public ou la moindre menace pour la sécurité nationale ou la santé ou la moralité publiques. Le tribunal a établi, sans expliquer pourquoi, que les propos contestés par lesquels l’auteur exprimait une opinion politique étaient offensants. L’appareil judiciaire a protégé de manière inadmissible ses propres décisions contre les critiques de citoyens. Dans ses constatations concernant la communication no 1157/2003, Coleman c. Australie, le Comité a considéré, dans des circonstances similaires, que les propos exprimant une opinion politique tenus par l’auteur étaient protégés par l’article 19 du Pacte.

3.3En violation de l’article 2 (par. 1) du Pacte, l’État partie a sélectivement et exclusivement visé l’auteur du fait de son statut d’avocat débutant sous encadrement et de l’opinion politique exprimée dans sa lettre au juge.

3.4En violation de l’article 2 (par. 2) du Pacte, l’État partie n’a pas adopté de mesures d’ordre législatif ou autre propres à donner effet aux droits reconnus dans le Pacte, en particulier aux droits protégés par l’article 19.

3.5En violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte, l’État partie n’a pas garanti l’existence de recours utiles et d’une instance compétente pour remédier à la violation des droits que l’auteur tire de l’article 19, en ce qu’il a préféré protéger les intérêts des fonctionnaires de l’État plutôt que de donner effet aux droits garantis à l’auteur par l’article 19 et en ce qu’il n’a pas adopté de dispositions législatives compatibles avec cet article.

3.6En violation de l’article 5 (par. 2) du Pacte, l’État partie a permis et perpétué l’existence de lois et réglementations qui enfreignent, restreignent et détruisent les droits que l’auteur tient de l’article 19, en soumettant la détermination des fautes professionnelles à des critères réglementaires et de common law, et, ce faisant en limitant inutilement l’application et la portée de l’article 19 et des droits qui y sont énoncés, à des fins non reconnues par l’article 19 (par. 3).

3.7En violation de l’article 14 (par. 1) du Pacte, l’auteur a été privé du droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial décidant des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil.

3.8En violation de l’article 26 du Pacte, l’État partie n’a pas réservé à l’auteur un traitement égal devant la loi. Il a agi sélectivement et exclusivement contre lui en raison de son genre, de son appartenance ethnique et de son statut professionnel d’avocat débutant, sans poursuivre le directeur du cabinet d’avocats pour manquement aux obligations d’encadrement qui étaient les siennes vis-à-vis de l’auteur.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

4.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

4.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

4.3En ce qui concerne les griefs que l’auteur tire des articles 2 et 5 (par. 2) du Pacte, le Comité rappelle que les articles 2 et 5 du Pacte énoncent des obligations générales des États parties et ne peuvent, lorsqu’ils sont invoqués séparément, fonder un grief dans une communication présentée en vertu du Protocole facultatif.Ces griefs sont par conséquent irrecevables ratione materiae , en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif.

4.4Le Comité prend note des griefs de l’auteur selon lesquels l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 14 (par. 1) et 26 du Pacte, en ce qu’il l’a privé du droit d’être entendu par un tribunal indépendant et impartial décidant des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil et l’a traité de manière discriminatoire en raison de son genre, de son statut professionnel et de son appartenance ethnique. Toutefois, le Comité considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ces griefs aux fins de la recevabilité et que ceux-ci sont par conséquent irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

4.5Le Comité prend note également du grief de l’auteur selon lequel l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 19 du Pacte, en ce qu’il a considéré qu’il avait commis une faute professionnelle en exprimant des opinions politiques dans un courriel adressé à un juge, et en ce qu’il n’a pas adopté ni fait appliquer des dispositions de droit interne pour protéger les droits garantis à l’article 19. Cependant, le Comité rappelle qu’il appartient généralement aux juridictions des États parties au Pacte d’examiner les faits et les éléments de preuve ou l’application de la législation nationale dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve ou l’application de la législation ont été de toute évidence arbitraires, manifestement entachées d’erreur ou ont représenté un déni de justice, ou que le tribunal a par ailleurs violé son obligation d’indépendance et d’impartialité. Le Comité considère que les informations dont il est saisi ne montrent pas que la conduite des procédures judiciaires en l’espèce ait été marquée par l’un de ces défauts. Ces informations montrent au contraire que les mesures adoptées par l’État partie étaient fondées en droit et visaient à protéger l’intégrité de la magistrature en tant qu’élément de l’ordre public, et que la sanction imposée à l’auteur était proportionnée à la faute professionnelle dont il avait été reconnu coupable. Par conséquent, le Comité déclare que les griefs soulevés par l’auteur au titre de l’article 19 du Pacte et de l’article 2, lus conjointement avec l’article 19, sont irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard des articles 2 et 3 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur.