Nations Unies

CCPR/C/129/D/2535/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

27 novembre 2020

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2535/2015 * , * *

Communication présentée par :

Lukpan Akhmedyarov (représenté par un conseil, Pavel Kochetkov, de Dignity)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication :

29 avril 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 19 janvier 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

23 juillet 2020

Objet :

Action en diffamation intentée par un fonctionnaire contre un journaliste

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; fondement insuffisant des griefs

Question(s) de fond :

Liberté d’expression ; égalité devant les tribunaux et les cours de justice ; procès équitable ; droit à une égale protection de la loi ; liberté de mouvement

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 11, 12, 14 (par. 1), 19 et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Lukpan Akhmedyarov, de nationalité kazakhe, né en 1978. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 2 (par. 3), 11, 12, 14 (par. 1), 19 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 septembre 2009. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est journaliste et militant des droits de l’homme. Au moment des faits, il travaillait pour l’hebdomadaire Ouralskaïa nedelia, qui appartient à la société Journalistskaya initsiativa.

2.2Le 2 février 2012, l’auteur a publié un article sur les liens de parenté de plusieurs fonctionnaires occupant un poste au sein des organes exécutifs locaux. L’article contenait le passage suivant concernant le dénommé I. : « Les mariages sont conclus dans les cieux mais les avantages qui en découlent sont assez terre-à-terre. L’évolution de la carrière de monsieur I., ex-professeur d’éducation physique, qui dirige actuellement le service régional des affaires intérieures en est l’illustration. Outre ses qualités personnelles, le principal idéologue de la région a des liens de parenté avec T., l’ex-Premier Ministre du Kazakhstan. ». Par un montage photographique, les fonctionnaires mentionnés dans l’article étaient représentés comme des figures d’un jeu de cartes, ce qui évoquait symboliquement le caractère clanique des autorités.

2.3À la suite de la publication de cet article, parmi d’autres, plusieurs actions en diffamation ont été intentées contre l’auteur et Ouralskaïa Nedelia par de grandes entreprises pétrolières et gazières, par le service des affaires intérieures de la région du Kazakhstan occidental et par de hauts fonctionnaires. L’auteur a été dénigré dans les journaux. Son épouse a été soumise à des pressions sur son lieu de travail et des personnes lui ont dit que les activités de son mari risquaient d’avoir des conséquences fâcheuses pour elle. Des agents du Comité de la sécurité nationale se sont rendus au bureau d’Ouralskaïa Nedelia et ont exigé que l’auteur soit licencié. Le 7 mars 2012, l’auteur a fait l’objet de trois contrôles de police en une journée.

2.4Le 19 avril 2012, l’auteur a survécu à une tentative d’assassinat. Ses agresseurs lui ont tiré dessus avec un pistolet à air et lui ont donné huit coups de couteau dans la poitrine et la région du cœur. L’auteur pense que cette attaque a été orchestrée à titre de représailles par quelqu’un qui voulait le punir pour les articles qu’il avait publiés et les manifestations qu’il avait organisées. Il a été placé en soins intensifs avant de rentrer chez lui le 2 mai 2012. Les fonctionnaires qui ont enquêté sur cette attaque ont examiné plusieurs mobiles possibles, notamment l’implication d’agents de l’État et un désir de vengeance de la part des personnes visées par l’auteur dans ses articles.

2.5Le 24 avril 2012, alors que l’auteur était encore hospitalisé, le tribunal municipal no 2 d’Ouralsk a entamé l’examen d’une plainte pour diffamation déposée par I. contre l’auteur et contre Journalistskaya initsiativa, qui était fondée sur l’article publié le 2 février 2012.

2.6Au cours d’une audience tenue 27 avril 2012, I. a confirmé au président du tribunal qu’il avait un lien de parenté avec l’ex-Premier Ministre. Cette déclaration a été faite en présence du public et des médias. Le 19 juillet 2012, à 17 heures, une autre juge a été chargée de siéger à la place du président du tribunal au motif que l’état de santé de celui-ci s’était détérioré. Le lendemain, le tribunal a partiellement accédé aux prétentions d’I., considérant que l’extrait de l’article de l’auteur qui était au centre du litige contenait de fausses informations et nuisait à sa réputation professionnelle, et que l’utilisation de l’image d’I. dans un montage le représentant comme une figure de jeu de cartes portait atteinte à sa dignité. Le tribunal a conclu qu’en refusant de divulguer le nom de sa source, l’auteur avait violé l’article 65 du Code de procédure civile car il n’avait pas apporté d’élément de preuve attestant l’existence des liens de parenté entre I. et l’ex‑Premier Ministre. Le tribunal a ordonné à l’auteur et à Journalistskaya initsiativa de publier des excuses officielles dans Ouralskaïa Nedelia dans un délai de dix jours après que le jugement serait devenu définitif, et à tirer l’édition en question à 17 600 exemplaires. La police de caractères de ces excuses devait être de la même taille que celle de l’article de l’auteur et le texte devait occuper 10 cm2 et figurer sur la page 5 du journal. Le tribunal a également ordonné aux défendeurs de payer conjointement 5 millions de tenge (environ 33 000 dollars É.-U.) à titre de réparation du préjudice moral causé à I. ainsi que 30 000 tenge (environ 200 dollars) à titre de réparation du préjudice moral causé par l’utilisation illégale de l’image d’I. Le tribunal a décidé que chacun des défendeurs aurait à s’acquitter de 1 618 tenge (environ 11 dollars) de frais de justice.

2.7Le 2 octobre 2012, la chambre d’appel en matière civile et administrative du tribunal régional du Kazakhstan occidental a rejeté les recours formés par l’auteur et Journalistskaya initsiativa contre cette décision. Le 6 décembre 2012, la chambre de cassation du tribunal régional du Kazakhstan occidental a partiellement annulé les décisions rendues en première et deuxième instances en ce qui concerne la présentation d’excuses publiques. Le 28 février 2013, la Cour suprême a refusé d’engager une procédure de contrôle. Dans une lettre datée du 9 juillet 2013, l’auteur a prié le Procureur général du Kazakhstan de soumettre une requête aux fins du réexamen de ces décisions au titre de la procédure de contrôle. Dans une lettre datée du 6 août 2013, le chef du service des recours émanant des parties en litige et des requêtes du parquet a répondu à l’auteur qu’il constatait d’après son recours qu’il n’avait pas encore saisi la Cour suprême d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle, contrairement à Journalistskaya initsiativa. Il l’a engagé à soumettre une telle demande au Bureau du Procureur général une fois qu’il aurait exercé son droit de former un recours devant la Cour suprême. L’auteur soutient qu’il a épuisé les recours internes car il n’a plus la possibilité de contester personnellement les décisions dont il a fait l’objet.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’en le sanctionnant pour avoir exprimé son opinion et exercé sa liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 19 du Pacte.

3.2L’auteur se dit victime de violation du droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, qui lui est reconnu par l’article 14 (par. 1) du Pacte, et du droit à une égale protection de la loi, qu’il tient de l’article 26 du Pacte. Il soutient que les juridictions nationales ont passé outre le principe du contradictoire et le principe de l’égalité des armes, et qu’elles n’ont pas tenu compte de ses arguments et des dispositions pertinentes du droit international.

3.3L’auteur affirme que la décision du tribunal de première instance a été adoptée alors qu’elle était entachée de graves violations du droit matériel et procédural, qu’elle ne reflétait pas les faits de la cause, qu’elle avait des motivations politiques et qu’elle comportait des « éléments de corruption ». La nouvelle juge nommée le 19 juillet 2012 a entendu les parties pendant une heure puis, une heure après l’audience, elle a donné lecture du jugement sans tenir compte des dispositions du chapitre 16 du Code de procédure civile. Le tribunal a violé les droits que le défenseur de l’auteur tient de l’article 47 du Code de procédure civile et il a enfreint l’article 170 dudit Code en rejetant les demandes de report de l’audience que celui‑ci lui avait adressées en raison du remplacement du juge. Le tribunal a violé le principe de l’égalité des armes en favorisant la partie adverse de façon patente. Il n’a pas examiné les pièces du dossier montrant qu’I. avait reconnu avoir des liens de parenté avec l’ex-Premier Ministre. Au lieu de cela, il a conclu − tout en sachant pertinemment que cela était faux − que l’existence de liens de parenté entre I. et l’ex-Premier Ministre n’avait pas été établie. Renvoyant aux articles 141.3 et 143.1 du Code civil, le tribunal a déclaré qu’il incombait à l’auteur de produire des éléments de preuve attestant la véracité des informations communiquées. Or, d’après les dispositions de l’article 141.3 du Code civil, c’est à la personne qui demande à la justice de protéger ses droits moraux de démontrer que ceux-ci ont été violés.

3.4Alors que le dossier contenait deux expertises linguistiques, le tribunal n’a tenu compte que de l’une d’elles, et ce, sans justifier son choix ni prendre en considération les nombreuses objections formulées par le défenseur de l’auteur quant à la légalité de l’expertise retenue et sa demande tendant à ce qu’une autre expertise soit réalisée. L’expertise contestée, qui avait été effectuée le 18 juin 2012 par le laboratoire régional de recherche et de développement médico-légal d’Astana, renvoyait à des directives inexistantes du Ministère de la justice. Au lieu de répondre à toutes les questions figurant sur la liste établie par le tribunal, l’experte avait reformulé ces questions, au mépris des articles 6, 18.1 (5) et 19 (2), (3) et (4) de la loi du 20 janvier 2010 relative à l’expertise médico-légale au Kazakhstan, ainsi que de l’article 92 (par. 1 et 2) du Code de procédure civile. En rejetant la demande de l’auteur concernant la réalisation d’une nouvelle expertise, le tribunal n’a pas tenu compte de l’article 91 (par. 7) du Code de procédure civile, qui prévoit que le tribunal établit la liste complète des questions auxquelles l’expert doit répondre. Le tribunal n’a pas non plus tenu compte des dispositions des paragraphes 4 et 8 de la résolution no 14 du 22 décembre 1989 de la Cour suprême concernant les expertises réalisées dans le cadre d’une procédure civile, selon lesquelles le tribunal est tenu d’ordonner une nouvelle expertise si une expertise est reconnue illégale ou dénuée de fondement.

3.5L’auteur ajoute qu’en lui ordonnant de présenter des excuses officielles, le tribunal de première instance a commis un abus d’autorité, car cette forme de réparation n’est pas prévue par la législation nationale. Il estime que la disposition du jugement lui enjoignant de publier un texte d’excuse occupant 10 cm2 d’une page de journal était imprécise et absurde. Il souligne que le tribunal n’a pas tenu compte de deux résolutions de la Cour suprême qui auraient été applicables en l’espèce, à savoir la résolution no 6 du 18 décembre 1992, qui traite de l’application par les tribunaux de la législation relative à la protection de l’honneur, de la dignité et de la réputation professionnelle, et la résolution no 3 du 21 juin 2001, qui concerne l’application par les tribunaux de la législation relative à l’indemnisation du préjudice moral. Bien que l’article de l’auteur n’ait pas eu de conséquences préjudiciables objectives pour le demandeur, le tribunal a arbitrairement décidé de faire droit à sa demande d’indemnisation du préjudice moral sans justifier sa décision. L’auteur rappelle qu’I. avait assuré au tribunal que l’article publié n’avait pas eu de répercussions négatives sur son travail. Son allégation selon laquelle des dommages ont été causés à sa réputation professionnelle est fondée sur des suppositions subjectives. L’auteur estime qu’il n’y a pas eu d’atteinte aux droits d’I. pour ce qui est de sa réputation professionnelle. Le tribunal n’a pas examiné la situation financière des défendeurs et n’a pas tenu compte de ses propres conclusions selon lesquelles l’article de l’auteur ne portait pas atteinte à l’honneur et à la dignité du demandeur. L’auteur considère comme dénuée de fondement la conclusion du tribunal selon laquelle le fait de représenter I. comme une figure d’un jeu de cartes avait porté atteinte à sa dignité et que l’image d’I. n’apparaissait pas « sous sa forme naturelle ». L’illustration est une métaphore visuelle qui accompagne un texte sur le recrutement du personnel dans l’administration publique. Elle comporte une photo sur laquelle I. pose pour les médias à l’occasion d’une réunion publique. Le tribunal a indiqué que, lorsqu’il a fixé le montant de l’indemnisation, il a tenu compte du fait que l’article avait suscité l’intérêt du public et que ce dernier avait une vision négative des autorités et, en particulier, du demandeur. Cependant, le tribunal n’a pas cherché à déterminer quel type de public avait lu l’article. Il a d’ailleurs reconnu que le public avait déjà une mauvaise opinion du demandeur, indépendamment de l’article de l’auteur. Le tribunal a entendu deux médecins, le demandeur ayant prétendu que le préjudice moral qui lui avait été causé était à l’origine de son hospitalisation. Or, s’il est entré à l’hôpital, c’était pour suivre un traitement préventif en lien avec une maladie chronique dont il était atteint, qui avait été programmé avant les faits. Les conclusions du tribunal concernant ce point sont dénuées de fondement et les déclarations des experts ont été mal interprétées. En raison de la partialité du tribunal, le conseil de l’auteur a soumis une demande solidement étayée de récusation de la juge, qui a été illégalement rejetée. Au cours de l’audience, le conseil a répété qu’il ne faisait pas confiance à la juge, mais ces déclarations et les autres arguments qu’il a avancés au cours de la procédure orale n’ont pas été pris en compte dans la décision du tribunal.

3.6L’auteur affirme que l’État partie a violé l’article 2 (par. 3 a) à c)) du Pacte en ce qu’il n’a pas veillé à ce que son droit à un procès équitable soit respecté. En effet, son procès avait des motivations politiques, ses droits procéduraux n’ont pas été pris en considération et le tribunal a rejeté toutes les requêtes de la défense sans aucun motif.

3.7L’auteur fait valoir que la moitié de ses revenus est prélevée aux fins du paiement de l’indemnisation extrêmement lourde dont il est tenu de s’acquitter en vertu d’une décision judiciaire injuste et dénuée de fondement. Ses droits continueront d’être violés pendant au moins dix ans car il ne peut pas utiliser cette partie de ses revenus pour pourvoir aux besoins de sa famille, dont ceux de ses deux enfants mineurs.

3.8La liberté de circulation de l’auteur a également été limitée en ce qu’on lui a interdit de quitter le territoire de l’État partie tant qu’il ne se serait pas acquitté de la totalité de l’indemnisation ordonnée par le tribunal.

3.9L’auteur demande au Comité de confirmer le bien-fondé de ses allégations de violation du Pacte et de recommander à l’État partie de prendre toutes les mesures voulues pour annuler la décision judiciaire illégale et sanctionner les magistrats qui l’ont adoptée.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 12 mars 2015, l’État partie a fait savoir au Comité que le Bureau du Procureur général avait demandé qu’on lui fasse parvenir la documentation relative à toutes les procédures civiles dont il est question dans la communication. S’il ressortait de l’examen de cette documentation que des violations avaient été commises par les organes judiciaires concernés, une requête aux fins du réexamen de ces décisions serait soumise en application de la procédure prévue par la législation relative à la procédure civile.

4.2L’auteur ayant encore la possibilité de demander un contrôle de la légalité et du bien-fondé des décisions judiciaires dont il a fait l’objet et d’en obtenir le réexamen, l’État partie considère qu’il n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles et qu’en conséquence la communication doit être déclarée irrecevable au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

Observations de l’État partie sur le fond

5.1Le 30 juillet 2015, l’État partie a soumis ses observations sur le fond.

5.2En ce qui concerne les griefs tirés de l’article 19 du Pacte, l’État partie affirme que l’auteur n’a fait l’objet d’aucune forme de discrimination. L’auteur mène ses activités de journaliste et exprime son point de vue et ses opinions en toute liberté. L’article 20 de la Constitution garantit la liberté d’expression et interdit la censure. Toute personne jouit du droit de recevoir et de communiquer librement des informations par tous les moyens qui ne sont pas interdits par la loi. La protection de ce droit constitutionnel est garantie par une série de dispositions de la législation pénale interdisant les actes visant à entraver les activités professionnelles légales des journalistes et d’autres acteurs des médias. Le 1er janvier 2015, une nouvelle version du Code pénal réprimant plus sévèrement les actes faisant obstacle aux activités professionnelles légales des journalistes est entrée en vigueur. L’article 158 de ce texte prévoit que le fait de créer des conditions susceptibles d’entraver l’exercice par les journalistes de leurs activités professionnelles légales ou de priver ceux-ci de la possibilité de les exercer est passible de poursuites pénales. Le Code pénal a été complété par l’introduction d’un nouvel article 159 prévoyant que le fait de limiter illégalement le droit d’accéder à des sources d’information est passible de poursuites pénales.

5.3L’État partie fait toutefois observer que, conformément à l’article 12 de la Constitution, l’exercice des libertés et des droits de l’homme ne doit pas entraîner de violation des libertés et des droits d’autrui. Conformément à l’article 21 de la loi relative aux médias, les journalistes sont tenus de ne pas répandre d’informations qui ne reflètent pas la réalité et de respecter les droits et les intérêts reconnus par la loi des personnes physiques et des personnes morales. Cette disposition est conforme au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte, qui dispose que l’exercice des droits prévus au paragraphe 2 dudit article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. La liberté de répandre des informations peut donc être soumise à certaines restrictions fixées par la loi et nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui, ou à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. L’État partie fait valoir que le jugement du tribunal de première instance était fondé sur l’article 145 du Code civil selon lequel nul n’a le droit d’utiliser l’image d’un individu sans le consentement de l’intéressé. Le tribunal a estimé qu’I. n’avait pas consenti à l’utilisation de son image. L’État partie souligne en outre que, d’après l’analyse psycholinguistique de l’article de l’auteur effectuée le 18 juin 2012 par le laboratoire régional de recherche et de développement en médecine légale d’Astana, l’objectif général de l’article de l’auteur était de communiquer des informations sur la progression de la carrière d’I. résultant de ses liens de parenté avec T. Bien qu’aucun renseignement de nature à porter atteinte à l’honneur et à la dignité du demandeur n’ait été divulgué, l’experte a conclu que l’article contenait des allégations laissant entendre que la progression de carrière d’I. était due à ses liens de parenté avec T., ce qui pouvait être considéré comme des propos visant à nuire à la réputation professionnelle d’I. Le demandeur a produit des certificats médicaux établis pendant son hospitalisation, dont il ressortait qu’il avait été pris en charge à l’hôpital régional du 3 au 14 février 2012, qu’on lui avait diagnostiqué une pancréatite chronique accompagnée d’une aggravation douloureuse et importante des symptômes, et que son état était considéré comme d’une gravité moyenne. D’après le médecin d’I., la maladie était due au stress. Au vu de ces explications, le tribunal a conclu qu’il y avait un lien de cause à effet entre l’article de l’auteur et la maladie du demandeur. Le tribunal n’a commis aucune violation du droit matériel ou procédural. La décision a été confirmée par des instances judiciaires supérieures. Le Bureau du Procureur général a confirmé la légalité des décisions judiciaires dont l’auteur a fait l’objet.

5.4En ce qui concerne les griefs que l’auteur tire de l’article 2 du Pacte, l’État partie souligne que l’article 13.2 de sa Constitution consacre le droit de tout individu à ce que ses droits et libertés soient protégés par les tribunaux. L’article 8 du Code de procédure civile prévoit que toute personne jouit du droit de demander une protection judiciaire contre la violation de ses droits constitutionnels, de ses libertés et de ses intérêts garantis par la loi. L’article 22 dudit Code garantit le droit de contester les décisions judiciaires. Les parties bénéficient du droit de solliciter le réexamen d’une décision de justice par une juridiction supérieure. L’État partie signale au Comité qu’outre l’action intentée par I., ses tribunaux ont eu à connaître de trois autres actions civiles en diffamation engagées contre l’auteur. À la demande de celui-ci, la légalité et le bien-fondé de toutes les décisions de justice le concernant ont été vérifiés par des juridictions supérieures. L’auteur a donc disposé d’un recours utile et de la possibilité de bénéficier d’une protection des tribunaux comme le prescrit l’article 2 (par. 3 a) et b)) du Pacte.

5.5L’État partie affirme qu’il a respecté le droit de l’auteur à l’égalité devant la loi, les tribunaux et les cours de justice, ainsi que son droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, qui lui sont reconnus par les articles 14 (par. 1) et 26 du Pacte. Le paragraphe 1 de l’article 14 de la Constitution consacre le principe de l’égalité devant la loi et les tribunaux. Le paragraphe 2 du même article interdit la discrimination fondée sur l’origine, le statut social, la situation financière, la profession, le sexe, la race, la nationalité, la langue, l’attitude à l’égard de la religion, les convictions, le lieu de résidence ou tout autre motif. L’auteur a eu la possibilité d’exercer son droit de produire des éléments de preuve afin d’infirmer les allégations du demandeur, et les parties au litige ont bénéficié des droits procéduraux dans des conditions d’égalité. L’article 13 du Code de procédure civile dispose que, dans le cadre d’une procédure civile, la justice est rendue conformément au principe de l’égalité devant la loi et les tribunaux. Aucune partie à une procédure civile ne peut être favorisée ou faire l’objet de discrimination en raison de son origine, de sa situation sociale, professionnelle ou financière, de son sexe, de sa race, de sa nationalité, de sa langue, de son attitude à l’égard de la religion, de ses convictions, de son lieu de résidence ou de tout autre motif.

5.6L’État partie affirme que ses tribunaux ont examiné les plaintes civiles déposées contre l’auteur conformément à l’article 16 du Code de procédure civile, qui dispose que le juge apprécie les preuves en se fondant sur sa conviction intime, qu’il acquiert grâce à un examen impartial et approfondi des éléments de preuve, et qu’il est guidé par la loi et sa conscience personnelle. Aucun élément de preuve n’a un poids prédéterminé pour le juge. Lorsqu’il prend une décision en matière de procédure, le juge s’appuie uniquement sur les éléments de preuve disponibles, qui peuvent être examinés par toutes les parties dans des conditions d’égalité (Code de procédure civile, art. 15 (par. 3)). Le principe du contradictoire et le principe de l’égalité des armes sont garantis par l’article 15 du Code de procédure civile. Les parties ont les mêmes droits et obligations en matière de procédure. Le juge est indépendant et n’est lié que par la Constitution et par la loi. Toute ingérence dans l’administration de la justice est proscrite et réprimée par la loi. Les juges jouissent de l’immunité de poursuites (Constitution, art. 77). Les garanties d’indépendance des juges et leur statut juridique sont fixés par la loi constitutionnelle du 25 décembre 2000 relative au système judiciaire et au statut des magistrats.

5.7L’État partie fait observer que l’auteur n’a produit aucun élément de preuve à l’appui de ses allégations selon lesquelles des agents du service du Comité national de la sécurité du Kazakhstan occidental auraient demandé qu’il soit licencié du journal Ouralskaïa nedelia ou que la police routière l’aurait soumis à plusieurs contrôles successifs. Ces faits n’ont pas été signalés aux autorités régionales.

5.8En ce qui concerne les allégations de l’auteur concernant l’inefficacité de l’enquête pénale ouverte sur la tentative d’homicide dont il a fait l’objet, l’État partie souligne qu’il a été établi que, le 19 avril 2012, deux individus non identifiés avaient blessé l’auteur en lui infligeant huit coups de couteau et en lui tirant dessus à deux reprises. Le 20 avril 2012, des poursuites pénales ont été engagées. Trois individus ont été arrêtés et ont avoué qu’ils avaient commis ce crime en échange de 10 000 dollars qui leur avaient été versés par un certain T. Le 10 juillet 2013, T. a été condamné à une peine de quinze ans d’emprisonnement et les trois autres individus ont été condamnés à des peines de onze et douze ans d’emprisonnement. Le jugement est devenu définitif. Il a été établi que T. et d’autres individus non identifiés étaient les principaux commanditaires du crime. Le 25 février 2013, le Ministère de l’intérieur a ouvert une enquête pénale concernant l’organisation de la tentative d’homicide. Le 24 août 2014, T. a été condamné à quatorze ans de prison.

5.9En conséquence, l’État partie considère qu’il a respecté les dispositions des articles 2 (par. 3 a) et b)), 14 (par. 1), 19 et 26 du Pacte, et que la communication devrait être rejetée pour défaut de fondement.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant le fond

6.1Le 15 novembre 2016, l’auteur a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond.

6.2Pour ce qui est des observations de l’État partie relatives aux griefs qu’il tire de l’article 19 du Pacte, l’auteur considère que les informations fournies à propos de l’introduction, le 1er janvier 2015, de dispositions plus sévères sur la responsabilité pénale dans le cadre des articles 158 et 159 du Code pénal ne sont pas pertinentes car ces dispositions n’étaient pas encore en vigueur à l’époque des faits. L’auteur ajoute que l’État partie passe sous silence l’existence dans le Code pénal des articles suivants : 131, sur la diffamation, 174, sur l’incitation à la haine fondée sur l’origine sociale ou nationale, la naissance, la classe ou la religion, 183, sur le consentement à la publication d’informations et de matériels dans la presse et d’autres médias, et 274, sur la diffusion délibérée de fausses informations. Tous ces articles peuvent être facilement utilisés pour intenter des poursuites pénales contre les journalistes qui traitent de sujets « embarrassants » pour l’exécutif. Malgré les nombreuses propositions formulées par des organisations de défense des droits de l’homme et des organisations de la société civile, l’article 131, sur la diffamation, figure encore dans la nouvelle version du Code pénal et le nouvel l’article 274, qui rend la diffusion délibérée de fausses informations passible d’une peine d’emprisonnement de dix ans, a été introduit. En raison de sa formulation ambiguë, cet article peut être appliqué aux journalistes qui critiquent les autorités et publient des informations sur les affaires de corruption. En conséquence, les arguments de l’État partie ne reflètent nullement la réalité de la situation des journalistes, à savoir que leurs activités légales sont entravées et qu’ils courent le risque d’être poursuivis au pénal en raison d’opinions dissidentes.

6.3S’agissant des observations de l’État partie concernant les griefs tirés de l’article 14 (par. 1) et de l’article 26 du Pacte, l’auteur souligne que le fait que le Kazakhstan soit doté d’une « magnifique » Constitution et que de nouvelles dispositions aient été introduites dans le droit interne ne signifie pas en soi que ces normes sont respectées dans la pratique. Ni l’auteur ni son défenseur n’ont pu exercer les droits qui leur sont garantis par la législation interne. La demande orale de report de l’audience fondée sur le changement de juge n’a pas été acceptée, ce qui constitue une violation des droits que le défenseur tient de l’article 47 du Code de procédure civile et du chapitre 16 dudit Code. En n’examinant pas les pièces du dossier dont il ressortait que le demandeur avait reconnu ses liens de parenté avec T., le tribunal a délibérément conclu − tout en sachant que c’était faux − que l’existence de ces liens n’avait pas été établie.

6.4En ce qui concerne l’affirmation de l’État partie selon laquelle son affaire a été examinée par un tribunal compétent, l’auteur signale qu’il a soumis 10 demandes écrites de récusation de la juge. À chaque fois, celle-ci s’est retirée dans la salle de délibération, puis elle a prononcé le rejet de la demande. Selon l’auteur, cela s’explique soit par l’incompétence de l’intéressée, soit par un arbitraire flagrant. En outre, l’auteur met en doute la compétence de la juge au vu du dispositif de la décision, ordonnant aux défendeurs de présenter des excuses officielles. Premièrement, la législation nationale ne prévoit pas que dans les affaires de diffamation, la présentation d’excuses publiques constitue une forme de réparation. Deuxièmement, l’obligation de publier un article d’excuse occupant 10 cm2 d’une page est absurde. Pour ce qui est de l’équité et de l’impartialité alléguées du tribunal, l’auteur fait observer qu’il a été condamné à payer une somme énorme (compte tenu de la situation sociale et économique au Kazakhstan) à titre d’indemnisation pour avoir publié des informations véridiques. L’auteur souligne que, quatre ans après les faits, il continue d’effectuer des versements pour indemniser l’ancien chef du service des affaires intérieures pour le « préjudice moral » que celui-ci aurait subi, et que, partant, sa famille se trouve dans une situation économique précaire en raison de la décision judiciaire arbitraire dont il a fait l’objet.

6.5En ce qui concerne l’expertise linguistique judiciaire à laquelle l’État partie fait référence, qui selon lui atteste la légalité et le bien-fondé de la décision du tribunal, l’auteur soutient que l’expertise en question était entachée de nombreuses violations du droit matériel et que le fait que le tribunal se soit fondé sur cet élément de preuve confirme la partialité de la juge. L’auteur rappelle que deux expertises linguistiques avaient été versées au dossier, mais que le tribunal n’a retenu que l’une d’elles sans expliquer pourquoi il avait fait ce choix. L’auteur souligne qu’il a soumis de nombreuses demandes écrites aux fins de la réalisation d’une nouvelle expertise, l’experte ayant outrepassé les limites de son mandat et ayant débordé du cadre des questions posées par le tribunal, en violation des dispositions de l’article 91 (par. 7) du Code de procédure civile. L’auteur répète ses observations précédentes sur le caractère illégal et subjectif de cette expertise. Selon lui, ces violations du droit interne constituent des violations directes de l’article 14 (par. 1) du Pacte et sont contraires au paragraphe 3 de l’observation générale no 13 (1984) du Comité.

6.6L’auteur soutient que la plainte pour diffamation de I. est peu crédible car l’article qui en est le motif ne comporte aucun commentaire négatif, ce que les deux experts ont reconnu. Le tribunal a fait droit à la demande d’indemnisation pour atteinte à la réputation professionnelle soumise par I. en s’appuyant sur une expertise illégale et en adoptant une approche subjective et partiale. Il n’a pas examiné les pièces du dossier qui montraient que le demandeur avait reconnu ses liens de parenté avec T., puis il a délibérément conclu que l’existence de ces liens n’avait pas été établie, tout en sachant pertinemment que c’était faux. L’auteur souligne que l’État partie n’a pas produit d’élément de preuve permettant de déterminer l’ampleur du préjudice moral qui aurait été causé au fonctionnaire et il n’a pas présenté d’analyse juridique des violations du droit matériel et procédural commises par les juridictions internes à différents niveaux.

6.7L’auteur affirme que les individus qui ont commandité son assassinat n’ont pas été identifiés. Il précise toutefois que cette affaire pénale n’a aucun rapport avec sa communication et qu’elle n’a été évoquée que parce qu’elle s’inscrit dans la série de persécutions systématiques dont il fait l’objet depuis des années, qui a culminé avec la tentative d’attentat à la vie dont il a été victime.

6.8En conclusion, l’auteur affirme que l’État partie a violé les articles 2 (par. 3 a) et b)), 11, 12, 14 (par. 1), 19 et 26 du Pacte.

Observations complémentaires de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

7.1Le 29 mai 2017, l’État partie a soumis des observations complémentaires sur la recevabilité et sur le fond.

7.2Concernant l’affirmation de l’auteur selon laquelle les articles 131, 174, 183 et 274 du Code pénal permettent d’engager des poursuites pénales contre les journalistes qui traitent de sujets « embarrassants » pour l’exécutif, l’État partie affirme que sa législation pénale ne favorise pas la censure d’informations relatives à des fonctionnaires. Une distinction est faite entre la diffusion délibérée de fausses informations et les critiques, qui ne sont pas pénalement répréhensibles. Conformément à l’article 17 de la Constitution, la dignité humaine est inviolable. L’État garantit l’inviolabilité de l’honneur et de la dignité de ses citoyens en incriminant la diffamation et la diffusion de fausses informations, vu que ces infractions représentent un danger public majeur. Les propos diffamatoires peuvent causer un préjudice irréparable à la vie familiale et privée d’une personne, nuire à sa réputation et compromettre sa carrière professionnelle et sa santé. Dans 20 États membres de l’Union européenne qui sont devenus parties à des instruments internationaux relatifs à la dépénalisation de la diffamation, dont l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie et la Pologne, la diffamation tombe encore sous le coup de la législation pénale. Plusieurs États, dont la Fédération de Russie et l’Ukraine, ont réintroduit dans leur législation pénale des dispositions réprimant la diffamation et l’insulte, après avoir temporairement dépénalisé ces actes. Selon de nombreux experts, la dépénalisation de la diffamation a favorisé l’impunité. L’État partie considère qu’en ce qui concerne l’incrimination de la diffamation, un juste équilibre a été trouvé entre la protection des intérêts privés et la garantie des intérêts publics, conformément aux dispositions du Pacte.

7.3Pour ce qui est des restrictions autorisées à la liberté de répandre des informations, l’État partie renouvelle ses observations sur la compatibilité des dispositions de l’article 12 de sa Constitution et de l’article 21 de la loi relative aux médias avec l’article 19 (par. 3) du Pacte.

7.4L’État partie répète ses observations concernant l’efficacité de l’enquête sur la tentative d’homicide dont l’auteur a été victime.

7.5À propos de l’affirmation de l’auteur selon laquelle l’État partie n’a pas justifié la façon dont a été déterminé le montant de l’indemnisation pour préjudice moral qu’il est tenu de verser aux fonctionnaires, l’État renvoie à la résolution no 7 adoptée le 27 novembre 2015 par la Cour suprême concernant l’application par les tribunaux de la législation relative à l’indemnisation du préjudice moral. L’article 952 du Code civil prévoit une indemnisation pécuniaire en cas de préjudice moral. Le montant de l’indemnisation est déterminé par le tribunal compte tenu des critères de proportionnalité et de justice. Pour fixer ce montant, les tribunaux prennent en considération, d’une part, l’appréciation subjective par la victime de la gravité de ses souffrances morales et physiques et, d’autre part, les éléments de preuve objectifs tels que l’importance des biens matériels et immatériels en cause et les droits concernés (à la vie, la santé, la liberté, l’inviolabilité du domicile, la vie privée personnelle et familiale, l’honneur et la dignité, etc.), le degré de souffrance morale et physique endurée par la victime (privation de liberté, préjudice physique, perte de parents proches, perte ou restriction de la capacité de travail, etc.) et, le cas échéant, l’intention ou l’imprudence de l’auteur. Le tribunal peut également tenir compte d’autres circonstances, notamment de la situation familiale et financière de la personne reconnue responsable du préjudice moral.

7.6L’État partie soutient que l’auteur n’a pas apporté d’éléments de preuve convaincants de nature à attester la véracité des informations qu’il a répandues. Il considère que l’allégation de l’auteur selon laquelle l’expertise linguistique était entachée d’irrégularités est dénuée de fondement. Pour déterminer si les informations publiées avaient porté atteinte à la réputation professionnelle d’I., le tribunal s’est appuyé sur une expertise indépendante réalisée à sa demande. L’experte qui en a été chargée avait l’expérience et les compétences professionnelle requises, elle n’a commis aucune irrégularité pendant ses travaux et elle a été informée de ce que sa responsabilité pénale pouvait éventuellement être engagée.

7.7En conséquence, l’État partie estime que la communication doit être considérée comme insuffisamment fondée au regard des articles 2, 3 et 5 du Protocole facultatif.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les recours internes n’ont pas été épuisés au motif que l’auteur avait encore la possibilité de saisir le parquet d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle. Cependant, le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort que l’introduction auprès du ministère public d’une demande de contrôle visant des décisions de justice passées en force de chose jugée constitue un recours extraordinaire subordonné au pouvoir discrétionnaire du procureur, et que l’État partie doit montrer qu’il existe des chances raisonnables que ces demandes constituent un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Le Comité relève que, par une lettre datée du 9 juillet 2013, l’auteur a saisi le Procureur général du Kazakhstan d’un recours aux fins du réexamen des décisions le concernant au titre de la procédure de contrôle et que ce recours a été rejeté le 6 août 2013. Le Comité considère que l’État partie n’a pas démontré qu’une nouvelle demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle adressée au Procureur général aurait constitué un recours utile en l’espèce. En conséquence, le Comité conclut que l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêche pas d’examiner la présente communication.

8.4Le Comité prend note des allégations de violation des articles 11 et 12 du Pacte formulées par l’auteur. Il relève toutefois que celui-ci n’explique pas pourquoi il s’estime victime de violation du droit qu’il tient de l’article 11 du Pacte de ne pas être emprisonné pour la seule raison qu’il n’est pas en mesure d’exécuter une obligation contractuelle. En ce qui concerne l’article 12, le Comité relève que, dans sa lettre initiale, l’auteur affirme que son droit à la liberté de circulation a été violé par l’interdiction qui lui a été faite de quitter le territoire de l’État partie tant qu’il ne se serait pas acquitté de la totalité de l’indemnisation ordonnée par le tribunal. Cependant, l’auteur ne donne aucune information complémentaire à l’appui de cette affirmation. Le Comité relève également qu’aucun des griefs que l’auteur tire des articles 11 et 12 du Pacte ne semble avoir été soulevé à un moment ou un autre de la procédure interne. En conséquence, le Comité déclare ces griefs irrecevables au regard des articles 2 et 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif pour défaut de fondement et non-épuisement des recours internes, respectivement.

8.5Le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel le droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, qui lui est reconnu par l’article 14 (par. 1) du Pacte, a été violé en raison du caractère illégal et arbitraire de l’ordre qui lui a été intimé par le tribunal de publier des excuses officielles. Le Comité relève toutefois que cette partie de la décision prononcée en première instance a été annulée par la juridiction de cassation. En ce qui concerne l’allégation de l’auteur selon laquelle il a été victime de violation de l’article 14 (par. 1) en ce que le rejet de ses multiples demandes écrites de récusation de la juge était illégal, le Comité constate que ces allégations ne sont pas étayées par les éléments du dossier. Cette partie de la communication étant insuffisamment fondée, elle est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.6Pour ce qui est du grief de violation de l’article 26 du Pacte, le Comité estime que l’argument de l’auteur selon lequel il a été privé de son droit à l’égalité devant la loi et à une égale protection de celle-ci, sans discrimination, n’est pas suffisamment étayé aux fins de la recevabilité. Il le déclare donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.7En ce qui concerne les allégations de l’auteur qui considère que l’État partie a violé l’article 2 (par. 3) du Pacte parce qu’il n’a pas veillé à ce que son droit à une procédure équitable soit respecté, le Comité rappelle qu’il est établi dans sa jurisprudence que les dispositions de l’article 2 du Pacte énoncent une obligation générale incombant aux États parties et ne peuvent être invoquées isolément dans une communication présentée en vertu du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité déclare cette partie de la communication incompatible avec les dispositions du Pacte et irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif

8.8Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les autres griefs qu’il tire de l’article 14 (par. 1) et de l’article 19 du Pacte. Il déclare donc cette partie de la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur qui considère que l’État partie a violé son droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, qu’il tient de l’article 14 (par. 1) du Pacte, en ce que le tribunal s’est montré partial à l’égard des parties, qu’il a refusé de prendre en considération les arguments de la défense, qu’il n’a pas appliqué correctement le droit interne et qu’il n’a pas pris en considération le droit international pertinent.

9.3Le Comité rappelle que la condition de compétence, d’indépendance et d’impartialité du tribunal au sens de l’article 14 (par. 1) ne souffre aucune exception. L’exigence d’impartialité comprend deux aspects. Premièrement, les juges ne doivent pas laisser des partis pris ou des préjugés personnels influencer leur jugement, ou nourrir des idées préconçues au sujet de l’affaire dont ils sont saisis, ni agir de manière à favoriser indûment les intérêts de l’une des parties au détriment de l’autre. Deuxièmement, le tribunal doit aussi donner une impression d’impartialité à un observateur raisonnable. Le Comité rappelle que l’article 14 ne porte que sur l’égalité et l’équité dans le cadre d’une procédure, et qu’il ne saurait être interprété comme garantissant l’absence d’erreur de la part du tribunal compétent. Il appartient généralement aux juridictions des États parties au Pacte d’examiner les faits et les éléments de preuve ou l’application de la législation nationale dans une affaire donnée, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve ou l’application de la législation ont été de toute évidence arbitraires, manifestement entachées d’erreur ou ont représenté un déni de justice, ou que le tribunal a par ailleurs violé son obligation d’indépendance et d’impartialité.

9.4Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur, qui n’a pas été contestée par l’État partie, selon laquelle le tribunal de première instance a entamé l’examen de l’affaire alors que l’auteur se trouvait encore à l’hôpital et était dans un état grave à la suite de latentative d’assassinat dont il avait fait l’objet. Le Comité prend également note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle le tribunal de première instance a conclu que les informations publiées étaient fausses, en dépit de l’existence dans les procès-verbaux d’audience d’éléments attestant leur véracité. Le Comité prend également acte de l’allégation non contestée de l’auteur concernant le fait que le tribunal de première instance a fondé exclusivement sa décision sur l’une des deux expertises versées au dossier de l’affaire, sans donner d’explications sur cette attitude sélective. Compte tenu de tout ce qui précède, et en l’absence d’explications de l’État partie à ce propos, le Comité considère que les éléments dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 14 (par. 1) duPacte.

9.5Le Comité prend note des allégations de l’auteur selon lesquelles les droits que lui garantit l’article 19 du Pacte ont été violés en ce qu’il a été condamné à verser une indemnisation pour préjudice moral causé à un agent de l’État, le tribunal ayant conclu que l’article de l’auteur contenait de fausses informations nuisant à la réputation professionnelle du demandeur et qu’une illustration figurant dans l’article avait porté atteinte à la dignité de l’intéressé. Le Comité prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel le tribunal a correctement appliqué la législation nationale, laquelle prévoit que la liberté d’expression ne peut être limitée que dans les cas visés à l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il incombe donc au Comité de déterminer si les mesures prises à l’égard de l’auteur étaient justifiées au regard de l’article 19 (par. 3) du Pacte.

9.6Le Comité renvoie à son observation générale no 34 (2011), selon laquelle la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables à l’épanouissement complet de tout individu. Elles sont essentielles pour toute société et constituent le fondement de toute société libre et démocratique (par. 2). Selon l’article 19 (par. 3) du Pacte, le droit à la liberté d’expression peut être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; ou b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques (par. 28). Toutes les restrictions à la liberté d’expression doivent être fixées par la loi. Elles ne peuvent être imposées que pour l’un des motifs établis aux alinéas a) et b) du paragraphe 3 de l’article 19 et doivent répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité.

9.7Le Comité rappelle que l’existence d’une presse et d’autres moyens d’information libres, sans censure et sans entraves, est essentielle dans toute société pour garantir la liberté d’opinion et d’expression et l’exercice d’autres droits consacrés par le Pacte. Elle constitue l’une des pierres angulaires d’une société démocratique. La communication libre des informations et des idées concernant des questions publiques et politiques entre les citoyens, les candidats et les représentants élus est essentielle. Cela exige une presse et d’autres organes d’information libres, en mesure de commenter toute question publique sans censure ni restriction, et capables d’informer l’opinion publique. Le public a aussi le droit correspondant de recevoir des médias le produit de leur activité (par. 13 et 20). Dans le cadre du débat public concernant des personnalités publiques du domaine politique et des institutions publiques, le Pacte accorde une importance particulière à l’expression sans entraves. Ainsi, le simple fait que des formes d’expression soient considérées comme insultantes pour une personnalité publique ne suffit pas à justifier l’imposition de sanctions, même si les personnalités publiques peuvent également bénéficier des dispositions du Pacte (par. 38). En outre, le Comité rappelle que les États parties doivent reconnaître et respecter l’élément du droit à la liberté d’expression qui recouvre le privilège limité qu’a tout journaliste de ne pas révéler ses sources d’information (par. 45).

9.8Le Comité rappelle que les lois relatives à la diffamation doivent être conçues avec soin de façon à garantir qu’elles répondent au critère de nécessité énoncé à l’article 19 (par. 3) du Pacte et qu’elles ne servent pas, dans la pratique, à étouffer la liberté d’expression. Toutes ces lois devraient prévoir des moyens de défense tels que l’exception de vérité. Dans le cas des commentaires au sujet de figures publiques, il faudrait veiller à éviter de considérer comme une infraction pénale ou de rendre d’une autre manière contraires à la loi les déclarations fausses qui ont été publiées à tort, mais sans malveillance. Dans tous les cas, un intérêt public dans la question objet de la critique devrait être reconnu comme un argument en défense. Les États parties devraient veiller à éviter les mesures et les peines excessivement punitives. Le cas échéant, les États parties devraient mettre des limites raisonnables à l’obligation imposée au défendeur de rembourser à la partie adverse les frais de justice qu’elle a encourus.

9.9Quant aux faits de l’espèce, le Comité prend note de l’observation de l’État partie selon laquelle les tribunaux nationaux ont établi que l’article de l’auteur et l’illustration qui l’accompagnait ont porté atteinte à la réputation d’I. et à sa dignité et ont constitué une source de stress qui a entraîné une détérioration de son état de santé. Le Comité estime toutefois qu’il ne ressort pas des éléments dont il est saisi que, lorsqu’elles ont apprécié la proportionnalité de la restriction, les juridictions nationales ont tenu compte du fait que l’article de l’auteur, qui était consacré à la corruption au sein des organes locaux, présentait un intérêt pour le public, ni du fait que le demandeur était un fonctionnaire de haut rang et qu’il était particulièrement crucial que des opinions puissent être exprimées librement au sujet d’une personnalité de cette importance dans le cadre d’un débat public. Le Comité prend également note de l’argument de l’auteur, qu’il a répété devant les tribunaux nationaux et que l’État partie n’a pas réfuté, selon lequel I. a reconnu la véracité des informations diffusées devant le tribunal et que cette déclaration a été consignée dans le procès-verbal de l’audience. Le Comité relève qu’en considérant que les informations communiquées étaient fausses au motif que l’auteur avait refusé de divulguer le nom de sa source, les tribunaux nationaux n’ont pas tenu compte de l’importance du principe de la protection des sources journalistiques. Le Comité relève également que les tribunaux nationaux ont considéré que l’illustration qui accompagnait l’article portait atteinte à la dignité du demandeur, mais qu’ils n’ont pas réfuté l’argument de l’auteur selon lequel la photo utilisée avait été prise à l’occasion d’une manifestation publique pendant laquelle I. avait posé pour les médias. De plus, le Comité constate qu’à l’évidence, le tribunal a ordonné à l’auteur de verser une indemnisation sans tenir compte des considérations susmentionnées. À la lumière de ces considérations, et compte tenu du montant disproportionné de l’indemnisation imposée à l’auteur, le Comité conclut que les faits dont il est saisi ne montrent pas que les tribunaux nationaux se sont dûment efforcés de trouver un juste équilibre entre la protection des droits et de la réputation du demandeur, d’une part, et le droit de l’auteur de répandre des informations d’intérêt public et le droit du public de les recevoir, d’autre part.

9.10Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que l’État partie n’a pas démontré que la restriction à la liberté d’expression de l’auteur était proportionnée au but légitime poursuivi, comme le prescrivent les dispositions de l’article 19 (par. 3) du Pacte. En conséquence, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 19 du Pacte.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu de l’article 4 (par. 5) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie de l’article 14 (par. 1) et de l’article 19 du Pacte.

11.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures appropriées pour assurer à l’auteur une indemnisation adéquate, notamment un dédommagement pour l’indemnisation du préjudice moral qu’il a été contraint de verser et tous les frais de justice qu’il a engagés au niveau national et international. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.