Nations Unies

CAT/C/71/D/904/2018

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

31 août 2021

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 904/2018 * ’ **

Communication présentée par :

N. A. O. (représentée par un conseil, Johanna Eriksson Ahlén, puis Cecilia von Koch)

Victime(s) présumée(s) :

La requérante

État partie :

Suède

Date de la requête :

21 décembre 2018 (date de la lettre initiale)

Références

Décision prise en application des articles 114 et115 du règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 24 décembre 2018 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

19 juillet 2021

Objet :

Expulsion vers l’Éthiopie

Questions de procédure :

Recevabilité − défaut manifeste de fondement

Questions de fond :

Risque de torture ou de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en cas d’expulsion vers le pays d’origine (non-refoulement)

Article(s) de la Convention :

3

1.1La requérante est N. A. O., de nationalité éthiopienne, née en 1979. Sa demande d’asile dans l’État partie a été rejetée et elle risque d’être renvoyée en Éthiopie. Elle affirme que son renvoi constituerait une violation par l’État partie des droits qu’elle tient de l’article 3 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention le 8 janvier 1986. La requérante est représentée par un conseil.

1.2Le 24 décembre 2018, en application de l’article 114 (par. 1) de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a demandé à l’État partie de ne pas renvoyer la requérante en Éthiopie tant que sa requête serait à l’examen. Le Comité ayant adressé une demande de mesures provisoires à l’État partie, celui-ci a décidé de surseoir à l’exécution de l’arrêté d’expulsion visant la requérante jusqu’à nouvel avis.

1.3Par une note verbale datée du 20 juin 2019, l’État partie a prié le Comité de lever sa demande de mesures provisoires. Le 31 mars 2020, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a rejeté la demande de l’État partie tendant à ce que les mesures provisoires soient levées.

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1La requérante, de nationalité éthiopienne, est d’origine somalienne et appartient au clan Ogaden. Selon les informations reçues par le Comité, elle est née à Buqdhabu, dans le district d’Aware, en Éthiopie. Elle est mariée à un homme de son clan et a eu sept enfants avec lui. Elle affirme que son mari et d’autres membres de sa famille menaient des activités au sein du Front national de libération de l’Ogaden, groupe rebelle luttant pour les droits des Somaliens dans la région Somali, en Éthiopie. Compte tenu des activités de ses proches parents au sein du Front national de libération de l’Ogaden, elle était présumée adhérer à leurs opinions politiques.

2.2En mars 2015, plusieurs membres de la police Liyu se sont présentés au domicile de la requérante pour lui demander où se trouvait son mari. Comme elle ne savait pas exactement où il était et leur a simplement répondu que son mari était parti à la recherche de chameaux qui s’étaient égarés, les policiers l’ont battue. Quelques jours plus tard, les policiers sont revenus chez elle. La requérante et son frère, qui occupait un poste au sein du Front national de libération de l’Ogaden, ont été roués de coups et le frère de la requérante a reçu plusieurs balles. Ils ont ensuite été emmenés dans deux voitures différentes et la requérante n’a jamais su ce qu’il était advenu de son frère par la suite. Elle a été maintenue en détention pendant environ quatre mois dans une prison où elle a été soumise à de graves actes de torture. Elle a été contrainte de regarder des vidéos de violence sexuelle et de viol et d’assister aux actes de torture et aux viols que subissaient d’autres détenues, et on l’a menacée de lui infliger le même traitement si elle ne donnait pas de renseignements sur son mari. Elle a été détenue dans des conditions inhumaines, dans un lieu où il n’y avait ni eau courante ni sanitaires et où elle était privée de sommeil, ne recevait presque rien à manger et à boire et n’avait aucun accès à des soins médicaux. D’autres formes de mauvais traitements lui ont également été infligées : elle a notamment reçu des coups de bottes et des coups de câble électrique sur la plante des pieds, et on l’a brûlée au moyen d’un tuyau chauffé à blanc et enfermée dans un petit conteneur exposé à de très fortes chaleurs.

2.3Son état de santé s’étant gravement détérioré, la requérante a été remise en liberté grâce à un pot-de-vin versé par sa tante, la condition étant qu’elle revienne à la prison dès que son état de santé le permettrait. À l’insu de son mari qui occupait un poste élevé dans l’administration publique, la tante de la requérante a aidé celle-ci à se rendre dans la capitale et à prendre contact avec un trafiquant d’êtres humains, qui l’a aidée à fuir le pays.

2.4La requérante a demandé l’asile en Suède le 6 octobre 2015. L’Office suédois des migrations a rejeté sa demande le 12 septembre 2017. Il a estimé que le récit oral que la requérante avait fait était tellement peu détaillé et convaincant qu’il ne pouvait pas être utilisé comme point de départ pour apprécier son besoin allégué de protection. En particulier, l’Office des migrations a trouvé étrange que la requérante connaisse mal le Front national de libération de l’Ogaden alors que des hommes de sa famille avaient participé aux activités de cette organisation. En outre, la requérante n’avait pas été en mesure de répondre à la question de savoir si les fonctionnaires qui étaient à la recherche de son mari faisaient partie de la police ou de l’armée. De plus, elle avait donné des informations contradictoires sur les circonstances de son arrestation et de celle de son frère.

2.5La requérante a contesté cette décision devant le Tribunal administratif de l’immigration (ci-après « le Tribunal de l’immigration »), qui a rejeté son recours le 28 juin 2018. Au cours de la procédure, elle a affirmé pour la première fois qu’elle avait été soumise à la torture, produisant à l’appui de cette allégation un certificat médical établi par le centre médical de la Croix-Rouge suédoise. Le Tribunal de l’immigration n’a pas pu considérer comme valables les explications données par la requérante au sujet des incohérences que l’Office suédois des migrations avait décelées dans sa demande d’asile. Tout en reconnaissant que la requérante avait été soumise à la torture dans le passé, le Tribunal a estimé que la probabilité qu’elle coure un risque actuel de mauvais traitements si elle était renvoyée en Éthiopie n’avait pas été démontrée étant donné l’absence de crédibilité de son récit. Le 7 août 2018, la Cour administrative d’appel de l’immigration a rejeté la demande d’autorisation de faire appel soumise par la requérante et, en conséquence, l’arrêté d’expulsion la concernant est devenu définitif.

Teneur de la plainte

3.1La requérante affirme que son expulsion vers l’Éthiopie constituerait une violation des droits qu’elle tient de l’article 3 de la Convention. Elle affirme qu’il existe des motifs sérieux de croire que si elle était expulsée, elle serait soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants par les autorités éthiopiennes.

3.2En particulier, la requérante soutient que des mauvais traitements lui ont été infligés dans le passé par des membres de la police Liyu. Elle fait valoir que l’examen médical auquel elle a été soumise conformément au Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul) atteste le bien-fondé de ses allégations de torture. Elle affirme que ses déclarations coïncident également avec les informations générales figurant dans un rapport sur l’Éthiopie établi par le Ministère de l’immigration et de l’intégration du Danemark, d’après lesquelles les membres du Front national de libération de l’Ogaden, en particulier les personnes détenues dans la région Somali, courent un risque élevé de persécution.

3.3La requérante indique en outre que les autorités nationales ont accordé une grande importance à des incohérences mineures décelées dans son récit. À ce propos, elle leur a expliqué que ces incohérences étaient dues en partie à des erreurs de l’interprète, au fait que l’interprète était un homme, ce qui l’avait retenue de dénoncer ouvertement ces erreurs, et au fait que les troubles post-traumatiques dont elle souffrait lui avaient causé une perte considérable de mémoire. Elle ajoute, pour expliquer son incapacité à répondre clairement à la question de savoir si la police Liyu devrait être considérée comme relevant de la police ou de l’armée, que même dans les informations pertinentes concernant l’Éthiopie, cette question n’est pas véritablement tranchée. La police Liyu est une force spéciale de police paramilitaire créée par le Gouvernement éthiopien, qui est impliquée dans de nombreuses exactions commises contre des civils dans la région Somali et dont le statut juridique n’est pas clairement défini. Pour ce qui est de sa connaissance prétendument limitée du Front national de libération de l’Ogaden, la requérante souligne que, d’après les travaux préparatoires de la loi sur les étrangers, le fait qu’une personne soit au fait des activités politiques des membres de sa famille ne permet pas de préjuger de ses opinions politiques. En outre, compte tenu des différences culturelles, le fait que la requérante ne sache rien des activités du Front national de libération de l’Ogaden n’aurait pas dû être utilisé comme argument pour conclure que son récit n’était pas crédible.

3.4En ce qui concerne la situation actuelle des droits de l’homme en Éthiopie, la requérante soutient que, même si quelques rapprochements ont récemment été opérés entre les différentes parties prenantes, il n’est pas possible pour le moment de savoir si cela contribuera réellement à améliorer la situation sur place. Elle souligne que son pays d’origine est encore gangrené par la corruption et qu’il n’y a aucune garantie qu’elle ne soit pas soumise à des mauvais traitements si elle y est renvoyée, compte tenu des persécutions qu’elle a déjà subies dans le passé et du fait qu’elle a fui le pays pour ne pas retourner en prison. En conséquence, elle affirme que son renvoi en Éthiopie l’exposerait personnellement à un risque réel et prévisible d’être soumise à la torture et constituerait donc une violation de l’article 3 de la Convention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Dans une note verbale du 20 juin 2019, l’État partie soumet ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il renvoie à sa législation interne pertinente et souligne que les autorités compétentes ont examiné l’affaire de la requérante en se fondant sur la loi de 2005 sur les étrangers et sur l’article 3 de la Convention. Il rappelle les faits sur lesquels repose la requête ainsi que les griefs de la requérante.

4.2L’État partie ne conteste pas le fait que la requérante a épuisé tous les recours internes. Il estime néanmoins que la requête devrait être déclarée irrecevable au regard de l’article 22 (par. 2) de la Convention et de l’article 113 b) du règlement intérieur du Comité car l’allégation de la requérante selon laquelle son expulsion vers l’Éthiopie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention n’est pas étayée par le minimum d’éléments de preuve requis aux fins de la recevabilité. Toutefois, dans l’éventualité où le Comité déclarerait la communication recevable, il devrait conclure que l’expulsion de la requérante vers l’Éthiopie ne constituerait pas une violation de la Convention.

4.3D’après l’État partie, les appréciations auxquelles ont procédé l’Office suédois des migrations et le Tribunal de l’immigration montrent que les renseignements que la requérante a fournis oralement et par écrit ont été examinés de manière approfondie. L’État partie rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle il appartient aux tribunaux des États parties, et non au Comité, d’apprécier les faits et les éléments de preuve, à moins que cette appréciation ait été manifestement arbitraire ou ait représenté un déni de justice. En l’espèce, rien ne permet de dire que les appréciations faites par les autorités suédoises de la demande de protection internationale de la requérante ont été arbitraires ou ont constitué un déni de justice. Il convient donc de leur accorder un poids considérable.

4.4L’État partie ajoute qu’il ne minimise nullement l’importance des préoccupations qui peuvent légitimement être exprimées sur la situation actuelle des droits de l’homme en Éthiopie, mais qu’il est d’avis que la situation générale des droits de l’homme dans ce pays n’est pas telle que l’on puisse considérer que tous les demandeurs d’asile qui en sont originaires ont besoin d’une protection internationale. En l’espèce, la requérante n’a pas montré qu’elle courrait personnellement un risque réel d’être soumise à un traitement contraire à la Convention si elle était renvoyée en Éthiopie et que son renvoi constituerait donc une violation de l’article 3 de cet instrument. L’Office des migrations et le Tribunal de l’immigration ont entendu la requérante dans le cadre d’audiences et d’entretiens et ils ont procédé à des analyses approfondies. La requérante a donc eu plusieurs occasions d’étayer ses allégations oralement et par écrit. En conséquence, les autorités suédoises disposaient de suffisamment d’éléments pour apprécier sa demande de protection internationale en pleine connaissance de cause.

4.5Dans son appréciation générale de la demande de la requérante, l’Office suédois des migrations a estimé que le récit qu’elle avait fait n’était ni crédible ni suffisamment complet pour que l’on puisse en conclure qu’elle avait besoin d’une protection internationale. En particulier, dans sa décision rendue en première instance le 12 septembre 2017, l’Office des migrations a jugé invraisemblable que, bien qu’elle ait affirmé que sa famille soutenait le Front national de libération de l’Ogaden depuis des années et qu’elle était une sympathisante de la cause de ce groupe, la requérante ait été incapable de décrire au moins l’une de ses principales caractéristiques, à l’exception du fait qu’il luttait pour l’indépendance des Somaliens dans la région Somali en Éthiopie. La requérante n’avait pas non plus été en mesure de fournir des renseignements détaillés sur le niveau d’engagement politique de ses proches. En outre, l’Office des migrations a constaté que, bien qu’elle ait affirmé que des agents du Gouvernement éthiopien s’étaient présentés chez elle plus d’une fois, la requérante ne savait pas combien de personnes étaient venues chercher son mari, de quel service de l’administration publique elles relevaient, ou s’il s’agissait de policiers ou de soldats. Elle avait donné des informations contradictoires concernant un certain nombre d’événements qui revêtaient une grande importance dans les déclarations qu’elle avait faites au cours de la procédure d’asile. Par exemple, elle avait fait des déclarations contradictoires sur la question de savoir si son frère avait été tué ou seulement blessé par balle et arrêté chez elle, et quand celui-ci aurait révélé aux autorités que le mari de la requérante était membre du Front national de libération de l’Ogaden. En outre, elle avait donné des informations incohérentes sur le moment de son arrestation. En particulier, elle n’avait pas su dire si elle avait été arrêtée le jour où son frère avait essuyé des coups de feu ou seulement deux jours plus tard, lorsque les fonctionnaires étaient revenus chez elle.

4.6L’État partie indique que, dans sa décision du 28 juin 2018, le Tribunal de l’immigration n’a pas contesté l’affirmation selon laquelle la requérante avait subi les lésions décrites dans les conclusions de l’enquête qui avait été menée afin d’établir les faits de torture. Il a toutefois considéré que cette enquête ne permettait pas à elle seule de démontrer de manière convaincante que la requérante serait en danger à son retour en Éthiopie. À ce propos, l’État partie fait observer que le Tribunal de l’immigration est parvenu à la même conclusion que l’Office suédois des migrations concernant la crédibilité de la requérante, qu’il a jugée insuffisante. En particulier, il a trouvé étrange que, dans le cadre de l’examen de sa demande d’asile, elle ait déclaré que son mari était seulement chargé de ravitailler le Front national de libération de l’Ogaden, alors que, pendant son audition par le Tribunal, elle a affirmé que son mari apportait aussi un soutien financier au groupe et lui transmettait des informations. Le Tribunal de l’immigration n’a pas pu accepter l’explication de la requérante selon laquelle ces incohérences étaient dues à des erreurs de l’interprète, car elle n’avait pas signalé ces inexactitudes auparavant alors qu’elle avait la possibilité de formuler des observations sur les procès-verbaux de ses entretiens. De plus, elle n’avait encore jamais évoqué le fait qu’elle n’avait pas osé reprendre l’interprète parce que c’était un homme. En outre, elle a donné des renseignements vagues sur le rôle joué par son frère au sein du Front national de libération de l’Ogaden. Enfin, le Tribunal de l’immigration a mis en doute la crédibilité du récit de la requérante sur les circonstances de sa remise en liberté et de sa fuite en Suède, en particulier parce qu’il a estimé peu plausible qu’elle ait pu se rendre en Suède sans tenter de se faire soigner malgré son état de santé déplorable. De plus, le Tribunal de l’immigration a jugé suspect que la requérante puisse quitter l’Éthiopie alors qu’elle était sous surveillance.

4.7L’État partie relève que la requérante a fait des déclarations contradictoires sur le point de savoir combien de ses frères avaient été tués par les agents du Gouvernement éthiopien et si elle s’était rendue avec sa tante à Addis-Abeba immédiatement après sa remise en liberté, ou si elle avait séjourné chez sa tante avant de gagner la capitale.

4.8L’État partie considère que les incohérences décelées dans le récit de la requérante revêtent une importance cruciale et que, même si elle affirme maintenant que ces contradictions sont dues en partie aux graves pertes de mémoire causées par les troubles post‑traumatiques dont elle souffre, elle n’a jamais invoqué ses problèmes de santé comme argument pour justifier son incapacité à faire un récit cohérent à l’appui de sa demande d’asile. En fait, le certificat qu’elle a produit ne fait pas état de dysfonctionnements de la mémoire qui auraient été constatés chez elle.

4.9Compte tenu de ce qui précède, l’État partie ne voit aucune raison de remettre en question les conclusions des autorités nationales et estime que les griefs de la requérante ne sont pas suffisamment fondés pour que l’on puisse conclure qu’elle courrait personnellement un risque prévisible, actuel et réel de subir des mauvais traitements à son retour en Éthiopie et qu’en conséquence son renvoi constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Dans une note verbale du 17 octobre 2019, la requérante soumet ses commentaires sur les observations de l’État partie. Elle maintient les arguments relatifs à la recevabilité de sa requête qu’elle avait avancés dans sa lettre initiale. En ce qui concerne le fond de sa requête, elle affirme que, bien que cette information ne figure pas dans les documents, l’avocate qui lui avait été commise d’office au départ a été remplacée par un avocat jusqu’à ce que l’Office suédois des migrations rende sa décision. Elle répète que l’interprète aussi était un homme. Elle explique que, même si en principe elle avait le droit de contester l’exactitude des procès-verbaux des auditions ou de formuler ses allégations de torture dès le début de la procédure en première instance, elle n’a pas été capable de le faire en raison de la crainte qu’elle a des hommes, qui est due aux différences culturelles et au fait qu’elle a subi des mauvais traitements infligés par des hommes.

5.2En réponse aux allégations de l’État partie concernant la mort de ses frères aînés, elle explique qu’elle n’a pas jugé utile de donner des informations à ce sujet car ils étaient déjà décédés lorsqu’elle a été arrêtée et son frère cadet était le seul à être présent lorsque les événements qu’elle a relatés se sont produits. Concernant son manque allégué de cohérence quant au moment exact de la mort de son frère cadet, elle indique que son frère avait été si gravement blessé qu’elle pensait qu’il était mort. Or, pendant sa détention, on lui a dit que son frère était encore en vie, ce qui n’a jamais été confirmé. C’est la principale raison expliquant pourquoi elle n’a pas toujours été cohérente dans ses déclarations concernant la mort présumée de son frère cadet.

5.3La requérante répète en outre qu’elle est une femme sans instruction qui n’ose pas formuler d’objections ou poser des questions lorsqu’elle se trouve dans des situations où elle se sent inférieure en raison de ses origines culturelles. Elle rappelle qu’elle souffre de troubles post-traumatiques et qu’une traduction inexacte peut aggraver les incohérences légères dans son récit.

5.4La requérante ajoute que, bien que les autorités suédoises aient reconnu qu’elle avait subi des actes de torture, elles ont conclu qu’il n’avait pas été démontré que ces actes étaient liés à ses opinions politiques supposées. Cela étant, elles n’ont pas formulé d’explications convaincantes sur la façon dont les nombreuses blessures que présentait la requérante pourraient avoir été causées. En outre, d’après le certificat médical établi à l’issue d’un examen réalisé conformément au Protocole d’Istanbul, la requérante avait souligné qu’il était important pour elle d’avoir affaire à des professionnels de sexe féminin car elle nourrissait une méfiance à l’égard des hommes. En dépit de cela, plusieurs hommes ont participé à l’audience devant le Tribunal de l’immigration, ce qui aurait pu être une raison de contester l’équité du procès car, du point de vue procédural, les besoins particuliers de la requérante n’ont jamais été pris en considération. Cela pose d’autant plus problème que, comme la requérante n’a pas osé formuler ses allégations de torture au début de la procédure, ces allégations n’ont été examinées que par le Tribunal de l’immigration. Qui plus est, elle n’a jamais pu contester l’appréciation du Tribunal de l’immigration et l’équité du procès étant donné que la Cour administrative d’appel de l’immigration a refusé de lui accorder l’autorisation de faire appel.

5.5Enfin, la requérante relève qu’en dépit des rapports mentionnés par l’État partie, la situation des droits de l’homme en Éthiopie demeure instable et, compte tenu de sa situation personnelle, elle maintient qu’elle court un risque prévisible et réel d’être soumise à des mauvais traitements et que son expulsion vers l’Éthiopie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, le Comité n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité relève que la requérante a formé un recours contre le rejet de sa demande d’asile devant le Tribunal de l’immigration et qu’elle a soumis une demande d’autorisation de faire appel à la Cour administrative d’appel de l’immigration, qui l’en a déboutée le 7 août 2018. Il constate qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté que la requérante avait épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité considère donc qu’il n’est pas empêché par l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention d’examiner la présente communication.

6.3L’État partie soutient que la communication doit être déclarée irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Le Comité estime toutefois que les allégations de la requérante soulèvent des questions importantes qui devraient être examinées au fond. En conséquence, ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si le renvoi de la requérante en Éthiopie constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture.

7.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que la requérante risquerait personnellement d’être soumise à la torture si elle était renvoyée en Éthiopie. Pour ce faire, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette analyse est de déterminer si l’intéressée court personnellement un risque prévisible et réel d’être soumise à la torture dans le pays où elle serait renvoyée. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour établir qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressée court personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

7.4Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017), selon laquelle il apprécie l’existence de « motifs sérieux » et considère que le risque de torture est prévisible, personnel, actuel et réel lorsqu’il existe, au moment où il adopte sa décision, des faits démontrant que ce risque en lui-même aurait des incidences sur les droits que le requérant ou la requérante tient de la Convention en cas d’expulsion. Les facteurs de risque personnel peuvent inclure, notamment : a) l’origine ethnique du requérant ; b) l’affiliation politique ou les activités politiques du requérant ou des membres de sa famille ; c) l’arrestation ou la détention sans garantie d’un traitement et d’un procès équitables ; d) une condamnation par contumace ; e) les actes de torture subis antérieurement (par. 45). Pour ce qui est de l’examen sur le fond d’une communication présentée en vertu de l’article 22 de la Convention, c’est à l’auteur de la communication qu’il incombe de présenter des arguments défendables, c’est‑à‑dire de montrer de façon détaillée qu’il court personnellement un risque prévisible, réel et actuel d’être soumis à la torture. Toutefois, lorsque le requérant se trouve dans une situation dans laquelle il n’est pas en mesure de donner des précisions, par exemple, lorsqu’il a démontré qu’il n’avait pas de possibilité d’obtenir les documents concernant ses allégations de torture ou lorsqu’il est privé de sa liberté, la charge de la preuve est inversée et il incombe à l’État concerné d’enquêter sur les allégations et de vérifier les renseignements sur lesquels est fondée la requête. Le Comité rappelle qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné, mais il n’est pas tenu par ces constatations, dans la mesure où il peut apprécier librement les informations dont il dispose, conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes pour chaque cas.

7.5Pour évaluer le risque de torture en l’espèce, le Comité prend note de l’allégation de la requérante selon laquelle elle risquerait d’être soumise à un traitement contraire à la Convention si elle était renvoyée en Éthiopie en violation de l’article 3 étant donné qu’elle était présumée adhérer à des opinions politiques particulières parce que ses proches étaient actifs au sein du Front national de libération de l’Ogaden et qu’elle avait quitté son pays alors qu’elle était censée retourner en prison pour y exécuter sa peine. Le Comité relève que la requérante affirme que plusieurs de ses proches ont été tués en raison de leurs liens avec le Front national de libération de l’Ogaden et qu’elle a été détenue, torturée et soumise à diverses formes de mauvais traitements, y compris à des sévices sexuels, par des agents du Gouvernement éthiopien. Il prend acte du certificat médico-psychologique que la requérante lui a soumis à l’appui de ses allégations de torture. Il prend note de l’affirmation de la requérante qui considère comme erronée la conclusion des autorités suédoises chargées de l’asile concernant sa crédibilité et qui soutient que son récit était complet et cohérent et qu’elle a donné des éclaircissements expliquant toutes les incohérences qui auraient été relevées dans son récit.

7.6Le Comité note que les autorités de l’État partie ont considéré que la requérante n’était pas crédible au motif qu’elle avait fait des déclarations incohérentes et confuses sur des éléments cruciaux de son récit. À ce propos, il prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle les explications de la requérante concernant ces incohérences n’ont pas pu être considérées comme valables car elle n’a pas contesté la teneur des procès-verbaux des audiences alors qu’elle aurait pu le faire, ni indiqué aux autorités qu’elle n’osait pas reprendre l’interprète parce que c’était un homme. En outre, la requérante n’a jamais indiqué aux autorités suédoises que ses problèmes de santé, caractérisés par une progression de ses troubles post-traumatiques chroniques, pouvaient avoir réduit sa capacité de faire un récit complet et cohérent des événements. Le Comité prend note en outre de la position de l’État partie selon laquelle le certificat médico-psychologique délivré par le centre médical de la Croix-Rouge suédoise ne permettait pas à lui seul de démontrer de manière convaincante que la requérante serait en danger si elle était renvoyée en Éthiopie. Il prend également note de la déclaration de l’État partie selon laquelle le Tribunal de l’immigration a aussi mis en doute la crédibilité du récit de la requérante concernant les circonstances de sa remise en liberté et de sa fuite en Suède, au motif, en particulier, qu’il était peu plausible qu’elle ait pu se rendre en Suède sans chercher à se faire soigner malgré son état de santé déplorable et qu’elle ait pu quitter son pays alors qu’elle était sous la surveillance des autorités éthiopiennes.

7.7Dans le cadre de son évaluation, le Comité constate que la requérante n’a pas signalé d’irrégularités dans la procédure interne d’asile si ce n’est le fait, évoqué dans sa dernière lettre au Comité, que la procédure s’était déroulée en présence de plusieurs hommes, ce qui en l’espèce pouvait être une raison de contester l’équité de la procédure. Elle fait valoir que, dans le certificat médico-psychologique, il était précisé qu’elle tenait à avoir affaire à des professionnels de sexe féminin en raison de sa méfiance à l’égard des hommes. Le Comité estime néanmoins que la requérante n’a pas apporté la preuve qu’elle avait expressément demandé aux autorités compétentes en matière d’asile de faire en sorte que la procédure ne se déroule pas uniquement en présence d’hommes ou de trouver d’autres moyens de répondre à ses besoins à cet égard.

7.8Le Comité relève que la requérante a eu de nombreuses occasions de produire des éléments de preuve à l’appui de ses allégations et de donner des précisions complémentaires, mais que les éléments qu’elle a fournis n’ont pas permis aux autorités nationales chargées de l’asile de conclure que l’arrestation dont elle avait fait l’objet et les tortures qu’elle avait subies dans le passé lui feraient courir un risque de torture si elle était renvoyée en Éthiopie. À ce propos, il constate que les séquelles dont souffre la requérante n’ont pas été mises en doute par les autorités nationales, mais que le Tribunal de l’immigration a estimé que le certificat médico-psychologique ne permettait pas d’établir à lui seul l’origine de ces séquelles. C’est pourquoi, compte tenu des incohérences relevées dans les déclarations orales de la requérante, l’État partie a estimé que le certificat médico‑psychologique n’était pas de nature à confirmer le bien-fondé du récit de la requérante. Le Comité, faisant observer qu’on ne saurait attendre une exactitude parfaite de la part de victimes de la torture, considère qu’il est possible que les autorités nationales se soient appuyées dans une large mesure sur l’appréciation défavorable de la crédibilité de la requérante alors que certaines incohérences dans les déclarations de l’intéressée pouvaient être dues à des erreurs de traduction ou auraient pu être raisonnablement expliquées.

7.9En tout état de cause, le Comité rappelle que les mauvais traitements subis dans le passé ne sont que l’un des éléments à prendre en compte, la question qui se pose à lui étant de savoir si la requérante courrait actuellement un risque de torture si elle était renvoyée en Éthiopie. Même s’il faisait abstraction des incohérences alléguées dans le récit de la requérante sur ce qu’elle a vécu en Éthiopie et s’il accordait du crédit à ses déclarations, il serait forcé de constater que l’intéressée n’a fourni aucune information montrant de manière crédible qu’elle présenterait actuellement un intérêt pour les autorités éthiopiennes. À ce propos, il relève que la requérante n’a pas affirmé avoir participé à des activités politiques en Éthiopie, ni devant les autorités suédoises ni devant le Comité. Elle n’a pas non plus fait valoir qu’elle avait participé à des activités politiques organisées par des groupes de la diaspora pendant son séjour en Suède. En outre, le fait que la requérante a pu quitter l’Éthiopie sans encombre montre également que les autorités éthiopiennes ne surveillaient pas ses déplacements, ce qui est confirmé par le fait qu’elle n’a pas pu établir qu’elle avait quitté le pays illégalement. En outre, elle n’a soumis aucun élément de preuve montrant que les autorités éthiopiennes la recherchaient en raison des événements survenus dans le passé ou pour tout autre motif. En conséquence, le Comité considère que la requérante n’a pas apporté de preuves suffisantes établissant que son ancienne affiliation présumée au Front national de libération de l’Ogaden, qui serait fondée sur l’appartenance de ses proches à cette organisation, était suffisamment importante pour que les autorités éthiopiennes s’intéressent réellement à elle.

7.10Le Comité a connaissance des nombreuses informations diffusées dans le passé au sujet des violations des droits de l’homme, notamment des actes de torture, commises en Éthiopie, ainsi que des mesures de répression visant des dissidents politiques et les arrestations de blogueurs et de journalistes. Cela étant, il rappelle qu’aux fins de l’article 3 de la Convention, l’intéressée doit courir personnellement un risque prévisible, actuel et réel d’être soumise à la torture dans le pays de renvoi, étant donné que des arrestations passées ne constituent pas un motif sérieux de croire qu’un tel risque existe. Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que les informations fournies par la requérante ne sont pas suffisantes pour établir que, cinq ans après les faits allégués, elle courrait personnellement un risque prévisible et réel de torture si elle était renvoyée en Éthiopie.

8.Compte tenu de ce qui précède, le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, conclut que le renvoi de la requérante en Éthiopie par l’État partie ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.