Nations Unies

CAT/C/71/D/858/2018

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

1 septembre 2021

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 858/2018 * , **

Communication présentée par :

B. N. et S. R., représentés par TRIAL (Track Impunity Always)

Victime(s) présumée(s) :

B. N. et A. H.

État partie :

Burundi

Date de la requête :

22 décembre 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en vertu des articles 114 et 115 du règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 12 janvier 2012 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

19 juillet 2021

Objet :

Torture et disparition forcée ; absence d’enquête effective et de réparation

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Torture et peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; mesures visant à empêcher la commission d’actes de torture ou detraitements cruels, inhumains ou dégradants; obligation de l’État partie de veiller à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale ; droit de porter plainte ; droit d’obtenir une réparation

Article(s) de la Convention :

2 (par. 1), 11, 12, 13 et 14, lus conjointement avec les articles1er et 16

1.1Le requérant est B. N., de nationalité burundaise, né en 1948 dans la commune de Gisozi, dans la province de Mwaro. Il est le père de la victime, A. H., de nationalité burundaise, né en 1980 dans la même commune et victime d’une disparition forcée survenue le 14décembre 2015. Le requérant prétend que le Burundi a violé les articles2 (par. 1), 11, 12, 13 et 14, lus conjointement avec l’article1er et subsidiairement avec l’article 16 de la Convention à l’égard de la victime et des articles12, 13 et 14 lus conjointement avec l’article 1er et subsidiairement avec l’article16 de la Convention à l’égard du requérant. Le Burundi a adhéré à la Convention le 18février 1993 et a fait la déclaration prévue à l’article22 (par. 1) de la Convention le 10juin 2003. Le requérant est représenté par l’organisation TRIAL (Track Impunity Always).

1.2Le 7novembre 2018, le conseil du requérant a informé le Comité que le 17juin 2018, le requérant, B. N., était décédé de cause naturelle. À la suite de cet événement, S. R., un des fils de B. N. et frère d’A. H., a donné son consentement afin de poursuivre la procédure et a établi une procuration en faveur du conseil. S. R. a ainsi demandé au Comité de le considérer en tant que nouveau requérant.

1.3Le 22 décembre 2017, le requérant avait sollicité le Comité afin qu’il prenne des mesures provisoires de protection. Le 12 janvier 2018, en application de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité a décidé de répondre favorablement à la demande d’octroi de mesures provisoires et prié l’État partie d’adopter immédiatement toutes les mesures nécessaires afin de protéger la vie, la sécurité et l’intégrité personnelle du requérant et de la victime, et de veiller à ce qu’aucun préjudice irréparable ne leur soit causé tant que la requête serait à l’examen.

Rappel des faits présentés par le requérant

Contexte général

2.1En août 2010, le Président PierreNkurunziza, qui avait été élu pour la première fois en 2005, est réélu pour un deuxième mandat. Dès lors, la répression contre les membres des partis d’opposition est marquée par un recours fréquent aux exécutions extrajudiciaires, aux disparitions forcées, ainsi qu’à des actes de torture et d’intimidation. À partir d’avril 2015, le Burundi est à nouveau le théâtre d’une escalade de la violence et de graves violations des droits de l’homme en raison de la décision de PierreNkurunziza de se présenter pour un troisième mandat, décision jugée contraire à l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi par la communauté internationale et la société civile burundaise. De grandes manifestations contre un troisième mandat s’ensuivent, fortement réprimées par les autorités au moyen de tirs à balles réelles et de lancers de grenades sur les manifestants. Le 13 mai 2015, une tentative de coup d’État échoue ; elle est suivie d’une forte répression contre toutes les personnes suspectées d’y avoir été liées. Le 21juillet 2015, PierreNkurunziza est réélu dans un climat très tendu. Alors que le nombre de manifestations diminue, une nouvelle période de violence commence, caractérisée entre autres par des assassinats ciblés, des exécutions extrajudiciaires, des arrestations arbitraires, des actes de torture et autres traitement cruels, inhumains ou dégradants, et des disparitions forcées. Il ressort du rapport de l’Enquête indépendante des Nations Unies sur le Burundi menée en vertu de la résolutionS-24/1 du Conseil des droits de l’homme et soumis en 2016 au Conseil des droits de l’homme à sa trente-troisième session que plus de 1000personnes ont été tuées pendant la crise. Des milliers d’autres auraient été torturées, un nombre indéterminé de femmes ont subi des violences sexuelles d’un type ou d’un autre, des centaines de personnes ont disparu et des milliers d’autres ont été détenues illégalement.Dans la nuit du 10 au 11décembre 2015, des personnes armées non identifiées attaquent trois bases militaires à Bujumbura et une autre située à proximité de la ville. À la suite de ces attaques, les forces de l’ordre auraient bouclé et ratissé plusieurs quartiers de Bujumbura associés à l’opposition politique, dans le but avoué de débusquer les combattants armés et de retrouver les armes cachées. Ces opérations auraient fait de nombreuses victimes civiles. Les opérations des forces de l’ordre ont été menées en particulier dans les quartiers affiliés à l’opposition, à savoir Jabe, Nyakabiga, Musaga, Mutakura, Cibitoke, et Ngagara. En effet, le quartier de Cibitoke, où résidait la victime, était connu pour être un des quartiers qui avaient contesté le troisième mandat du Président Nkurunziza.

2.2Selon un rapport de la Commission d’enquête mise en place par le Procureur général de la République afin d’enquêter sur le mouvement insurrectionnel déclenché le 26avril 2015, un dossier répressif a été ouvert à l’encontre de nombreux membres des partis d’opposition et de défenseurs des droits de l’homme appartenant au mouvement nommé « Halte au troisième mandat » etconsidérés comme responsables de « l’insurrection ».

Faits tels que présentés par le requérant

2.3A. H. exerçait la profession de plombier et, tout comme ses deux frères, était membre d’un parti politique d’opposition burundais, le Mouvement pour la solidarité et le développement (MSD),qui faisait l’objet d’une répression violente depuis 2014. En avril 2015, A. H. et ses deux frères ont participé aux manifestations pour contester le renouvellement du mandat du Président Nkurunziza.

2.4Le 13décembre 2015, alors qu’il se trouvait avec son père, B. N., à son domicile, dans le quartier de Cibitoke, dans la province de Bujumbura Mairie, A. H. a reçu un appel téléphonique d’une personne lui donnant rendez-vous dans la commune de Ngagara. Sans dévoiler à son père l’identité de l’auteur de l’appel, A. H. a quitté son domicile pour se rendre au rendez-vous. Arrivé sur place, vers 14 heures, A. H. a rencontré une connaissance et a vu arriver un véhicule de police. Des agents de police de l’unité d’Appui à la protection des institutions (API) sont descendus du véhicule. Tous les hommes étaient en uniforme, sauf un, qui était en tenue civile, et qui a été identifié comme étant le brigadier JonasNdabirinde, un brigadier qui, selon certains médias, serait impliqué dans de nombreux cas d’exactions. En voyant les agents, A. H. a commencé à courir et a été poursuivi par le brigadier Ndabirinde, qui est parvenu à l’arrêter. Des agents de police ont ligoté A. H., lui ont assené de violents coups de matraques dans le dos et coups de poings sur le visage et l’ont interrogé sur place pour connaître la localisation de certains manifestants. Ils lui ont présenté un document comportant le nom de certains manifestants recherchés. Ensuite, JonasNdabirinde s’est tourné vers les passants qui avaient assisté à la scène et leur a demandé s’ils connaissaient A. H., ce à quoi ils ont répondu par la négative. Le brigadier a alors déclaré qu’ils venaient de dire qu’ils ne le connaissaient pas et qu’ils ne devraient pas pleurer si jamais son corps était retrouvé sans vie. Les agents ont ensuite embarqué de force A. H. dans leur véhicule, sans mandat d’arrêt, vers une destination inconnue.

2.5B. N. a été informé de l’enlèvement de son fils dans l’après-midi du 13décembre 2015. Il s’est rendu chez le chef de colline, qui a refusé de l’aider. Les jours suivants, B. N. a entamé des recherches pour retrouver A. H. et s’est rendu dans tous les commissariats de la zone de Cibitoke, de Ngagara et de Bwiza, ainsi qu’au centre de détention du Service national de renseignement (SNR), mais ses recherches ont été infructueuses. B. N. a reçu ensuite la visite d’un individu en tenue civile à son domicile. Celui-ci lui a dit qu’il était envoyé par les hommes qui avaient enlevé son fils. Il l’a menacé en lui disant qu’il était surveillé et que s’il continuait ses recherches ou s’il portait plainte, il subirait le même sort que son fils. À la suite de cela, les deux frères d’A. H. − dont S.R., le requérant − ont décidé de quitter le Burundi pour se réfugier dans un pays voisin, par crainte d’être également enlevés, car ils étaient eux aussi membres du parti MSD. Le requérant souligne que ces faits se sont passés au lendemain des attaques du 11décembre 2015 et qu’ils s’inscrivent dans le cadre de la répression policière qui a suivi.

2.6Le 14décembre 2015, B. N. s’est rendu à la Commission nationale indépendante des droits de l’homme (CNIDH) pour solliciter de l’aide pour ses recherches. La CNIDH a enregistré sa demande, mais lui a dit par la suite, lors d’un entretien verbal, n’avoir pas retrouvé A. H. dans les lieux de détentions visités. Dans les jours suivants, B. N. a sollicité une copie de la demande d’enregistrement de sa demande, mais la CNIDH a refusé de la lui donner. Le requérant souligne que la CNIDH souffre d’un manque d’indépendance et d’impartialité vis-à-vis du pouvoir exécutif et qu’une procédure internationale a été engagée à son encontre.

2.7Le 14décembre 2015, un témoin a identifiéA. H. dans le quartier de Cibitoke. Il se trouvait à bord d’un véhicule de police, était ligoté, ensanglanté et entouré de plusieurs policiers. Depuis ce jour-là, A. H. n’a jamais été retrouvé.

2.8Dans les mois qui ont suivi, B. N. a continué à faire l’objet d’intimidations. Des policiers se présentaient environ tous les trois mois pour fouiller son domicile, prétextant qu’ils vérifiaient son cahier de ménage. À chaque visite, B. N. était interrogé sur la localisation de ses autres fils et les agents de polices menaçaient de leur faire « subir le même sort qu’à A. H. » s’ils les trouvaient. Le requérant S.R. souligne que ces visites ont causé des souffrances intenses à B. N. et pourraient avoir été à l’origine de son problème d’hypertension.

Absence d’enquête et épuisement des voies de recours internes

2.9Le requérant soutient que B. N. n’a pas porté plainte devant les instances judiciaires nationales par peur de représailles. Il souligne que les agents de l’API ont été reconnus comme étant particulièrement impliqués dans des violations graves des droits de l’homme.

2.10Le requérant souligne que les voies de recours internes se sont révélées indisponibles en raison de la situation des droits de l’homme au Burundi. Il fait référence à l’affaire Philip c. Trini té- et - Tobago, dans laquelle le Comité des droits de l’homme a considéré qu’un requérant n’avait pas à épuiser les voies de recours internes s’il s’avérait dangereux pour lui de le faire. Dans le cas présent, les personnes responsables des faits de tortures et de mauvais traitements sont des membres de la police, des hauts gradés ou des proches du Gouvernement en place qui jouissent de pouvoirs et de moyens de pression importants pour empêcherque des démarches soient initiées à leur encontre devant les juridictions nationales. Le requérant souligne qu’en 2014, le Comité avait déclaré être préoccupé par l’absence de mesures protectrices des victimes et des témoins qui faisaient l’objet de représailles. En effet, jusqu’au 27juin 2016, le Burundi n’avait aucun cadre légal et institutionnel adéquat afin d’assurer la sécurité des victimes et des témoins. Le requérant souligne que vu la persistance des violations et de l’impunité au Burundi, il est clair que l’adoption de cette loi n’a eu aucun effet tangible sur la situation des victimes ni sur leur protection.

2.11Le requérant fait également référence aux conclusions de la Commission d’enquête sur le Burundi et à son évaluation de la situation des droits de l’homme dans le pays, caractérisée par « l’impunité généralisée, aggravée par un manque d’indépendance du système judiciaire » déclenchée par les manifestations d’avril 2015 et qui perdurait en 2016 et 2017, tandis que les proches de nombreuses personnes disparues « ont fait l’objet de pressions, d’intimidations ou de menaces liées à la disparition de la part d’agents de la police ou du SNR ». Ainsi, de nombreuses victimes ne portaient pas plainte, « soit par crainte de représailles, soit par manque de confiance dans le fonctionnement et l’indépendance du système judiciaire », et « même si les autorités annonçaient l’ouverture d’enquêtes, il n’y avait presque jamais de suite ». Le requérant rappelle la jurisprudence du Comité des droits de l’homme selon laquelle « l’État partie a le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme, […] et d’engager des poursuites pénales contre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine ».

2.12Le requérant affirme que malgré la connaissance des exactions perpétrées à l’encontre de la victime, les autorités burundaises n’ont effectué aucune enquête, ce qui s’inscrit dans le cadre général d’impunité reconnu par le Comitéet les rapports de la Commission d’enquête sur le Burundi. En effet, la Commission a réaffirmé « la persistance de disparitions forcées et d’autres disparitions depuis avril 2015 jusqu’en 2017 » et a noté que « tout au long des années 2016 et 2017, des corps sans vie ont régulièrement été découverts dans plusieurs provinces, souvent les bras liés dans le dos, et parfois décapités ».. Enfin, comme cela est souligné dans le rapport de l’Enquête indépendante des Nations Unies sur le Burundi, « [l]a crise actuelle a renforcé la domination systématique et institutionnelle du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire ». En effet, puisque des membres du pouvoir exécutif « ont utilisé des méthodes violentes contre ceux qui sont perçus comme leurs opposants […], les victimes ne déposent pas de plaintes pour violation de leurs droits et ne font pas appel à la justice pour qu’elle règle les conflits ».

2.13Le requérant soutient donc qu’en raison d’un réel danger qui l’empêchait d’initier d’autres démarches au niveau national, de la réticence de l’Étatpartie à ouvrir une enquête et de la gravité de la situation des droits de l’homme au Burundi, les voies de recours internes se sont révélées indisponibles pour lui.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant allègue les violations des articles2(par. 1), 11, 12, 13 et 14, lus conjointement avec l’article1er et subsidiairement avec l’article16 de la Convention envers A. H. et les violations des articles12, 13 et 14 lus conjointement avec l’article1er et subsidiairement avec l’article16 de la Convention envers les requérants successifs.

Violations alléguées à l’égard d’A. H.

3.2Le requérant soutient que les violents coups de matraque qu’A. H. a reçus dans le dos et au visage, et qui ont entraîné de forts saignements, le fait qu’il a été ligoté et interrogé violemment, et sa disparition forcée constituent des actes de torture au sens de l’articlepremier de la Convention, puisqu’ils ont été infligés intentionnellement par des agents étatiques pour obtenir des renseignements de la victime et la punir de son activisme politique. Néanmoins, si le Comité estimait ne pas devoir retenir cette qualification, il est subsidiairement maintenu que les sévices endurés par A. H. constituent dans tous les cas des traitement cruels, inhumains ou dégradants, qui sont contraires à l’article16 de la Convention.

3.3Le requérant soutient en outre que, contrairement à ses obligations en vertu de l’article 2 (par. 1) de la Convention, l’État partie n’a pas adopté toutes les mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis sous sa juridiction. En effet, la disparition d’A. H. n’a pas été signalée ni reconnue par les autorités de l’État partie et aucune enquête n’a été ouverte. A. H. n’a pas non plus eu de contacts avec sa famille. Par ailleurs, il a été aperçu le lendemain des faits dans une voiture, ensanglanté, blessé et portant les mêmes vêtements, ce qui indique qu’il n’avait pas eu accès à des soins médicaux. Plus de quatre ans après les faits, alors que des témoins ont assisté à la scène, l’État partie n’a ouvert aucune enquête ex officio. Les faits autour de la disparition forcée d’A. H. n’ont jamais été élucidés et les auteurs restent impunis.

3.4Le requérant allègue également une violation de l’article 11 de la Convention en raison du fait que l’État partie n’a respecté aucune garantie procédurale puisqu’A. H. n’a pas été informé des raisons de son arrestation, n’a pas pu contacter sa famille, a été arrêté sans mandat d’arrêt, n’a pas bénéficié d’une assistance juridique et n’a pas pu être examiné par un médecin.

3.5Le requérant soutient que l’État partie a violé l’article 12 de la Convention puisqu’il n’a pas ouvert d’enquête prompte, impartiale et effective sur les allégations de torture à l’égard d’A. H., et ce alors que les autorités avaient des motifs raisonnables de croire que des actes de torture avaient été commis puisque le requérant avait saisi les différents centres de police et la CNIDH.

3.6Au titre de l’article 13 de la Convention, le requérant fait valoir qu’A. H. s’est vu refuser par l’État partie la possibilité de porter plainte et qu’aucune mesure de protection n’a été prise à son égard, nonobstant la connaissance qu’avaient les autorités de sa disparition et des risques pour son intégrité physique et psychique.

3.7En violation de l’article 14, la victime n’a obtenu aucune réparation ni garantie de non-répétition et est potentiellement toujours maintenue dans un état de souffrance continue et répétée depuis décembre 2015. Du fait qu’A. H. est victime d’une disparition forcée, il est en dehors de la protection de la loi. En privant A. H. d’une procédure pénale, l’État partie l’a privé de toute voie de recours pour obtenir une indemnisation pour des crimes graves comme la torture. Au regard de la passivité des autorités judiciaires, d’autres recours, notamment pour obtenir réparation par le biais d’une action civile en dommages et intérêts, n’ont objectivement aucune chance de succès. Peu de mesures d’indemnisation des victimes de torture ont été prises par les autorités burundaises, comme l’avait relevé le Comité dans les observations finales qu’il avait adoptées à la suite de l’examen du rapport initial de l’État partie en 2006. En 2014, tout en notant que le nouveau Code de procédure pénale burundais prévoyait une indemnisation pour les victimes de torture, le Comité avait exprimé sa préoccupation sur le manque d’application de cette disposition en violation de l’article 14 de la Convention. Enfin, en 2016, le Comité avait réitéré l’obligation de l’État partie de garantir l’accès des victimes de torture et de traitements inhumains et dégradants à des réparations adéquates. Ainsi, les autorités burundaises n’ont pas respecté leurs obligations en vertu de l’article 14 de la Convention parce que les violations perpétrées contre A. H. restent impunies du fait de la passivité de l’État partie et parce qu’il n’a reçu aucune indemnisation et n’a bénéficié d’aucune mesure de réhabilitation.

Violations alléguées à l’égard de B. N.

3.8Le requérant allègue les violations des articles12, 13 et 14, lus conjointement avec l’article1er et subsidiairement avec l’article16 de la Convention, à l’égard de B. N. Il soutient que la disparition forcée d’A. H. et les menaces graves que B. N. a subies et a continué à subir jusqu’à sa mort constituent des actes de torture au sens de l’article premier de la Convention. Il souligne que ces actes ont mis B. N. dans un état d’angoisse et de détresse perpétuelles qui a affecté son intégrité morale. Le requérant cite l’affaire Hernández Colmenarez et Guerrero Sánchez c. République bolivarienne du Venezuela, dans laquelle le Comité a qualifié la disparition forcée comme une forme de torture tant pour la victime que pour sa famille. Si le Comité estimait ne pas devoir retenir cette qualification, il est subsidiairement maintenu que les sévices endurés par le requérant constituent dans tous les cas des traitement cruels, inhumains ou dégradants, qui sont contraires à l’article16 de la Convention.

3.9Au titre de l’article12 de la Convention, le requérant soutient qu’aucune enquête prompte et impartiale n’a été ouverte sur la disparition d’A. H., alors qu’elle avait été signalée aux autorités de l’État partie. La disparition forcée étant constitutive d’un acte de torture envers la victime et les membres de sa famille, le requérant soutient que les autorités de l’État partie ont eu conscience qu’un acte de torture avait été commis à l’égard de B. N. dès qu’elles ont eu connaissance de la disparition forcée d’A. H. Ainsi, à partir de ce moment-là, l’État partie a failli à l’obligation lui incombant à l’égard du requérant.

3.10Au titre de l’article13, le requérant soutient que le droit de B. N. de porter plainte pour actes de torture devant les autorités de l’État partie n’a pas été garanti, puisqu’il a reçu des menaces afin qu’il cesse les recherches concernant son fils.

3.11Au titre de l’article14, le requérant soutient qu’en privant B. N. d’une procédure pénale, l’État partie l’a privé de toute voie de recours pour obtenir une indemnisation pour des crimes graves tels que la torture.

3.12Le requérant demande au Comité : a) d’ordonner à l’État partie de veiller à ce qu’une enquête prompte, approfondie et efficace soit menée par des organes indépendants et impartiaux sur les actes de torture infligés à A. H. et à B. N., en vue d’engager des poursuites pénales contre les auteurs et de les sanctionner ; b) d’ordonner à l’État partie d’offrir une réparation appropriée au requérant, y comprisune indemnisation pour les préjudices matériels et immatériels causés, ainsi que des mesures de restitution, de réhabilitation, de satisfaction et des garanties de non-répétition ; et c) de demander à l’État partie de modifier sa législation afin que l’action publique soit imprescriptible pour ce qui est des actes de torture, quel que soit le contexte dans lequel ils sont pratiqués, et afin que l’obligation des autorités de mener d’office des enquêtes indépendantes et impartiales dès qu’elles ont connaissance d’actes de torture commis par leurs agents soit respectée.

Défaut de coopération de l’État partie

4.Le 12 janvier 2018, le 7 février 2019 et le 9 avril 2019, l’État partie a été invité à présenter ses observations concernant la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité note qu’il n’a reçu aucune réponse et regrette l’absence de collaboration de l’État partie pour partager ses observations sur la présente plainte. Il rappelle que l’État partie concerné est tenu, en vertu de la Convention, de soumettre par écrit au Comité des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. En l’absence de réponse de l’État partie, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations du requérant qui ont été dûment étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.2Le Comité rappelle avec préoccupation que, malgré les trois rappels qui lui ont été envoyés, l’État partie ne lui a fait parvenir aucune observation. Le Comité en conclut que rien ne s’oppose à ce qu’il examine la requête conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention.

5.3En l’absence d’autres obstacles à la recevabilité de la communication, le Comité procède à l’examen quant au fond des griefs présentés par le requérant au titre des articles 1er, 2 (par. 1), 11 à 14 et 16 de la Convention.

Examen au fond

6.1Le Comité a examiné la présente communication en tenant dûment compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties, conformément à l’article22 (par. 4) de la Convention. L’État partie n’ayant fourni aucune observation sur le fond, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations du requérant.

6.2Avant d’examiner les allégations formulées par le requérant au regard des articles de la Convention qu’il invoque, le Comité doit déterminer si les actes dont A. H. et B. N. ont fait l’objet constituent des actes de torture au sens de l’article premier de la Convention.

6.3Le Comité note en premier lieu l’allégation du requérant selon laquelledes agents de police ont ligoté A. H., lui ont assené de violents coups de matraques dans le dos et coups de poings sur le visage et l’ont interrogé pour obtenir des informations sur la localisation de manifestants. Le Comité note également qu’A. H. a été embarqué dans un véhicule alors qu’il était ensanglanté et qu’il a été vu le lendemain, toujours ligoté et blessé, dans un véhicule de police. Le Comité note que, depuis le 14décembre 2015, sa famille et ses proches ne l’ont jamais revu et que le requérant soutient qu’A. H. a été victime de disparition forcée. Le Comité note également que ces actes ont été infligés intentionnellement par des agents étatiques afin d’obtenir des renseignements de la victime et de la punir de son activisme politique. Le Comité note également les allégations selon lesquelles B. N. est également victime de torture au sens de l’article premier de la Convention, en raison de la disparition forcée de son fils et des menaces incessantes qui ont suivi. Le Comité note que ces événements auraient causé à B. N. des souffrances morales et psychologiques et qu’elles lui ont été infligées intentionnellement par des agents étatiques dans le but de l’intimider. Le Comité note aussi que par son absence de réponse, l’État partie ne conteste pas ces faits. Enfin, le Comité note que si l’article1er n’était pas retenu par le Comité, le requérant invoque subsidiairement une violation de l’article16 de la Convention concernant A. H. et B. N.

6.4Le Comité rappelle que les États parties sont spécialement tenus de garantir aux personnes privées de liberté le respect des droits consacrés par la Convention et de prendre des mesures efficaces pour prévenir les actes de torture. Les États parties doivent prendre les mesures nécessaires pour empêcher que des agents publics ou des particuliers infligent des actes de torture aux personnes qui sont placées sous leur contrôle. Le Comité rappelle en outre que la disparition forcée s’accompagne de violations multiples des droits de l’homme et d’un manquement de l’État partie aux obligations énoncées dans la Convention ; et qu’elle constitue en elle-même pour la personne disparue, ou pourrait constituer pour sa famille et ses proches, une forme de torture ou un traitement inhumain contraires à la Convention. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les faits concernant A. H., tels que présentés par le requérant, sont constitutifs de torture au sens de l’article premier de la Convention.

6.5Le Comité note que la disparition forcée d’A. H. a été source d’angoisse et de souffrance pour B. N. et que les autorités ont été indifférentes à ses efforts pour faire la lumière sur ce qui était arrivé à son fils et sur le lieu où il se trouvait. Les requérants successifs n’ont jamais reçu d’explication satisfaisante sur les circonstances de sa disparition. Faute d’explications suffisantes de la part de l’État partie, le Comité considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 16 de la Convention à l’égard de B. N..

6.6Le requérant invoque également l’article2(par.1) de la Convention, en vertu duquel l’État partie aurait dû prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes constitutifs de torture soient commis sur l’ensemble du territoire sous sa juridiction.À cet égard, le Comité rappelle ses conclusions et recommandations, dans lesquelles il a exhorté l’État partie à prendre des mesures législatives, administratives et judiciaires effectives pour prévenir tout acte de torture et tout mauvais traitement, et à tout mettre en œuvre afin de rechercher les personnes signalées comme disparues, en particulier celles qui le seraient après avoir été interrogées par les forces de l’ordre. Dans le cas présent, le Comité prend note des allégations du requérant selon lesquelles A. H. a été battu et emmené de force par des agents des forces de l’ordre. Le Comité prend note également que la disparition d’A. H. n’a pas été signalée ni reconnue par les autorités de l’État partie et qu’aucune mesure de protection en sa faveur n’a été mise en place. Les autorités étatiques n’ont pris aucune mesure pour enquêter sur les actes de torture subis par A. H. et sur sa disparition forcée, ni pour sanctionner les auteurs de ces actes, alors que B. N. avait signalé les faits aux différents commissariats et centres de détention de police, au Service national de renseignement, ainsi qu’à la CNIDH. Au vu de ce qui précède et en l’absence d’informations probantes de la part de l’État partie, le Comité conclut à une violation de l’article 2 (par. 1), lu conjointement avec l’article1er de la Convention.

6.7Le Comité note également l’argument du requérant selon lequel l’article 11 aurait été violé car l’État partie n’a respecté aucune garantie procédurale envers A. H. puisque ce dernier n’a pas été informé des raisons de son arrestation et a été arrêté sans mandat d’arrêt. Il n’a pas pu contacter sa famille, n’a pas bénéficié d’assistance juridique et n’a pas pu être examiné par un médecin. Le Comité rappelle ses observations finales concernant le deuxième rapport périodique du Burundi dans lesquelles il s’est dit préoccupé par : la durée excessive de la garde à vue, les nombreux cas de dépassement du délai de garde à vue, la non-tenue et tenue incomplète des registres d’écrou, le non-respect des garanties juridiques fondamentales des personnes privées de liberté, l’absence de dispositions prévoyant l’accès à un médecin et à l’aide juridictionnelle pour les personnes démunies, et le recours abusif à la détention préventive en l’absence d’un contrôle régulier de sa légalité et d’une limite à sa durée totale. En l’espèce, l’arrestation d’A. H. et sa détention semblent avoir été menées en dehors de tout contrôle judiciaire. En l’absence d’informations probantes de la part de l’État partie susceptibles de démontrer que l’arrestation et la détention d’A. H. ont en effet été placées sous sa surveillance, le Comité conclut à une violation de l’article 11 de la Convention.

6.8En ce qui concerne les articles 12 et 13 de la Convention, le Comité prend note des allégations du requérant selon lesquelles, plus de quatre ans après les faits, aucune enquête prompte, impartiale et effective n’a été ouverte sur les allégations de torture à l’égard d’A. H. en dépit du fait que les autorités avaient des motifs raisonnables de croire que de tels actes avaient été commis, puisque le requérant avait saisi les différents centres de police et la CNIDH. Le Comité note aussi qu’A. H. s’est vu refuser par l’État partie la possibilité de porter plainte. Le Comité considère qu’un tel délai avant l’ouverture d’une enquête sur des allégations de torture est manifestement abusif. À cet égard, le Comité rappelle l’obligation qui incombe à l’État partie, au titre de l’article12 de la Convention, qu’il soit immédiatement procédé à une enquête impartiale ex officio chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. En l’espèce, le Comité constate donc une violation de l’article12 de la Convention en ce qui concerne A. H.

6.9N’ayant pas rempli cette obligation, l’État partie a également manqué à la responsabilité qui lui incombait, au titre de l’article13 de la Convention, de garantir à A. H. le droit de porter plainte, qui présuppose que les autorités apportent une réponse adéquate par le déclenchement d’une enquête prompte et impartiale. Le Comité conclut que l’article13 de la Convention a également été violé concernant A. H.

6.10Pour ce qui est des allégations du requérant au titre de l’article 14 de la Convention, le Comité rappelle que cette disposition reconnaît non seulement le droit d’être indemnisé équitablement et de manière adéquate, mais impose aussi aux États parties l’obligation de veiller à ce que la victime d’un acte de torture obtienne réparation. Le Comité rappelle que la réparation doit couvrir l’ensemble des dommages subis par la victime et englobe, entre autres mesures, la restitution, l’indemnisation, ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, en tenant toujours compte des circonstances de chaque affaire. En l’espèce, en l’absence d’enquête diligentée de manière prompte et impartiale, malgré l’existence de témoignages probants indiquant qu’A. H. a été victime d’actes de torture − restés impunis − le Comité conclut que l’État partie a également manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article14 de la Convention.

6.11En ce qui concerne les violations des articles12, 13 et 14 de la Convention à l’égard de B. N., le Comité note que la disparition forcée d’A. H., ainsi que les menaces et intimidations répétées envers B. N. ont été source de souffrances intenses et continues à l’égard de B. N. et que les autorités n’ont jamais donné suite à ses plaintes. Le Comité note qu’étant donné que les faits n’ont jamais été reconnus par l’État partie, aucun moyen de recours n’a été disponible pour B. N. En conséquence, l’État partie n’a pas ouvert d’enquête prompte, impartiale et effective ; B. N. n’a pas pu porter plainte et il a dès lors été privé de toute voie de recours afin d’obtenir une indemnisation. Le Comité note également que le requérant dénonce que l’implication de personnes proches du Gouvernement dans la disparition forcée d’A. H. aurait accentué la réticence de l’État partie à ouvrir une enquête et renforcé la crainte de B. N. à l’idée d’initier d’autres démarches au niveau national. Le Comité rappelle que, selon l’article14, le terme « victimes » s’entend des personnes qui, individuellement ou collectivement, ont subi un préjudice, notamment une atteinte à leur intégrité physique ou mentale, une souffrance morale, une perte matérielle ou une atteinte grave à leurs droits fondamentaux, en raison d’actes ou d’omissions constituant des violations de la Convention. Cette notion de victime englobe également la famille proche, comme le père d’A. H. Le Comité note que l’État partie n’a avancé aucun argument permettant de conclure que B. N. n’entre pas dans cette catégorie. Par ailleurs, le Comité considère que l’angoisse et les souffrances vécues par B. N., en raison du manque d’informations lui permettant de faire la lumière sur ce qui était arrivé à son fils, ont été exacerbées par la non‑reconnaissance de son statut de victime, ce qui a entraîné une nouvelle victimisation, incompatible avec les principes consacrés par la Convention. Le Comité considère qu’en l’espèce, le simple fait que le requérant n’a jamais pu agir en qualité de plaignant dans le cadre de la procédure d’enquête plus de quatre ans après les faits entraîne, en soi, une violation des articles 12, 13 et 14 de la Convention. Après une période aussi longue, la possibilité de jouer un rôle actif et efficace dans la procédure est réduite à un point tel que l’atteinte au droit en question devient irréversible, en violation du droit des victimes à connaître la vérité et à obtenir réparation.

7.Le Comité, agissant en vertu de l’article22 (par. 7) de la Convention, conclut que les faits dont il a été saisi font apparaître une violation des articles 2 (par.1), 11, 12, 13 et 14, lus conjointement avec l’article1er à l’égard d’A. H. et des articles12, 13 et 14, lus conjointement avec l’article16 à l’égard de B. N.

8.Dans la mesure où l’État partie n’a pas répondu aux demandes du Comité de soumettre des observations sur la présente plainte, refusant par là-même de coopérer avec le Comité et l’empêchant d’examiner effectivement les éléments de la plainte, le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, décide que les faits dont il est saisi constituent une violation par l’État partie de l’article 22 de la Convention.

9.Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite instamment l’État partie : a) à initier une enquête impartiale et exhaustive sur les circonstances de la disparition d’A. H. ; b) à poursuivre, juger et sanctionner les responsables des violations qui ont été commises ; c) à accorder une indemnisation et des moyens de réadaptation à A. H., s’il est toujours en vie, ainsi qu’au requérant, puisque B. N. est décédé ; et d) à informer le requérant, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises conformément aux constatations ci-dessus.