COMITÉ DES DROITS DE L’HOMMEQuatre-vingt-dixième session9-27 juillet 2007
CONSTATATIONS
Communication n o 1445/2006
Présentée par: |
Mme Libuse Polacková et M. Joseph Polacek (non représentés par un conseil) |
Au nom de: |
Les auteurs |
État partie: |
République tchèque |
Date de la communication: |
20 décembre 2005 (date de la lettre initiale) |
Références: |
Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 23 janvier 2006 (non publiée sous forme de document) |
Date de la présente décision: |
24 juillet 2007 |
Objet: discrimination fondée sur la nationalité, eu égard à la restitution de biens
Questions de procédure: autre instance internationale d’enquête, abus du droit de présenter une communication
Questions de fond: égalité devant la loi et égale protection de la loi
Article du Pacte: 26
Articles du Protocole facultatif: 3 et 5 (par. 2 a))
Le 24 juillet 2007, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci‑après en tant que constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, en ce qui concerne la communication no 1445/2006. Le texte figure en annexe au présent document.
[ANNEXE]
ANNEXE
CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L’ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES
Quatre ‑vingt ‑dixième session
concernant la
Communication n o 1445/2006 **
Présentée par: |
Mme Libuse Polacková et M. Joseph Polacek (non représentés par un conseil) |
Au nom de: |
Les auteurs |
État partie: |
République tchèque |
Date de la communication: |
20 décembre 2005 (date de la lettre initiale) |
Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 24 juillet 2007,
Ayant achevé l’examen de la communication no1445/2006 présentée par Mme Libuse Polacková et M. Joseph Polacek en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,
Adopte ce qui suit:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif
1.Les auteurs de la communication sont Mme Libuse Polacková et M. Joseph Polacek, tous deux ressortissants américains d’origine tchèque, nés en 1925. Ils prétendent être victimes de violations par la République tchèque des droits consacrés à l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils ne sont pas représentés par un conseil.
Exposé des faits
2.1En août 1968, les auteurs ont fui la Tchécoslovaquie. Ils ont vécu en France avant d’émigrer aux États‑Unis en 1970, où ils ont acquis la nationalité américaine et perdu par voie de conséquence leur nationalité tchèque, conformément à un traité bilatéral, le Traité relatif à la naturalisation de 1928. Entre‑temps, en Tchécoslovaquie, les auteurs ont été condamnés in absentia à une peine de prison pour avoir fui le pays, et leurs biens (un chalet et un lopin de terre) ont été confisqués par l’État. En 1975, ces biens ont été vendus à un membre important du Parti communiste.
2.2Le 23 avril 1990, la République fédérative tchèque et slovaque a adopté la loi no 119/1990 Coll., sur la réhabilitation judiciaire, qui a annulé toutes les condamnations prononcées par des tribunaux communistes pour des raisons politiques. En vertu de l’article 23 2) de cette loi, les personnes dont les biens avaient été confisqués pouvaient prétendre les recouvrer, sous réserve de remplir les conditions qui seraient indiquées dans une loi distincte relative à la restitution. Le 1er février 1991, la loi no 87/1991 sur la réhabilitation extrajudiciaire a été adoptée.
2.3En vertu de ladite loi, toute personne demandant une restitution de biens devait: être de nationalité tchèque ou slovaque; résider à titre permanent en République tchèque; et prouver que le propriétaire du bien en question l’avait acquis de manière illicite. Les intéressés devaient satisfaire aux deux premières conditions pendant la période au cours de laquelle les demandes de restitution pouvaient être présentées, à savoir entre le 1er avril et le 1er octobre 1991.
2.4Le 12 juillet 1994, un arrêt de la Cour constitutionnelle (no 164/1994) a annulé la condition relative à la résidence permanente et fixé un nouveau délai de six mois, commençant à courir le 1er novembre 1994, pour la présentation de demandes de restitution. La Cour suprême et la Cour constitutionnelle ont validé une interprétation de cet arrêt selon laquelle les personnes nouvellement autorisées à faire des réclamations étaient celles qui, au cours de la période initialement fixée (du 1er avril au 1er octobre 1991) remplissaient toutes les autres conditions, y compris celle relative à la nationalité, à l’exception de la condition concernant la résidence permanente.
2.5Les auteurs ont demandé qu’en application de cette nouvelle loi leurs anciens biens leur soient restitués. En 1991 et en 1995, ils ont prié le propriétaire de leur maison de la leur rendre volontairement. Face au refus de celui‑ci, ils ont engagé une action judiciaire contre lui, et saisi le tribunal de district, un tribunal régional et la Cour constitutionnelle. Le 23 mai 1996, le 19 septembre 1996 et le 10 septembre 1997, respectivement, les trois juridictions ont rejeté les demandes des auteurs au motif qu’ils n’étaient pas habilités en vertu de la loi, étant donné qu’ils n’étaient pas ressortissants de la République tchèque avant, ou au plus tard, le 1er octobre 1991, comme l’exigeait la loi no 87/1991.
2.6Aux alentours de 1997, les auteurs ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Le 10 juillet 2002, la CEDH a rejeté leur requête au motif que les faits de la cause ne relevaient pas du champ d’application de l’article premier du Protocole no 1 à la Convention européenne des droits de l’homme, et que l’article 14 de la Convention n’était pas une disposition autonome. La Cour concluait que la requête était irrecevable ratione materiae.
2.7Les auteurs soutiennent que des milliers de Tchèques qui ont obtenu la restitution de leurs biens avaient conservé leur nationalité tchèque après avoir émigré vers des pays qui n’appliquaient pas, contrairement aux États‑Unis, de règle en matière de double nationalité. Ils renvoient à la jurisprudence du Comité concernant la République tchèque et rappellent que le Comité a régulièrement conclu à des violations du Pacte dans des situations similaires à la leur.
Teneur de la plainte
3.Les auteurs soutiennent que le refus de restituer leurs biens au motif qu’ils n’étaient pas citoyens tchèques en 1991 constitue une violation de l’article 26 du Pacte.
Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond
4.1Le 8 juillet 2003, l’État partie a fait des observations sur la recevabilité et le fond de la communication. En ce qui concerne les faits, il fait valoir que, malgré le Traité de naturalisation, les personnes qui souhaitaient acquérir la nationalité tchèque (aux fins de la restitution de leurs biens) avaient la possibilité de le faire entre 1990 et la date limite fixée pour présenter une demande de restitution (le 1er octobre 1991). En fait, toutes les demandes en vue d’obtenir la nationalité présentées entre 1990 et 1992 ont été approuvées par le Ministre de l’intérieur. Rien n’indique que les auteurs aient présenté une telle demande.
4.2S’agissant de la recevabilité, l’État partie soutient que la communication est irrecevable pour abus du droit de présenter des requêtes, vu que ce n’est que huit ans et trois mois après la décision de la Cour constitutionnelle du 10 septembre 1997 que les auteurs ont soumis leur affaire au Comité. Même en tenant compte de la saisine de la CEDH, les auteurs ont tout de même attendu trois ans et cinq mois après la décision de cette juridiction, datée du 10 juillet 2002. Tout en reconnaissant qu’il n’y a pas expressément de durée maximale pour présenter des communications au Comité, l’État partie évoque le délai prévu par d’autres instances internationales, notamment le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale − six mois après l’épuisement des recours internes − pour démontrer que les auteurs avaient laissé passer un délai déraisonnable en l’espèce.
4.3Sur le fond, l’État partie renvoie aux observations qu’il a faites précédemment dans des affaires similaires examinées par le Comité, dans lesquelles il a souligné les circonstances politiques et les conditions juridiques qui avaient prévalu à l’élaboration et à l’adoption de la loi de restitution. Cette loi avait deux buts: atténuer, dans la mesure du possible, les injustices commises par l’ancien régime communiste et faciliter une réforme économique approfondie en vue d’introduire une économie de marché efficace. Les lois de restitution s’inscrivaient dans le cadre de la législation visant à transformer la société dans son ensemble. L’exigence de nationalité était destinée à garantir que les personnes concernées prendraient soin des biens restitués.
4.4.L’État partie invoque les arrêts de la Cour constitutionnelle, qui a confirmé la constitutionnalité de la loi de restitution, en particulier la condition préalable en matière de nationalité. Il soutient que c’est aux auteurs eux‑mêmes qu’incombe la responsabilité de la non‑restitution de leurs biens, puisqu’ils n’ont pas fait de demande de nationalité dans les délais impartis (voir le paragraphe 3.1). Par ailleurs, même si les auteurs avaient satisfait à la condition de nationalité, il n’est pas certain que leurs biens leur auraient été restitués, étant donné que le tribunal de district a rejeté leur requête au motif qu’ils n’étaient pas des personnes habilitées en vertu des lois de restitution. Sur la base de cette conclusion, le tribunal n’a pas examiné la question de savoir s’ils remplissaient les autres conditions de la loi de restitution.
Observations des auteurs
5.1Le 2 octobre 2006, les auteurs ont commenté les observations de l’État partie. Ils nient qu’ils avaient le droit d’acquérir la nationalité tchèque entre 1990 et 1991 aux fins de la restitution de leurs biens. En effet, l’article II, paragraphe 3 b) de la loi no 88/1990 du 28 mars 1990 dispose:
«La nationalité de l’État ne saurait être accordée dans les cas où cela serait en contradiction avec les obligations internationales souscrites par la Tchécoslovaquie.».
Selon les auteurs, il s’agit là d’une référence au traité de naturalisation entre les États‑Unis et l’ancienne Tchécoslovaquie.
5.2Les auteurs nient que le fait de présenter leur communication trois ans après la décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) constitue un abus du droit de soumettre de telles communications. Ils font valoir qu’ils ont engagé leur action avec diligence devant les juridictions internes, et que ce sont eux qui ont dû subir la lenteur de la procédure avant de pouvoir saisir la CEDH. Enfin, ils soulignent que la restitution de petites propriétés personnelles n’a rien à voir avec la réforme économique, et qu’aucun des biens en question n’a été acquis légalement et de bonne foi.
Délibérations du Comité
Examen de la recevabilité
6.1Avant d’examiner toute plainte contenue dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.
6.2Le Comité observe que le 10 juillet 2002, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré irrecevable une requête similaire déposée par les auteurs. Toutefois, le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la présente communication dans la mesure où la question n’est plus à l’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et où la République tchèque n’a pas émis de réserve au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.
6.3S’agissant de l’argument de l’État partie selon lequel la saisine du Comité constitue un abus du droit de soumettre une requête, conformément à l’article 3 du Protocole facultatif, le Comité observe que les auteurs ont poursuivi leur action devant les juridictions internes avec diligence jusqu’à la décision de la Cour constitutionnelle en 1997, après quoi ils ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Le Comité constate que celle-ci a adopté sa décision le 10 juillet 2002 et que les auteurs ont présenté leur communication au Comité le 20 décembre 2005. Une période de trois ans et cinq mois s’est donc écoulée avant que les auteurs ne saisissent le Comité. Le Comité observe que le Protocole facultatif ne fixe aucun délai pour soumettre des communications et qu’un simple retard dans la présentation ne saurait constituer en soi, hormis dans des circonstances exceptionnelles, un abus du droit de présenter une communication. Selon le Comité, ce retard ne saurait être considéré comme déraisonnable au point de constituer un abus du droit de présenter une requête, et la communication est donc recevable.
Examen au fond
7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication à la lumière de toutes les informations qui lui ont été transmises par les parties, comme le prévoit le paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.
7.2Le Comité doit déterminer si l’application de la loi no 87/1991 aux auteurs a constitué une violation de leur droit à l’égalité devant la loi et à l’égale protection de la loi, qui serait contraire à l’article 26 du Pacte.
7.3 Le Comité réaffirme sa jurisprudence selon laquelle les différences de traitement ne sauraient toutes être considérées comme discriminatoires au regard de l’article 26. Un traitement différent qui est compatible avec les dispositions du Pacte et fondé sur des motifs objectifs et raisonnables ne constitue pas une discrimination interdite au sens de l’article 26. Le critère de la nationalité étant un critère objectif, le Comité doit donc déterminer s’il a été appliqué de manière raisonnable aux auteurs eu égard aux circonstances de l’espèce.
7.4Le Comité rappelle les constatations qu’il a adoptées dans les affaires Simunek, Adam,Blazek et Des Fours Walderode, à savoir que l’article 26 du Pacte avait été violé: «les auteurs dans ce cas, comme bien d’autres personnes se trouvant dans une situation analogue, avaient quitté la Tchécoslovaquie à cause de leurs opinions politiques et cherché à échapper aux persécutions politiques dans d’autres pays, où ils avaient fini par s’installer définitivement et dont ils avaient obtenu la nationalité. Compte tenu du fait que l’État partie lui‑même est responsable [de leur] départ …, il serait incompatible avec le Pacte d’exiger [d’eux] … qu’ils obtiennent la nationalité tchèque pour pouvoir ensuite demander la restitution de [leurs] biens ou, à défaut, le versement d’une indemnité appropriée.». Le Comité rappelle en outre sa jurisprudence selon laquelle la condition de nationalité est déraisonnable eu égard aux circonstances.
7.5Le Comité considère que le précédent établi dans les cas susmentionnés s’applique également aux auteurs de la présente communication. Il observe que l’État partie a confirmé que le seul critère pris en considération par les juridictions internes pour rejeter la demande de restitution des auteurs a été qu’ils ne remplissaient pas le critère de nationalité. Le Comité en conclut que l’application aux auteurs de la loi no 87/1991, qui prévoit une condition de nationalité pour que des biens confisqués soient restitués, viole leurs droits au titre de l’article 26 du Pacte.
8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
9.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile, qui devrait être la restitution des biens ou, à défaut, une indemnisation. Le Comité engage à nouveau l’État partie à revoir sa législation de façon à garantir que toutes les personnes bénéficient à la fois de l’égalité devant la loi et de l’égale protection de la loi.
10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de quatre‑vingt‑dix jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]
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