NATIONS UNIES

CCPR

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr.

RESTREINTE *

CCPR/C/90/D/1328/2004

16 août 2007

Original: FRANÇAIS

COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME

Quatre-vingt-dixième session

9 – 27 juillet 2007

CONSTATATIONS

Communication no 1328/2004

Présentée par  : Messaouda CHERAITIA, épouse KIMOUCHE et Mokhtar KIMOUCHE (représentés par un conseil, Nassera Dutour)

Au nom de  : Mourad KIMOUCHE (fils des auteurs), Messaouda CHERAITIA, épouse KIMOUCHE, et Mokhtar KIMOUCHE

État partie  : Algérie

Date de la communication  : 7 octobre 2004 (date de la lettre initiale)

Références  : Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 25 novembre 2004 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption

des constatations  : 10 juillet 2007

Objet  : Disparition, détention au secret

Question de procédure  : Néant

Questions de fond  : Interdiction de la torture et des traitements et peines cruels, inhumains et dégradants ; droit à la liberté et à la sécurité de la personne; arrestation et détention arbitraires; respect de la dignité inhérente à la personne humaine; droit à la reconnaissance juridique de sa personnalité

Articles du Pacte  : 2, paragraphe 3; 7 ; 9 ; 16

Article du Protocole facultatif  : 5, paragraphe 2 b)

Le 10 juillet 2007, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte figurant en annexe en tant que constatations concernant la communication N o  1328/2004 au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L’ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES – quatre-vingt-dixième session -

concernant la

Communication No 1328/2004**

Présentée par  : Messaouda CHERAITIA, épouse KIMOUCHE et Mokhtar KIMOUCHE (représentés par un conseil, Nassera Dutour)

Au nom de  : Mourad KIMOUCHE (fils des auteurs), Messaouda CHERAITIA, épouse KIMOUCHE, et Mokhtar KIMOUCHE

État partie  : Algérie

Date de la communication  : 7 octobre 2004 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme , institué en vertu de l’article 28 du Pacte i n ternational relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 10 juillet 2007 ,

Ayant achevé l’examen de la communication N o 1328/2004, présentée au nom de Mourad KIMOUCHE (fils des auteurs), Messaouda CHERAITIA, épouse KIMOUCHE et Mokhtar KIMOUCHE (les auteurs) en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été commun i quées par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit :

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

Les auteurs de la communication, datée du 7 octobre 2004, sont Messaouda CHERAITIA, épouse KIMOUCHE et Mokhtar KIMOUCHE , agissant à leurs noms et au nom de leur fils Mourad KIMOUCHE, né le 21 décembre 1973, de nationalité algérienne. Les auteurs indiquent que leur fils est victime de violations par l’Algérie des articles 2, paragraphe 3 ; 7 ; 9 et 16 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le Pacte), et qu’ils sont eux-mêmes victimes de violations par l’Algérie des articles 2, paragraphe 3 ; et 7 du Pacte. Ils sont représentés par un conseil, Nassera Dutour, porte parole du Collectif des Familles de Disparu(e)s en Algérie . Le Pacte et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour l’État partie le 12 décembre 1989.

Le 11 juillet et le 23 août 2005, le conseil a demandé des mesures provisoires de protection dans le contexte de l'élaboration par l'État partie du projet de Charte pour la paix et la réconciliation nationale , qui a été soumis à référendum le 29 septembre 2005. De l'avis du conseil, en effet, le projet de loi risquait de causer un préjudice irréparable pour les victimes de disparition, mettant en danger les personnes qui sont toujours disparues; il risquait aussi de compromettre l'application pour les victimes d'un recours utile et de rendre sans effet les constatations du Comité des droits de l'homme. Le conseil a donc demandé que le Comité invite l'État partie à suspendre le référendum jusqu'à ce que le Comité ait rendu ses constatations dans trois affaires (dont l'affaire Kimouche ). La demande de mesures provisoires de protection a été transmise à l'État partie le 27 juillet 2005 pour observations ; aucune réponse n'a été reçue.

Le Rapporteur spécial pour les nouvelles communications et les mesures provisoires a prié l'État partie, en date du 23 septembre 2005, de ne pas invoquer contre des personnes qui ont soumis, ou qui soumettraient, des communications au Comité les dispositions de la loi affirmant « que nul, en Algérie ou à l'étranger, n'est habilité à utiliser ou à instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux Institutions de la République Algérienne Démocratique et Populaire, fragiliser l'Etat, nuire à l'honorabilité de tous ses agents qui l'ont dignement servie, ou ternir l'image de l'Algérie sur le plan international » et rejetant « toute allégation visant à faire endosser par l'Etat la responsabilité d'un phénomène délibéré de disparition. Il considère que les actes répréhensibles d'agents de l'Etat qui ont été sanctionnés par la Justice chaque fois qu'ils ont été établis, ne sauraient servir de prétexte pour jeter le discrédit sur l'ensemble des forces de l'ordre qui ont accompli leur devoir, avec l'appui des citoyens et au service de la Patrie. ».

Rappel des faits présentés par les auteurs

Les auteurs indiquent que le 16 mai 1996, de 5h30 à 14 h, les « forces combinées » (police, gendarmerie, armée) ont encerclé avec des hommes en uniforme et des véhicules officiels le grand quartier de « El Merdja » (situé à Baraki, banlieue Est d’Alger) et ont procédé à une vaste opération de ratissage au terme de laquelle une dizaine de personnes ont été arrêtées. Vers 8h00, des militaires de l’Armée Nationale Populaire, vêtus de l’uniforme des parachutistes, se sont présentés au domicile de la famille Kimouche. Ils ont arrêté Mourad Kimouche sans procéder à une perquisition, en précisant qu’il était arrêté pour les besoins d’une enquête. Les militaires ont emmené Mourad Kimouche avec trois jeunes arrêtés auparavant : Mohamed Grioua, Djamel Chihoub et Fouad Boufertella.

Les militaires ont menotté les prisonniers deux par deux, et à 11h les ont emmené en véhicule de fonction vers le Collège d’Enseignement Moyen (« CEM ») Ibn Taymia, situé à l’entrée du quartier de Baraki et qui avait été réquisitionné comme centre de commandement. L’ensemble des personnes arrêtées ce jour-là ont été amenées au CEM Ibn Taymia où les forces combinées ont procédé à des vérifications d’identité. Certaines personnes ont été relâchées immédiatement, d’autres amenées à la gendarmerie de Baraki, à la caserne militaire de Baraki ou au commissariat de police des Eucalyptus, dans un quartier proche de Baraki.

Dès 11h ce jour-là, les auteurs ont entamé des recherches. Mme Kimouche avait reconnu le commandant BETKA de la caserne militaire de Baraki comme faisant partie des gradés dirigeant l’opération. Les auteurs se sont rendus ainsi à la caserne de Baraki, et ont été reçus dans un bureau où se trouvaient des papiers d’identité correspondant à des personnes arrêtées le matin même. Les militaires leur ont affirmé que leur fils n’était pas dans la caserne. Lors de leur deuxième visite à la caserne à 14h, un militaire leur a affirmé, après avoir reçu une description complète de la tenue vestimentaire de son fils, qu’il faisait bien partie des personnes amenées le matin même, et qu’il avait été transféré avec d’autres personnes à la prison de Châteauneuf.

Le jour même, Fouad Boufertella a été relâché vers 19h00, blessé à l’œil et au pied. Il a témoigné qu’il avait été libéré de la caserne de Baraki et a affirmé que le fils des auteurs ainsi que les autres personnes arrêtées avec lui (Mohamed Grioua et Djamel Chihoub), étaient détenus avec lui. Il a témoigné que ces prisonniers, ainsi que lui-même, ont été torturées tour à tour, pendant dix minutes. Il a raconté avoir vu Djamel Chihoub torturé à l’électricité, et a entendu leurs tortionnaires déclarer qu’ils réservaient les tortures à Mohamed Grioua pour la nuit.

Environ quinze jours après l’enlèvement de son fils, Mme Kimouche a appris par des policiers que son fils était emprisonné à Châteauneuf, fait non démenti par le commandant Betka devant les questions des auteurs. Mme Kimouche a essayé de voir son fils à Chateauneuf, sans succès. D’après les informations recueillies, Mourad aurait été détenu dans la prison de Chateauneuf pendant environ 22 jours. Deux mois et demi après l’enlèvement, l’oncle de Mme Kimouche, Amar Mezanar, a affirmé avoir aperçu le fils des auteurs au Tribunal d’El Harrach où il aurait été présenté au juge, fait démenti le lendemain par un juge d’instruction devant les questions de M. Kimouche. Ce même juge d’instruction a demandé à M. Kimouche de lui adresser un courrier avec les détails de la disparition de son fils. Ce courrier a ensuite été adressé à la Cour d’Appel d’Alger, où le juge d’instruction a fait savoir que selon les informations reçues du Commissariat Central, Mourad Kimouche n’était ni recherché, ni accusé de terrorisme.

Trois mois plus tard, les auteurs ont appris par l’un de leur parent que Mourad Kimouche avait été transféré à la prison d’El Harrach, prison où ce parent l’avait vu. Six mois plus tard, M. Merabet, un voisin des auteurs, a reconnu Mourad Kimouche et Djamel Chihoub dans la prison de Ben Aknoun (appartenant à la sûreté militaire), alors qu’il recherchait son propre fils disparu six mois après Mourad Kimouche. Selon de nouvelles informations de source confidentielle, Mourad aurait de nouveau été transféré de la prison de Ben Aknoun au centre de détention de Benni Messous (appartenant à la sûreté militaire). Quelques années plus tard, un colonel de l’armée dont l’identité n’est pas dévoilée aurait identifié Mourad Kimouche d’après sa photo d’identité et affirmé aux auteurs qu’il était détenu à Reggane depuis deux ou trois ans.

Depuis le 16 mai 1996, les auteurs ne cessent d’entreprendre des démarches pour retrouver leur fils. Ils ont déposé plusieurs plaintes, dont la première le 18 juin 1996, adressée au procureur du Tribunal d’El Harrach, et ils ont été convoqués à plusieurs reprises par les autorités. Le 23 juin 1996, M. Kimouche a écrit au procureur du Tribunal de Bir Mourad Rais, et a déposé une autre plainte le 24 août 1997 auprès du Tribunal militaire de Blida, transmise au tribunal d’El Harrach compétent. Le juge d’instruction du Tribunal d’El Harrach, saisi du dossier, a rendu une ordonnance de non lieu le 30 mai 1999 (affaires 166/99 et 60/99), qui a fait l’objet d’une procédure en appel le 30 juin 1999 engagée par le procureur d’El Harrach vers le Procureur général près la Cour d’Alger, au motif que l’instruction du juge d’instruction était insuffisante. La Cour d’Appel d’Alger s’est prononcée le 13 juillet 1999 et a confirmé l’ordonnance de non lieu rendue par le juge d’instruction d’El Harrach (affaires 687/99 et 732/99), malgré les réquisitions du parquet général d’Alger en faveur du bien fondé de l’appel. M. Kimouche a ensuite formé un pourvoi en cassation le 8 août 1999 (pourvoi 1305, affaire 687/99). Malgré un rapport du Procureur général près la Cour d’Alger en faveur du bien fondé du pourvoi, le 25 juillet 2000 la chambre correctionnelle de la Cour Suprême d’Alger (arrêt 247023) a confirmé la décision des juges du fond et entériné l’ordonnance de non lieu. Enfin, une nouvelle ordonnance de non lieu a été rendue le 3 août 2004 par le juge d’instruction près le Tribunal d’El Harrach, (affaires 103/00 et 43/00).

Sur la disponibilité des recours internes, les auteurs rappellent la jurisprudence du Comité selon laquelle seuls les recours efficaces, utiles et disponibles doivent être épuisés et que, dans le cas d’espèce, du fait de la violation des droits fondamentaux du fils des auteurs, seuls les recours judiciaires sont à épuiser. En l’espèce, les auteurs ont exercé de multiples recours judiciaires, jusqu’à la Cour suprême, qui ont abouti sur des décisions de non-lieu alors même que les circonstances de la disparition de Mourad Kimouche sont attestées par plusieurs témoins, qui n’ont jamais été entendus. Les plaintes étaient de plus déposées contre des personnes identifiées (comme le capitaine Betka), mais transformées par les magistrats en plainte contre X. Le conseil rappelle que le Comité a estimé qu’un Etat partie a le « devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l'homme, en particulier lorsqu'il s'agit de disparitions forcées et d'atteintes au droit à la vie, et d'engager des poursuites pénales contre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. Cette obligation s'applique à fortiori dans les cas où les auteurs de violations ont été identifiés. »

Sur la question des recours administratifs, l’exposé des démarches démontre l’absence de volonté de l’Etat partie d’aider les familles dans leurs recherches, ainsi que les incohérences qui se révèlent souvent dans le traitement du dossier des disparus par les différentes autorités émanant de l’Etat. Plusieurs lettres (10 août 1996, 23 octobre 1996, et 4 juin 2000) ont été adressées à l’Observatoire national des droits de l’homme. Ce dernier a répondu à chaque courrier mais sans apporter de réponses quant au lieu de détention ou au sort de Mourad Kimouche, indiquant seulement qu’il n’était pas recherché par les services de sécurité, ni suspecté dans aucune affaire en cours, et ne faisait pas l’objet d’un mandat d’arrêt.

Les auteurs signalent que l’affaire a été soumise au Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées ou involontaires. Enfin, le conseil souligne que le cas du fils des auteurs n’est pas unique en Algérie. Plus de 7,000 familles sont à la recherche de parents disparus pour la plupart dans les locaux de la police, la gendarmerie et l’armée algérienne. Aucune enquête sérieuse n’a été menée pour condamner les auteurs de ces disparitions. A ce jour, la plupart des auteurs connus et reconnus par des témoins ou des familles jouissent de l’impunité totale, et tous les recours administratifs et judiciaires ont été vains.

Teneur de la plainte

Les auteurs font valoir que les faits tels que présentés font apparaître des violations de l’article 2, paragraphe 3, et de l’article 7 pour les auteurs et le fils des auteurs, et des articles 2, paragraphe 3 ; 9 et 16 du Pacte pour le fils des auteurs.

Quant aux allégations relatives à l’article 7, s’agissant de Mourad Kimouche, le fait d’être soumis à une disparition forcée peut être qualifié de traitement inhumain ou dégradant à l’égard de la victime. S’agissant des auteurs, la disparition de leur fils constitue une épreuve paralysante et douloureuse, dans la mesure où ils ignorent tout du sort de leur fils sans que les autorités n’aient cherché à soulager cette souffrance en menant des enquêtes effectives. Le Comité a reconnu que la disparition d’un proche constitue pour la famille une violation de l’article 7 du Pacte.

Quant à l’article 9, le fils des auteurs a été arrêté le 16 mai 1996 et a été transféré à la caserne de Baraki, puis à la prison, mais aucune autorité n’a reconnu sa détention. Il n’existe aucune trace officielle de sa localisation ou de son sort, et il est donc détenu arbitrairement au mépris de la protection et des garanties énoncées à l’article 9. La jurisprudence du Comité retient que toute détention non reconnue d’un individu constitue une violation de l’article 9 du Pacte. Dans les circonstances, la violation de l’article 9 est suffisamment grave et caractérisée pour que les autorités aient à en répondre.

Quant à l’article 16, il consacre le droit de toute personne à être reconnue comme le titulaire de droits et d’obligations. La disparition forcée est par essence une négation de ce droit dans la mesure où le refus de la part des auteurs de la disparition de révéler le sort réservé au disparu, ou l’endroit où il se trouve, ou encore d’admettre qu’il soit privé de liberté le soustrait à la protection de la loi. De plus, dans ses observations finales sur le deuxième rapport périodique de l’Etat partie, le Comité a reconnu que les disparitions forcées pouvaient mettre en cause le droit garanti à l’article 16 du Pacte . Depuis le 16 mai 1996 Mourad Kimouche est victime d’une détention non reconnue au mépris de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique et de sa condition d’individu titulaire de droits protégés.

Quant à l’article 2, paragraphe 3, du Pacte, Mourad Kimouche est victime d’une disparition forcée, et de ce fait privé du droit d’exercer un recours utile contre sa détention arbitraire. Les auteurs ont effectués tous les recours disponibles pour retrouver leur fils. Le Comité a estimé qu’un Etat partie a le « devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l'homme, en particulier lorsqu'il s'agit de disparitions forcées et d'atteintes au droit à la vie, et d'engager des poursuites pénales contre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. Cette obligation s'applique à fortiori dans les cas où les auteurs de violations ont été identifiés. » Aucune de ces mesures n’a été adoptée par les autorités, en violation de l’article 2, paragraphe 3, du Pacte.

Les auteurs demandent au Comité de constater que l’Etat partie a violé les articles 2, paragraphe 3, 7, 9 et 16, de prier l’Etat partie d’ordonner des enquêtes indépendantes en urgence en vue de retrouver le fils des auteurs, et de déférer les auteurs de la disparition forcée devant les autorités civiles compétentes pour faire l’objet de poursuites, et d’offrir une réparation adéquate.

Observations de l’État partie

Le 28 août 2005, l’État partie informe que les recherches effectuées par le greffe près la Cour suprême n’ont pas permis de localiser le dossier Kimouche. En conséquence, l’Etat partie demande de plus amples indications, notamment le numéro de l’accusé de réception du dépôt du dossier au niveau de la Cour suprême. Compte tenu du nombre important des cas en instance, des précisions aideraient à faire la lumière sur le cas transmis.

Le 9 janvier 2006, l’Etat partie indique que l’affaire relative à la disparition de Mourad Kimouche a débuté par une plainte déposée en avril 1999 par M. Kimouche, pour enlèvement de son fils perpétré, selon ses déclarations, en mai 1996. La brigade de gendarmerie, saisie de cette plainte, a entendu M. Kimouche sur procès-verbal, adressé au procureur de la République d’El Harrach. Ce dernier a requis l’ouverture d’une information judiciaire contre X, par réquisitoire introductif du 12 avril 1999, du chef d’enlèvement, fait prévu et réprimé par l’article 291 du Code pénal. Un juge d’instruction du Tribunal d’El Harrach a été saisi de l’affaire. Après plusieurs mois d’investigations qui sont demeurées infructueuses, le juge d’instruction a ordonné un non lieu en l’état, ce qui signifie que l’information judiciaire peut être réouverte à tout moment dès l’apparition d’un quelconque élément nouveau. Cette ordonnance a été frappée d’appel devant la chambre d’accusation de la Cour d’Alger qui a confirmé la décision du juge d’instruction. L’arrêt rendu par la Chambre d’accusation a fait l’objet d’un pourvoi en cassation devant la cour suprême qui a rejeté ce pourvoi. Cette affaire n’est pas définitivement close dans la mesure où l’ordonnance du juge d’instruction concerne un non lieu en l’état, avec les conséquences juridiques citées.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’Etat partie

5. Le 24 février 2006, le conseil relève que l’Etat partie ne fait que retracer la procédure judiciaire, et ne répond pas sur le fond, que ce soit pour dénier ou pour reconnaître sa responsabilité dans la disparition forcée du fils des auteurs. La jurisprudence du Comité fait peser sur l’Etat partie la charge de fournir des éléments afin de contredire les allégations de l’auteur d’une communication : le déni explicite ou implicite ne saurait profiter à l’Etat partie . Sur le plan procédural, l’Etat partie semble suggérer que la procédure serait toujours en cours, mais le conseil soutient que tous les recours effectifs en l’espèce ont été épuisés : les auteurs ont été jusqu’au pourvoi en cassation, alors même que ces recours se sont avérés inefficaces et inutiles. Le fait qu’une possibilité de réouverture existe, « dès l’apparition d’un fait nouveau », ne change rien au fait que la condition posée par l’article 5, paragraphe 2 b) du Protocole facultatif ait été respectée.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

Le Comité note que la même question n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, comme l’exige le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

Sur la question de l’épuisement des recours internes, le Comité note que l’Etat partie indique que l’affaire n’est pas définitivement close dans la mesure où l’information judiciaire peut être rouverte à tout moment dès l’apparition d’un quelconque élément nouveau. Sur ce point, le Comité relève que les auteurs affirment que l’ordonnance de non lieu a été confirmée par la Cour Suprême d’Alger le 25 juillet 2000, et que depuis cette date une autre ordonnance de non lieu a été rendue. Il considère également que l’application des recours internes a été excessivement longue pour les autres plaintes présentées à répétition et avec insistance par les auteurs depuis 1996. Il estime donc que les auteurs ont satisfait aux exigences du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

En ce qui concerne la question des plaintes portées au titre des articles 7 et 9 du Pacte, le Comité relève que les auteurs ont présenté des allégations précises sur la disparition de leur fils et sur les mauvais traitements qu’il aurait subi. L’État partie n’a pas répondu à ces allégations. Le Comité considère en l’espèce que les éléments présentés par les auteurs sont suffisants pour étayer les plaintes portées en vertu des articles 7 et 9, aux fins de la recevabilité. Pour ce qui est du grief de violation de l’article 2, paragraphe 3, le Comité considère que cette allégation est également suffisamment fondée aux fins de la recevabilité.

Concernant les griefs au titre de l’article 16, le Comité considère que la question de savoir si et dans quelles circonstances une disparition forcée peut revenir au refus de reconnaissance de la personnalité juridique de la victime de tels actes, est étroitement liée aux faits de ce cas. Par conséquent, il conclut que de tels griefs sont traités de manière plus appropriée au stade de l’examen sur le fond des communications.

Le Comité conclut que la communication est recevable au titre du paragraphe 3 de l’article 2, et des articles 7, 9 et 16 du Pacte, et procède à leur examen sur le fond.

Examen au fond

Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication à la lumière de toutes les informations soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

Le Comité rappelle la définition des « disparitions forcées » figurant au paragraphe 2 i) de l'article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale : par « disparitions forcées », on entend les cas où des personnes sont arrêtées, détenues ou enlevées par un État ou une organisation politique ou avec l'autorisation, l'appui ou l'assentiment de cet État ou de cette organisation, qui refuse ensuite d'admettre que ces personnes sont privées de liberté ou de révéler le sort qui leur est réservé ou l'endroit où elles se trouvent, dans l'intention de les soustraire à la protection de la loi pendant une période prolongée. Tout acte conduisant à une disparition de ce type constitue une violation d'un grand nombre de droits consacrés dans le Pacte, notamment le droit à la liberté et à la sécurité de la personne (art. 9), le droit de ne pas être soumis à la torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (art. 7) et le droit de toute personne privée de liberté d'être traitée avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à la personne (art. 10). Il viole également le droit à la vie ou représente une grave menace pour ce droit (art. 6) . Dans le cas présent, les auteurs ont invoqué les articles 7, 9 et 16.

En ce qui concerne le grief de disparition avancé par les auteurs, le Comité relève que les auteurs et l'État partie ont donné des versions différentes des faits. Les auteurs affirment que leur fils a été arrêté le 16 mai 1996 par des agents de l’Etat, selon ces agents pour les besoins d’une enquête, et qu’il a disparu depuis cette date. D'après l'Observatoire national des droits de l'homme, le fils des auteurs n’est pas recherché par les services de sécurité, ni l’objet d’un mandat d’arrêt. Il note que l'État partie indique que le juge d’instruction a été saisi du chef d’enlèvement et, après investigations, n’ayant pas abouti à l’identification de l’auteur de l’enlèvement présumé, il a rendu une ordonnance de non-lieu, confirmée sur pourvoi.

Le Comité réaffirme que la charge de la preuve ne peut pas incomber uniquement à l'auteur d'une communication, d'autant plus que l'auteur et l'État partie n'ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l'État partie dispose des renseignements nécessaires. Il ressort implicitement du paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif que l'État partie est tenu d'enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu'il détient. Dans les cas où l'auteur a communiqué à l'État partie des allégations corroborées par des témoignages sérieux et où tout éclaircissement supplémentaire dépend de renseignements que l'État partie est seul à détenir, le Comité estime ces allégations suffisamment fondées si l'État partie ne les réfute pas en apportant des preuves et des explications satisfaisantes. Dans la présente affaire, le Comité a reçu des témoignages d’individus qui ont assisté à l’arrestation du fils des auteurs par des agents de l’Etat partie. Le conseil a informé le Comité qu’une des personnes arrêtées en même temps que le fils des auteurs, en détention avec lui puis remis en liberté, a témoigné au sujet de leur détention et du traitement qu'ils ont subi.

Pour ce qui est du grief de violation de l'article 9, les informations disponibles montrent que le fils des auteurs a été emmené par des agents de l'État venus le chercher chez lui. L'État partie n'a pas répondu aux allégations des auteurs qui affirment que l'arrestation et la détention de leur fils ont été arbitraires ou illégales et qu'il n'est pas réapparu depuis le 16 mai 1996. Dans ces circonstances, il convient d'accorder toute l'attention qu'elles méritent aux informations fournies par les auteurs. Le Comité rappelle que la détention au secret en soi peut constituer une violation de l'article 9 et prend note de l'allégation des auteurs qui affirment que leur fils a été arrêté et détenu au secret à partir du 16 mai 1996, sans avoir la possibilité de voir un avocat ni de contester la légalité de sa détention. En l'absence d'explications suffisantes de l'État partie sur ce point, le Comité conclut à une violation de l'article 9.

En ce qui concerne le grief de violation de l'article 7, le Comité reconnaît la souffrance que représente une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéterminée. Il rappelle son observation générale 20 (44) relative à l'article 7 dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions interdisant la détention au secret. Dans ces circonstances, le Comité conclut que la disparition de Mourad Kimouche, l'empêchant de communiquer avec sa famille et avec le monde extérieur, constitue une violation de l'article 7 . De plus, les circonstances entourant la disparition du fils des auteurs et le témoignage attestant qu'il a été torturé, donnent fortement à penser qu'il a été soumis à un tel traitement. Le Comité n'a reçu de l'État partie aucun élément permettant de lever cette présomption ou de la contredire. Le Comité conclut que le traitement auquel a été soumis le fils des auteurs constitue une violation de l'article 7 .

Le Comité relève aussi l'angoisse et la détresse que la disparition de leur fils a causées aux auteurs ainsi que l'incertitude dans laquelle ils continuent d'être au sujet de son sort. Il est donc d'avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l'article 7 du Pacte à l'égard des auteurs eux-mêmes .

En ce qui concerne le grief de violation de l’article 16, la question se pose si, et dans quelles circonstances, une disparition forcée peut revenir à refuser de reconnaître la personnalité juridique de la victime. Le Comité observe que l’enlèvement intentionnel d’une personne de la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance d’une personne devant la loi si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition et, en même temps, si les efforts de ses proches d’avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice (paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte) sont systématiquement empêchés. Dans de telles situations, les personnes disparues sont, dans les faits, privées de leur capacité d’exercer leurs droits garanties par la loi, notamment tous leurs autres droits garantis par le Pacte, et d’accéder à un quelconque recours possible en conséquence directe du comportement de l’État qui doit être interprété comme le refus de la reconnaissance de la personnalité juridique de telles victimes. Le Comité prend note que, selon l’article 1, alinéa 2, de la Déclaration sur la protection de toutes personnes contre les disparitions forcées, la disparition forcée constitue une violation des règles du droit international, notamment celles qui garantissent à chacun le droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique. De plus, il rappelle que le paragraphe 2 i) de l'article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale reconnaît que « l'intention de soustraire [les personnes] à la protection de la loi pendant une période prolongée » est un élément essentiel de la définition des disparitions forcées. Enfin, l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées mentionne que la disparition forcée soustrait la personne concernée à la protection de la loi.

7.9 Dans le cas présent, les auteurs indiquent que leur fils a été arrêté en compagnie d’autres personnes par des membres de l’Armée Nationale Populaire le 16 mai 1996. Après un contrôle d’identité, il aurait été emmené à la caserne militaire de Baraki. Aucune nouvelle n’a été reçue de lui depuis ce jour. Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté ces faits, ni mené une enquête sur le sort de l’auteur. Il considère que quand une personne est arrêtée par les autorités, qu’aucune nouvelle n’est ensuite reçue sur son sort et qu’aucune enquête n’est menée, ce manquement de la part des autorités revient à soustraire la personne disparue à la protection de la loi. Par conséquent, le Comité conclut que les faits dont il est saisi dans la présente communication font apparaître une violation de l’article 16 du Pacte.

7.10 Les auteurs ont invoqué le paragraphe 3 de l'article 2 du Pacte qui fait aux États parties obligation de garantir à tous les individus des recours accessibles, utiles et exécutoires pour faire valoir ces droits. Le Comité attache de l'importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits en droit interne. Il rappelle son observation générale 31 (80) , qui indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d'enquête sur des violations présumées pourraient en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l'espèce, les renseignements dont le Comité dispose montrent que ni les auteurs ni leur fils n'ont eu accès à un recours utile et le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l'article 2 du Pacte, lu conjointement avec l’article 7, l’article 9 et l’article 16 pour le fils des auteurs ; et une violation du paragraphe 3 de l’article du Pacte, lu conjointement avec l’article 7 du Pacte pour les auteurs eux-mêmes.

Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l'État partie de l’article 7, l’article 9 et l’article 16 du Pacte, et du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 7, 9 et 16 à l’égard du fils des auteurs, et de l'article 7 et du paragraphe 3 de l'article 2, lu conjointement avec l’article 7, à l'égard des auteurs eux-mêmes.

Conformément au paragraphe 3 de l'article 2 du Pacte, l'État partie est tenu d'assurer aux auteurs un recours utile, consistant notamment à mener une enquête approfondie et diligente sur la disparition et le sort de leur fils, à remettre celui-ci immédiatement en liberté s'il est encore en vie, à informer comme il convient sur les résultats de ses enquêtes et d’assurer que les auteurs et la famille obtiennent une réparation appropriée, y compris sous forme d’indemnisation. Bien que le Pacte ne prévoit pas le droit pour un particulier de demander qu'un Etat poursuive pénalement une autre personne, le Comité estime néanmoins que l'État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l'homme, en particulier lorsqu'il s'agit de disparitions forcées et d'atteintes au droit à la vie, mais aussi d'engager des poursuites pénales contre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. L'État partie est donc également tenu d'engager des poursuites pénales contre les personnes tenues responsables de ces violations, de les juger et de les punir. L'État partie est d'autre part tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l'avenir. Le Comité rappelle en outre la demande du Rapporteur spécial pour les nouvelles communications et les mesures provisoires, en date du 23 septembre 2005 (voir par. 1.3) et réitère que l'État partie ne devrait pas invoquer les dispositions de la loi de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale , contre des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou ont soumis, ou qui soumettraient, des communications au Comité.

Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en français (version originale), en espagnol et en anglais. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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