CERD

Convention internationale

sur l’élimination

de toutes les formes

de discrimination raciale

Distr.RESTREINTE*

CERD/C/67/D/30/200322 août 2005

FRANÇAISOriginal: ANGLAIS

COMITÉ POUR L’ÉLIMINATION DELA DISCRIMINATION RACIALESoixante-septième session2-19 août 2005

OPINION

Communication n o  30/2003

Présentée par:

La communauté juive d’Oslo, la communauté juive de Trondheim, Rolf Kirchner, Julius Paltiel, le Centre antiraciste norvégien et Nadeem Butt (représentés par un conseil, M. Frode Elgesem)

Au nom de:

Les requérants

État partie:

Norvège

Date de la communication:

17 juin 2003

Date de la présente décision:

15 août 2005

[ANNEXE]

ANNEXE

OPINION DU COMITÉ POUR L’ÉLIMINATION DE LA DISCRIMINATION RACIALE EN APPLICATION DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE

DISCRIMINATION RACIALE

− Soixante-septième session −

concernant la

Communication n o  30/2003

Présentée par:

La communauté juive d’Oslo, la communauté juive de Trondheim, Rolf Kirchner, Julius Paltiel, le Centre antiraciste norvégien et Nadeem Butt (représentés par un conseil, M. Frode Elgesem)

Au nom de:

Les requérants

État partie:

Norvège

Date de la communication:

17 juin 2003

Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, créé en application de l’article 8 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,

Réuni le 15 août 2005,

Adopte ce qui suit:

Opinion

1.Les auteurs de la communication, datée du 17 juin 2003, sont M. Rolf Kirchner, né le 12 juillet 1946, dirigeant de la communauté juive d’Oslo, M. Julius Paltiel, né le 4 juillet 1924, dirigeant de la communauté juive de Trondheim, et M. Nadeem Butt, né le 16 juin 1969, dirigeant du Centre antiraciste norvégien. Ils se disent victimes de violations par la Norvège des articles 4 et 6 de la Convention, et sont représentés par un conseil.

Rappel des faits présentés

2.1Le 19 août 2000, un groupe répondant au nom de «Bootboys» a pris part à un défilé qu’il avait organisé en mémoire du dirigeant nazi Rudolf Hess à Askim, près d’Oslo. Environ 38 personnes ont participé à ce défilé qui a parcouru 500 mètres dans le centre d’Askim pendant cinq minutes. Les participants portaient des uniformes «semi-militaires», et un nombre important d’entre eux auraient déjà fait l’objet de condamnations pénales. Beaucoup des participants avaient le visage caché. Le défilé était mené par M. Terje Sjolie qui, en arrivant à la place centrale de la ville, a prononcé un discours dans lequel il a déclaré:

«Nous sommes réunis ici pour rendre hommage à notre grand héros, Rudolf Hess, pour ses courageux efforts pour sauver l’Allemagne et l’Europe du bolchevisme et de la juiverie pendant la Seconde Guerre mondiale. En ce moment même, plus de 15 000 communistes et pro-Juifs sont rassemblés à Youngsroget pour manifester contre la liberté d’expression et la race blanche. Chaque jour des immigrants volent, violent et tuent des Norvégiens, chaque jour notre peuple et notre pays sont dévalisés et détruits par les Juifs qui s’emparent de nos richesses et introduisent à la place des pensées immorales et étrangères à la Norvège. On nous a interdit trois fois de manifester à Oslo, alors que les communistes n’ont même pas eu besoin de demander l’autorisation. Est-ce là la liberté de parole? Est-ce là la démocratie? []

Notre cher Führer Adolf Hitler et Rudolf Hess ont été emprisonnés pour leurs convictions, nous n’oublierons pas leurs principes et leurs efforts héroïques: au contraire, nous suivrons leurs traces et nous combattrons pour ce en quoi nous croyons, une Norvège construite sur le national ‑socialisme [.

2.2Après son discours, M. Sjolie a demandé une minute de silence en l’honneur de Rudolf Hess. Puis les participants, entraînés par M. Sjolie, ont à plusieurs reprises fait le salut nazi et crié «Sieg Heil» avant de quitter les lieux.

2.3Selon les auteurs, ce défilé semble avoir eu pour conséquences immédiates qu’une section des Bootboys s’est créée dans la ville voisine, à Kristiansand, et que, pendant les 12 mois qui ont suivi, la ville a été «en proie» à ce que les auteurs décrivent comme des incidents violents dirigés contre les Noirs et contre les opposants politiques. Ils ajoutent que, dans la région d’Oslo, le défilé semble avoir donné confiance aux Bootboys et qu’il y a eu un regain d’activité «nazie». Plusieurs incidents violents ont eu lieu, y compris le meurtre d’un garçon de 15 ans, Benjamin Hermansen, fils d’un Ghanéen et d’une Norvégienne, qui a été poignardé le 26 janvier 2001. Trois membres des Bootboys ont été inculpés et condamnés pour cet acte. L’un d’entre eux a été condamné pour meurtre avec circonstances aggravantes, en raison de la motivation raciste de l’agression; selon les auteurs, il avait participé au défilé du 19 août 2000, de même qu’une des autres personnes condamnées dans cette affaire.

2.4Les auteurs affirment que les Bootboys sont connus en Norvège pour leur goût de la violence, et ils citent 21 cas concrets de menaces de violence et d’actes de violence dont les Bootboys se seraient rendus coupables entre février 1998 et février 2002. M. Sjolie lui‑même exécute actuellement une peine de prison pour tentative de meurtre, à la suite d’un incident dans lequel il a tiré sur un autre membre du groupe.

2.5Quelques témoins du défilé commémoratif ont porté plainte à la police. Le 23 février 2001, le Procureur d’Oslo a inculpé M. Sjolie de violation de l’article 135a du Code pénal norvégien, qui interdit de menacer, d’insulter ou de soumettre à la haine, à la persécution ou au mépris toute personne ou tout groupe de personnes en raison de sa foi, de sa race, de sa couleur ou de son origine nationale ou ethnique. Le délit est puni d’une amende ou d’un emprisonnement de deux ans au maximum.

2.6Le 16 mars 2001, M. Sjolie a été acquitté par le tribunal municipal de Halden. Le ministère public a fait appel du jugement devant la cour d’appel de Borgarting, qui a reconnu M. Sjolie coupable d’une violation de l’article 135a, à cause de ce qu’il avait dit des Juifs dans son discours. La cour d’appel a jugé qu’il fallait interpréter le discours au minimum comme acceptant l’extermination des Juifs, ce qui constituait une violation de l’article 135a.

2.7M. Sjolie s’est pourvu devant la Cour suprême qui, le 17 décembre 2002, par une majorité de 11 à 6, a cassé l’arrêt de la cour d’appel, jugeant que, si l’on punissait l’approbation du nazisme, il faudrait en conséquence interdire les organisations nazies ce qui, selon elle, irait trop loin et serait incompatible avec la liberté d’expression. La majorité de la Cour a aussi considéré que les déclarations incriminées n’étaient que de la rhétorique nazie et ne faisaient qu’exprimer un appui à l’idéologie nationale‑socialiste: elles ne constituaient pas une approbation des persécutions et de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. La majorité de la Cour a considéré qu’aucun élément ne reliait particulièrement Rudolf Hess à l’extermination des Juifs, elle a relevé que de nombreux nazis niaient la réalité de l’holocauste et que les idées de M. Sjolie sur ce point particulier n’étaient pas connues. Elle a considéré que, si le discours contenait bien des remarques dénigrantes et offensantes, aucune menace réelle n’avait été proférée, pas plus qu’il n’avait été donné l’instruction d’exécuter des actes particuliers. Les auteurs notent que la majorité de la Cour a considéré que l’article 4 de la Convention n’entraînait pas l’obligation d’interdire la diffusion d’idées de supériorité raciale, contrairement à la position du Comité exposée dans sa Recommandation générale no 15.

2.8Les auteurs affirment que la décision fera jurisprudence pour les affaires portant sur l’article 135a du Code pénal, et qu’il ne sera plus possible désormais de réprimer la propagande et les comportements nazis du type de ceux qui se sont produits pendant le défilé du 19 août 2000. Après l’arrêt de la Cour suprême, le Procureur général a déclaré que, compte tenu de la décision de la Cour, la Norvège allait servir de refuge pour les manifestations nazies, celles‑ci étant interdites dans les pays voisins.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs se disent victimes de violations par l’État partie des articles 4 et 6 de la Convention. Ils affirment que l’arrêt rendu par la Cour suprême le 17 décembre 2002 les a privés de protection contre la diffusion d’idées de discrimination et de haine raciales et contre l’incitation à des actes de cette nature, lors de la manifestation du 19 août 2000, et qu’ils ne disposaient pas des voies de recours qu’exigeait la Convention en la matière.

Qualité de victimes

3.2Les auteurs font valoir qu’ils sont victimes des violations précitées parce que, de manière générale, la loi norvégienne ne les protége pas adéquatement contre la diffusion de la propagande antisémite et raciste et contre les incitations à la discrimination, à la haine et à la violence raciales. Tout en admettant que le Comité n’a pas eu jusqu’ici l’occasion d’examiner la notion de «victime» dans ce contexte, ils soutiennent que le Comité devrait suivre le point de vue adopté et par le Comité des droits de l’homme de l’ONU et par la Cour européenne des droits de l’homme. Selon eux, la disposition concernant la qualité de «victime» est rédigée en termes équivalents dans les trois Conventions, et le Comité des droits de l’homme et la Cour européenne des droits de l’homme ont tous deux reconnu que l’existence même de certaines lois internes peut avoir des conséquences directes sur les droits d’une personne, de manière à faire de celle‑ci une victime de violations. Les auteurs renvoient à cet égard aux décisions du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Toonen c. Australie et dans l’affaire Ballantyne et consorts c. Canada, ainsi qu’à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Dudgeon c. Royaume ‑Uni. Dans l’affaire Toonen, le Comité des droits de l’homme a estimé que l’auteur pouvait se prétendre victime d’une violation de son droit au respect de la vie privée en raison de l’existence d’une loi provinciale qui punissait les relations sexuelles entre hommes adultes consentants, alors même que l’auteur n’avait pas fait l’objet de poursuites. La Cour européenne, dans l’affaire Dudgeon, a abouti à une conclusion analogue. De même, dans l’affaire Ballantyne, qui mettait en cause l’interdiction d’utiliser l’anglais au Québec dans la publicité dans les espaces publics extérieurs, le Comité des droits de l’homme a conclu que l’auteur pouvait se dire victime, même s’il n’avait pas été poursuivi en application de la loi pertinente. Selon les auteurs, ces affaires démontrent que peuvent être considérés comme des «victimes» au sens des conventions tous les membres d’un groupe donné, puisque l’existence même d’un régime légal particulier peut avoir des conséquences directes sur les droits des victimes individuelles à l’intérieur du groupe. Dans la présente affaire, les auteurs affirment que, comme tous les autres Juifs, immigrants ou autres personnes courant un risque imminent d’être soumis à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales, ils peuvent prétendre à la qualité de victimes de violations des articles 4 et 6 de la Convention.

3.3Les auteurs soutiennent qu’ils ont la qualité de victimes bien qu’il n’y ait eu aucun affrontement direct avec les participants lors du défilé. À cet égard, il faut rappeler que la Convention vise non seulement la propagation des idées racistes en soi, mais aussi ses effets (par. 1 de l’article premier). De plus, il est rare que des opinions racistes soient communiquées directement aux personnes de la race concernée − elles sont généralement diffusées auprès de personnes déjà acquises à ces idées. Si l’on n’interprétait pas l’article 4 dans ce contexte, on lui ôterait tout effet.

3.4Les auteurs citent également des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme reconnaissant le droit des victimes potentielles de porter plainte contre des violations alléguées des droits de l’homme. Dans l’affaire Campbell et Cosans c. Royaume ‑Uni, la Cour a jugé qu’un écolier pouvait prétendre à la qualité de victime d’une violation de l’article 3 de la Convention en raison de l’existence du châtiment corporel en tant que mesure disciplinaire dans l’école qu’il fréquentait, même si lui‑même n’y avait jamais été soumis. Le risque général d’être soumis à ce traitement suffisait à fonder sa prétention. Les auteurs font valoir que l’existence de groupes nazis violents en Norvège, et l’état du droit norvégien après l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire Sjolie, entraînent pour eux un risque réel et imminent d’être exposés aux effets de la diffusion d’idées de supériorité raciale et d’incitation à la haine et à la violence raciales sans qu’ils en soient protégés ou qu’ils disposent d’un recours à cet égard comme l’exigent les articles 4 et 6 de la Convention.

3.5Les auteurs disent encore que, de toute façon, ils ont déjà été personnellement touchés par les violations alléguées. Le défilé et le discours en cause ont eu des conséquences préjudiciables graves pour M. Paltiel, rescapé d’un camp de concentration pendant la guerre, qui avait auparavant reçu des menaces de mort à cause de ses activités d’enseignement. Il en va de même de M. Kirchner, dont la famille a aussi profondément souffert de la persécution des Juifs pendant la guerre. En outre, les organisations requérantes sont directement touchées, puisque, disent‑elles, elles ne pourront plus compter sur la protection de la loi dans leurs activités. Elles font valoir que la décision de la Cour suprême transfère aux organisations privées la tâche de se protéger contre les effets de la propagande raciste, et crée de nouvelles responsabilités pour ceux qui sont les cibles de la discrimination raciale.

Épuisement des voies de recours internes

3.6Les auteurs disent qu’il n’y a pas de recours internes à épuiser. La décision de la Cour suprême est définitive et non susceptible de recours.

Le fond

3.7En ce qui concerne le fond de la requête, les auteurs renvoient au paragraphe 3 de la Recommandation générale no 15 du Comité, qui demande aux États parties de punir quatre catégories de délits: la diffusion d’idées fondées sur la supériorité ou la haine raciales, l’incitation à la haine raciale, les actes de violence dirigés contre toute race et l’incitation à des actes de cette nature. Les auteurs considèrent que la décision de la Cour suprême est incompatible à cet égard avec la Recommandation générale du Comité relative à l’article 4.

3.8Les auteurs notent que, dans ses conclusions récentes sur le quinzième rapport périodique de la Norvège, le Comité a noté que l’interdiction de la diffusion de la haine raciale est compatible avec le droit à la liberté d’expression; c’est aussi ce que dit l’article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les auteurs invoquent le paragraphe 6 de la Recommandation générale no 15 aux termes duquel les organisations qui poussent ou incitent à la discrimination doivent être interdites, et disent que le Comité a relevé avec préoccupation par le passé que l’État partie ne s’était pas conformé à ces obligations. Ils soutiennent qu’il est tout à fait acceptable pour un État partie de protéger une société démocratique contre la propagande antidémocratique. Ils disent en particulier que la conclusion de la Cour suprême selon laquelle l’article 4 de la Convention ne fait pas obligation aux États parties de punir la diffusion des idées de supériorité raciale est dépourvue de base, eu égard à la position claire prise par le Comité à cet égard.

3.9Les auteurs affirment que la Cour suprême a sous‑estimé le danger de ce qu’elle a qualifié de «rhétorique nazie», et que l’article 4 a pour objet de combattre le racisme à la racine. Comme l’a souligné la minorité de la Cour suprême, le discours de M. Sjolie acceptait et encourageait les attaques violentes contre les Juifs et rendait hommage aux efforts faits pour les exterminer pendant la Seconde Guerre mondiale. En particulier, le passage où il est dit que le groupe suivrait les traces des nazis et combattrait pour défendre ses convictions devait être compris comme une acceptation des actes de violence contre les Juifs et une incitation à de tels actes. L’utilisation du salut nazi montrait clairement que la réunion n’était pas pacifique et, compte tenu des actes de violence commis par les Bootboys dans le passé, le défilé de commémoration était inquiétant et l’incitation à la violence manifeste.

3.10Les auteurs déclarent que, à la lumière de la décision rendue par la Cour suprême, l’article 135a du Code pénal ne saurait être accepté en tant que norme de protection contre le racisme. Ils font donc valoir que l’État partie a violé l’article 4 de la Convention et, par conséquent, l’article 6, puisque le droit, tel que l’a dit la Cour suprême, implique nécessairement qu’aucune réparation ne peut être demandée, par exemple sous forme d’indemnisation.

Observations de l’État partie

4.1Par une note en date du 3 octobre 2003, l’État partie conteste la recevabilité de la communication et demande que le Comité examine la question de la recevabilité indépendamment de celle du fond.

4.2L’État partie soutient que la communication des auteurs relève de l’actio popularis, et vise à ce que le Comité examine et évalue la relation entre l’article 135a du Code pénal, tel que la Cour suprême l’a appliqué, et l’article 4 de la Convention. L’État partie considère que c’est dans le cadre de la procédure de présentation des rapports que le Comité peut le mieux examiner des questions de caractère aussi général et note que le Comité a d’ailleurs récemment abordé cette question lorsqu’il a examiné le seizième rapport de l’État partie: il a constaté alors avec préoccupation que l’interprétation stricte de l’article 135a du Code pénal pouvait ne pas couvrir tous les aspects de l’article 4 a) de la Convention, et invité l’État partie à réviser cette disposition et à fournir des renseignements sur ce point dans son rapport périodique suivant. L’État partie dit préparer actuellement un livre blanc sur les modifications qu’il propose d’apporter à l’article 100 de la Constitution, qui garantit la liberté d’expression, et au champ d’application de l’article 135a du Code pénal. Il assure le Comité que ses conclusions seront un élément de poids dans l’examen des modifications proposées à ces dispositions.

4.3L’État partie affirme que ni les communautés juives d’Oslo et de Trondheim ni le Centre antiraciste ne peuvent être considérés comme des «groupes de personnes» au sens du paragraphe 1 de l’article 14. Les communautés juives sont des congrégations religieuses comptant de nombreux membres. Le Centre antiraciste est une organisation non gouvernementale qui s’attache à promouvoir les droits de l’homme et l’égalité des chances, et qui mène des recherches sur le racisme et la discrimination raciale. L’État partie soutient que, bien que la jurisprudence du Comité n’en dise rien, il faut entendre par «groupe de personnes» un groupe dont chaque membre peut se dire victime de la violation alléguée. Ce qui est important, ce n’est pas le groupe en soi, mais les individus qui le constituent. Ce sont les individus, et non le groupe, qui ont la qualité de victime.

4.4En ce qui concerne les auteurs individuels de la communication, MM. Kirchner, Paltiel et Butt, l’État partie prétend qu’ils n’ont pas épuisé les recours internes. Il renvoie à la décision du Comité dans l’affaire POEM et FASM c. Danemark, dans laquelle le Comité avait noté que les requérants n’avaient été plaignants dans aucune procédure interne et avait considéré que «le critère essentiel» de la recevabilité était que les recours internes aient été épuisés «par les requérants eux‑mêmes». L’État partie relève qu’aucun des requérants individuels dans la présente affaire n’a été partie à la procédure interne qui a abouti à l’arrêt de la Cour suprême, et que la seule plainte qui ait été présentée à la police à propos de l’incident émanait d’un politicien local, de la ville d’Askim. Il ajoute que les requérants n’ont pas porté plainte auprès des autorités internes, ni fait de demande de protection.

4.5L’État partie conteste que les auteurs soient des «victimes» au sens du paragraphe 1 de l’article 14. Dans deux cas seulement, le Comité a apparemment constaté que l’article 4 ouvre un droit individuel susceptible d’être invoqué dans le cadre d’une communication en vertu de l’article 14 de la Convention. Dans ces deux cas, les propos racistes avaient été adressés spécifiquement aux requérants et avaient eu des effets préjudiciables sur les droits qu’ils tiraient de l’article 5. En revanche, dans la présente affaire, aucun des requérants n’était présent lorsque les remarques ont été faites pendant le défilé commémoratif. Ils n’ont pas été personnellement la cible de ces remarques, et ils n’ont pas non plus précisé comment les droits qu’ils tirent de l’article 5 auraient, le cas échéant, été atteints par les observations de M. Sjolie. En conséquence, l’État partie soutient que les auteurs ne sont pas des victimes au sens du paragraphe 1 de l’article 14.

Commentaires des requérants

5.1Dans leurs réponses aux observations de l’État partie, datées du 2 décembre 2003, les auteurs soutiennent que la communication a réellement un caractère individuel; ils ajoutent que, quoi qu’il en soit, la question de l’insuffisance de la protection contre les propos racistes prévue à l’article 4 est régulièrement abordée dans le dialogue du Comité et de l’État partie depuis un certain temps, et que les préoccupations exprimées par le Comité dans ses conclusions n’ont eu que peu d’effet sur l’État partie.

5.2Les auteurs répètent que les communautés juives et le Centre antiraciste doivent être considérés comme des «groupes de personnes» au sens de l’article 14 de la Convention et qu’ils ont qualité pour présenter des communications au Comité. Ils notent que rien dans le libellé de l’article 14 n’appuie l’interprétation selon laquelle tous les membres du groupe doivent pouvoir invoquer indépendamment la qualité de victime. Si l’on appliquait une interprétation aussi stricte que celle‑là, l’expression «groupe de personnes» perdrait toute signification distincte. Ils opposent le libellé du paragraphe 1 de l’article 14 avec la disposition correspondante du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui dispose que seuls les particuliers peuvent soumettre des communications à l’examen du Comité des droits de l’homme. Ils soutiennent que l’expression «groupe de personnes», quelle que soit par ailleurs l’étendue de sa définition, s’applique de toute évidence à des entités qui organisent des individus en vue d’un objectif spécifique commun, par exemple les congrégations et les associations.

5.3À propos de l’obligation d’épuiser les recours internes, les auteurs font valoir que, compte tenu de l’arrêt de la Cour suprême, toute action qu’ils engageraient en Norvège serait vouée à l’échec. Ils invoquent une décision de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle l’obligation d’épuiser les recours internes ne s’applique pas dans les cas où, en raison d’une interprétation de la loi émanant des autorités judiciaires locales et faisant autorité, une action engagée par les requérants n’aurait aucune perspective de succès. Ils font valoir que le Comité devrait adopter la même attitude au sujet de l’article 14 de la Convention. Ainsi, même si les auteurs n’avaient pas épuisé les recours internes, la Cour suprême les en a dispensés en rendant une décision définitive contenant une interprétation de la loi pertinente qui fait autorité.

5.4Au sujet de l’observation de l’État partie selon laquelle ils ne sont pas des «victimes» au sens de l’article 14, les requérants déclarent que l’article 4 garantit aux personnes et aux groupes de personnes le droit d’être protégés contre les propos haineux. Le fait de ne pas offrir une protection adéquate contre ce type de propos constitue en soi une violation des droits individuels de ceux qui sont directement touchés par la carence de l’État. Ils redisent que, de même qu’un individu peut avoir la qualité de victime potentielle s’il est formellement obligé de désobéir à la loi pour jouir de ses droits, de même cette qualité découle du fait que le droit interne ou la jurisprudence des tribunaux empêche l’individu de jouir des droits que lui reconnaît la Convention. Ils ajoutent que, en l’espèce, les auteurs individuels sont des personnalités publiques et des dirigeants de communautés juives et donc des victimes potentielles de violations de la Convention. M. Paltiel a reçu, dans le passé, des menaces de mort émanant de groupes néonazis. Cependant, la raison d’être de l’article 4 est de combattre le racisme à sa racine: il existe un lien de causalité entre les propos haineux du type de ceux qu’a tenus M. Sjolie et les actes graves de violence raciste. Des personnes comme M. Paltiel sont gravement touchées par le manque de protection contre les propos haineux. Les auteurs soutiennent qu’ils font tous partie de groupes de victimes potentielles évidentes des propos haineux contre lesquels la loi norvégienne n’offre pas de protection. Il existe selon eux une forte probabilité pour qu’ils subissent les effets préjudiciables de la violation de l’article 4 de la Convention.

5.5Dans une nouvelle communication datée du 20 février 2004, les requérants appellent l’attention du Comité sur le troisième rapport de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) consacré à la Norvège, daté du 27 juin 2003. Dans ce rapport, l’ECRI a déclaré que la législation norvégienne ne fournissait pas aux individus une protection adéquate contre les propos racistes, eu égard en particulier à l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire Sjolie. L’ECRI a recommandé à la Norvège de renforcer la protection contre l’expression du racisme au moyen d’une réforme des dispositions pertinentes de sa Constitution et de son droit pénal.

Demande d’éclaircissements adressée à l’État partie par le Comité

6.1À sa soixante‑quatrième session, le Comité a chargé le secrétariat de demander à l’État partie des éclaircissements sur la question de savoir si, selon la législation norvégienne, il aurait été possible pour l’un quelconque des requérants de demander à se porter partie au procès pénal intenté à la suite des remarques faites par M. Sjolie à l’occasion du défilé des «Bootboys» et, dans l’affirmative, de préciser si une intervention des requérants en tant que tiers aurait eu quelque chance de succès. Cette demande d’éclaircissements a été adressée à l’État partie le 3 mars 2004; elle a aussi été transmise aux requérants pour information.

6.2Par une lettre datée du 19 juin 2004, les requérants ont affirmé qu’ils n’avaient aucune possibilité de participer au procès pénal intenté dans le cadre du défilé des «Bootboys», ajoutant qu’ils n’avaient pas non plus subi de perte pécuniaire qui aurait pu justifier le dépôt d’une plainte au civil.

6.3Dans sa communication datée du 19 août 2004, l’État partie a fait savoir que les requérants n’avaient pas la faculté d’intenter un procès pénal privé ni de se joindre aux poursuites publiques contre M. Sjolie pour des infractions présumées à l’article 135a. Selon lui, cependant, l’absence d’une telle possibilité n’a aucune incidence sur la question de savoir si les requérants avaient épuisé les recours internes et il déclare que l’on ne peut distinguer la présente affaire de la décision prise par le Comité dans l’affaire POEM et FASM c. Danemark, mentionnée au paragraphe 4.3 ci‑dessus, dans laquelle le Comité a conclu que la communication en cause était irrecevable car aucun des requérants n’avait été plaignant dans les procédures internes. L’État partie affirme qu’il n’y a pas de différence significative entre le droit procédural pénal norvégien et le droit procédural pénal danois concernant la possibilité d’engager un procès pénal privé ou de se joindre à des poursuites publiques pour des propos racistes. Dans l’affaire danoise, comme dans la présente affaire, la communication était irrecevable parce que les requérants n’avaient pris aucune mesure procédurale pour obtenir la condamnation de l’auteur présumé de l’infraction. Dans l’affaire danoise, comme dans la présente affaire, les requérants n’avaient pas porté plainte à la police. Aucun des requérants n’avait pris de mesure pour attaquer les déclarations de M. Sjolie avant la présentation de leur communication au Comité, près de trois ans après les faits. L’État partie affirme qu’il n’y a aucune raison de distinguer la présente affaire de la décision prise antérieurement par le Comité dans l’affaire danoise.

6.4L’État partie affirme en outre que les requérants individuels, et a fortiori les communautés juives, auraient pu engager des poursuites contre M. Sjolie pour diffamation criminelle, moyen ouvert aux personnes qui s’estiment visées par des propos dénigrants ou diffamatoires en vertu des articles 246 et 247 du Code pénal. S’ils l’avaient fait, les requérants auraient pu joindre leur action en diffamation criminelle au procès pénal déjà engagé contre M. Sjolie et avoir ainsi une influence sur les débats. Si les articles 246 et 247 ne visent pas expressément la discrimination, ils sont applicables aux propos racistes. Dans la décision qu’il a prise en l’affaire Sadic c. Danemark,le Comité a noté que la notion de «voie de recours effective» au sens de l’article 6 de la Convention «ne se limite pas aux procédures pénales fondées sur des dispositions qui punissent spécifiquement, expressément et exclusivement les actes de discrimination raciale». Elle s’étend à «une incrimination générale des propos diffamatoires qui est applicable aux propos racistes». Le Comité a déclaré dans la même décision que «le fait d’avoir de simples doutes sur l’efficacité des recours internes au civil ne dispense pas un plaignant de les engager».

6.5Enfin, l’État partie pense que, si le Comité devait déclarer la communication recevable et l’examiner au fond, il devrait avoir à l’esprit que le Gouvernement propose d’importantes consolidations de la protection offerte par l’article 135a et qu’un livre blanc a été présenté au Parlement sur d’éventuelles modifications de l’article 100 de la Constitution norvégienne. Il est encore trop tôt pour donner des informations sur les résultats de la procédure législative, et l’État partie fournira de plus amples renseignements à ce sujet dans son prochain rapport périodique au Comité.

6.6Dans leur réponse datée du 22 août 2004, les requérants déclarent que l’affaire danoise mentionnée par l’État partie doit être distinguée de leur propre affaire, car les poursuites pénales dans cette affaire ont été abandonnées par la police sans qu’aucune mesure n’ait été prise par les auteurs pour engager des poursuites au civil ou au pénal contre l’auteur présumé de l’infraction. Dans la présente affaire, la Cour suprême a jugé que les propos de M. Sjolie étaient protégés par le droit constitutionnel à la liberté d’expression; en conséquence, toute action engagée par les auteurs serait vaine. Ils affirment en outre que l’applicabilité du droit de la diffamation aux propos racistes est un point non résolu en droit norvégien et que c’est précisément pour cette raison que les lois réprimant la diffamation ne sont pas invoquées dans les affaires de propos racistes. Ils déclarent qu’il leur aurait été impossible de joindre des poursuites en diffamation aux poursuites pénales instituées par les autorités; à leur connaissance, ceci n’est jamais arrivé auparavant.

Décision concernant la recevabilité

7.1À ses soixante‑cinquième et soixante‑sixième sessions, le Comité a examiné si la communication était recevable.

7.2Le Comité a relevé que, dans ses observations, l’État partie affirmait que les auteurs n’avaient pas épuisé les recours internes car aucun d’eux ne s’était plaint aux autorités de la conduite de M. Sjolie et renvoyait à la décision du Comité dans l’affaire POEM and FASM . Toutefois, dans cette dernière, comme les auteurs le faisaient remarquer, des poursuites avaient été engagées au pénal puis abandonnées par la police sans qu’aucune mesure n’ait été prise par les auteurs en vue d’obtenir la réouverture de la procédure. Dans la présente affaire, la plus haute juridiction norvégienne avait rendu un arrêt qui faisait autorité acquittant une personne accusée d’avoir tenu des propos racistes. Dans l’affaire POEM and FASM, les auteurs auraient pu prendre l’initiative de contester la décision de la police d’arrêter les poursuites, mais ils ne l’avaient pas fait. Dans la présente affaire, les auteurs n’avaient pas la possibilité de modifier le cours de la procédure pénale. Par ailleurs, M. Sjolie avait maintenant été acquitté et ne pouvait être rejugé. Le Comité a relevé en outre que l’État partie avait confirmé, en réponse à la question qu’il lui avait posée à sa soixante‑quatrième session, que les auteurs n’auraient pu demander à se porter parties au procès pénal intenté contre M. Sjolie. L’État partie affirmait que les auteurs auraient pu engager des poursuites en diffamation contre M. Sjolie, mais les auteurs faisaient valoir que l’application du droit de la diffamation aux propos racistes était un point non résolu en droit norvégien, et le Comité n’était pas en mesure de conclure qu’une telle procédure constituait un recours interne utile et effectif. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité a estimé qu’il n’y avait pas de recours internes effectifs à épuiser et que rien ne s’opposait donc à la recevabilité de ce point de vue.

7.3Les auteurs se disaient «victimes» de violations des articles 4 et 6 de la Convention parce que, de manière générale, la loi norvégienne ne les protégeait pas contre la diffusion de propagande antisémite et raciste. Ils affirmaient aussi être «victimes» du fait de leur appartenance à un groupe particulier de victimes potentielles, comme tous les autres Juifs ou immigrants, ils couraient un risque imminent d’être soumis à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales. Ils renvoyaient en particulier, pour étayer leur argument, à la jurisprudence d’autres organes internationaux s’occupant des droits de l’homme. Ils invoquaient la décision rendue par le Comité des droits de l’homme dans l’affaire Toonen c. Australie, dans laquelle celui‑ci avait considéré que l’existence même d’un certain régime légal touchait directement l’auteur dans ses droits d’une manière qui donnait lieu à une violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les auteurs citaient aussi la décision de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Open Door and Dublin Well Women c. Irlande, dans laquelle la Cour avait estimé que certains auteurs avaient la qualité de «victimes» parce qu’ils appartenaient à une catégorie de personnes qui pourraient, dans l’avenir, être exposées aux effets préjudiciables des actes dénoncés. De même, dans la présente affaire, les auteurs déclaraient que, à la suite de la décision de la Cour suprême, ils risquaient d’être exposés aux effets de la diffusion d’idées de supériorité raciale et d’incitation à la haine raciale, sans bénéficier d’une protection adéquate. Ils faisaient également valoir que cette décision contribuait à créer une atmosphère dans laquelle des actes de racisme, y compris des actes de violence, allaient plus probablement se produire et, à cet égard, ils évoquaient des incidents spécifiques de violence et d’autres activités «nazies». Le Comité a souscrit aux observations des auteurs; il ne voyait aucune raison de ne pas adopter, en ce qui concerne la notion de «victime», un point de vue analogue à celui qui avait été retenu dans les décisions susmentionnées. Il a considéré que, dans les circonstances de l’espèce, les auteurs avaient établi qu’ils faisaient partie d’une catégorie de victimes potentielles.

7.4De l’avis du Comité, le fait que trois des auteurs étaient des organisations ne posait aucun problème pour ce qui était de la recevabilité. Comme il a été relevé, l’article 14 de la Convention mentionne expressément la compétence du Comité pour recevoir des communications émanant de «groupes de personnes». Selon le Comité, interpréter cette disposition de la manière dont l’État partie le suggérait, à savoir en exigeant que chaque membre du groupe soit individuellement victime d’une violation présumée, reviendrait à ôter son sens à l’expression «groupes de personnes». Le Comité n’avait jamais à ce jour interprété cette expression de façon aussi stricte. Il a estimé que, compte tenu de la nature de leurs activités et des catégories de personnes qu’elles représentent, les organisations requérantes avaient elles aussi la qualité de «victimes» au sens de l’article 14.

7.5Le 9 mars 2005, le Comité a donc déclaré la communication recevable.

Observations de l’État partie sur le fond

8.1Par une note datée du 9 juin 2005, l’État partie affirme qu’il n’y a pas eu violation des articles 4 ou 6 de la Convention. Il estime que, sans déroger aux dispositions de la Convention, l’article 135a du Code pénal doit être interprété compte dûment tenu du droit à la liberté d’expression. L’obligation qui incombe à l’État partie d’ériger en infraction pénale certains propos et certaines déclarations doit être mise en balance avec le droit à la liberté d’expression, protégé par d’autres instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. En l’espèce, la Cour suprême de la Norvège a soigneusement évalué l’affaire après avoir entendu les parties, y compris les arguments relatifs aux prescriptions des instruments internationaux pertinents. Elle a estimé que la mise en balance appropriée des droits visés amènerait à conclure qu’il n’y avait pas en l’espèce de violation de l’article 135a du Code pénal et que cette conclusion était compatible avec les obligations souscrites par l’État partie en vertu de la Convention, compte dûment tenu de la clause de sauvegarde figurant à l’article 4 de la Convention.

8.2L’État partie estime que les États doivent jouir d’une marge d’appréciation pour trouver un équilibre entre les différents droits au niveau national et qu’en l’espèce cette marge d’appréciation n’a pas été dépassée. La majorité de la Cour suprême a estimé que l’article 135a s’appliquait aux remarques franchement insultantes, y compris aux propos qui constituent une incitation ou un encouragement à des violations de l’intégrité et à ceux qui portent manifestement atteinte à la dignité humaine d’un groupe donné. La majorité a considéré que ces remarques devaient être interprétées en fonction du contexte dans lequel elles étaient faites et de la façon dont elles risquaient d’être perçues par un simple particulier. L’État partie estime que le Comité devrait tenir dûment compte de l’interprétation que la Cour suprême a faite de ces remarques étant donné qu’elle a examiné toute l’affaire de façon approfondie.

8.3L’État partie considère que la Recommandation générale no 15 du Comité devrait être interprétée comme reconnaissant que l’application de l’article 4 exige que l’on trouve un équilibre entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la protection contre la discrimination raciale.

8.4L’État partie note la décision du Comité selon laquelle les auteurs font partie d’une «catégorie de victimes potentielles»; à cet égard, l’État partie appelle l’attention sur les changements apportés récemment au droit norvégien pour renforcer la protection de la loi contre la diffusion d’idées racistes. Il fait valoir que, suite aux modifications apportées récemment à l’article 100 de la Constitution et à l’article 135a du Code pénal, les auteurs ne peuvent plus être considérés comme des «victimes potentielles» de la discrimination raciale interdite par la Convention; toute violation éventuelle de la Convention ne pourrait porter que sur la période antérieure à l’adoption de ces amendements.

8.5Une version entièrement révisée de l’article 100 de la Constitution est entrée en vigueur le 30 septembre 2004; ce nouveau texte élargit le pouvoir du Parlement d’adopter des lois contre les propos racistes, en conformité avec les obligations souscrites par l’État partie en vertu des conventions internationales. Le Parlement a depuis usé de ce nouveau pouvoir pour modifier l’article 135a du Code pénal de telle sorte que les remarques racistes puissent donner lieu à des poursuites même si elles ne sont pas diffusées publiquement. Les déclarations racistes faites par imprudence sont à présent aussi proscrites − l’intention délibérée n’a plus besoin d’être prouvée. La peine maximale a été portée de deux à trois ans d’emprisonnement. Toutefois, les tribunaux doivent dans chaque affaire mettre en balance l’article 135a du Code pénal et la liberté d’expression. Selon l’État partie, ces amendements récents démentent l’affirmation des auteurs selon laquelle la décision rendue dans l’affaire Sjolie ferait jurisprudence et qu’il serait plus difficile d’engager des poursuites pour diffusion d’idées de discrimination et de haine raciales. L’État partie fait mention en outre de l’adoption d’une nouvelle loi sur la discrimination qui incorpore les dispositions de la Convention, et prévoit les peines applicables dans les cas graves d’incitation ou de participation à la discrimination, complétant ainsi les nouvelles dispositions de l’article 135a. Le Gouvernement est également en train d’instituer la fonction, nouvelle, d’ombudsman contre la discrimination, lequel aura pour mandat de suivre l’application et de veiller au respect de ces nouvelles dispositions.

8.6L’État partie estime que compte tenu des modifications susmentionnées apportées à sa législation et à leurs conséquences pour les auteurs, en leur qualité de «victimes potentielles» le Comité devrait reconsidérer sa décision concernant la recevabilité, en application du paragraphe 6 de l’article 94 de son règlement intérieur, au moins dans la mesure où la communication soulève des questions concernant les effets juridiques généraux de l’arrêt de la Cour suprême.

8.7Enfin, l’État partie relève que les auteurs n’ont pas indiqué en quoi les propos de M. Sjolie les avaient empêchés de jouir de l’un quelconque des droits protégés par l’article 5 de la Convention.

Commentaires de l’auteur concernant les observations de l’État partie sur le fond

9.1Dans leurs commentaires sur les observations de l’État partie datés du 4 juillet 2005, les auteurs invoquent leurs observations précédentes dans lesquelles ils abordaient certains points concernant le fond. Ils insistent sur le fait qu’il demeure incontesté que seules trois des quatre catégories pertinentes de discrimination raciale visées à l’article 4 de la Convention constituent des infractions pénales au regard de la législation norvégienne actuelle; la diffusion d’idées fondées sur la supériorité ou la haine raciales peut donc rester impunie, ce qui est contraire à l’article 4 et à la Recommandation générale no 15.

9.2En ce qui concerne la demande de l’État partie tendant à ce que le Comité revienne sur la question de la recevabilité de la plainte, les auteurs considèrent que le Comité doit examiner et évaluer la communication sur la base des faits au moment où ils se sont produits et non en fonction de la législation adoptée ultérieurement. En tout état de cause, la nouvelle législation ne répond pas à la préoccupation principale des auteurs à savoir que la loi ne réprime pas toutes les catégories pertinentes de délit visées dans la Convention; les auteurs demeurent donc des victimes potentielles.

9.3S’agissant de la clause de sauvegarde figurant à l’article 4, les auteurs maintiennent que le fait de sanctionner les quatre catégories de délit qui y sont envisagées est tout à fait compatible avec le principe international de la liberté d’expression. À leur avis, le Comité doit donner sa propre interprétation des déclarations incriminées au lieu de s’en remettre à celle de la Cour suprême de la Norvège. Pour qualifier le discours qu’ils dénoncent, les auteurs font observer que Hess était bien connu comme adjoint et confident d’Hitler, ayant joué un rôle dans l’élaboration des lois de Nuremberg. Ils maintiennent que, comme l’a estimé la minorité de la Cour suprême, quiconque ayant des notions de base sur Hitler et le national socialisme aurait interprété le discours de M. Sjolie comme une acceptation et une approbation de la violence massive dont les Juifs ont fait l’objet à l’époque nazie.

9.4Les auteurs renvoient à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et du Comité des droits de l’homme selon lesquels les propos racistes et haineux ne peuvent guère être protégés en vertu du droit à la liberté d’expression énoncé dans les instruments dont ils sont chargés de surveiller l’application. Pour les auteurs, la clause de sauvegarde figurant à l’article 4 a pour objet de protéger le rôle des médias dans la diffusion d’informations sur des questions d’importance publique, à condition que ce ne soit pas pour prôner la haine raciale. L’État partie, disent‑ils, accorde aux propos haineux un niveau de protection supérieur aux normes établies en la matière dans la jurisprudence internationale. Ils ajoutent que la décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Sjolie a déjà un effet considérable en créant un précédent, en dépit de l’entrée en vigueur de la nouvelle législation. Ils joignent le texte d’une décision de la police d’Oslo datée du 31 mai 2005 relative à l’abandon des poursuites contre le dirigeant d’une organisation néonazie, qui avait déclaré notamment que les Juifs avaient tué de millions des membres de «son peuple», que les Juifs devaient être «purifiés» et qu’ils n’étaient pas des «êtres humains» mais des «parasites». La police avait classé l’affaire en se référant expressément à l’affaire Sjolie.

9.5Les auteurs font en outre valoir qu’invoquer la liberté d’expression à des fins racistes et discriminatoires revient à abuser du droit de présenter des communications. Ils réaffirment que le souci de concilier le droit à la liberté d’expression et le droit à la protection contre les propos haineux suite à la décision rendue dans l’affaire Sjolie est tel que l’on ne peut en définitive être protégé que contre les remarques les plus caractérisées et les plus insultantes qui portent gravement atteinte à la dignité d’un groupe.

9.6Enfin, les auteurs constatent que la Norvège n’interdit pas les organisations racistes et que, dans l’affaire Sjolie, la Cour suprême est partie de l’idée qu’une telle interdiction serait inacceptable, ce qui va à l’encontre de ce qui est dit au paragraphe 6 de la Recommandation générale no 15 du Comité.

Examen au fond

10.1Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, agissant en application du paragraphe 7 a) de l’article 14 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, a examiné les informations qui lui ont été soumises par les requérants et l’État partie.

10.2En ce qui concerne la demande de l’État partie tendant à ce que le Comité reconsidère sa décision de recevabilité conformément au paragraphe 6 de l’article 94 de son règlement intérieur compte tenu des modifications législatives récentes, le Comité considère qu’il doit examiner et évaluer la communication sur la base des faits de la cause à l’époque considérée, indépendamment des modifications ultérieures de la loi. De plus, les auteurs ont fait mention d’au moins un incident survenu après l’adoption des amendements récents à la législation pertinente dans le cadre duquel l’arrêt rendu dans l’affaire Sjolie a apparemment été interprété comme un obstacle à l’engagement de poursuites contre les discours incitant à la haine.

10.3Le Comité a pris note de la suggestion de l’État partie selon laquelle il devrait tenir dûment compte de l’examen de l’affaire Sjolie par la Cour suprême qui a procédé à une analyse approfondie et exhaustive; et qu’il faudrait laisser aux États une certaine marge d’appréciation pour concilier leurs obligations en vertu de la Convention avec le devoir de protéger le droit à la liberté d’expression. Le Comité estime qu’il a de fait dûment tenu compte de la décision de la Cour suprême et a pris note de l’analyse qu’elle contient. Toutefois, c’est à lui qu’il appartient de veiller à la cohérence de l’interprétation des dispositions de l’article 4 de la Convention, comme l’atteste sa Recommandation générale no 15.

10.4Le Comité doit déterminer en l’espèce si les déclarations de M. Sjolie, convenablement qualifiées, entrent dans l’une quelconque des catégories de déclarations punissables énoncées à l’article 4 et, dans l’affirmative, si ces déclarations bénéficient de la protection accordée par la clause de sauvegarde eu égard à la liberté d’expression. En ce qui concerne la qualification du discours en cause, le Comité ne souscrit pas à l’analyse de la majorité des membres de la Cour suprême. Si le contenu du discours est objectivement absurde, l’absence de logique de certaines remarques est sans rapport avec le fait de savoir si ces remarques violent ou non l’article 4. Dans son discours, M. Sjolie a déclaré que «[son] peuple et [son] pays sont dévalisés et détruits par les Juifs qui s’emparent de [leurs] richesses et introduisent à la place des pensées immorales et étrangères à la Norvège». Il mentionne ensuite non seulement Rudolph Hess à la mémoire duquel le discours est dédié, mais aussi Adolf Hitler et leurs convictions; il dit que son groupe «suivra leurs traces et combattra pour ce en quoi [il] croît». Le Comité estime que ces déclarations contiennent des idées fondées sur la supériorité ou la haine raciales; la référence à Hitler et ses convictions et l’appel à suivre ses traces doivent, de l’avis du Comité, être considérés comme une incitation, sinon à la violence, du moins à la discrimination raciale.

10.5Quant à la question de savoir si ces déclarations sont protégées par la clause de sauvegarde qui figure à l’article 4, le Comité note que le principe de la liberté d’expression a bénéficié d’un faible niveau de protection dans les affaires de propos racistes et haineux examinées par d’autres organes internationaux et que le Comité lui‑même, dans sa Recommandation générale no 15, dit clairement que l’interdiction de la diffusion de toute idée fondée sur la supériorité ou la haine raciales est compatible avec le droit à la liberté d’opinion et d’expression. Le Comité relève que la clause de sauvegarde a trait de façon générale à tous les principes consacrés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, pas seulement à la liberté d’expression. Donner au droit à la liberté d’expression un rôle plus limité dans le contexte de l’article 4 ne prive donc pas cette clause de sens et ce d’autant moins que tous les instruments internationaux qui garantissent la liberté d’expression prévoient l’éventualité d’en limiter l’exercice dans certaines circonstances. Le Comité conclut que les déclarations de M. Sjolie, en ce qu’elles étaient exceptionnellement/manifestement agressives ne sont pas protégées par la clause de sauvegarde et que, de ce fait, son acquittement par la Cour suprême de Norvège a entraîné une violation de l’article 4 et, par conséquent, de l’article 6 de la Convention.

10.6Enfin, s’agissant de l’argument de l’État partie selon lequel les auteurs n’ont pas indiqué en quoi les propos de M. Sjolie les empêchaient de jouir de l’un quelconque des droits protégés par l’article 5 de la Convention, le Comité considère que sa compétence pour recevoir et examiner des communications au titre de l’article 14 n’est pas limitée aux plaintes pour violation de l’un ou de plusieurs des droits énoncés à l’article 5. En fait, selon l’article 14, le Comité peut recevoir des plaintes concernant «l’un quelconque des droits énoncés dans la Convention». Cette formulation générale donne à penser que les droits en question ne sont pas énoncés dans une seule disposition de la Convention. De plus, le fait que l’article 4 traite des obligations des États parties et non des droits intrinsèques des personnes ne signifie pas qu’il s’agisse de questions relevant essentiellement de la juridiction interne des États parties et ne pouvant dont pas faire l’objet d’un examen au titre de l’article 14. Si tel était le cas, le régime de protection établi par la Convention serait considérablement affaibli. La conclusion du Comité est confortée par le libellé de l’article 6 de la Convention dans lequel les États parties s’engagent à assurer à toute personne soumise à leur juridiction une protection et une voie de recours effectives contre tous actes de discrimination raciale qui violeraient les droits individuels qui lui sont reconnus par la Convention. De l’avis du Comité, cela confirme que les droits consacrés dans la Convention ne sont pas limités à ceux qui sont énoncés à l’article 5. Enfin, le Comité rappelle qu’il a déjà examiné des communications soumises au titre de l’article 14 dans lesquelles aucune violation de l’article 5 n’était alléguée.

11.Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, agissant en application du paragraphe 7 de l’article 14 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, estime que les faits dont il est saisi font apparaître des violations des articles 4 et 6 de la Convention.

12.Le Comité recommande que l’État partie prenne des mesures pour que des déclarations telles que celles qui ont été faites par M. Sjolie lors de son discours ne bénéficient pas de la protection accordée par la loi norvégienne au droit à la liberté d’expression.

13.Le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de six mois, des renseignements sur les mesures prises à la lumière de l’opinion du Comité. L’État partie est prié également de diffuser largement l’opinion du Comité.

[Fait en anglais (version originale), en espagnol, en français et en russe. Paraîtra ultérieurement en arabe et en chinois dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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