Nations Unies

CRPD/C/20/D/35/2016

Convention relative aux droits des personnes handicapées

Distr. générale

20 décembre 2018

Français

Original : anglais

Comité des droits des personnes handicapées

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 du Protocole facultatif, concernant la communication no 35/2016 * , **

Communication présentée par :

J. H. (représentée par un conseil, Michele Hardesty-Munday)

Au nom de :

J. H.

État partie :

Australie

Date de la communication :

12 février 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 70 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 18 mars 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

31 août 2018

Objet :

Exercice de la fonction de juré par des personnes sourdes

Question(s) de procédure :

Fondement des griefs

Question(s) de fond :

Égalité et non-discrimination; aménagement raisonnable ; reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité ; liberté d’expression

Article(s) de la Convention :

5 (par. 2 et 3), 12 (par. 2 et 3) et 21 b) et e)

Article (s) du Protocol e facultatif:

2 d) et e)

1.L’auteure de la communication datée du 12 février 2016 est J. H., de nationalité australienne, née le 17 août 1977. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 5, 12 et 21 de la Convention. L’État partie a adhéré au Protocole facultatif le 21 août 2009. L’auteure est représentée par un conseil, Michele Hardesty-Munday.

A.Résumé des renseignements fournis et des arguments avancés par les parties

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1L’auteure est une citoyenne australienne sourde de naissance qui utilise la langue des signes australienne comme langue maternelle. En avril et mai 2014, elle a été convoquée par le Bureau du Procureur général de Perth pour exercer la fonction de juré devant le tribunal de district d’Australie occidentale le 3 juin 2014. Le 6 mai 2014, elle a informé le Bureau du Procureur général de sa situation et du fait qu’elle avait besoin d’un interprète en langue des signes australienne pour pouvoir s’acquitter de cette fonction. Elle a également indiqué aux services chargés des jurés qu’il était possible d’engager un interprète en langue des signes australienne auprès de l’agence Sign Language Communications Western Australia (Communication en langue des signes d’Australie occidentale) de la Western Australia Deaf Society (Association des personnes sourdes d’Australie occidentale).

2.2Le 15mai 2014, le chef des services chargés des jurés du Bureau du Procureur général a pris contact avec l’auteure pour lui demander si elle aurait besoin de l’assistance d’un interprète en langue des signes australienne ou d’un appareil auditif adapté. Le même jour, elle a répondu qu’elle aurait besoin d’un interprète car elle ne portait pas d’appareil auditif.

2.3En Australie occidentale, les jurés sont choisis au hasard à partir des listes électorales tenues à jour par la Commission électorale d’Australie occidentale. Douze à 18 personnes sont choisies, prêtent serment en qualité de juré et sont chargées de juger le point de fait et de rendre un verdict dans les procès au pénal. L’auteure affirme qu’exercer la fonction de juré relève de la responsabilité civique de chacun et constitue un élément important de l’administration de la justice en Australie.

2.4Le 16 mai 2014, le chef a informé l’auteure qu’elle serait dispensée de l’obligation de siéger dans le jury, en vertu de l’article 34G de la loi relative aux jurys adoptée par l’Australie occidentale en 1957. Il a expliqué que, compte tenu des dispositions de cette loi et de la nécessité impérieuse de garantir un procès équitable à l’accusé, notamment de préserver le secret des délibérations du jury, le tribunal n’était pas en mesure de fournir à l’auteure les moyens nécessaires lui permettantd’exercer efficacement la fonction de juré.

2.5Le 20 mai 2014, dans sa réponse au courrier électronique, l’auteure a fait part de ses préoccupations au sujet de la décision prise par les autorités nationales de la dispenser. Elle a fait observer que le chef lui avait d’abord demandé si elle pourrait utiliser des appareils auditifs ou si elle aurait besoin d’un interprète en langue des signes australienne. Elle a fait remarquer que l’utilisation d’appareils électroniques pouvait, accidentellement,conduire au filtrage ou à l’omission d’informations. Elle s’est en outre référée à l’alinéa e) du paragraphe 2 de l’article 34G de la loi relative aux jurys et a relevé qu’il ressortait clairement de leurs échanges écrits qu’elle n’avait aucune difficulté à comprendre l’anglais et qu’elle ne pouvait pas être dispensée en vertu de cette disposition. Le 27 mai 2014, elle a envoyé au chef un autre courrier électronique de suivi, dans lequel elle a fait observer qu’en application de la politique de l’Australie occidentale concernant les services linguistiques, les organismes publics, y compris les tribunaux de district, étaient tenus d’offrir des services d’interprétation.

2.6Le même jour, le chef lui a répondu par voie électronique que sa décision n’était pas liée à des obstacles financiers et qu’il ne considérait pas l’auteure comme un fardeau pour le système judiciaire. Il a déclaré que sa décision était essentiellement motivée par sa volonté de mettre en place des dispositions équitables pour l’accusé et conformes à la législation applicable.

2.7En février 2015, l’auteure a déposé, auprès de la Commission pour l’égalité des chances de l’État, une plainte au titre des articles 66A et 66K de la loi sur l’égalité des chances adoptée par l’Australie occidentale en 1984. La Commission a conclu que le Bureau du Procureur général, dans l’exercice d’une obligation légale, agissait directement en tant qu’organe de l’État plutôt que comme fournisseur d’un service à la communauté et que la plainte ne relevait donc pas du champ d’application de la loi sur l’égalité deschances. Étant donné que la Commission n’a pas examiné le fond de la plainte, l’affaire n’a pu être renvoyée devant le Tribunal administratif de l’État au titre de la loi sur l’égalité des chances. La décision ne constituant pas une erreur de droit, le Cour suprême ne pouvait pas être saisie. À cet égard, l’auteure fait observer que l’article 69 de la loi sur l’égalité des chances prévoit qu’aucune de ses dispositions ne rend illégal un acte accompli afin de satisfaire à une obligation prévue par une autre loi en vigueur au moment où cet article entre en jeu. La décision du Bureau du Procureur général a donc été prise dans le respect de la loi relative aux jurys et de la loi sur l’égalité des chances.

2.8L’auteure a voulu déposer une plainte en vertu de la loi de 1992 sur la discrimination à l’égard des personnes handicapées. Toutefois, en application du paragraphe 2 de l’article 47, les dispositions de cette loi ne rendent illégal aucun acte accompli dans le plein respect desautres lois prédéterminées. Ce recours interne n’aurait donc pas été utile en l’espèce.

2.9Le 24 avril 2015, l’auteure a écrit au Procureur général et celui-ci lui a répondu le 15mai 2015 que, dans certaines circonstances, une personne pouvait ne pas être en mesure de s’acquitter correctement de sa fonction de juré et que la décision du chef des services chargés des jurés était juste.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme que l’État partie a violé les paragraphes 2 et 3 de l’article 5 de la Convention en ne procédant pas aux aménagements raisonnables propres à éviter qu’elle fasse l’objet d’une discrimination fondée sur son handicap auditif. Elle soutient que la mise à disposition d’un interprète en langue des signes australienne qui lui permettrait de s’acquitter de sa fonction de juré n’impose pas une charge disproportionnée ou indue. Elle affirme en outre que si des dispositifs de sonorisation par boucle magnétique ont été installés dans les salles d’audience afin d’aider les personnes malentendantes, ils ne permettent pas à eux seuls de suivre tout ce qui se passe dans la salle. Les personnes qui présentent un handicap auditif devront toujours s’appuyer sur la lecture labiale, la transcription simultanée et les notes écrites pour comprendre tout ce qui se dit ; c’est pourquoi ces dispositifs ne représentent pas un aménagement parfaitement approprié pour les personnes malentendantes.

3.2L’auteure soutient que l’État partie a violé les paragraphes 2 et 3 de l’article 12 de la Convention en n’ayant pas pris les mesures appropriées visant à lui fournir l’appui dont elle a besoin pour s’acquitter de sa fonction de juré. Elle affirme que son droit de jouir de sa capacité juridique dans tous les domaines, sur la base de l’égalité avec les autres comprend le droit de faire partie d’un jury. Selon elle, le fait que l’État partie n’a pas mis d’interprète en langue des signes australienne à sa disposition et l’a dispensée de ses obligations de juré sans tenir compte de sa situation personnelle signifie que les autorités nationales adoptent une approche généraliste pour traiter cette question.

3.3L’auteure affirme que son droit à la liberté d’expression et d’opinion, qu’elle tient de l’article 21 de la Convention, a été violé puisqu’elle n’a pas pu participer au jury dans la mesure où l’État partie ne lui a pas fourni d’interprète en langue des signes australienne.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 24 octobre 2016, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Il estime que le grief que l’auteure tire de l’article12 de la Convention devrait être déclaré irrecevable ratione materiae ou, à défaut, irrecevable parce qu’il est manifestement mal fondé et insuffisamment motivé, conformément à l’alinéae) de l’article2 du Protocole facultatif. En outre, il avance que les griefs que l’auteure tire des articles5, 12 et 21 de la Convention sont dénués de fondement.

4.2L’État partie admet les faits généraux tels que l’auteure les a présentés mais rejette les allégations de celle-ci concernant la composition du jury, le fait que la fonction de juré relève de la responsabilité civique de chacun et le fait que le Bureau du Procureur général a adopté une approche généraliste face à sa situation particulière. À cet égard, il rappelle qu’en application de la loi relative aux jurys, entre 12 et 18 jurés sont choisis pour former le jury d’un procès pénal. Toutefois, si le jury se compose de plus de 12 jurés au moment précis où il doit se retirer pour délibérer, il est procédé à un vote pour sélectionner les 11jurés qui se retireront avec le président du jury. Les jurés qui n’ont pas été retenus lors du vote sont alors libérés de leurs obligations de juré jusqu’à la fin du procès. Au total, seuls 12 jurés sont donc habilités à délibérer et à rendre un verdict.

4.3L’État partie affirme que le Bureau du Procureur général n’a pas adopté une approche généraliste en dispensant l’auteure de ses fonctions de juré mais qu’il a tenu compte de la situation personnelle de l’auteure et qu’il lui a demandé si elle aurait besoin d’une assistance. Sur la base des informations communiquées par l’auteure, le chef des services chargés des jurés a estimé qu’elle n’était pas en mesure de s’acquitter efficacement de sa fonction de juré, conformément au paragraphe 2 de l’article 34G de la loi relative aux jurys.

4.4L’État partie affirme également que le grief que l’auteure tire de l’article 12 de la Convention est irrecevable ratione materiae étant donné que l’exercice de la fonction de juré ne constitue pas une manifestation de la capacité juridique. De par sa nature, l’article12 de la Convention n’établit pas de nouveau droit ; il décrit les éléments spécifiques que les États parties sont tenus de prendre en compte pour assurer aux personnes handicapées la jouissance du droit à l’égalité devant la loi, sur la base de l’égalité avec les autres. Les travaux préparatoires de la Convention viennent étayer cette position. L’État partie fait aussi observer que l’expression « capacité juridique » a une portée et un sens précis. La capacité juridique désigne notamment la capacité d’être à la fois titulaire de droits et sujet de droit.La capacité juridique d’être titulaire de droits garantit à la personne que ses droits seront pleinement protégés par le système juridique.La capacité juridique d’être sujet de droit implique que la personne a le pouvoir d’effectuer des opérations juridiques et de créer des relations juridiques, de les modifier ou d’y mettre fin. La notion peut en outre être interprétée comme recouvrant le statut juridique d’une personne, à savoir la capacité d’avoir des droits et de voir sa personnalité juridique reconnue devant la loi, et la capacité d’agir, c’est-à-dire la possibilité de faire valoir ses droits et de voir les actes ainsi accomplis reconnus par la loi. L’article 12 vise donc plus à énumérer les éléments qui constituent la personnalité juridique qu’à lister les modalités d’interaction avec l’appareil judiciaire. Même si le paragraphe 5 de l’article 12 n’a pas été spécifiquement mentionné par l’auteure, son contenu prouve que la capacité juridique au sens de l’article12 vise principalement les questions financières et économiques. L’État partie affirme donc qu’aucun élément factuel ne donne à penser que la décision du chef portait sur la capacité juridique de l’auteure. Par conséquent, il estime que l’exercice de la fonction de juré ne relève pas de l’article 12 de la Convention et que le grief de l’auteure à cet égard devrait être considéré irrecevable.

4.5À titre subsidiaire, l’État partie affirme que le grief que l’auteure tire de l’article 12 de la Convention est manifestement mal fondé et insuffisamment motivé. Il rappelle qu’un « grief » n’est pas une simple allégation mais une allégation étayée par un certain nombre d’éléments de preuve. Il soutient que le chef des services chargés des jurés n’a, à aucun moment, remis en question la capacité juridique de l’auteure. Au lieu de cela, il a pris sa décision en tenant compte de la nécessité impérieuse de garantir un procès équitable à l’accusé, notamment de préserver le secret des délibérations du jury. De surcroît, lorsqu’il a communiqué à l’auteure sa décision de la dispenser de ses obligations de juré, le chef lui a dit que le tribunal n’était malheureusement pas en mesure de lui fournir les dispositifs nécessaires pour qu’elle exerce efficacement la fonction de juré. L’auteure n’a apporté aucune preuve pour étayer le grief qu’elle tire de l’article 12 de la Convention et celui-ci devrait donc être considéré irrecevable au regard de l’alinéa e) de l’article 2 du Protocole facultatif.

4.6L’État partie avance que les lois nationales applicables établissent une différence de traitement légitime envers les personnes qui ont besoin d’un interprète et qu’elles ne sont donc pas discriminatoires au sens du paragraphe 2 de l’article 5 de la Convention. Il est conscient que l’article 5 interdit la discrimination directe et indirecte et fait remarquer que la Convention ne crée pas de nouveau droit mais précise plutôt les droits existants afin que les personnes handicapées puissent les exercer efficacement et concrètement. Les références aux autres principaux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme qui figurent dans le préambule de la Convention viennent étayer cette position. L’article 5 devrait donc être interprété à la lumière de l’approche établie en droit international selon laquelle une différence de traitement légitime ne constitue pas une discrimination. Les États parties ont certes l’obligation juridique de prendre des mesures pour respecter, protéger, promouvoir et réaliser le droit à la non-discrimination au titre des principaux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, mais il ne faut pas en déduire qu’ils doivent traiter toutes les personnes de la même manière en toutes circonstances. En effet, les dispositions internationales relatives à la non-discrimination protègent l’égalité réelle et non la simple égalité formelle. L’État partie avance que les dispositions de la loi relative aux jurys instaurent une différence de traitement légitime envers toutes les personnes qui ont besoin de l’aide d’un tiers pour comprendre une procédure judiciaire, et qu’elles visent l’objectif légitime de garantir un procès équitable à l’accusé. Il estime que cette différence de traitement est raisonnable et proportionnée, car, en Australie occidentale, la loi et la pratique facilitent chaque fois que possible l’exercice des fonctions de juré par les personnes présentant une déficience auditive. Des restrictions s’appliquent seulement dans les cas où le handicap de la personne l’empêche de s’acquitter efficacement de sa fonction de juré et où le tribunal n’est pas en mesure de lui fournir les dispositifs nécessaires.

4.7En outre, l’État partie avance que la mise à disposition d’un interprète en langue des signes australienne ne peut pas être qualifiée d’aménagement raisonnable au sens du paragraphe3 de l’article 5 de la Convention. Il rappelle la définition de l’aménagement raisonnable, énoncée à l’article 2 de la Convention, et affirme que les États parties jouissent d’une certaine marge d’appréciation lorsqu’ils évaluent le caractère raisonnable et proportionné des mesures d’aménagement. À cet égard, il fait observer que l’expression « s’acquitter efficacement » devrait être interprétée dans son sens naturel et ordinaire, qui englobe la capacité d’une personne : a) de comprendre les éléments de preuve et les déclarations des parties et du tribunal ; b) d’évaluer la fiabilité des témoins ; et c) de communiquer avec les autres membres du jury pendant les délibérations. Ces décisions sont à prendre au cas par cas. La présence d’un interprète a une incidence non négligeable sur le coût, la complexité et la durée du procès, et compromet le secret des délibérations du jury. La mise à disposition d’un interprète en langue des signes australienne pour un juré peut ne pas être réaliste, car le procès peut comporter des preuves audios non verbales que l’interprète aura du mal à rendre, ou peut durer plusieurs semaines, et il est matériellement difficile de trouver le nombre d’interprètes nécessaires pour une telle période. L’État partie se réfère à une étude sur trois ans que mène actuellement l’Université de Nouvelle-Galles du Sud sur la participation des citoyens sourds aux jurys dans le système juridique australien. L’étude porte sur une étude ethnographique aux États-Unis d’Amérique et un procès fictif en Australie. Dans leurs conclusions préliminaires, les auteurs de l’étude ont fait observer que la présence d’interprètes représentait un coût élevé (environ 300 000 dollars des États-Unis par an, dont 100 000 dollars pour l’interprétation en langue des signes américaine), pour un cas de figure type dans lequel un juré sourd était sélectionné chaque mois. Ils ont aussi souligné que ces situations nécessitaient beaucoup de préparation en amont du procès, les avocats et les interprètes devant par exemple se mettre d’accord sur la manière de rendre les termes techniques, et les juges, le jury et les avocats devant recevoir une formation spéciale. Les auteurs ont également fait observer que les interprètes et les personnes sourdes interrogées avaient convenu que les personnes sourdes ne devraient pas pouvoir exercer la fonction de juré dans tous les cas, certains procès se prêtant mieux à leur situation que d’autres. L’État partie estime qu’en application des politiques et lois d’Australie occidentale, des aménagements raisonnables sont proposés conformément au paragraphe 3 de l’article 5 de la Convention, sous la forme de dispositifs de sonorisation par boucle magnétique installés dans les salles d’audience. Il souligne à nouveau la nécessité impérieuse de garantir un procès équitable à l’accusé dans les procédures pénales et ajoute que ce droit fondamental doit primer sur ceux du juré potentiel. Il considère donc que le grief que l’auteure tire de l’article 5 est dénué de fondement.

4.8Si le Comité devait estimer que l’exercice de la fonction de juré relève de l’article 12 de la Convention, l’État partie soutiendrait que la mise à disposition d’un interprète en langue des signes australienne sort du cadre des obligations prévues au paragraphe 3 de l’article 12. L’État partie rappelle que l’article 12 impose aux États parties de prendre les « mesures appropriées », mais pas toutes les mesures. Il ressort des constatations du Comité et des travaux préparatoires de la Convention que les États parties devraient aider les personnes handicapées autant qu’ils le peuvent, compte tenu des ressources limitées dont ils disposent, et que cette aide devrait être proportionnée afin que les personnes concernées soient capables de prendre leurs propres décisions le plus souvent possible. L’État partie fait observer que chaque fois qu’il est possible de procéder à des aménagements qui ne sont pas prohibitifs en matière de coût ou d’efficacité et qui ne compromettent pas le secret des délibérations du jury, les autorités prennent les mesures nécessaires, par exemple la mise en place de dispositifs de sonorisation par boucle magnétique. En l’espèce, l’État partie a examiné les besoins de l’auteure et a conclu que la mise à disposition d’un interprète en langue des signes australienne n’était pas une « mesure appropriée », compte tenu de la nécessité impérieuse d’assurer un procès équitable. Le grief que l’auteure tire de l’article 12 est donc dénué de fondement.

4.9L’État partie affirme en outre que l’article 21 de la Convention ne peut être invoqué en l’espèce, car il ne donne pas à l’auteure le droit de faire partie d’un jury, l’exercice de la fonction de juré ne constituant pas une démarche officielle au sens de l’alinéa b) de l’article 21. Il convient que la langue des signes australienne est une forme de communication au sens de l’article 2 et relève de l’article 21. Toutefois, l’obligation « d’accepter et de faciliter » concerne la mise à disposition d’informations par les États parties grâce à des moyens, modes et formes de communication accessibles aux personnes handicapées et vise à régler une situation dans laquelle les autorités publiques n’accepteraient pas ces moyens et modes de communication. Ce qui précède est aussi confirmé par les travaux préparatoires et par le contenu des alinéas c) et d) de l’article 21. De surcroît, l’expression « démarches officielles » renvoie à l’accessibilité des informations et des documents que les États parties communiquent à la population. À un moment donné des négociations, cette expression a été interprétée comme désignant les échanges et interactions avec des agents publics tels que les rendez-vous ou la correspondance avec des fonctionnaires et les services d’interprétation au tribunal. L’État partie estime que, même si l’article 21 prévoyait l’obligation de fournir des services d’interprétation au tribunal, celle-ci serait limitée aux personnes qui comparaissent officiellement et ne concernerait pas les jurés. S’agissant de l’obligation au titre de l’alinéa b) de l’article 21, il soutient qu’elle doit être satisfaite compte tenu des moyens limités dont disposent les États parties. Il ressort des travaux préparatoires que l’expression « mesures appropriées » qualifie l’obligation des États parties et que l’alinéa b) de l’article 21 ne crée donc pas d’obligation d’absolue. L’État partie avance que l’État d’Australie occidentale a satisfait à cette exigence en installant des dispositifs de sonorisation par boucle magnétique dans les salles d’audience et que le grief que l’auteure tire de l’article 21 est par conséquent sans fondement.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le 19 décembre 2016, l’auteure a réaffirmé les arguments avancés dans sa lettre initiale mais n’a pas formulé de commentaire en réponse aux observations de l’État partie.

B.Examen de la recevabilité et examen au fond

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 2 du Protocole facultatif et à l’article 65 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions de l’alinéa c) de l’article 2 du Protocole facultatif, que la même question n’avait pas déjà été examinée par le Comité et qu’elle n’avait pas été déjà examinée ou n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3En ce qui concerne les griefs que l’auteure tire de l’article 12 de la Convention, le Comité note que, selon l’État partie, ils devraient être considérés irrecevables ratione materiaeétant donné que l’exercice de la fonction de juré ne constitue pas une manifestation de la capacité juridique. Le Comité rappelle son observation générale no 1 (2014) sur la reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité, dans laquelle il affirme que la capacité juridique désigne notamment la capacité d’être à la fois titulaire de droits et sujet de droit. La capacité juridique d’être titulaire de droits garantit à la personne que ses droits seront pleinement protégés par le système juridique. La capacité juridique d’être sujet de droit implique que la personne a le pouvoir d’effectuer des opérations juridiques et de créer des relations juridiques, de les modifier ou d’y mettre fin. En l’espèce, le Comité prend note des allégations de l’auteure selon lesquelles le refus du chef des services chargés des jurés de mettre à sa disposition un interprète en langue des signes australienne constituait une violation du droit que lui confère l’article 12 de jouir de sa capacité juridique sur la base de l’égalité avec les autres. Il note aussi que le chef a expressément expliqué à l’auteure que les autorités ne considéraient pas les jurés sourds comme un fardeau pour le système judiciaire et que l’État partie n’avait à aucun moment remis en question sa capacité juridique d’exercer la fonction de juré. En conséquence, le Comité conclut que les griefs de l’auteure sont irrecevables au regard de l’alinéa b) de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4Le Comité notre en outre que l’État partie n’a pas soulevé d’objection concernant la recevabilité des griefs que l’auteure tire des articles 5 et 21 de la Convention. Par conséquent, il déclare que ces parties de la communication sont recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 du Protocole facultatif et au paragraphe 1 de l’article 73 de son règlement intérieur, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité note que l’auteure affirme que l’État partie a violé les paragraphes 2 et 3 de l’article 5 de la Convention car, en refusant de mettre à sa disposition un interprète en langue des signes australienne, il n’a pas procédé aux aménagements raisonnables dont elle avait besoin pour s’acquitter de sa fonction de juré, ce qui a créé une discrimination à son égard fondée sur son handicap auditif. Le Comité prend aussi note des arguments de l’État partie, à savoir : a) qu’il n’y a pas eu violation des droits que l’auteure tient de l’article 5 puisque le droit national applicable n’est pas discriminatoire et que la différence de traitement prévue dans la loi relative aux jurys est légitime ; et b) que la mise à disposition d’un interprète en langue des signes australienne pour permettre à l’auteure d’exercer la fonction de juré ne saurait être un aménagement raisonnable dans les circonstances de l’espèce.

7.3Aux termes de la définition énoncée à l’article 2 de la Convention, « [l]a discrimination fondée sur le handicap comprend toutes les formes de discrimination, y compris le refus d’aménagement raisonnable ». En l’espèce, l’auteure a été convoquée par le Bureau du Procureur général de Perth pour siéger dans un jury au tribunal du district. Le Comité note que l’auteure a informé le Bureau du Procureur général qu’elle était disposée à exercer la fonction de juré mais qu’elle aurait besoin d’un interprète en langue des signes australienne. Lorsque le chef des services chargés des jurés lui a demandé si elle aurait besoin d’un interprète ou d’un appareil auditif adapté, elle lui a répondu qu’elle ne portait pas d’appareil de ce type et a confirmé qu’il lui faudrait un interprète. Le chef l’a ensuite informée que, compte tenu des dispositions de la loi relative aux jurys et de la nécessité impérieuse de garantir un procès équitable à l’accusé, notamment de préserver le secret des délibérations du jury, le tribunal n’était pas en mesure de mettre à sa disposition un interprète en langue des signes australienne. Du fait de l’application de la législation nationale, elle a été écartée de la fonction de juré au motif qu’elle n’était pas en mesure de s’en acquitter efficacement. À cet égard, le Comité rappelle que la discrimination peut résulter de l’effet discriminatoire d’une règle ou d’une mesure apparemment neutre ou dénuée de toute intention discriminatoire, mais qui touche de manière disproportionnée les personnes handicapées. En vertu du paragraphe 2 de l’article 5, les États parties doivent interdire toutes les discriminations fondées sur le handicap et garantir aux personnes handicapées une égale et effective protection juridique contre toute discrimination, quel qu’en soit le fondement, et en vertu du paragraphe 3, ils doivent prendre toutes les mesures appropriées pour faire en sorte que des aménagements raisonnables soient apportés en vue de promouvoir l’égalité et d’éliminer la discrimination.

7.4À cet égard, le Comité rappelle aussi que selon l’article 2 de la Convention, on entend par « aménagement raisonnable » les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue, apportés en fonction des besoins dans une situation donnée pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales.Le Comité considère que lorsqu’il s’agit d’évaluer le caractère raisonnable et la proportionnalité des mesures d’aménagement, les États parties disposent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, les tribunaux des États parties doivent veiller à ce que cette évaluation soit approfondie, objective et couvre tous les éléments pertinents avant de conclure que les mesures de soutien et d’adaptation représenteraient une charge disproportionnée ou indue.

7.5En l’espèce, le Comité fait observer que les ajustements réalisés par l’État partie pour les personnes présentant des déficiences auditives ne permettraient pas à l’auteure de siéger comme juré dans des conditions d’égalité avec les autres. À cet égard, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel, en application des lois et politiques en vigueur, des aménagements raisonnables sont proposés aux personnes concernées sous la forme de dispositifs de sonorisation par boucle magnétique installés dans les salles d’audience. Il considère toutefois que cet aménagement ne permettrait pas à l’auteure de suivre tous les échanges dans l’exercice de sa fonction de juré. Il prend aussi note de l’argument de l’État partie selon lequel le recours aux services d’interprètes en langue des signes australienne a une incidence sur le coût, la complexité et la durée du procès. Il prend également note de l’estimation des coûts associés à la présence d’interprètes (environ 300 000 dollars par an, dont 100 000 dollars pour l’interprétation en langue des signes américaine) soumise par l’État partie et qui reflète les conclusions préliminaires d’une étude en cours sur les jurés sourds. Cependant, l’État partie ne fournit ni le coût estimé d’un tel aménagement dans le cas particulier de l’auteure ni les données permettant de justifier que l’aménagement demandé est disproportionné ou représente une charge excessive dans les circonstances particulières de l’espèce. De la même manière, il n’a pas analysé le « caractère raisonnable », à savoir la pertinence, l’adéquation et l’efficacité, de l’aménagement demandé par l’auteure. À cet égard, le Comité fait observer que la mise à disposition d’un interprète en langue des signes est un aménagement courant et utilisé par les citoyens australiens sourds dans leur vie quotidienne, et que l’auteure avait indiqué aux autorités de l’État partie comment procéder pour engager un interprète lorsqu’elle les avait informées de son handicap auditif (voir par.2.1). Le Comité estime donc que les arguments de l’État partie ne suffisent pas à conclure que la mise à disposition d’un interprète en langue des signes australienne aurait représenté une charge disproportionnée ou indue. En outre, s’il est vrai que le principe de la confidentialité des délibérations du jury doit être respecté, l’État partie ne donne aucun argument justifiant qu’aucun ajustement, tel que la prestation d’un serment spécial devant un tribunal, ne pouvait être réalisé pour permettre aux interprètes en langue des signes australienne de remplir leur mission sans compromettre la confidentialité des délibérations du jury. Compte tenu des informations dont il dispose, le Comité considère que l’État partie n’a pas pris les mesures nécessaires pour procéder à des aménagements raisonnables pour l’auteure et conclut que son refus d’assurer une interprétation en langue des signes australienne, sans avoir évalué scrupuleusement si cela représenterait une charge disproportionnée ou indue, constitue une discrimination fondée sur le handicap, en violation des droits que l’auteure tient des paragraphes 2 et 3 de l’article 5 de la Convention.

7.6S’agissant du grief de l’auteure selon lequel l’État partie n’a pas honoré les obligations qui lui incombent au titre de l’article 21 en ne lui fournissant pas un interprète en langue des signes australienne qui lui aurait permis de jouir de son droit à la liberté d’expression et d’opinion, le Comité prend note de l’argument de l’État partie, à savoir que cette disposition ne peut être invoquée en l’espèce, car elle ne donne pas le droit de faire partie d’un jury, l’exercice de la fonction de juré ne constituant pas une démarche officielle au sens de l’alinéa b) de l’article 21.

7.7À cet égard, le Comité rappelle qu’en application de l’alinéa b) de l’article 21 de la Convention, les États parties doivent prendre toutes les mesures appropriées pour que les personnes handicapées puissent exercer, par l’intermédiaire de toutes les formes de communication, le droit à la liberté d’expression et d’opinion, y compris la liberté de demander, recevoir et communiquer des informations et des idées, sur la base de l’égalité avec les autres, en acceptant et en facilitant le recours par les personnes handicapéesà tous les moyens, modes et formes accessibles de communication pour leurs démarches officielles. De surcroît, l’alinéa e) de l’article 21 dispose que les États parties devraient, entre autres, reconnaître et favoriser l’utilisation des langues des signes. Le Comité rappelle également que, conformément à l’article 2 de la Convention, la « communication » comprend les langues et les modes, moyens et formes de communication alternative et englobe à l’évidence l’interprétation en langue des signes australienne. Dans ce contexte, il estime qu’un juré est une personne investie d’une responsabilité publique dans l’administration de la justice et en interaction avec des tiers, notamment les autres jurés et des membres de l’appareil judiciaire, et que ces interactions constituent « des démarches officielles » au sens de l’article 21. Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que le refus d’assurer à l’auteure la forme de communication dont elle avait besoin pour s’acquitter de sa fonction de juré, et donc pour s’exprimer dans le cadre de démarches officielles, constituait une violation des alinéas b) et e) de l’article 21 de la Convention.

C.Conclusion et recommandations

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 du Protocole facultatif, considère que l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 5 (par. 2 et 3) et 21 (al. b) et e)) de la Convention. En conséquence, illui adresse les recommandations suivantes :

a)S’agissant de l’auteure, l’État partie a l’obligation de :

i)Lui assurer une réparation effective, y compris le remboursement de tous les frais de justice qu’elle aura engagés et une indemnisation ;

ii)Lui permettre d’exercer la fonction de juré en procédant aux aménagements raisonnables nécessaires, à savoir la mise à disposition d’un interprète en langue des signes australienne selon des modalités propres à respecter la confidentialité de la procédure, à toutes les étapes de la sélection du jury et du procès ;

b)D’une manière générale, l’État partie est tenu de prendre des mesures pour éviter que des violations analogues se reproduisent. À cet égard, le Comité lui demande :

i)De veiller à ce que, chaque fois qu’une personne handicapée est convoquée pour exercer la fonction de juré, il soit procédé à une évaluation approfondie, objective et globale de sa demande d’ajustement et à ce que tous les aménagements raisonnables soient dûment apportés afin de lui permettre de participer pleinement au jury ;

ii)De modifier comme il convient les lois, règlements, politiques et programmes applicables, en étroite consultation avec les personnes handicapées et les organisations qui les représentent ;

iii)De veiller à ce que des formations adaptées sur le champ d’application de la Convention et du Protocole facultatif, notamment sur l’accessibilité pour les personnes handicapées, soient régulièrement dispensées aux autorités locales et aux membres du corps judiciaire qui facilitent le fonctionnement de la justice, par exemple le chef des services chargés des jurés.

9.Conformément à l’article 5 du Protocole facultatif et à l’article 75 du Règlement intérieur du Comité, l’État partie est invité à soumettre au Comité, dans un délai de six mois, une réponse écrite, dans laquelle il indiquera toute mesure qu’il aura prise à la lumière des présentes constatations et recommandations du Comité. L’État partie est également invité à rendre ces constatations publiques et à les diffuser largement, dans des formats accessibles, auprès de tous les groupes de la population.