Nations Unies

CRPD/C/20/D/23/2014

Convention relative aux droits des personnes handicapées

Distr. générale

30 octobre 2018

Français

Original : anglais

Comité des droits des personnes handicapées

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 du Protocole facultatif, concernant la communication no 23/2014*,**

Communication présentée par :

Y (représenté par un conseil qui a demandé que son anonymat soit préservé)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

République-Unie de Tanzanie

Date de la communication :

23 juin 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 70 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 24 juillet 2014 (non publiée sous forme de document)

Date de s constatations :

31 août 2018

Objet :

Torture et traitements inhumains et dégradants ; discrimination à l’égard d’une personne atteinte d’albinisme

Question(s) de procédure :

Recevabilité − épuisement des recours internes ; compétence ratione materiae

Question(s) de fond :

Albinisme ; discrimination fondée sur le handicap ; torture et traitements inhumains et dégradants ; violation du droit au respect de l’intégrité intellectuelle et mentale

Article(s) de la Convention :

1, 4, 5, 7, 8, 14, 15, 16, 17 et 24

Article(s) du Protocole facultatif :

2

1.1L’auteur de la communication est Y, de nationalité tanzanienne, atteint d’albinisme et né en 1999. Il est représenté par A. P.. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 4, 5, 7, 8, 14, 15, 16, 17 et 24 de la Convention. La République-Unie de Tanzanie a ratifié le Protocole facultatif se rapportant à la Convention le 10 novembre 2009.

1.2Le 23 septembre 2014, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité de la communication et a demandé que la recevabilité et le fond soient examinés séparément. La demande de l’État partie a été rejetée le 12 mai 2015.

A.Résumé des renseignements fournis et des arguments avancés par les parties

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est né en 1999. Il est originaire de Nyaruguguna, village de la région de Geita, en République-Unie de Tanzanie. Atteints d’albinisme, son frère et lui ont été négligés et abandonnés par leur famille. Depuis, les deux frères sont pris en charge par une organisation non gouvernementale (ONG) locale, Under the Same Sun.

2.2En 2008, face à l’augmentation du nombre d’homicides et d’agressions commis sur des personnes atteintes d’albinisme, l’auteur et son frère ont commencé à craindre pour leur vie. Ils ont donc cessé de fréquenter l’école primaire de Nyangw’hale parce qu’ils devaient parcourir plusieurs kilomètres à travers une végétation dense pour s’y rendre et risquaient fort d’être attaqués sur le trajet.

2.3En 2010, à une date non précisée, alors que l’auteur était âgé de 11 ans seulement, un voisin lui a rasé les cheveux de force. L’État partie n’a pas enquêté sur les faits et le voisin n’a jamais été poursuivi.

2.4Le 14 octobre 2011, alors qu’il avait 12 ans, l’auteur a été agressé dans la région de Geita par un homme armé d’une machette, qui a volé trois des doigts de sa main droite et lui a entaillé l’épaule gauche. Incapable d’utiliser sa main droite et son bras gauche, l’auteur a échappé à son agresseur en lui mordant les parties génitales. Il s’est retrouvé seul devant chez lui, blessé. L’État partie ne lui a fourni ni assistance médicale ni aide à la réadaptation. Plus tard, en 2012, l’auteur a regagné les bancs de l’école grâce à l’association Under the Same Sun. Toutefois, après avoir été privé d’accès à l’enseignement scolaire pendant deux ans, il s’est heurté à de grandes difficultés et aujourd’hui encore, il ne sait ni lire ni écrire correctement.

2.5L’État partie a ouvert une enquête sur l’infraction dont l’auteur a été victime. Le 15 octobre 2011, sur la base des témoignages de l’auteur et de certains de ses voisins, trois personnes ont été placées en détention puis conduites devant un tribunal : R. T., le père biologique de l’auteur, A. M., sa belle-mère, et M. A., son oncle. Le 16 octobre 2011, elles ont comparu devant un tribunal d’instance à Geita, poursuivies pour tentative de meurtre et actes de violence sur l’auteur.

2.6En juin 2012, le Procureur général a abandonné les poursuites contre R. T., A. M. et M. A. faute de preuves. Le procureur de la République a déclaré devant le tribunal que davantage de temps était nécessaire pour mener à bien l’enquête, mais rien n’a été fait en ce sens. L’auteur a attendu deux ans avant de soumettre sa communication au Comité, sans que se dessine la moindre perspective de réparation de la part des autorités nationales. À cet égard, l’auteur fait observer que seuls 5 des 72 meurtres de personnes atteintes d’albinisme recensés en République-Unie de Tanzanie depuis l’année 2000 ont donné lieu à une condamnation. Dans la grande majorité des cas, les autorités de l’État partie n’ont pas mené d’enquête ni engagé de poursuites contre les auteurs en raison d’une prétendue absence de preuves, perpétuant l’impunité de tels actes et encourageant la discrimination à l’égard des personnes atteintes d’albinisme, leur persécution et leur assassinat.

2.7Selon des statistiques communiquées par l’auteur, on estime à plus de 200 000 le nombre de personnes atteintes d’albinisme en République-Unie de Tanzanie. L’auteur indique que ces personnes sont victimes de différentes formes de persécution et de discrimination, souvent fondées sur des superstitions profondément ancrées.

2.8L’auteur affirme qu’il a été agressé en raison de la croyance selon laquelle les différentes parties du corps d’une personne atteinte d’albinisme apporteraient richesse et prospérité. Cette croyance, très répandue en République-Unie de Tanzanie, a entraîné une augmentation du nombre de cas de persécution de personnes atteintes d’albinisme, dont les parties du corps alimentent un marché noir. Les enfants sont de plus en plus souvent pris pour cible parce que leur âme serait pure et que leur corps aurait des propriétés magiques plus puissantes, gage d’une richesse plus grande encore. Parmi les agressions signalées en 2011 et 2012, sept ont été perpétrées sur des enfants, le plus jeune étant âgé de 7 mois. L’auteur déclare que la vie et l’intégrité physique des personnes atteintes d’albinisme sont en permanence menacées en République-Unie de Tanzanie.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 4, 5, 7, 8, 14, 15, 16, 17 et 24 de la Convention. Il soutient que l’État partie ne lui a pas offert la protection dont il avait besoin en sa qualité d’enfant atteint d’albinisme, lui faisant courir le risque permanent d’être agressé. L’État partie a conscience de ce risque, mais ne fait rien pour protéger les enfants et les jeunes qui sont atteints d’albinisme et se trouvent dans une situation de très grande vulnérabilité. L’auteur avance donc l’argument selon lequel, dans son cas, l’inaction de l’État partie constitue une violation de l’article 4 de la Convention.

3.2L’auteur affirme aussi que l’État partie n’a pas pris de mesures raisonnables pour faire en sorte que les personnes atteintes d’albinisme ne soient pas victimes d’une discrimination fondée sur leur handicap. Il soutient que, en tant qu’enfant atteint d’albinisme en République‑Unie de Tanzanie, il a été marginalisé et a subi humiliations et insultes. Le fait que l’État partie n’ait ni enquêté effectivement sur son cas et sur d’autres cas similaires, ni poursuivi les auteurs, constitue une violation de ses droits à l’égalité et à la non-discrimination, consacrés aux paragraphes 2 et 3 de l’article 5 de la Convention.

3.3L’auteur avance que l’État partie n’a pas créé un environnement sûr et sécurisé pour les personnes atteintes d’albinisme, puisqu’il n’a pas fait en sorte qu’elles soient protégées contre les agressions, les violences, les menaces et autres formes d’intimidation. L’État partie a laissé les personnes atteintes d’albinisme à la merci de quiconque voulait les mutiler. En sa qualité d’enfant atteint d’albinisme, l’auteur soutient que l’État partie a manqué à l’obligation qui lui incombe d’assurer la sécurité des enfants handicapés et de protéger leur dignité humaine, violant par là même les droits qu’il tient de l’article 7 de la Convention.

3.4L’auteur affirme que l’État partie n’a pas pris de mesures appropriées pour sensibiliser l’ensemble de la société à la situation des personnes atteintes d’albinisme et ne lui a fourni ni assistance médicale ni aide à la réadaptation. Il considère donc que l’État partie a porté atteinte aux droits que lui confère l’article 8 de la Convention.

3.5L’auteur fait valoir que le risque auquel il est exposé en permanence et contre lequel l’État partie n’a pris aucune mesure, l’a contraint à abandonner l’école et l’a donc empêché d’exercer son droit à l’éducation. Il considère qu’en ne lui apportant pas de protection, les autorités de l’État partie ont violé les droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 24 de la Convention.

3.6L’auteur soutient aussi qu’en ne prenant pas les mesures nécessaires pour faire traduire en justice les auteurs des agressions qu’il a subies en 2010 et 2011, l’État partie a violé son droit d’accès à la justice et son droit à la protection. Il estime donc que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 13 de la Convention.

3.7En outre, l’auteur considère que l’État partie ne l’a pas protégé de la violence et de la torture. Alors même qu’elles sont au courant des persécutions dont sont victimes les personnes atteintes d’albinisme en République-Unie de Tanzanie, les autorités de l’État partie ne prennent pas les mesures appropriées pour endiguer la violence physique, émotionnelle et psychologique qu’elles subissent. La situation persiste bien que, en 2013, le Conseil des droits de l’homme ait demandé instamment aux États de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection efficace des personnes atteintes d’albinisme, et des membres de leur famille. L’auteur estime que les agressions qu’il a subies sont la conséquence directe de l’inaction des autorités de l’État partie, qui, combinée à l’absence d’enquête, constitue une violation des articles 15 et 16 de la Convention.

3.8L’auteur avance également l’argument selon lequel son intégrité physique et mentale n’a pas été respectée du fait de l’inaction des autorités de l’État partie, autorités qui ont donc manqué aux obligations qui leur incombent en application de l’article 17 de la Convention.

3.9Ayant dû renoncer à aller à l’école pour échapper à la violence et à l’insécurité, l’auteur affirme qu’il a été privé de son droit à l’éducation pendant deux ans, jusqu’à ce que l’ONG Under the Same Sun le prenne en charge. Par conséquent, il soutient que les droits que lui confère le paragraphe 1 de l’article 24 de la Convention ont été violés par l’État partie.

3.10L’auteur indique qu’il a fait des efforts considérables pour épuiser tous les recours internes disponibles. Malgré tout, l’État partie n’a pas enquêté effectivement sur les agressions dont il a été victime en 2010 et 2011, alors qu’il les avait signalées à la police. Il rappelle que, en juin 2012, le Procureur général a décidé d’abandonner les poursuites engagées contre les trois suspects, faute de preuves. Il ajoute que le Code de procédure pénale ne prévoit pas qu’une victime puisse engager des poursuites privées devant un tribunal de district, un tribunal d’instance ou la Haute Cour.

3.11L’auteur indique que sa plainte n’a pas été déposée ou examinée devant une autre instance internationale d’enquête.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 23 septembre 2014, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité de la communication et a demandé que la recevabilité et le fond soient examinés séparément. L’État partie rappelle les principaux faits exposés dans la plainte et constate que l’auteur a été agressé le 14 octobre 2011, dans la région de Geita, en raison de la pigmentation de sa peau.

4.2L’État partie soutient que la communication devrait être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes, en application de l’alinéa d) de l’article 2 du Protocole facultatif se rapportant à la Convention. Il conteste en outre l’allégation de l’auteur selon laquelle les autorités n’auraient pas mené d’enquête effective et affirme que la police a ouvert une enquête le 14 octobre 2011, immédiatement après l’agression. Il rappelle que, le 15 octobre 2011, trois suspects ont été arrêtés et conduits devant le tribunal d’instance de Geita pour tentative de meurtre dans le cadre de l’affaire pénale no 43/2011.

4.3Toutefois, l’État partie affirme que l’auteur n’a pas identifié les personnes accusées, à savoir trois membres de sa famille, comme étant ses agresseurs. Dans la mesure où aucun élément de preuve ne reliait les suspects à l’agression, le ministère public a classé l’affaire sans suite, conformément au Code de procédure pénale. Le droit interne prévoit que le dossier peut être rouvert par la suite.

4.4L’État partie conteste les allégations de l’auteur quant à sa prétendue inaction. Il affirme que l’enquête sur l’agression de l’auteur est en cours et que des efforts sont déployés pour retrouver les responsables, les arrêter et les traduire en justice. Il considère que la communication est fondée sur l’idée erronée selon laquelle il n’aurait pris aucune mesure.

4.5En ce qui concerne l’affirmation de l’auteur selon laquelle il ne pouvait pas engager de poursuites privées au motif que cette voie de recours n’existerait pas en droit pénal tanzanien, l’État partie objecte que cette possibilité est bel et bien prévue à l’article 99 du Code de procédure pénale et qu’aucun élément ne permet d’établir que l’auteur a voulu engager une telle procédure et n’y est pas parvenu.

4.6L’État partie souligne en outre que la loi relative à l’exercice des droits et devoirs fondamentaux prévoit une procédure qui permet aux particuliers de faire valoir leurs droits constitutionnels. Il fait observer que l’auteur n’a pas exercé cette voie de recours, qui prévoit des mécanismes de réparation lorsque l’État partie viole les droits fondamentaux d’une personne en ne donnant pas effectivement suite à une plainte.

4.7L’État partie indique que les tribunaux nationaux ne se sont pas encore prononcés définitivement dans cette affaire. Par conséquent, il réaffirme que la communication devrait être déclarée irrecevable, l’auteur n’ayant pas épuisé tous les recours internes qui lui sont ouverts s’agissant des plaintes portées devant le Comité.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 11 mai 2015, l’auteur a fait parvenir ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité. Il souligne que la règle de l’épuisement des recours internes ne devrait jamais être utilisée comme bouclier par les États qui n’ont pas créé un cadre propice à la promotion, à la protection et à la préservation des droits de leurs citoyens.

5.2À ce propos, l’autour renvoie à la jurisprudence de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, selon laquelle, dans l’application de la règle de l’épuisement des recours internes, les trois critères fondamentaux suivants doivent être pris en compte : la disponibilité, l’efficacité et la satisfaction. La Commission précise en outre qu’une voie de recours est considérée comme disponible lorsqu’elle peut être utilisée sans obstacle par le requérant, qu’elle est efficace si elle offre des perspectives de réussite et qu’elle est satisfaisante lorsqu’elle est à même de donner satisfaction au plaignant. L’auteur renvoie également à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, dont il ressort que les requérants sont uniquement tenus d’épuiser les recours internes qu’ils peuvent directement exercer eux-mêmes et qui étaient disponibles tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’ils étaient accessibles, étaient susceptibles d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentaient des perspectives raisonnables de succès. Lorsqu’il n’existe pas de voies de recours internes ou que la procédure de recours excède des délais raisonnables ou qu’il est improbable que le requérant obtienne réparation par ce moyen, la saisine d’un organe international s’impose. L’auteur estime que ce principe vaut pour les meurtres et agressions de personnes atteintes d’albinisme, qui sont commis de façon généralisée et continue dans l’État partie, en toute impunité, et qui constituent de graves violations des droits de ces personnes.

5.3En ce qui concerne l’affirmation de l’État partie selon laquelle trois suspects ont été arrêtés le 15 octobre 2011, l’auteur souligne qu’après le classement sans suite de l’affaire par le Procureur général en raison d’une prétendue absence de preuves établissant la culpabilité des prévenus, l’État partie n’a pris aucune mesure supplémentaire pour enquêter sur son cas. Il considère donc que l’État partie a manqué aux obligations que lui imposent le droit interne et la Convention de mener une enquête effective et de poursuivre les auteurs de tels actes.

5.4L’auteur invoque également la jurisprudence de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, qui a déclaré, dans l’affaire Greco v. Argentina, que s’il appartenait au requérant de veiller à ce que l’État soit dûment informé de ses allégations de violation de la Convention afin que celui-ci ait la possibilité de les faire examiner par les organes de son appareil judiciaire, il n’en restait pas moins que l’État avait l’obligation de faire progresser l’enquête sur toute infraction pouvant faire l’objet de poursuites d’office. La Commission a ajouté que, dans les affaires de ce type, il ne pouvait être attendu du requérant qu’il épuise tous les recours internes que si l’État concerné enquêtait sur les faits allégués avec la diligence voulue et punissait les personnes reconnues responsables, conformément aux obligations qui lui incombent en application du droit interne et de la Convention.

5.5L’auteur soutient qu’en cas d’infractions donnant lieu à l’action publique, même commises par des acteurs privés, on ne saurait exiger de la victime qu’elle épuise les recours internes, puisque l’État partie est tenu de maintenir l’ordre public et de mettre en place un système pénal lui permettant d’enquêter effectivement sur ces infractions. Il renvoie à nouveau à la jurisprudence de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, selon laquelle l’obligation d’enquêter doit avoir un objectif et être assumée par l’État comme un devoir juridique, et non par des acteurs privés agissant à la demande de la victime ou de ses proches, ou sur la base des éléments de preuve produits par ceux-ci, sans que les pouvoirs publics ne s’emploient effectivement à établir la vérité. En d’autres termes, l’obligation d’enquêter sur les violations des droits de l’homme, puis d’en poursuivre et d’en sanctionner les auteurs, est une obligation non transférable incombant à l’État. L’auteur soutient qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas mené d’enquête ni de poursuites effectives. Au lieu de cela, il a clos l’enquête avant d’avoir identifié les responsables, comme le font généralement les juridictions internes en pareils cas.

5.6Pour ce qui est de l’affirmation de l’État partie selon laquelle l’enquête se poursuit en vue de traduire les agresseurs en justice, l’auteur soutient que rien n’indique que des mesures concrètes ont été prises ou que l’enquête alléguée a abouti au moindre résultat. L’auteur n’a jamais été contacté et n’a reçu aucune information sur les procédures et l’enquête prétendument en cours.

5.7En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur aurait dû saisir les juridictions tanzaniennes d’une requête pour violation des droits de l’homme au titre de la loi relative à l’exercice des droits et devoirs fondamentaux, l’auteur objecte que la procédure est lourde et extrêmement longue. Il renvoie à la jurisprudence des organes chargés des droits de l’homme, selon laquelle il n’y a pas lieu d’épuiser des recours dont l’exercice excède des délais raisonnables et qui, par leur nature même, sont inutiles. Il ajoute qu’il n’existe aucune règle absolue quant au délai à partir duquel une procédure de recours peut être considérée comme indûment prolongée, mais que les organes chargés des droits de l’homme prennent généralement en considération le comportement de l’État concerné et la complexité de l’affaire pour déterminer si la durée de la procédure est raisonnable. Il soutient que les requérants peuvent invoquer cette jurisprudence lorsque, comme en l’espèce, l’enquête se prolonge pendant plusieurs années sans qu’il n’y ait le moindre signe de progrès, que la procédure judiciaire dure depuis des années ou que les recours sont utilisés comme un « moyen de temporiser ».

5.8L’auteur renvoie également à la requête adressée le 20 mars 2009 à la Haute Cour de la République-Unie de Tanzanie, au titre de la loi relative à l’exercice des droits et devoirs fondamentaux, par des personnes atteintes d’albinisme qui avaient été victimes d’actes de violence (Miscellaneous Civil Application no 15, 2009). En application de l’article 4 de ladite loi, toute personne lésée peut saisir la Haute Cour d’un recours en réparation, et un collège composé de trois juges sera chargé d’examiner la requête au fond. La requête constitutionnelle a été soumise avec l’appui du Legal and Human Rights Centre, de la Tanzania Albino Society et de la Tanzania Federation of Disabled People’s Organizations, et plus de six ans après son dépôt, elle est encore en attente d’examen. L’auteur affirme que la durée de cette procédure est généralement excessive car, dans bon nombre d’antennes régionales de la Haute Cour, le nombre de magistrats est retreint, ce qui rend difficile la constitution d’un collège de juges. La procédure ayant accusé un retard indu et excédé des délais raisonnables, la requête devant la Haute Cour ne peut être considérée par l’auteur comme un recours interne disponible.

5.9L’auteur réaffirme que, depuis 2000, le nombre et l’ampleur des agressions de personnes atteintes d’albinisme sont allés croissant en République-Unie de Tanzanie, et que beaucoup de ces agressions n’ont pas été signalées. Il soutient que l’État partie n’a toujours pas engagé de poursuites dans les affaires signalées par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, et que le système judiciaire tanzanien n’est pas doté de ressources suffisantes pour traiter le nombre considérable de dossiers relatifs à des personnes atteintes d’albinisme. Il renvoie à la jurisprudence de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, selon laquelle un État au courant de violations « massives » et « graves » des droits de l’homme est censé prendre les mesures voulues pour les prévenir. L’auteur affirme qu’en l’espèce, l’État a été informé des graves violations des droits de l’homme dont il avait été victime, mais n’a pas pris les mesures nécessaires pour enquêter sur les faits, poursuivre et punir les responsables, et éviter que de tels actes de violence ne soient à nouveau commis en République-Unie de Tanzanie sur des personnes atteintes d’albinisme.

5.10L’auteur affirme qu’une voie de recours ne peut être considérée comme disponible que si elle est accessible en pratique comme en théorie et peut être utilisée sans obstacle. En outre, les voies de recours internes ne peuvent être qualifiées d’utiles que lorsqu’elles offrent des perspectives de succès, y compris celle d’obtenir réparation des violations alléguées. En cas de violations graves, notamment de violations du droit à la vie ou d’actes de torture, les procédures de caractère purement administratif et disciplinaire ne sauraient être considérées comme des recours utiles et suffisants. Les recours doivent donc être judiciaires et les États devraient être en mesure d’établir la responsabilité pénale des personnes reconnues coupables. L’auteur renvoie à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, selon laquelle les requérants peuvent être dispensés de l’obligation d’épuiser les recours internes « lorsqu’est prouvée l’existence d’une pratique administrative consistant en la répétition d’actes interdits par la Convention et la tolérance officielle de l’État, de sorte que toute procédure serait vaine ou ineffective ».

5.11En conséquence, l’auteur considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, les recours internes ne sont pas disponibles dans l’État partie et que, quand bien même ils seraient considérés comme disponibles, ils ne sont à l’évidence ni utiles ni suffisants. Il prie donc le Comité d’examiner l’affaire au fond et réaffirme que les actes dont il a été victime, l’absence d’enquête à leur sujet et la non-poursuite des responsables, dont les agissements demeurent impunis, constituent une violation des droits qu’il tient des articles 4, 5, 7, 8, 14, 15, 16, 17 et 24 de la Convention.

Absence de réponse de l’État partie sur le fond de la communication

6.Le 12 mai 2015, le 27 novembre 2015, le 4 mars 2016 et le 9 mai 2016, l’État partie a été prié de soumettre ses observations sur le fond de la communication. Le Comité constate avec regret que les renseignements demandés n’ont pas été reçus. L’État partie n’ayant pas présenté ses observations sur le fond, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur, dans la mesure où elles sont dûment étayées.

B.Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 2 du Protocole facultatif et à l’article 65 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’alinéa c) de l’article 2 du Protocole facultatif, que la même question n’avait pas déjà été examinée par le Comité et qu’elle n’avait pas été déjà examinée ou n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication devrait être déclarée irrecevable pour cause de non-épuisement des recours internes, en application de l’alinéa d) de l’article 2 du Protocole facultatif. L’État partie a fait valoir en particulier que l’auteur n’avait pas saisi les tribunaux de la République-Unie de Tanzanie au titre de la loi relative à l’exercice des droits et devoirs fondamentaux. Il a également fait observer que l’auteur aurait pu engager des poursuites privées, comme le prévoit le droit pénal interne. À cet égard, le Comité relève que l’auteur a estimé que, dans son cas, le dépôt d’une requête devant les tribunaux tanzaniens au titre de la loi relative à l’exercice des droits et devoirs fondamentaux ne constituait pas un recours utile, pas plus que l’ouverture de poursuites privées contre les agresseurs. Il relève également que l’auteur affirme que la police a été mise au courant de son agression le jour même, c’est-à-dire le 14 octobre 2011, que trois membres de sa famille ont été arrêtés le lendemain puis conduits devant les autorités judiciaires en tant que suspects, que les poursuites ont été abandonnées en application de l’article 98 du Code de procédure pénale pour cause d’absence de preuves, et que depuis, il n’a jamais été informé d’éventuelles mesures supplémentaires que les autorités de l’État partie auraient prises pour enquêter sur l’affaire et traduire les responsables en justice. Dans ce contexte, le Comité rappelle que l’utilité d’un recours dépend de la nature et de la gravité particulière de la violation alléguée. Il fait observer que, conformément à la procédure pénale tanzanienne, le magistrat chargé d’instruire ou de juger une affaire peut autoriser toute personne, y compris la victime, à exercer les poursuites. Toutefois, en cas de violations aussi graves que celles dont l’auteur a été victime, la responsabilité d’engager les poursuites incombe au premier chef aux autorités de l’État partie, qui ont l’obligation non transférable d’enquêter, de traduire en justice et de punir.

7.4Le Comité relève également que, le 20 mars 2009, d’autres victimes d’actes de violence analogues ont saisi la Cour constitutionnelle de la République-Unie de Tanzanie au titre de la loi relative à l’exercice des droits et devoirs fondamentaux, et qu’au moment de l’examen de la communication de l’auteur, soit plus de neuf ans plus tard, leur cas n’a toujours pas été examiné. À cet égard, il prend acte de la difficulté que représente pour la Haute Cour la constitution du collège de trois juges chargés de statuer au fond sur chaque requête soumise au titre de la loi relative à l’exercice des droits et devoirs fondamentaux. Dans ces circonstances, il estime qu’il n’est pas raisonnable d’exiger de l’auteur qu’il saisisse les tribunaux pour engager de nouvelles procédures dont la durée serait imprévisible, notamment qu’il intente une action civile ou soumette une requête à la Haute Cour au titre de la loi relative à l’exercice des droits et devoirs fondamentaux.

7.5Le Comité rappelle que, au sens de l’article premier de la Convention, par personnes handicapées on entend notamment, mais pas seulement, des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres. Il rappelle également que l’albinisme est une maladie génétique relativement rare, non contagieuse, qui touche des personnes dans le monde entier, indépendamment de leur appartenance ethnique ou de leur sexe. Cette maladie résulte d’un important déficit de production de mélanine et se caractérise par l’absence partielle ou totale de pigments dans la peau, les cheveux et les yeux. Le type d’albinisme le plus courant et le plus visible est l’albinisme oculo-cutané, qui touche la peau, les cheveux et les yeux. L’absence de mélanine dans les yeux rend la personne très sensible à la lumière et entraîne d’importants problèmes de vue, plus ou moins graves selon les personnes. Souvent, les problèmes de vue ne peuvent pas être complétement corrigés. De surcroît, l’un des problèmes de santé les plus graves que connaissent les personnes atteintes d’albinisme est leur vulnérabilité face au cancer de la peau, qui reste pour elles une affection mortelle. Une approche du handicap fondée sur les droits de l’homme exige de prendre en considération la diversité des personnes handicapées (alinéa i) du préambule de la Convention) et de reconnaître l’interaction entre les personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales (alinéa e) du préambule de la Convention). En conséquence, et compte tenu du fait que l’État partie ne remet pas en question sa compétence ratione materiae pour examiner la plainte de l’auteur, le Comité tient à réaffirmer que l’albinisme entre dans le champ de la définition du handicap telle qu’elle figure à l’article premier de la Convention.

7.6En ce qui concerne les griefs que l’auteur tire de l’article 4 de la Convention, le Comité rappelle que, en raison de son caractère général, cet article ne peut pas, en principe, faire l’objet de plaintes distinctes et ne peut être invoqué que conjointement avec d’autres droits substantiels garantis par la Convention. Il considère donc que les griefs soulevés par l’auteur au titre de l’article 4, lu seul, sont irrecevables au regard de l’alinéa e) de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.7S’agissant des allégations faites par l’auteur au titre de l’article 14 de la Convention, le Comité prend note de l’argument selon lequel l’État partie n’a pas pris les mesures appropriées et adéquates pour sensibiliser l’ensemble de la société à la situation des personnes atteintes d’albinisme, qui se sont ainsi trouvées exposées à la discrimination et à l’insécurité, et n’a rien fait pour remédier au problème. Toutefois, il constate que ces allégations sont formulées en termes généraux et que l’auteur n’a jamais été privé de sa liberté au sens de l’article 14, qui vise toute forme de détention ou de placement en institution de personnes handicapées. Il considère donc que cette partie de la plainte n’est pas recevable, faute d’avoir été suffisamment étayée, au regard de l’alinéa e) de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.8En l’absence d’autres obstacles à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

C.Examen quant au fond

8.1Conformément à l’article 5 du Protocole facultatif et au paragraphe 1 de l’article 73 de son règlement intérieur, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées. L’État partie n’ayant soumis aucune observation sur le fond, le Comité estime qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux griefs de l’auteur, dans la mesure où ils sont étayés.

8.2En ce qui concerne le grief tiré de l’article 5 de la Convention, le Comité prend note de l’argument selon lequel l’auteur a été victime d’une discrimination fondée sur son handicap, les violences qui lui ont été infligées relevant d’un phénomène généralisé dans l’État partie, qui ne touche que les personnes atteintes d’albinisme. Il relève que, selon l’auteur l’impunité dont continuent de jouir les responsables des actes de violence qu’il a subis constitue aussi une forme de discrimination fondée sur son handicap. À cet égard, l’auteur souligne que cette impunité est le dénominateur commun de la plupart des actes de violence perpétrés contre les personnes atteintes d’albinisme, puisque les autorités tanzaniennes considèrent que l’albinisme relève de la sorcellerie, qui est une pratique culturelle généralement admise et la source de nombreux préjugés enracinés encore aujourd’hui dans la société tanzanienne. Enfin, le Comité constate que les autorités de l’État partie n’ont pas pris les mesures voulues pour mener une enquête efficace, approfondie et impartiale et poursuivre les responsables, et qu’aucune mesure de prévention ou de protection n’a été adoptée.

8.3Le Comité rappelle que, conformément aux paragraphes 1 à 3 de l’article 5 de la Convention, les États parties sont tenus de veiller à ce que toutes les personnes soient égales devant la loi et en vertu de celle-ci, et à ce qu’elles aient droit sans discrimination à l’égale protection et à l’égal bénéfice de la loi, et doivent prendre toutes les mesures appropriées pour faire en sorte que des aménagements raisonnables soient apportés afin de promouvoir l’égalité et d’éliminer la discrimination. En l’espèce, le Comité constate que l’auteur a été victime d’un acte de violence révélateur de pratiques touchant exclusivement les personnes atteintes d’albinisme. En effet, le 14 octobre 2011, alors qu’il était âgé de 12 ans, l’auteur a été attaqué par un homme armé d’une machette, qui a prélevé trois des doigts de sa main droite. L’agresseur a également entaillé l’épaule de l’auteur, qui a perdu l’usage de sa main droite et de son bras gauche. Depuis, l’auteur a eu un accès considérablement restreint à la justice. Aucune mesure d’enquête ne semble avoir été prise par les autorités compétentes après l’abandon des poursuites initialement intentées, et plus de six ans après les faits, les responsables de cette attaque criminelle continuent de jouir de l’impunité la plus totale.

8.4Le Comité estime que l’État partie ne saurait se soustraire aux obligations que lui fait la Convention au seul motif que certaines autorités nationales, telles que le tribunal d’instance de Geita, ont déjà examiné ou sont toujours en train d’examiner l’affaire, alors que les procédures de recours encore pendantes dans l’État partie ont à l’évidence excédé des délais raisonnables et semblent n’avoir aucune chance d’aboutir. Il considère en outre que l’inaction de l’État partie, qui n’a ni empêché ni réprimé les actes de violence commis sur des personnes atteintes d’albinisme, a eu pour effet de rendre l’auteur et les autres personnes atteintes d’albinisme particulièrement vulnérables et de les empêcher de participer à la société sur la base de l’égalité avec les autres. L’État partie n’ayant fourni aucune explication à ce sujet, le Comité considère que les actes subis par l’auteur relèvent d’une forme de violence dirigée exclusivement contre les personnes atteintes d’albinisme. En conséquence, il conclut que l’auteur a été victime d’une discrimination directe et fondée sur son handicap, qui constitue une violation de l’article 5 de la Convention.

8.5Le Comité prend note de l’affirmation par l’auteur qu’il a été contraint de cesser d’aller à l’école de peur d’être persécuté, qu’il a été agressé à deux reprises et que l’État partie n’a pas accordé l’attention voulue à la vulnérabilité particulière qu’il présentait, alors que les enfants et les jeunes atteints d’albinisme sont régulièrement victimes d’actes de cruauté et de torture en République-Unie de Tanzanie. À cet égard, le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 1 de l’article 7 de la Convention, les États parties doivent prendre toutes mesures nécessaires pour garantir aux enfants handicapés la pleine jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales, sur la base de l’égalité avec les autres enfants. Il observe qu’en n’apportant aucune protection à l’auteur, âgé de 12 ans au moment des faits, malgré la plainte déposée par celui-ci auprès de la police après la première attaque, survenue en 2010, et en ne lui fournissant pas l’assistance médicale et l’aide à la réadaptation dont il avait besoin après la seconde attaque, qu’il a subie en 2011 en raison de son handicap, l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent en application de l’article 7 de la Convention.

8.6S’agissant des allégations faites par l’auteur au titre de l’article 8 de la Convention, le Comité prend note de l’argument selon lequel l’État partie n’a pas pris les mesures appropriées et adéquates pour sensibiliser l’ensemble de la société à la situation des personnes atteintes d’albinisme, qui se sont ainsi trouvées exposées à la discrimination et à l’insécurité, et n’a rien fait pour remédier au problème. Il considère que l’inaction et la passivité de l’État partie équivalent à une acceptation implicite de la perpétuation des crimes haineux commis à l’égard des personnes atteintes d’albinisme sur son territoire, et constituent une violation de l’article 8 de la Convention.

8.7En ce qui concerne les griefs tirés de l’article 15 de la Convention, le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel les actes dont il a été victime ont constitué une forme de torture et porté atteinte à son intégrité physique. Le Comité rappelle qu’aux termes de l’article 15 de la Convention, nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et les États parties doivent prendre toutes mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher, sur la base de l’égalité avec les autres, que des personnes handicapées ne soient soumises à la torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il rappelle également que le terme « torture » désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. À cet égard, il fait observer que les actes de violence que l’auteur a subis ont été commis par des particuliers et ne constituent donc pas des actes de torture. Toutefois, il souligne que l’obligation qui incombe aux États parties de prévenir et de réprimer la torture et les traitements inhumains et dégradants s’applique aux actes commis aussi bien par des acteurs non étatiques que par des agents publics. La rapidité et l’efficacité sont particulièrement importantes dans le jugement de ces infractions. En outre, le Comité considère que les souffrances que l’auteur a endurées parce que l’État partie n’a pris aucune mesure pour poursuivre véritablement les responsables présumés de l’infraction ont entraîné une nouvelle victimisation et constituent une forme de torture ou de mauvais traitements psychologiques. Pour ces raisons, le Comité conclut que, dans les circonstances de l’espèce, l’État partie a violé l’article 15 de la Convention.

8.8La Comité rappelle que, en application du paragraphe 4 de l’article 16 de la Convention, les États parties doivent prendre « toutes mesures appropriées pour faciliter le rétablissement physique, cognitif et psychologique, la réadaptation et la réinsertion sociale des personnes handicapées qui ont été victimes d’exploitation, de violence ou de maltraitance sous toutes leurs formes, notamment en mettant à leur disposition des services de protection », et que le rétablissement et la réinsertion doivent intervenir « dans un environnement qui favorise la santé, le bien-être, l’estime de soi, la dignité et l’autonomie de la personne et qui prend en compte les besoins spécifiquement liés au sexe et à l’âge ». N’ayant reçu de l’État partie aucune observation sur les allégations de violation de l’article 16 faites par l’auteur, le Comité relève que l’État partie n’a fourni ni assistance médicale ni aide à la réadaptation à l’auteur, qui était âgé de 12 ans au moment des faits et avait été abandonné par sa famille. Pour ces raisons, il conclut que, dans les circonstances de l’espèce, l’État partie a porté atteinte aux droits que l’auteur tient de l’article 16 de la Convention.

8.9En ce qui concerne le grief que l’auteur tire de l’article 17 de la Convention, le Comité rappelle que, au sens de cet article, « toute personne handicapée a droit au respect de son intégrité physique et mentale sur la base de l’égalité avec les autres ». Il rappelle également que « le droit à l’intégrité de la personne est fondé sur ce que signifie le fait d’être un être humain ». Ce droit est lié à la notion de dignité humaine et au principe selon lequel l’espace physique et psychologique de tout individu doit être protégé. Il englobe l’interdiction de la torture physique et mentale, des peines et traitements inhumains ou dégradants, ainsi que de toute une série d’atteintes moins graves à l’intégrité physique et psychologique d’une personne. Les violences infligées à l’auteur entrent dans le champ des actes constitutifs d’une violation de l’intégrité physique et mentale, dans la mesure où il est de pratique courante, dans l’État partie, de pourchasser les personnes atteintes d’albinisme pour amputer sauvagement des parties de leur corps, sans considération pour leur intégrité physique et leur dignité humaine. Le Comité rappelle que, conformément à l’article 4 de la Convention, les États parties ont l’obligation générale de prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir et promouvoir le plein exercice du droit à l’intégrité de la personne. En l’espèce, l’État partie n’a pris aucune mesure pour prévenir les actes subis par l’auteur. Il n’a pas poursuivi les responsables et n’a apporté à la victime aucune aide à la réadaptation ou à la réintégration dans la société. À ce jour, les infractions commises contre l’auteur demeurent impunies. En outre, le Comité relève que les autorités de l’État partie n’ont aucunement aidé l’auteur à retrouver son autonomie après la perte de l’usage de son bras gauche et de sa main droite, et que, plus généralement, l’État partie n’a adopté aucune mesure pour empêcher que les personnes atteintes d’albinisme ne soient victimes de ce type de violence et leur offrir une protection contre ces actes. En conséquence, le Comité considère qu’en ne prenant pas toutes les mesures voulues pour prévenir les actes de violence similaires à ceux qui ont été infligés à l’auteur et, en l’espèce, pour enquêter efficacement sur ces actes et en punir les responsables, l’État partie a violé les droits que l’auteur tient de l’article 17 de la Convention, lu conjointement avec l’article 4.

8.10Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle l’État partie a violé l’article 24 de la Convention en ne le protégeant pas dans un contexte marqué par l’aggravation de la violence, notamment des agressions de personnes atteintes d’albinisme, ce qui l’a contraint à cesser d’aller à l’école pendant deux ans pour échapper à l’insécurité. Il relève également que l’auteur a déclaré avoir des difficultés à lire et à écrire correctement après avoir été déscolarisé pendant deux ans. N’ayant reçu de l’État partie aucune observation à ce sujet, le Comité constate que l’État partie n’a pas prêté assistance à l’auteur ni apporté d’aménagements raisonnables pour lui permettre d’aller à l’école, en conséquence de quoi il a été privé de son droit à l’éducation jusqu’à ce qu’une ONG lui fournisse l’aide dont il avait besoin. Pour ces raisons, le Comité conclut que, dans les circonstances de l’espèce, l’État partie a violé les droits que l’auteur tient des alinéas b) et c) du paragraphe 2 de l’article 24 de la Convention.

D.Conclusion et recommandations

9.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 du Protocole facultatif, considère que l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre des articles 5, 7, 8, 15, 16 et 17 de la Convention, lus seuls et conjointement avec les articles 4 et 24. Il fait donc à l’État partie les recommandations suivantes :

a)S’agissant de l’auteur, l’État partie a pour obligation :

i)De lui offrir un recours utile, y compris une indemnisation, une réparation du préjudice subi et l’assistance dont il a besoin pour retrouver son autonomie de vie ;

ii)De mener une enquête impartiale, rapide et efficace sur l’agression dont il a été victime et d’en poursuivre les auteurs ;

iii)De rendre publiques les constatations du Comité et de les diffuser largement, sous des formes accessibles, auprès de tous les secteurs de la population ;

b)D’une manière générale, l’État partie est tenu de prendre des mesures pour éviter que des violations analogues ne se reproduisent. À cet égard, le Comité renvoie aux recommandations que l’Experte indépendante sur l’exercice des droits de l’homme par les personnes atteintes d’albinisme a formulées dans son rapport au Conseil des droits de l’homme, et prie l’État partie :

i)De revoir les cadres juridiques et de les adapter selon que nécessaire pour qu’ils englobent tous les aspects des agressions de personnes atteintes d’albinisme, notamment en ce qui concerne le trafic de parties du corps ;

ii)De veiller à ce que les agressions de personnes atteintes d’albinisme et le trafic de parties du corps donnent lieu rapidement à des enquêtes et à des poursuites ;

iii)De faire en sorte que la législation nationale érige dûment et clairement en infraction la pratique consistant à utiliser des parties du corps à des fins de sorcellerie ;

iv)D’élaborer et de mettre en œuvre des campagnes de sensibilisation à long terme, qui reposent sur une approche du handicap fondée sur les droits de l’homme et répondent aux obligations prévues à l’article 8 de la Convention, ainsi que des activités de formation visant d’une part à lutter contre les pratiques néfastes et les superstitions répandues qui entravent l’exercice des droits de l’homme par les personnes atteintes d’albinisme, et d’autre part à mieux faire connaître le champ d’application de la Convention et de son Protocole facultatif.

10.Conformément à l’article 5 du Protocole facultatif et à l’article 75 du règlement intérieur du Comité, l’État partie est invité à soumettre au Comité, dans un délai de six mois, une réponse écrite, dans laquelle il indiquera toute mesure qu’il aura prise à la lumière des présentes constatations et recommandations.