Communication présentée par  :

H. H., I. H. et Y. H. (représentés par des conseils, Marine Kurtanidze et Babutsa Pataraia, Union Sapari, Mariam Zakareishvili, Human Rights Centre, et Philip Leach, Joanna Evans, Jessica Gavron, Joanne Sawyer, Kate Levine et Ramute Remezaite, European Human Rights Advocacy Centre, Université du Middlesex)

Au nom de:

Khanum Jeiranova

État partie:

Géorgie

Date de la communication:

19 septembre 2018 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application de l ’ article 69 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 5 février 2019 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations:

25 octobre 2021

* Adoptées par le Comité à sa quatre-vingtième session (18 octobre-12 novembre 2021).

* * Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l ’ examen de la communication  : Gladys Acosta Vargas, Hiroko Akizuki, Tamader Al-Rammah, Nicole Ameline, Marion Bethel, Leticia Bonifaz Alfonzo, Louiza Chalal, Corinne Dettmeijer-Vermeulen, Naéla Gabr, Hilary Gbedemah, Nahla Haidar, Dalia Leinarte, Rosario G. Manalo, Aruna Devi Narain, Ana Peláez Narváez, Bandana Rana, Rhoda Reddock, Natasha Stott Despoja, Genoveva Tisheva et Franceline Toé-Bouda. Conformément à l ’ alinéa c) du paragraphe 1 de l ’ article 60 du Règlement intérieur du Comité, Lia Nadaraia et Elgun Safarov n ’ y ont pas participé.

La communication est présentée au nom de Khanum Jeiranova, de nationalité géorgienne, née en 1984 et décédée en 2014, par H. H., I. H. et Y. H., son mari, sa fille et son fils, respectivement, nés en 1973, 2006 et 2003, également de nationalité géorgienne. Ils affirment que Mme Jeiranova est victime d’une violation par la Géorgie des droits qui lui sont reconnus à l’article premier, aux alinéas b) à f) de l’article 2, et à l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour la Géorgie le 1er novembre 2002. Les auteurs sont représentés par des conseils, Marine Kurtanidze et Babutsa Pataraia de l’Union Sapari ; Mariam Zakareishvili du Human Rights Centre ; Philip Leach, Joanna Evans, Jessica Gavron, Joanne Sawyer, Kate Levine et Ramute Remezaite du European Human Rights Advocacy Centre, Université du Middlesex.

Rappels des faits présentés par les auteurs

Le 16 septembre 2014, Mme Jeiranova a retrouvé A. I., dont elle était amoureuse. Ils ont été vus ensemble par trois proches du mari de Mme Jeiranova, H. H. Supposant qu’elle était infidèle, ces trois personnes ont décidé de les suivre et de les attendre à l’entrée du village. Plus tard dans la journée, à Iormughanlo, deux voitures se sont approchées de celle d’A. I. Les occupants ont forcé Mme Jeiranova et A. I. à en sortir. Une quinzaine de personnes ont assené des coups et jeté des pierres à A. I., qui a réussi à s’échapper. I. H., Y. H. et d’autres témoins ont vu les trois individus en question battre Mme Jeiranova. Ceux-ci ont conduit Mme Jeiranova à Kvemo Lambalo, où ils l’ont battue et insultée. Ce faisant, ils l’ont emmenée, pieds nus, à plusieurs endroits du village, où ils ont appelé ses proches pour leur dire qu’elle trompait H. H. et avait couvert sa famille de honte. Ils ont continué à la battre et elle a perdu connaissance à plusieurs reprises. Son père est arrivé, l’a giflée et l’a emmenée avec lui en la traînant par les cheveux.

Vers minuit, le gouverneur du village a été appelé à la résidence du père de Mme Jeiranova, où des policiers étaient déjà présents. Mme Jeiranova pleurait et, montrant au gouverneur du village un pot de mort-aux-rats, elle lui a dit que les membres de sa famille lui disaient de le prendre et de se tuer, mais qu’elle ne voulait pas mourir, et elle lui a demandé de l’aide. Elle a déclaré que ses parents ne la laisseraient pas quitter H. H. pour l’homme qu’elle aimait et qu’ils lui avaient dit qu’elle devait mourir avec lui. Accompagné de policiers, le gouverneur du village l’a emmenée chez lui, d’où elle a appelé A. I. à l’aide. Le lendemain matin, sa mère l’a ramenée au foyer parental. Au gouverneur du village et à un policier, qui étaient présents, Mme Jeiranova, azerbaïdjanaise de souche, a demandé en azéri pourquoi ils ne poursuivaient pas les auteurs en justice, mais le gouverneur du village n’a pas traduit ces propos au policier, qui ne parlait pas l’azéri.

Le matin du 18 septembre 2014, la mère de Mme Jeiranova a trouvé le corps de celle‑ci pendu à une corde dans l’abri de jardin, sa main gauche placée entre la corde et son cou. Elle a dit au gouverneur du village que Mme Jeiranova s’était suicidée. La police a ouvert une enquête et a signalé que Mme Jeiranova avait été retrouvée pendue mais n’a pas procédé à un examen médico-légal car la famille s’y est opposée. La dépouille de Mme Jeiranova est demeurée au domicile parental. Les mollahs qui ont préparé le corps pour l’enterrement ont indiqué que les vêtements de la défunte étaient couverts de sang, que son corps avait été « réduit en bouillie » et qu’elle était couverte d’ecchymoses noires et bleues, notamment au visage, sous le menton et autour de la poitrine. Elle avait également une profonde entaille et des égratignures au niveau du cou.

Le 24 septembre 2014, les parents de Mme Jeiranova ont écrit au Procureur général de Géorgie, à l’inspection générale du Ministère de l’intérieur, au Procureur du district de Sighnaghi, au Président du Parlement de Géorgie, à la Commission des droits de l’homme et de l’intégration civile du Parlement et au Défenseur public de Géorgie. Ils ont décrit les violences subies par Mme Jeiranova et ont demandé la conduite d’une enquête pénale. Le 26 septembre 2014, le Défenseur public a répondu que l’ouverture d’une enquête relevait de la compétence du parquet. Le 28 septembre 2014, l’enquête a été close, concluant que Mme Jeiranova s’était suicidée en raison de son comportement « honteux » et de son infidélité envers son mari. Le 2 octobre 2014, les parents ont déposé une plainte auprès du Procureur du district de Sighnaghi pour retard pris par l’enquête. Le 6 octobre 2014, le Procureur régional de Kakheti a envoyé la plainte au Procureur du district de Sighnaghi.

Le 9 octobre 2014, l’enquête a été rouverte après qu’une émission de télévision a été consacrée à l’affaire. Le même jour, le Procureur du district de Sighnaghi a transmis la plainte des parents au chef de l’administration du district de Sagarejo, en lui demandant de veiller à ce que l’enquête soit menée à bien dans les meilleurs délais. Le 30 novembre 2014, la Commission des droits de l’homme et de l’intégration civile du Parlement a répondu qu’elle avait transmis la lettre des parents au Procureur régional de Kakheti. Le 4 novembre 2014, le Procureur adjoint de Kakheti a fourni aux parents un compte rendu des interrogatoires de police, qui portait exclusivement sur l’infidélité présumée de Mme Jeiranova et ne faisait pas mention des coups qu’elle avait reçus. Le Procureur adjoint a indiqué qu’une enquête était en cours et qu’une décision suivrait la collecte des preuves.

Le 14 décembre 2014, H. H. a été condamné à sept ans de prison pour une fusillade. Au cours du procès, un témoin a déclaré que Mme Jeiranova avait été battue. Le Président de la Géorgie a gracié H. H. le 16 septembre 2016, en raison de l’intérêt public qu’avait suscité l’affaire et de la spécificité de celle-ci.

Le 18 juin 2015, les parents de Mme Jeiranova ont écrit au Procureur général pour se plaindre du retard pris par l’enquête et du fait que les témoins n’avaient pas été interrogés. Le 15 juillet 2015, le Procureur général a demandé au Procureur du district de Sighnaghi de mener une enquête efficace et diligente. Le 3 août 2015, le Procureur du district de Sighnaghi a informé les parents que des témoins avaient été interrogés, que de nombreuses investigations avaient été faites et qu’ils seraient informés de la décision finale. Le 20 octobre 2015, le Procureur général a envoyé un rappel.

Le 22 décembre 2015, les parents ont demandé au Procureur régional de Kakheti d’inclure dans le champ de l’enquête l’article 144 du Code pénal géorgien, relatif aux traitements inhumains et dégradants, concernant les violences subies par Mme Jeiranova. Ils ont demandé que Mme Jeiranova soit considérée comme victime d’un crime « d’honneur » et victime de discrimination fondée sur le genre et l’origine ethnique. H. H. a déposé une demande dans les mêmes termes, le 23 février 2017.

Le 29 janvier 2016, les parents se sont à nouveau plaints au Procureur général du retard pris par l’enquête. Le 24 février 2016, ils ont été informés que leur lettre avait été transmise au Procureur régional de Kakheti. Le 29 juillet 2016, le Procureur général a indiqué, en réponse à une demande de renseignements sur l’état d’avancement de l’enquête, que la demande avait été transmise au Procureur régional de Kakheti.

Le 7 septembre 2016, les parents ont écrit au Procureur du district de Telavi, réitérant, entre autres, leur demande d’élargir le champ de l’enquête. Les 15 et 21 septembre 2016, ils ont à nouveau réclamé une enquête efficace et diligente. H. H. a fait de même, demandant également à obtenir le statut de victime, les 19 et 20 décembre 2016, à la suite de sa libération de prison. Le Procureur régional de Kakheti a répondu le 6 octobre, le 18 novembre et le 22 décembre 2016, qu’une enquête était toujours en cours, au titre de l’article 115 du Code pénal géorgien, pour déterminer s’il y avait eu incitation au suicide.

Les 6 et 30 janvier 2017, H. H. a demandé au Procureur général de prendre des mesures face à l’absence d’enquête concernant l’affaire. Le 7 février, le Procureur général l’a informé que sa lettre, dans laquelle il demandait l’ouverture d’une enquête diligente et efficace, avait été transmise au Procureur régional de Kakheti. Les 7 et 23 février 2017, H. H. a demandé au Ministère de l’intérieur et à l’inspection générale dudit Ministère d’engager une procédure disciplinaire contre les policiers qui n’avaient pas enquêté correctement sur l’affaire. Le 27 février et le 1er mars 2017, il a été informé que l’enquête était en cours et que sa lettre au Procureur général avait été transmise au Procureur régional de Kakheti.

Le 13 mars 2017, H. H. a demandé un point sur la situation au Défenseur public. Le 14 mars 2017, il a demandé des informations sur les noms des personnes interrogées et sur les mesures prises pour enquêter sur l’affaire et surmonter les difficultés rencontrées. Le 15 mars 2017, le Procureur régional de Kakheti a répondu qu’il avait déjà fourni ces informations. Le 20 mars 2017, l’enquêtrice en chef a indiqué que H. H., étant témoin dans l’affaire, n’était pas autorisé à accéder aux documents de l’enquête. Le 29 mars 2017, H. H. et les parents de Mme Jeiranova ont demandé à avoir accès aux documents pertinents de l’enquête dans une langue compréhensible pour eux, membres d’une minorité ethnique. Le 3 avril 2017, l’enquêtrice en chef s’est déclarée disposée à rencontrer H. H. et les parents de Mme Jeiranova.

Le 8 août 2017, H. H. s’est adressé au Procureur général, soulignant le fait que les autorités n’avaient pas enquêté sur l’affaire ni poursuivi en justice les auteurs, en dépit de nombreuses demandes et plaintes. Le 26 septembre et le 1er novembre 2017, il a été informé que des témoins avaient été interrogés, que des représentants avaient consulté le dossier, que le statut de victime lui avait été accordé, que l’enquête était en cours et que la décision finale devait être rendue. Le 23 octobre 2017, le Procureur général a informé H. H. par voie de notification que sa lettre avait été transmise au Procureur régional de Kakheti. Les 7 et 11 novembre et le 15 décembre 2017, H. H. a demandé au Procureur régional de Kakheti de lui indiquer les personnes qui avaient été interrogées et de lui dire si le corps de Mme Jeiranova avait été examiné, s’enquérant de l’état de celui-ci et des violences constatées. Il a également demandé l’accès au dossier de l’affaire et les copies des décisions pertinentes. Le 22 novembre et les 8 et 22 décembre 2017, le Procureur régional de Kakheti a répondu que les représentants de H. H. avaient par deux fois déjà accédé au dossier de l’affaire. Le 26 janvier 2018, ces derniers ont eu accès au dossier, n’étant autorisés qu’à prendre des notes.

À ce jour, l’enquête est toujours en cours et personne n’a été inculpé. Ayant soutenu à maintes reprises que le traitement subi par Mme Jeiranova impliquait des comportements discriminatoires de la part de ses proches, de la communauté et des forces de l’ordre, fondés sur son genre et son origine ethnique, les auteurs concluent qu’ils ont épuisé tous les recours internes disponibles. Ils déclarent que cette question n’a été examinée par aucune autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Teneur de la plainte

Les auteurs allèguent une violation de l’alinéa b) de l’article 2 de la Convention. Ils affirment que la loi de 2006 sur l’élimination de la violence familiale, la protection des victimes de violence familiale et l’aide aux victimes de violence familiale ne couvrait pas la violence exercée contre les femmes par les membres de la famille élargie lorsque Mme Jeiranova a été battue et est décédée, mais qu’elle s’appliquait en revanche aux membres de la famille immédiate de Mme Jeiranova. Les auteurs affirment que les autorités étaient conscientes que Mme Jeiranova n’était pas en sécurité chez ses parents et qu’elle a subi des violences psychologiques et des pressions l’incitant au suicide.

Les auteurs allèguent une violation des alinéas c) et e) de l’article 2 de la Convention au motif que les forces de l’ordre de l’État partie n’ont pas pris de mesures raisonnables pour protéger Mme Jeiranova. Les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’elle était vulnérable étant donné que son père s’était adressé à la police d’Iormughanlo le 16 septembre 2014, qu’un enquêteur l’avait interrogée, que le gouverneur du village l’avait emmenée chez lui, où elle lui avait demandé pourquoi la police ne donnait pas suite à ses allégations de coups, et qu’elle avait plusieurs blessures visibles. Les auteurs affirment que la qualification de son comportement comme « déshonorant » par le Procureur régional de Kakheti dans une lettre adressée à la Commission des droits de l’homme et de l’intégration civile montre que les mauvais traitements qu’elle a subis ont été perçus comme une punition pour son infidélité. Compte tenu des valeurs communautaires fondées sur l’« honneur », il aurait dû être évident pour les autorités locales que Mme Jeiranova avait subi des violences de genre.

Les auteurs indiquent que la police n’a pas offert à Mme Jeiranova de soutien ni d’informations sur ses droits, n’a procédé à aucune évaluation des risques et n’a pris aucune mesure préventive ou opérationnelle. De plus, le gouverneur du village a autorisé la mère de Mme Jeiranova à ramener celle-ci au domicile parental. Les blessures visibles et le traumatisme de Mme Jeiranova n’ont pas été enregistrés, aucun témoin n’a été initialement interrogé, et le rapport de police du 16 septembre 2014 ne portait que sur la relation extraconjugale de celle-ci, omettant de mentionner les coups qu’elle avait reçus. La police a apparemment décidé d’ignorer les faits et n’a pas tenu compte de la menace prévisible qui pesait sur la vie de Mme Jeiranova.

Les auteurs allèguent également une violation des alinéas c) et e) de l’article 2 de la Convention, invoquant l’absence d’enquête, de poursuites et de sanctions à l’encontre de ceux qui avaient battu Mme Jeiranova. Le dossier de l’affaire a été transféré au Procureur régional de Kakheti, le 13 août 2015, et contenait de nombreux témoignages et preuves. Néanmoins, l’enquête a été close au motif que Mme Jeiranova s’était suicidée en raison de « son comportement honteux » et n’a été rouverte qu’après la diffusion d’un reportage télévisé.

Les auteurs affirment que l’État partie a violé les alinéas c) et e) de l’article 2 de la Convention au motif que les autorités n’ont pas mené d’enquête impartiale et efficace sur la cause du décès de Mme Jeiranova. L’enquête n’a toujours pas identifié les auteurs ni déterminé la cause du décès. La police a « immédiatement » accepté la présomption de suicide et ne s’est pas attachée à écarter d’autres causes malgré le fait que Mme Jeiranova craignait manifestement d’être tuée, qu’elle était vulnérable et qu’il existait un mobile, fondé sur l’« honneur », de suicide ou de meurtre forcé, notamment des commentaires de proches et de membres de la communauté qui ont estimé que son suicide les avait absous de toute honte. Les auteurs soulignent que la police n’a pas cherché à savoir pourquoi la main de la défunte avait été trouvée placée entre la corde et son cou d’une façon suggérant une résistance à la pendaison. De plus, le dossier de l’affaire ne contient aucun rapport détaillé de la scène du crime ou de l’autopsie médico-légale établissant les blessures et le moment où elles ont été infligées. Il n’y a que des photographies du corps de Mme Jeiranova et une description visuelle extérieure et superficielle des blessures. La police a accédé à la demande des membres de la famille de ne pas remettre le corps de la victime malgré l’implication potentielle de ces derniers dans le décès de Mme Jeiranova et le fait qu’aucune loi n’interdit de pratiquer une autopsie lorsqu’un membre de la famille proche s’y oppose.

Les auteurs affirment que les autorités de l’État partie ont violé l’alinéa d) de l’article 2 de la Convention en traitant Mme Jeiranova de façon discriminatoire. Ils soutiennent que le Procureur a fait preuve d’un comportement patriarcal dans sa décision de clore l’enquête en acceptant la justification fondée sur l’« honneur » de la mort de Mme Jeiranova et en attribuant aux actes de celle-ci l’entière responsabilité des faits. De même, la police, en omettant de verser au dossier la déclaration de Mme Jeiranova prise après que celle-ci eut été battue, n’a pas pris en considération les coups qu’elle avait reçus comme relevant du domaine répressif. Ils l’ont soit encouragée à minimiser les faits, soit ont délibérément « édulcoré » le dossier pour montrer que les coups portés par son père « ne lui avaient pas fait mal ». Les dépositions des témoins révèlent également les comportements discriminatoires des policiers qui les ont rédigées, étant donné qu’elles portent presque exclusivement sur l’apparente liaison amoureuse. De même, le gouverneur du village a fait preuve d’un comportement discriminatoire lorsqu’il a qualifié Mme Jeiranova de « traîtresse », attribué son suicide à la honte qu’elle aurait éprouvée et nié qu’elle ait été blessée. S’étant par la suite rétracté, il a admis qu’elle présentait des ecchymoses et reconnu les pressions faites sur elle par sa famille pour qu’elle se suicide. Néanmoins, la seule mesure qu’il a prise a été de la tenir éloignée pendant une nuit. Les autorités ont donc omis d’entrer en matière, faisant montre de stéréotypes de genre et de pratiques commises au nom de l’« honneur ».

Les auteurs ajoutent que les autorités de l’État partie n’ont pas examiné si les coups subis par Mme Jeiranova et son décès étaient motivés par une discrimination fondée sur le genre et l’« honneur », en violation des alinéas c), d) et e) de l’article 2 de la Convention. Malgré les preuves et les lettres des auteurs alléguant un crime d’« honneur », le Procureur a souscrit au système de valeurs fondé sur l’« honneur » dans sa décision de clore l’enquête. Les infracteurs ont également fait preuve d’un comportement discriminatoire en se croyant en droit de contrôler et de punir Mme Jeiranova au motif qu’elle était la femme d’un de leurs proches. Se référant à la littérature sur le féminicide et sur les liens qui existent entre ce crime et les violences d’« honneur », les auteurs soutiennent que Mme Jeiranova aurait dû être considérée comme une victime de féminicide.

Les auteurs allèguent, enfin, une violation de l’alinéa f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5, lus conjointement avec l’article premier de la Convention, compte tenu de la recommandation générale no 19 (1992) sur la violence à l’égard des femmes et de la recommandation générale no 35 (2017) sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, portant actualisation de la recommandation générale no 19 du Comité. Ils soutiennent que Mme Jeiranova a été victime de comportements patriarcaux, traditionalistes et religieux qui se manifestent dans le contrôle de sa vie par la violence de genre. Ils avancent que la cause principale de son enlèvement, du passage à tabac en public par les hommes de la famille de H. H., de son suicide présumé et du refus de pratiquer une autopsie et de conduire une enquête efficace révèle que les autorités n’ont pas pris toutes les mesures appropriées pour modifier les schémas de comportement social et culturel, en particulier dans les communautés ethniques telles que celle de Kvemo Lambalo et concernant les comportements stéréotypés et discriminatoires à l’égard des femmes en Géorgie. Renvoyant à un rapport d’expert sur les violences d’« honneur » et aux déclarations sur l’infidélité de Mme Jeiranova, les auteurs soutiennent que les coups portés en public à cette dernière sont l’illustration de normes sociales fondées sur l’« honneur » et de la prévalence de stéréotypes perpétuant la violence de genre en Géorgie.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

Par une note verbale datée du 19 septembre 2019, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond. Il fait valoir que la communication est irrecevable au motif que les auteurs n’ont pas consenti à leur représentation juridique. Il constate que H. H. a signé toutes les autorisations mais que les signatures ne se ressemblent pas, tout comme les signatures figurant sur ses déclarations prises par les autorités géorgiennes. De plus, le 28 juin 2019, H. H. a déclaré devant les autorités qu’il ne connaissait pas les avocats qui le représentaient, qu’il souhaitait retirer la communication et qu’il ne l’aurait jamais déposée si son avocat ne lui en avait pas fait la demande. L’État partie conclut que les auteurs n’ont pas exercé de façon valable leur droit de présenter une communication, et fait valoir qu’il conviendrait de préciser leurs intentions.

L’État partie fait observer que la communication est irrecevable en raison du défaut de qualité de victime. H. H. n’avait pris aucune mesure concernant les faits avant décembre 2016. Il a déclaré à plusieurs reprises qu’il n’avait aucune plainte à formuler contre quiconque, que Mme Jeiranova n’avait pas mentionné les coups reçus et qu’elle s’était suicidée par honte. Il a également déclaré qu’il ne savait pas qui le représentait devant le Comité et qu’il souhaitait retirer la communication. Il a remercié ses proches qui l’auraient « sauvé de la honte », en les embrassant sur le front en signe de gratitude. L’État partie conclut que H. H. n’a aucun intérêt dans la procédure pénale.

L’État partie fait valoir que les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes. Notant que des plaintes ont été déposées par divers membres de la famille, l’État partie soutient que seules celles déposées au nom des auteurs sont pertinentes pour l’épuisement des recours internes. Il fait remarquer que seule 1 des 10 lettres déposées au nom de H. H. fait état d’une discrimination à l’égard de Mme Jeiranova. De plus, les arguments des auteurs, notamment le fait que la police et le Procureur n’ont pas protégé Mme Jeiranova, la discrimination dont ont fait preuve les autorités et la prévalence de stéréotypes, n’ont pas été soulevés en substance devant les tribunaux nationaux. Par ailleurs, la plupart des informations présentées à l’appui de la communication, notamment les témoignages et les vidéos, ont été soumises aux autorités de l’État partie pour la première fois dans le cadre de la communication.

L’État partie note qu’une action civile aurait constitué un recours interne adéquat et approprié. En vertu de la loi sur l’élimination de toutes les formes de discrimination de 2014, quiconque se considère comme victime de discrimination peut intenter une action en justice et demander des dommages-intérêts. En outre, la loi de 2006 sur l’élimination de la violence familiale, la protection des victimes de violence familiale et l’aide aux victimes de violence familiale prévoit une indemnisation pour le préjudice subi du fait de violences familiales. L’État partie note que la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que les demandeurs n’avaient pas épuisé les recours en Géorgie parce qu’ils n’avaient pas présenté de recours civils. L’État partie relève en outre des décisions par lesquelles les tribunaux nationaux ont accordé des dommages-intérêts pour préjudice moral dans des affaires de violence familiale, dont une affaire de suicide, également sur la base de la législation antidiscriminatoire. Il fait valoir que les auteurs n’ont pas fait usage de ces recours.

L’État partie ajoute que les auteurs n’ont pas épuisé les recours pénaux. Premièrement, ils n’ont entrepris aucune action pendant les deux ans suivant les faits et, en dehors de la présente communication, ils ne se sont jamais plaints de l’inefficacité de l’enquête. L’État partie renvoie à l’affaire O. K. c. Lettonie (CCPR/C/110/D/1935/2010), dans laquelle, au paragraphe7.4, le Comité des droits de l’homme a estimé que l’auteur ne s’était pas plaint de l’inefficacité des recours suite à une plainte déposée auprès de la police. Deuxièmement, l’enquête pénale du bureau du Procureur est encore en cours. L’État partie conteste l’affirmation selon laquelle aucune accusation n’a été portée malgré les preuves attestant que MmeJeiranova avait été battue, notant que les auteurs déforment les déclarations des témoins.

L’État partie fait observer que le Procureur régional de Kakheti a interrogé 43 personnes et que l’affaire pénale en cours est extrêmement complexe, car de nombreuses personnes sont impliquées, la plupart des témoins ne parlent pas le géorgien et les services de traducteurs sont nécessaires pour les entretiens. Sur ces 43 personnes, seuls les enfants mineurs de Mme Jeiranova ont déclaré avoir vu des proches de H. H. battre celle-ci. Cinq témoins ont mentionné que tout le village était au courant de son passage à tabac mais qu’ils n’avaient pas été témoins des actes de violence eux-mêmes. D’autres ont contesté les allégations ou ont déclaré que l’intéressée n’avait pas de blessure visible. Le propre rapport d’interrogatoire de Mme Jeiranova ne mentionne pas non plus de coups, et elle ne les a pas mentionnés lorsqu’elle a appelé H. H., le 16 septembre 2014.

L’État partie relève que l’enquête a été rouverte dès que des informations sur le passage à tabac présumé ont fait surface. Plusieurs scénarios sont à l’étude, notamment la possibilité d’un traitement dégradant infligé à Mme Jeiranova par les proches de H. H., un traitement cruel infligé par les membres de la famille de Mme Jeiranova, une combinaison de facteurs qui pourraient avoir « influencé » son suicide et les aspects liés au genre des infractions présumées.

L’État partie note que les proches de Mme Jeiranova ont manifesté une « forte opposition » à l’égard d’un examen médico-légal, pour des raisons religieuses et parce qu’ils ne blâmaient personne. Un expert médico-légal a procédé à un examen externe complet. L’État partie note que la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que les autorités nationales sont tenues de ménager un juste équilibre entre les exigences d’enquête effective et la protection du droit au respect de la vie privée et familiale.

L’État partie fait observer que l’enquête sur l’incitation au suicide couvre le passage à tabac présumé. Le Procureur a élargi le champ de l’enquête, déterminant que les éléments de la communication révèlent un possible traitement inhumain à l’égard de Mme Jeiranova en raison de son genre. L’État partie fait valoir que la procédure pénale n’excède pas des délais raisonnables compte tenu de la complexité de l’affaire.

L’État partie ajoute que la communication constitue un abus du droit de présenter une communication, étant donné que les auteurs ont présenté leur communication quatre ans après les violations alléguées, sans fournir d’explication pour ce délai, et parce qu’elle n’a aucune incidence sur l’intérêt de H. H. qui, par son indifférence et son mépris, montre qu’il ne traite pas la communication avec le sérieux voulu.

Sur le fond, l’État partie fait valoir que les faits ne font apparaître aucune violation de la Convention. Les autorités « ignoraient totalement » que les proches de H. H. complotaient contre Mme Jeiranova. Même si celle-ci a fait l’objet d’actes d’intimidation, auxquels la police a répondu par des mesures, les obligations positives de prendre des mesures préventives ne surviennent que dans des circonstances exceptionnelles, sur la base d’un risque connu de menace réelle, directe et immédiate pour la vie, risque qui ne se posait pas en l’espèce. Les témoignages de Mme Jeiranova et de son père ne mentionnent pas de mauvais traitements de la part des proches de H. H. Le père a rapporté que Mme Jeiranova avait été laissée en compagnie des proches qui l’avaient attrapée, mais il criait et a quitté le poste de police très rapidement, ce qui a empêché la police de l’interroger. Dans la nuit du 16 septembre 2014, le gouverneur du village et son épouse ont constaté que Mme Jeiranova était nerveuse mais elle n’a pas fait état de violences commises par les proches de H. H. Ce n’est que par le père de Mme Jeiranova que le gouverneur a appris que celle-ci avait demandé pourquoi ceux qui l’avaient battue n’étaient pas arrêtés.

De plus, les autorités n’avaient pas connaissance de l’existence d’une menace pour la vie de Mme Jeiranova, car aucun examen médical n’a été effectué en dehors de l’examen post‑mortem. L’État partie souligne que, pour qu’il y ait violation d’une obligation positive dans le cas où le risque est celui d’automutilation, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir, sur le moment, qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque. L’État partie fait valoir que les mesures prises étaient suffisantes. La police a interrogé Mme Jeiranova dès qu’elle a été informée des faits. Mme Jeiranova n’a pas mentionné les violences commises par les proches de H. H. et a déclaré que les coups que lui avait portés son père ne lui avaient pas fait mal. Son père n’avait utilisé aucune arme et n’avait pas planifié de l’attaquer. Par conséquent, la police n’a pas ouvert d’enquête. Néanmoins, pour désamorcer les tensions, la police et le gouverneur ont emmené Mme Jeiranova chez ce dernier, où elle a été prise en charge. Par la suite, après avoir parlé avec sa mère, elle a accepté de retourner chez ses parents, et sa mère l’a reprise, à la condition écrite qu’il ne lui soit fait aucun mal. Le lendemain, des policiers sont allés la voir.

L’État partie note que, selon la Cour européenne des droits de l’homme, il convient d’interpréter l’obligation positive de protéger «de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau excessif» et que les obligations positives ont trait à la causalité par omission, ce qui implique une analyse spéculative. Les actions de l’État partie n’auraient pas pu changer les circonstances qui ont pu conduire au suicide de MmeJeiranova. Dans l’attente des conclusions de l’enquête, l’État partie soutient qu’il n’a pas manqué aux obligations de diligence raisonnable qui lui incombent au titre des alinéas c) et e) de l’article 2 de la Convention.

L’État partie réfute le grief des auteurs selon lequel il a violé l’alinéa d) de l’article 2 de la Convention. Il fait valoir que les enquêtes sur la violence familiale sont une priorité absolue pour les autorités du pays et fait observer les progrès réalisés. Concernant la décision de clore l’enquête, l’État partie note que seuls les enfants de Mme Jeiranova ont corroboré les allégations de coups. Plusieurs témoins n’ont pas coopéré avec le Procureur ou ont donné aux enquêteurs une version des faits différente de celle donnée aux journalistes. En outre, l’enquête a été rouverte immédiatement après la réception de nouvelles informations et son champ a été élargi pour inclure la discrimination fondée sur le genre. La police a exhorté les témoins à mentionner tout ce qu’ils savaient et les a informés de leur responsabilité pénale en cas de faux témoignage. Le traducteur a confirmé l’exhaustivité et la précision de ses traductions. L’État partie réfute tout comportement discriminatoire de la part du gouverneur du village, lequel n’a nullement insisté sur le fait que Mme Jeiranova soit une « traîtresse ».

Contestant le grief soulevé au titre de l’alinéa f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, l’État partie énumère les mesures prises pour lutter contre la violence à l’égard des femmes et l’inégalité femmes-hommes, notamment en ce qui concerne les communautés ethniques et nationales minoritaires telles que celle de Iormughanlo.

L’État partie conteste le grief soulevé au titre de l’alinéa b) de l’article 2 de la Convention, faisant observer qu’il a adopté des cadres globaux en matière d’égalité femmes‑hommes et de discrimination fondée sur le sexe, notamment pour mettre en œuvre la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. L’État partie souligne qu’il a renforcé sa législation pour interdire et sanctionner efficacement toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Il relève, entre autres, que la loi sur l’élimination de toutes les formes de discrimination de 2014 couvre la discrimination fondée sur le sexe et sur le genre dans les secteurs public et privé, et qu’elle prévoit un suivi au niveau national.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

Le 14 février 2020, les auteurs ont fait part de leurs commentaires sur les observations de l’État partie. Ils réfutent que les signatures de H. H. diffèrent sensiblement et fournissent une déclaration écrite de la part de celui-ci, datée du 20 décembre 2019, confirmant qu’il a accepté ses représentants et qu’il n’a jamais demandé la suspension de la communication.

Les auteurs affirment que « l’inaction apparente » de H. H. jusqu’en décembre 2016 est due au fait que celui-ci purgeait une peine de prison entre le 15 décembre 2014 et le 16 septembre 2016. Les parents de Mme Jeiranova ont communiqué avec les autorités par l’intermédiaire des organisations non gouvernementales qui continuent de représenter H. H. Des lettres ont été envoyées au nom de H. H. aux autorités à partir de décembre 2016. En outre, H. H. a déposé des plaintes contre des proches de Mme Jeiranova. Son intérêt découle d’un défaut d’enquête effective sur les mauvais traitements subis par sa femme et mère de ses enfants et du décès de celle-ci. Les auteurs soutiennent que le critère retenu dans l’affaire Kaburov c. Bulgarie ne s’applique pas en l’espèce, car la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré dans cette affaire qu’elle abordait de manière restrictive les affaires concernant les proches parents qui ne concernaient pas le droit à la vie. En outre, l’État partie n’a pas contesté l’intérêt d’I. H. et d’Y. H.

Les auteurs soutiennent qu’une action civile est insuffisante dans les affaires concernant le droit à la vie. L’indemnisation accordée dans ce type d’affaires, dont le montant oscille entre 20 000 et 25 000 laris, est insuffisante dans les cas de féminicide, la Cour européenne des droits de l’homme ayant accordé des dommages-intérêts pour préjudice moral beaucoup plus élevés dans de tels cas. En outre, le résultat des affaires civiles de féminicide est généralement fondé sur l’issue du procès pénal, qui n’a pas eu lieu en l’espèce. De plus, dans les affaires civiles, les tribunaux n’ont pas le pouvoir de tenir les individus responsables. Les auteurs soutiennent qu’un recours civil ne saurait compenser l’inefficacité d’une enquête et l’absence de sanctions. Ils notent que leurs 19 lettres demandant des enquêtes diligentes et approfondies ainsi qu’une procédure disciplinaire à l’encontre des policiers sont restées sans réponse.

Les auteurs soutiennent que l’article 10 de la loi sur l’élimination de toutes les formes de discrimination de 2014 n’est pas pertinent dans leur cas, notamment parce qu’ils n’auraient pas qualité pour agir puisque l’article exige une plainte de la victime directe et parce qu’un constat de discrimination ne peut entraîner la responsabilité des coupables.

Les auteurs rejettent l’allégation de l’État partie selon laquelle la communication contient de nouvelles preuves, affirmant que les preuves vidéo citées proviennent vraisemblablement des enregistrements soumis aux autorités en 2014. Ils font observer que, le 22 décembre 2015 et le 23 février 2017, ils ont affirmé au Procureur régional de Kakheti que Mme Jeiranova avait été victime d’un crime d’« honneur » et d’une discrimination fondée sur son genre et son origine ethnique.

Les auteurs font valoir que la base régulière de leur correspondance avec les autorités différencie leur affaire de l’affaire O. K. c.Lettonie. Ils renvoient à la jurisprudence du Comité selon laquelle un délai de plus de trois ans dans le cadre d’une procédure pénale excède des délais raisonnables.

Les auteurs rejettent, en raison de son caractère vexatoire, l’observation de l’État partie selon laquelle la communication constitue un abus du droit de présenter une communication.

Concernant le fond du grief soulevé au titre de l’alinéa f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, les auteurs notent que les mesures citées par l’État partie ne sont pas pertinentes en l’espèce car elles ont été prises après le décès de Mme Jeiranova. Ils relèvent que les comportements patriarcaux et les stéréotypes de genre ont été la cause première de son passage à tabac et de son décès et que ces comportements demeurent profondément ancrés en Géorgie.

Concernant leur grief au titre des alinéas c) et e) de l’article 2 de la Convention, les auteurs soutiennent que le critère de la Cour européenne des droits de l’homme est de savoir si les autorités « savaient ou auraient dû savoir qu’un ou plusieurs individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur vie », critère qui devrait être appliqué compte tenu du genre et du contexte. Les auteurs indiquent que l’État partie ne tient pas compte du fait que, selon les témoignages, les proches de H. H. ont capturé Mme Jeiranova, son père l’a frappée et elle avait des ecchymoses, des éraflures, du sang sur le corps et des vêtements déchirés. Le dossier indique également qu’elle voulait s’éloigner de sa famille, qu’elle craignait que son père ne la tue et qu’une tante lui a dit de prendre de la mort-aux-rats. Les auteurs font valoir que l’État partie omet la question posée par H. H. à la police concernant les raisons pour lesquelles son récit du passage à tabac de Mme Jeiranova avait été exclu du dossier. Ils affirment que le fait qu’elle ait été emmenée puis ramenée à la condition qu’il ne lui soit fait aucun mal reflètent la connaissance d’un risque par les autorités, notamment de suicide forcé, pour Mme Jeiranova. Ils notent également que les autorités n’ont pas interrogé Mme Jeiranova seule, car son père et sa tante sont entrés à maintes reprises dans la salle d’interrogatoire. Ils affirment en outre que les autorités devaient avoir connaissance des violences de genre qui lui ont été infligées, compte tenu des normes d’« honneur » de la communauté.

Les auteurs affirment également que les autorités n’ont pas engagé de procédure pénale concernant la capture et l’enlèvement par la force de Mme Jeiranova ainsi que les violences qu’elle a subies. L’accent mis sur sa déclaration selon laquelle les coups portés par son père ne lui ont pas fait mal minimise la violence de genre. Le fait de l’emmener à la résidence du gouverneur du village a été insuffisant, étant donné qu’elle a ensuite été reconduite chez ses proches. La lettre d’avertissement adressée à la mère était tout aussi insuffisante.

Les auteurs affirment que le défaut de mener des enquêtes, d’engager des poursuites, de sanctionner les coupables et d’indemniser les victimes constitue une permission ou un encouragement tacite donnés aux actes de violence de genre à l’égard des femmes, et ils affirment qu’un tel manquement découle de l’évaluation inadéquate des autorités. Ils contestent que la complexité de l’affaire justifie les retards pris dans la procédure pénale, notant que l’identité des personnes impliquées est parfaitement connue.

Les auteurs affirment que la présente affaire diffère de l’affaire Solska et Rybicka c. Pologne étant donné qu’en l’espèce, il s’agit d’un décès précédé d’une agression et que la famille a refusé l’autopsie parce qu’elle ne « blâmait » personne, et non pour des raisons religieuses, qu’elle n’a invoquées qu’un an plus tard. Ils soutiennent que le fait de ne pas avoir procédé à une autopsie ou de ne pas avoir enquêté sur la cause du décès de Mme Jeiranova est révélateur du défaut d’enquête effective et impartiale sur son décès.

Les auteurs affirment que les documents divulgués comprennent des preuves détaillées des coups infligés à Mme Jeiranova, dont neuf déclarations de témoins. Ils soulignent que les mollahs qui ont lavé son corps ont signalé que celui-ci était couvert d’ecchymoses et de vêtements ensanglantés, et l’un d’eux a déclaré avoir « regretté d’y être allé, car la défunte était dans un tel état que j’ai eu peur et me suis senti malade pendant plusieurs jours ». Ils affirment que les mollahs ont l’habitude de voir des cadavres et que des lividités post-mortem ne les auraient pas choqués. En outre, l’expert médico-légal a conclu que certaines des blessures étaient « dues à l’impact d’un objet contondant dur et possiblement causées par une agression physique ».

Les auteurs soutiennent que l’État partie cherche à discréditer les témoins, notamment les enfants de Mme Jeiranova, en raison de leur âge et du fait qu’ils sont de la famille de celle-ci. Plusieurs témoins ont fait l’objet d’une enquête des années après les faits, des questions importantes, notamment concernant les mauvais traitements, n’ayant pas été posées au départ. Les auteurs font valoir que l’État partie minimise la douleur de Mme Jeiranova en essayant de justifier la non-ouverture d’une enquête sur les coups qu’elle a reçus, ce qui indique une « incitation » à nier la douleur afin d’exonérer de responsabilité les auteurs de violences à l’égard des femmes. Ils contestent le fait que l’État partie s’appuie sur le récit du suicide par des proches malgré la menace que ceux-ci représentaient et déposent un avis d’expert soutenant que le décès de Mme Jeiranova devrait faire l’objet d’une enquête pour meurtre.

Concernant l’alinéa d) de l’article 2 de la Convention, les auteurs font valoir que l’État partie minimise et omet délibérément des éléments de preuve essentiels, avalisant ainsi les manquements de ses autorités. Ils notent que l’État partie n’a fait aucune observation concernant leur grief au titre des alinéas c), d) et e) de l’article 2 de la Convention.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

Conformément à l’article 64 de son règlement intérieur, le Comité doit décider si la communication est recevable au titre du Protocole facultatif. Conformément au paragraphe 4 de l’article 72, il doit se prononcer sur la recevabilité avant d’examiner la communication sur le fond.

Le Comité prend note de la déclaration écrite de H. H. confirmant qu’il autorise ses représentants à agir en son nom et qu’il n’a jamais demandé la suspension de la communication. En conséquence, le Comité estime que les représentants agissent avec le consentement des auteurs, dans le respect de l’article 2 du Protocole facultatif.

Le Comité note que l’État partie soutient que la communication est irrecevable à cause du comportement et de l’attitude de H. H. par rapport aux faits de l’affaire. Il note également que les auteurs indiquent que H. H. n’a pas pu entamer une procédure concernant l’affaire plus tôt car il purgeait une peine de prison jusqu’en septembre 2016, que des lettres ont été envoyées en son nom depuis décembre 2016 et que son intérêt à présenter la communication découle de l’absence d’enquête en bonne et due forme sur les mauvais traitements subis par sa femme, mère de ses enfants, et du décès de celle-ci. Le Comité note toutefois que H. H. a déclaré à plusieurs reprises qu’il n’avait aucune plainte à formuler contre quiconque, que Mme Jeiranova n’avait pas mentionné les coups reçus et qu’elle s’était suicidée par honte. Il semble également que nul ne nie que H. H. a remercié ses proches qui l’auraient « sauvé de la honte » et qu’il les a embrassés sur le front en signe de gratitude. Compte tenu des circonstances, le Comité considère que H. H. ne peut, de bonne foi, justifier de son intérêt à agir au nom de Mme Jeiranova et que la communication est donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif étant donné qu’elle a été présentée par lui. Il note toutefois que l’État partie n’a pas contesté l’intérêt des enfants de Mme Jeiranova, et conclut dès lors que l’article 2 du Protocole facultatif ne constitue pas un obstacle à la recevabilité de la communication en ce qui concerne les enfants.

Le Comité prend note de l’observation de l’État partie selon laquelle les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes. Il relève toutefois que les documents versés au dossier montrent que les auteurs ont allégué un crime d’« honneur » et une discrimination fondée sur le genre et l’origine ethnique devant les autorités nationales. De l’avis du Comité, cela aurait pu être considéré comme un motif suffisant pour permettre aux autorités d’ouvrir une enquête diligente et complète sur l’affaire et empêcher de nouvelles violations des droits de Mme Jeiranova. Le Comité prend note en outre de l’argument des auteurs selon lequel un recours civil ne saurait compenser l’inefficacité d’une enquête ou l’absence de sanctions dans les affaires concernant le droit à la vie, et que le résultat des affaires civiles de féminicide dépend généralement de l’issue du procès pénal, qui n’a pas encore eu lieu. Le Comité note également qu’il ne résulte pas de la jurisprudence citée par l’État partie que les auteurs doivent épuiser les recours civils et pénaux lorsque les deux voies de recours sont disponibles. Prenant note de l’observation de l’État partie concernant la complexité de l’enquête pénale, le Comité relève avec préoccupation que cette dernière est en cours depuis plus de six ans alors que l’identité des personnes impliquées n’a jamais été contestée. Les autorités de l’État partie ont en outre reçu des plaintes pour retards à maintes reprises. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité estime que le recours pénal excède des délais raisonnables. Au vu des considérations qui précèdent, le Comité estime que le paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif ne l’empêche pas d’examiner la communication.

Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 4 du Protocole facultatif, que la même question n’avait pas déjà été examinée ou n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Le Comité ne voit pas d’autres obstacles à la recevabilité de la communication. Il considère que, outre les griefs soulevés par les auteurs, la communication soulève également des questions au regard de l’article 3 de la Convention. Par conséquent, le Comité déclare la communication recevable telle que soumise par I. H. et Y. H. en ce qu’elle soulève des questions au regard de l’article premier, des alinéas b) à f) de l’article 2, de l’article 3 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, et passe à son examen au fond.

Examen au fond

Conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 7 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les auteurs, I. H. et Y. H., et par l’État partie.

Le Comité prend note du grief de violation des droits de Mme Jeiranova soulevé par les auteurs au titre des alinéas c) et e) de l’article 2 de la Convention, les forces de l’ordre de l’État partie n’ayant pas pris de mesures raisonnables et efficaces pour protéger Mme Jeiranova. Il rappelle sa recommandation générale no 19, dans laquelle il tranche la question de savoir si les États parties peuvent être tenus responsables du comportement d’acteurs non étatiques en affirmant que « la discrimination au sens de la Convention n’est pas limitée aux actes commis par les gouvernements ou en leur nom » et que, « [e]n vertu du droit international en général et des pactes relatifs aux droits de l’homme, les États peuvent être également responsables d’actes privés s’ils n’agissent pas avec la diligence voulue pour prévenir la violation de droits ou pour enquêter sur des actes de violence, les punir et les réparer ».

Le Comité rappelle également que, conformément à sa recommandation générale no 28 (2010) concernant les obligations fondamentales des États parties découlant de l’article 2 de la Convention, les États parties doivent agir avec la diligence voulue pour prévenir les actes de violence fondée sur le genre, enquêter sur ces actes et en poursuivre et punir les auteurs (par. 19). Lorsque la discrimination à l’égard des femmes est aussi une atteinte à d’autres droits humains, comme le droit à la vie et à l’intégrité physique, dans des cas de violence domestique ou d’autres formes de violence fondée sur le genre, par exemple, les États parties sont tenus d’engager des poursuites pénales, de traduire les auteurs en justice et d’imposer les sanctions pénales appropriées (par. 34). Le Comité estime en outre que l’impunité en cas de telles infractions contribue de manière significative à l’enracinement d’une culture d’acceptation des formes de violence fondée sur le genre les plus extrêmes à l’égard des femmes dans la société, ce qui alimente la perpétuation de ces pratiques.

Le Comité prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle ses autorités n’avaient pas connaissance du fait que les proches de Mme Jeiranova complotaient contre elle, mais qu’elles ont néanmoins emmené celle-ci, le 16 septembre 2014, chez le gouverneur du village, d’où, après avoir parlé avec sa mère, elle est retournée chez ses parents, à la condition écrite qu’il ne lui soit fait aucun mal. Des policiers sont également venus la voir. Le Comité relève que, selon le dossier, la mère de Mme Jeiranova a déclaré dans son témoignage que le gouverneur n’avait pas traduit la question posée par Mme Jeiranova aux policiers sur les raisons pour lesquelles ils n’avaient pas arrêté ceux qui l’avaient battue. De plus, le gouverneur a déclaré dans son témoignage que Mme Jeiranova lui avait confié que ses proches lui avaient dit de prendre de la mort-aux-rats et de se suicider. Mme Jeiranova lui avait demandé de l’emmener pour ne pas être tuée. Une fois conduite à la résidence du gouverneur, elle a eu une « forte dispute » avec sa mère. Le gouverneur a ensuite ordonné à la police de ramener Mme Jeiranova chez ses proches, à la condition qu’elle ne soit pas blessée, en raison des appels de ces mêmes proches. Le Comité estime que les faits révèlent une situation d’extrême danger pour Mme Jeiranova, situation qui a été entretenue par la décision des autorités de la ramener chez ses proches, dont on savait que, la veille, ils avaient dit à Mme Jeiranova de se suicider. À cet égard, le Comité note que les « lettres d’avertissement », comme celle adressée en l’espèce, sont dépourvues de valeur juridique et n’offrent pas de protection aux victimes. Il prend également note de l’affirmation des auteurs concernant le fonctionnement d’un système fondé sur l’« honneur » dans le cas présent. Il estime par conséquent que les autorités de l’État partie n’ont pas offert de protection effective contre la discrimination subie par Mme Jeiranova en tant que femme et n’ont pas pris toutes les mesures appropriées pour éliminer cette discrimination. Il déplore que les autorités de l’État partie se soient appuyées sur des considérations liées à l’« honneur » et estime qu’elles n’ont pas protégé le droit de la victime à la vie. En conséquence, le Comité conclut que l’État partie a violé les droits reconnus à Mme Jeiranova aux alinéas c) et e) de l’article 2, lus conjointement avec l’article 3 de la Convention.

Le Comité prend note du grief de violation des alinéas b), c) et e) de l’article 2 de la Convention soulevé par les auteurs au motif que l’État partie n’a pas enquêté sur les faits, ni poursuivi et sanctionné les responsables des coups subis par Mme Jeiranova et du décès de celle-ci. Il prend également note de l’observation de l’État partie concernant la complexité de l’affaire et les raisons pour lesquelles un examen médico-légal n’a pas été mené. Il estime que le fait que plusieurs personnes soient impliquées, mis en avant par l’État partie, ne peut être considéré comme justifiant la durée de l’enquête, sachant en particulier que l’identité des personnes impliquées semble n’avoir jamais été contestée. En outre, compte tenu des circonstances et rappelant que la discrimination des femmes fondée sur le sexe ou le genre est indissociablement liée à d’autres facteurs qui touchent les femmes, notamment l’appartenance ethnique, le Comité estime que le besoin de traductions ne peut être considéré comme justifiant la stagnation de l’enquête pendant plus de six ans. Le Comité note en outre que les autorités ont décidé, après le décès de Mme Jeiranova, de ne pas procéder à un examen médico-légal en raison des objections de ses proches, dont les autorités savaient qu’ils lui avaient dit de se suicider. Le Comité relève que l’État partie ne conteste pas le fait que la loi de 2006 sur l’élimination de la violence familiale, la protection des victimes de violence familiale et l’aide aux victimes de violence familiale ne couvrait pas la violence exercée contre les femmes par les membres de la famille élargie lorsque Mme Jeiranova a été battue et est décédée, pas plus qu’il ne conteste l’absence de disposition législative interdisant les examens médico-légaux pour de tels motifs ni la nécessité d’un tel examen pour déterminer si les blessures infligées à Mme Jeiranova datent d’avant le décès de l’intéressée ou coïncident avec celui-ci. Dans ces circonstances, et rappelant sa recommandation à l’État partie de garantir que les cas de violence fondée sur le genre à l’égard de femmes font l’objet d’une enquête efficace, de poursuivre les auteurs de ces actes et de les condamner à des sanctions proportionnées à la gravité de leur crime, et de veiller à ce que les victimes soient dûment indemnisées pour le préjudice subi, le Comité estime que les autorités de l’État ne se sont pas acquittées de leur obligation d’enquêter sur les traitements infligés à Mme Jeiranova et sur son décès et de sanctionner les responsables. En conséquence, le Comité conclut que les droits reconnus à Mme Jeiranova aux alinéas b), c) et e) de l’article 2, lus conjointement avec l’article 3 de la Convention, ont été violés.

Le Comité prend note du grief de violation de l’alinéa f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5, lus conjointement avec l’article premier de la Convention, compte tenu des recommandations générales no 19 et no 35. Il prend également note de l’observation de l’État partie sur les mesures prises pour lutter contre la violence à l’égard des femmes et l’inégalité de genre, notamment en ce qui concerne les communautés ethniques et nationales minoritaires. Le Comité note en outre que l’État partie n’a pas expliqué en quoi les mesures prises ont aidé Mme Jeiranova. Il estime que les mauvais traitements infligés à Mme Jeiranova, le refus de procéder à une autopsie en raison de l’objection de proches dont on savait qu’ils représentaient une menace pour Mme Jeiranova, le fait que le Procureur de Kakheti a qualifié le comportement de cette dernière de « déshonorant » et la décision de mettre fin à l’enquête fondée sur la conclusion qu’elle s’était suicidée en raison de son comportement « honteux » et de son infidélité confirment que Mme Jeiranova a été victime d’une discrimination croisée liée à son appartenance ethnique et aux comportements stéréotypés de la police et des autorités judiciaires. En conséquence, le Comité conclut à des violations des droits reconnus à Mme Jeiranova au titre de l’alinéa f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, lus conjointement avec l’article premier et l’article 3 de la Convention, compte tenu des recommandations générales no 19 et no 35.

Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut que, par l’attitude de ses autorités, l’État partie a permis et cautionné le traitement infligé à Mme Jeiranova. En conséquence, il estime que les droits reconnus à Mme Jeiranova à l’alinéa d) de l’article 2, lu conjointement avec les articles premier et 3 de la Convention, ont été violés.

Conformément au paragraphe 3 de l’article 7 du Protocole facultatif, le Comité est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits reconnus à Mme Jeiranova aux alinéas b) à f) de l’article 2 et à l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, lus conjointement avec l’article premier et l’article 3, compte tenu des recommandations générales no 19 et no 35

Le Comité adresse les recommandations suivantes à l’État partie :

a)Concernant Mme Jeiranova et les auteurs de la communication, I. H. et Y. H. :

i)Veiller à ce que l’enquête sur le traitement infligé à Mme Jeiranova et son décès soit menée avec diligence et de manière approfondie et indépendante, afin de permettre l’identification des responsables, et prendre en conséquence les mesures qui s’imposent pour les poursuivre et les sanctionner ;

ii)Accorder aux auteurs, I. H. et Y. H., une réparation appropriée, notamment une indemnisation adéquate, qui soit proportionnelle à la gravité et aux conséquences persistantes des violations des droits de Mme Jeiranova ; prendre une décision appropriée concernant la garde de l’auteure la plus jeune, en tenant compte de l’issue de la procédure pénale et de l’intérêt supérieur de l’auteure ;

iii)Présenter des excuses officielles aux auteurs, I. H. et Y. H., y compris une reconnaissance de responsabilité pour les violations de la Convention commises par l’État partie ;

b)D’une manière générale :

i)Lutter contre l’impunité et veiller à ce que les plaintes concernant les violences fondées sur le genre à l’égard des femmes et les violences d’« honneur » soient traitées avec diligence et de manière approfondie et que les auteurs de ces actes fassent l’objet d’enquêtes, de poursuites et de sanctions ;

ii)Dispenser aux policiers, aux procureurs, aux membres de l’appareil judiciaire et aux autres responsables de l’application des lois ainsi qu’aux représentants de l’État et aux membres des autorités locales une formation obligatoire relative à la lutte contre les violences fondées sur le genre à l’égard des femmes et les violences d’« honneur », notamment une formation portant sur la prise en considération des questions de genre, sur la discrimination croisée et sur la prise en compte du genre dans le traitement des plaintes pour violence fondée sur le genre à l’égard des femmes, ainsi qu’une formation portant sur la Convention et le Protocole facultatif s’y rapportant et sur la jurisprudence et les recommandations générales du Comité, en particulier les recommandations générales no 19, no 28, no 33 (2015) sur l’accès des femmes à la justice, et no 35 ;

iii)Définir la violence commise au nom de l’« honneur » et la violence fondée sur le genre, et les ajouter comme circonstance aggravante dans le Code pénal ;

iv)Mettre la législation et les politiques nationales en conformité avec la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, de manière à établir expressément que l’« honneur », au même titre que la culture, la coutume, la religion et la tradition, ne saurait être considéré dans les procédures pénales comme justifiant des actes de violence de genre à l’égard des femmes ;

v)Veiller à ce que l’ensemble de la législation, des politiques et des mesures visant à lutter contre la violence domestique cible notamment la violence commise au nom de l’« honneur », y compris lorsque ces actes de violence sont perpétrés par la belle-famille et la famille élargie ; prévenir effectivement et activement la violence commise au nom de l’« honneur », sanctionner comme il se doit les auteurs de tels faits et protéger les femmes contre cette violence ;

vi)Veiller à ce qu’une évaluation du danger pour la vie de la victime, de la gravité de la situation et du risque de répétition soit conduite par toutes les autorités compétentes à tous les stades de l’enquête et des procédures prévues par la loi de 2006 sur l’élimination de la violence familiale, la protection des victimes de violence familiale et l’aide aux victimes de violence familiale, afin d’atténuer les risques et d’apporter immédiatement protection et soutien aux victimes et à leurs enfants, en particulier dans les communautés où les valeurs, normes sociales et pratiques liées à l’« honneur » sont profondément ancrées, et de les orienter vers les services compétents ;

vii)Renforcer les services spécialisés compétents, y compris les systèmes d’alerte rapide, en les dotant de personnels dûment formés, pour les cas de violence domestique et de violation des droits humains dans les communautés isolées, fermées ou dans lesquelles s’appliquent des normes fondées sur l’« honneur », notamment en facilitant l’accès à ces services et en garantissant un traitement prompt, efficace et spécialisé de ces cas ;

viii)Renforcer les mesures visant à faire respecter, à protéger et à concrétiser le droit des femmes à la vie et le droit de ne pas être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, en mettant l’accent sur les communautés isolées, fermées ou dans lesquelles s’appliquent des normes fondées sur l’« honneur » ;

ix)Éviter d’adresser des lettres d’avertissement et de s’appuyer sur de telles lettres dans les cas de violence à l’égard des femmes ;

x)Mettre en œuvre des mécanismes de contrôle pour garantir que les règles d’administration de la preuve, les enquêtes et les autres procédures judiciaires et quasi judiciaires sont impartiales et ne sont pas influencées par des stéréotypes ou des préjugés liés au genre et prennent au sérieux le témoignage des femmes, conformément à la recommandation générale no 33 du Comité ;

xi)Recueillir des données et des statistiques sur les féminicides et les cas où des femmes ont été incitées ou forcées à se suicider à la suite de violences fondées sur le genre et les analyser pour renforcer la protection des femmes contre la violence fondée sur le genre à l’égard des femmes ;

xii)Veiller à ce que, à toutes les étapes de la procédure, les femmes, quelle que soit leur langue, aient accès à une traduction, afin d’assurer la protection des femmes et leur accès à la justice ;

xiii)Faire mieux connaître le problème de la violence fondée sur le genre à l’égard des femmes et de la violence commise au nom de l’« honneur », leurs risques et leurs conséquences pour les femmes et les enfants.

Conformément au paragraphe 4 de l’article 7 du Protocole facultatif, l’État partie examine dûment les constatations et les recommandations du Comité, auquel il soumet, dans un délai de six mois, une réponse écrite, l’informant notamment de toute action menée à la lumière de ses constatations et recommandations. L’État partie est également invité à rendre les présentes constatations et recommandations publiques et à les diffuser largement afin qu’elles parviennent à tous les secteurs de la société.