Nations Unies

CAT/C/60/D/612/2014

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

16 juin 2017

Original : français

Anglais, espagnol et français seulement

Comité c ontre la t orture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 612/2014 * , **

Communication p résentée par:A. N.,représenté par l’organisation Trial (TrackImpunityAlways) et Initiative Seruka pour les victimes de viol/Centre Seruka

Au nom de:En son nom

État partie:Burundi

Date de la requête:24 mars 2014(lettre initiale)

Date de la présente décision:2 mai 2017

Objet:Torture par des membres de la police nationale ; utilisation dans une procédure judiciaire d’aveux obtenus sous la torture ; absence d’enquête effective et de réparation

Question ( s ) de procédure:Néant

Question ( s ) de fond:Torture et peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants; mesures visant à empêcher la commission d’actes de torture; surveillance systématique quant à la garde et au traitement des personnes détenues; obligation del’État partie de veiller à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale; droit de porter plainte; droit d’obtenir une réparation ; aveux obtenus sous latorture

Article ( s ) de la Convention:2 (par. 1),11, 12,13,14 et 15, lus en conjonction avec les articles 1 et 16 de la Convention

1.1Le requérant estA. N., né en 1978, de nationalité burundaise et originaire de la commune de Muyinga (province de Muyinga). Il demeurait au moment des faits à Ngozi. Ilest célibataire et sans enfant à charge. Il prétend être victime de violations, par le Burundi, de ses droits protégés au titre des articles 2 (par. 1), 11, 12, 13, 14 et 15, lus en conjonction avec l’article premier et, subsidiairement, avec l’article 16 de la Convention. Ilest représenté.

1.2Le Burundi a déclaré reconnaître la compétence du Comité pour recevoir et examiner les communications individuelles conformément à l’article 22 de la Convention le 10 juin 2003.

1.3Le 16 juin 2014, conformément au paragraphe 1 de l’article 114 (ancien article 108) de son règlement intérieur (CAT/C/3/Rev.5), le Comité a prié l’État partie de prévenir efficacement, tant que l’affaire serait à l’examen, toute menace ou tout acte de violence auquel le requérant et sa famille pourraient être exposés, en particulier pour avoir présenté la présente requête, et de tenir le Comité informé des mesures prises à cet effet.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant est enseignant de profession. Il a enseigné au collège communal Rwizirwe. Depuis les événements en lien avec la présente communication, il a cessé de travailler. Au moment des faits, le Burundi connaissait une grave crise post-électorale. Le requérant était alors représentant communal du parti des Forces nationales de libération (FNL), opposé au parti au pouvoir.

2.2Le 23 avril 2011, A. N.a été arrêté à son domicile par des agents de police. Aux alentours de 4 heures du matin, une vingtaine de policiers a entouré son domicile. Les policiers se sont introduits dans le domicile au lever du jour, et l’un des policiers a ordonné à un colocataire du requérant de frapper à la porte de la chambre de ce dernier et de l’informer que la police souhaitait le voir. Quelques secondes plus tard, le requérant est apparu sur le pas de la porte de sa chambre. Six policiers lourdement armés se sont brusquement introduits dans sa chambre sans lui adresser la parole et ont commencé à fouiller les lieux sans présenter de mandat de perquisition. Un agent de police a intimé l’ordre au requérant de rester dans un coin de la chambre sans bouger. La fouille a duré environ une heure. Les policiers ont saisi deux ordinateurs, une imprimante et un scanner, un registre du parti FNL et deux titres de propriété de parcelles se situant à Kwibuye (province de Muyinga).

2.3Après la saisie, l’un des policiers, qui semblait être chargé de l’intervention, a signifié à ses collègues que le requérant devait être arrêté. Le requérant avait déjà fait l’objet de plusieurs interpellations lors de manifestations publiques organisées par le FNL. Il était donc bien connu et identifié par les autorités.

2.4Le requérant a été arrêté et placé à l’arrière d’une camionnette de la police nationale, avec une quinzaine de policiers. Au cours du trajet, son colocataire, arrêté également, a été déposé au cachot de la commune de Muyinga. A. N.a, quant à lui, été conduit au commissariat de Muyinga, où il est arrivé vers 8 heures du matin. Il a été conduit vers le bureau du sous-commissaire provincial. En chemin, le requérant a pu observer six hommes déchaussés assis à même le sol dans le couloir, les mains ligotées et blessés sur diverses parties du corps, les vêtements tachés de sang. Des traces de corde étaient apparentes à leurs poignets.

2.5Le sous-commissaire a ordonné au requérant de s’asseoir et a commencé à l’interroger. Il lui a demandé où il comptait se rendre avec les six autres personnes blessées qu’il venait d’apercevoir. Il lui a dit que tous étaient accusés de fomenter une rébellion depuis la République-Unie de Tanzanie. Le requérant a répondu qu’il ne savait pas ce qu’on lui reprochait, ajoutant qu’il ne connaissait aucun des individus aperçus, à l’exception de l’un d’entre eux qui était membre du FNL.

2.6Le sous-commissaire, visiblement contrarié par les réponses du requérant, a alors saisi sa matraque ainsi que du fer à béton (fer forgé) et a commencé à taper A. N.sur les jambes et le dos. Ce dernier a tenté de se protéger de ses mains, mais le sous-commissaire l’a frappé si fort qu’il s’est effondré sous la violence des coups. Tout en lui assenant des coups, le sous-commissaire a continué à sommer le requérant d’avouer son dessein de mettre sur pied une révolution. Il l’a attrapé par le col, l’a plaqué contre le mur, a pointé son pistolet sur son oreille, en menaçant de le tuer « comme les autres » et de jeter son corps dans la rivière Ruvubu. Les coups ont continué, et c’est finalement le bruit d’un véhicule à proximité qui a distrait le tortionnaire et l’a fait abandonner la victime gisant au sol dans de grandes souffrances.

2.7Un officier de police judiciaire a alors été chargé de poursuivre l’interrogatoire et s’est appliqué à poser les mêmes questions à A. N. Dix minutes plus tard, le sous-commissaire est réapparu et a frappé de nouveau le requérant avec force au bras droit, le contraignantde signer un procès-verbal en apposant son empreinte sur le document.

2.8Son bras a été fracturé, et le requérant souffre toujours à présent de graves séquelles physiques et psychologiques en raison des sévices qui lui ont été infligés.

2.9Lors de leur visite au commissariat de Muyingace même jour, des observateurs du Bureau des Nations Unies au Burundi (BNUB) ont pu s’entretenir avec A. N. et relever des traces de torture sur son corps, y compris la fracture au niveau de son bras.

2.10Le jourmême, vers 10 heures du matin, le requérant a été transféré à la prison de Muyinga, où un infirmier a constaté le traumatisme à son bras droit et lui a fait un bandage, mentionnant l’existence possible d’une fracture. Ce n’est cependant que cinq jours plus tard qu’A. N.a été emmené à l’hôpital de Muyinga. Toutefois, le médecin n’étant pas disponible, il a été reconduit à la prison. Ses demandes de consulter un médecin les jours suivants sont restées vaines, malgré les grandes douleurs qui le tenaillaient. Il a été soigné par des codétenus et a conservé le même bandage deux mois durant.

2.11Durant sa détention, A. N. partageait une cellule avec 80 autres personnes. La pièce ne disposait que de quelques petites fenêtres au niveau du plafond et ne bénéficiait que de très peu de lumière. A. N. devait dormir à même le sol froid en ciment, sans matelas.

2.12Le 3 mai 2011, une chambre de conseil a été organisée en vue du contrôle de la légalité de la détention du requérant, à l’issue de laquelle ce dernier a été maintenu en détention. Lors de cette audience, A. N.a immédiatement dénoncé les sévices qui lui ont été infligés durant son interrogatoire par le sous-commissaire, sans qu’aucune suite ne soit donnée à ces allégations. De plus, vu la proximité temporelle de l’audience par rapport à la survenance des faits et les marques visibles des coups subis, le magistrat instructeur a sans aucun doute pu constater lui-même ces marques. Pourtant, ce dernier a signifié à A. N. que le fait que son bras soit enflé n’était pas constitutif de torture, car il n’y avait pas de preuves que cela ait pu arriver au commissariat.

2.13Le 10 mai 2011, les observateurs du BNUB ont rencontré le Procureur de Muyinga, et lui ont demandé d’ouvrir une enquête sur les sévices infligés à A. N. lors de son interrogatoire, ainsi qu’aux six autres détenus incarcérés pour les mêmes motifs. Face à l’insistance des observateurs, un dossier d’information judiciaire a été enregistré par le parquet. Le magistrat instructeur a auditionné A. N. et deux autres prévenus le 12 juillet 2011, soit soixante-dix-neuf jours après la survenance des faits. Au cours de cette audition, le requérant a de nouveau dénoncé les sévices qui lui ont été infligés dans le bureau du sous-commissaire. Il a d’ailleurs pu montrer les traces visibles de coups qu’il portait sur tout le corps et l’état de son bras toujours fortement enflé. Aucune expertise médicale n’a pourtant été requise par le parquet.

2.14Le 14 juillet 2011, A. N. ainsi que deux prévenus ont déposé une plainte collective contre le sous-commissaire de Muyinga et le chef du poste de police de Buhinzuya. Le dossier a été transféré le 26 mars 2012 par leparquet de Muyinga à la cour d’appel de Ngozi (en raison du privilège de juridiction dont jouissent les personnes visées dans la plainte) et enregistré. Aucune enquête n’a cependant été ouverte. Les personnes visées dans la plainte n’ont jamais été entendues, et aucune mesure de sanction n’a été prise à leur encontre. Aucune expertise médicale n’a jamais été requise. Au surplus, le dossier d’information enregistré suite à l’intervention du BNUB a disparu après avoir été transféré à la cour d’appel de Ngozi, selon l’information qui a été communiquée par le Procureur aux agents du BNUB. Les nombreuses démarches effectuées par ces derniers pour que le dossier soit retrouvé sont restées vaines.

2.15L’affaire a également fait l’objet d’un reportage sur les ondes de Radio Isanganiro, l’une des radios les plus écoutées au Burundi.

2.16Le 12 juillet 2011, le requérant a été auditionné devant le tribunal de grande instance de Muyinga, dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre lui pour participation à des bandes armées et atteinte à la sûreté intérieure de l’État. Le magistrat l’a interrogé sur l’existence de tracts et la préparation d’une rébellion. Le requérant a nié les faits. Il a de nouveau dénoncé les tortures subies, en vain. Le magistrat a demandé au requérant de fournir des preuves médicales à l’appui de ses allégations, qu’il a tenté d’obtenir, sans succès. Le directeur de la prison a refusé de lui fournir les rapports médicaux le concernant. Bien que le requérant ait informé le magistrat de ce refus, aucune mesure n’a été prise par le tribunal pour exiger ces documents, ni aucune réquisition à expert n’a été demandée par le magistrat, bien que cela relève de ses prérogatives en vertu de l’article 199 de l’ancien Code pénal, en vigueur au moment des faits.

2.17Le 3 janvier 2012, A. N. a été condamné à onze ans de servitude pénale pour participation à des bandes armées et atteinte à la sûreté intérieure de l’État. Il a fait appel de cette décision. Le 30 août 2012, la cour d’appel de Ngozi l’a finalement acquitté et il a été libéré le 11 septembre 2012. A. N. aura passé plus de seize mois en détention.

2.18Le 14 janvier 2013, A. N. s’adressait par courrier au Ministre de l’enseignement afin de requérir sa réintégration comme professeur. Celle-ci n’a été acceptée qu’au mois de juillet 2013, sans que le requérant n’ait pu obtenir la copie de cette décision depuis lors. Le requérant souligne que sa situation économique et professionnelle est des plus précaires. Ilne sait toujours pas s’il pourra exercer de nouveau comme professeur. Il vit chez des amis, et effectue parfois des heures de gardiennage pour pouvoir survivre.

2.19A. N. souffre encore à l’heure actuelle de douleurs physiques et de troubles psychologiques dus aux tortures dont il a été victime. Il ajoute qu’un certificat médical établi le 12 novembre 2013 a constaté une « incapacité fonctionnelle » de son avant-bras, avec des « algies chroniques » ; le certificat a également attesté de séquelles psychologiques se manifestant sous forme de cauchemars et d’oublis.

2.20Le 2 septembre 2013, le requérant a relancé sa plainte, mais aucune suite n’y a été donnée. Trois ans après les faits, aucune enquête et aucun acte d’investigation n’ont été ouverts. Bien qu’identifiés, les auteurs présumés n’ont jamais été interrogés et aucune sanction n’a été prise à leur encontre. Aucune expertise médicale n’a jamais été requise. En conséquence, les faits restent impunis.

2.21Au vu des démarches entreprises, le requérant soutient qu’il a tenté d’épuiser les voies de recours internes disponibles, mais que ces dernières se sont avérées objectivement inefficaces, partiales et vaines. De plus, elles ont excédé les délais raisonnables : il a fallu attendre plus de neuf semaines, soit soixante-trois jours, après la première dénonciation des faits en chambre de conseil pour qu’une enquête soit initiée. Par ailleurs, il serait dangereux pour le requérant de poursuivre plus longtemps encore ses démarches ; en effet, le sous-commissaire de Muyinga s’était montré menaçant à son égard, l’avertissant que s’il dénonçait le traitement subi, il serait tué.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant prétend être victime de violations, par le Burundi, de ses droits protégés par les articles 2 (par. 1), 11, 12, 13, 14 et 15, lus en conjonction avec l’article premier et, subsidiairement, avec l’article 16 de la Convention, ainsi que l’article 16 pris séparément.

3.2Le requérant prétend avoir subi des douleurs et souffrances aiguësà l’occasion des sévices d’une extrême gravité qui lui ont été infligéspar des agents de la police nationale burundaise lors de son arrestation et son interrogatoire au commissariatde Muyinga (voir les paragraphes 2.4 et suivants ci-dessus).Il a été violemment battu et victime d’un simulacre d’exécution et de menaces de mort. Ces actes s’apparentent à de la torture, en ce qu’ils ont provoqué une angoisse intense pour la victime. L’infliction de telles souffrances par des agents étatiques a été intentionnelle et visait à obtenir de lui des aveux et àl’intimider.Tout laisse en effet penser qu’A. N. a été arrêté en raison de son appartenance politique au parti FNL, qui était connue des autorités.

3.3Le requérant ajoute que le fait d’avoir été privé des soins que son état nécessitait à son arrivée à la prison de Muyinga, et sa détention subséquente dans des conditions déplorables, ont résulté en une dégradation de son état de santé qui doit également être analysée à travers le prisme de l’article premier de la Convention.

3.4Au titre de l’article 2 (par.1) de la Convention, le requérant fait valoir que l’État partie n’a pas pris des mesures efficaces pour prévenir la commissiond’actes de torture sous sa juridiction. Un certain nombre de garanties procédurales devant entourer toute privation de liberté n’ont pas été respectées dans le cas d’espèce. Aucun mandat n’a été présenté pour effectuer la visite de son domicile, la fouille et la saisie de matériel lors de son arrestation le 23 avril 2011, et les charges retenues contre lui ne lui ont pas été communiquées. Par ailleurs, le délai de sept jours pour la présentation à un juge, tel que prévu à l’article 60 de l’ancien Code de procédure pénale, applicable au moment des faits, n’a pas été respecté : l’arrestation d’A. N.a eu lieu le 23 avril 2011 et il a été présenté devant la chambre de conseil le 3 mai 2011, soit dix jours plus tard. Aucune autre chambre de conseil n’a ensuite été organisée, alors qu’un contrôle de la légalité aurait dû intervenir tous les trois jours, selon l’article 75 de l’ancien Code de procédure pénale alors en vigueur. Le requérant note également qu’il a finalement été acquitté par la cour d’appel de Ngozi après environ dix-septmois de détention, ce qui peut légitimement faire penser que les poursuites menées contre lui manquaient de fondement.

3.5Le requérant ajoute qu’à son arrivée en prison, puis durant sa détention, il n’a pas bénéficié des soins nécessaires à son état, et il est donc manifeste qu’il s’est vu priver de son droit à recevoir une assistance médicale adéquate et prompte par un médecin indépendant, en violation de l’article 2(par. 1) de la Convention.

3.6Selon le requérant, l’État partie a également manqué à son obligation d’enquêter sur les tortures qui lui ont été infligées, afin de traduire les responsablesen justice. De plus, malgré la réforme de 2009 du Code pénal, des obstacles juridiques demeurent pour prévenir efficacement la pratique de la torture. Hormis les contextes particuliers de génocide ou de crime contre l’humanité, la torture en tant que telle est soumise à un délai de prescription de vingt ou trente ans selon les circonstances. En conséquence, le requérant soutient que l’État partie n’a pas adopté les mesures législatives ou autres qui s’imposent au titre de l’article 2(par. 1) de la Convention.

3.7De toute évidence, au regard de l’état critique dans lequel le requérant se trouvait suite à l’interrogatoire subi le 23 avril 2011, les autorités burundaises n’ont pas exercé la surveillance nécessaire sur le traitement qui lui a été réservé au commissariat provincial de Muyinga. Plusieurs irrégularités procédurales ont été relevées, en particulier en rapport avec son arrestation et sa détention: les policiers ont procédé à la fouille domiciliaire et à la saisie de matériel, puis à son arrestation et à son incarcération, sans qu’aucun mandat ne soit présenté ;le requérant n’a pas été informé des charges retenues contre lui ; le contrôle de la légalité de sa détention n’a pas respecté les prérequis légaux ; la chambre de conseil n’est intervenue que dix jours après l’arrestation, et aucune autre chambre n’a été organisée ; enfin, le requérant a été incarcéré dans des conditions de détention déplorables (par.2.11 ci-dessus). En conséquence, une violation desarticles 11 et 16 a été commise.

3.8Au titre de l’article 12, le requérant fait valoir que, bien qu’informées des tortures subies par la victime dès la première audience devant le juge, le 3 mai 2011, lors de laquelle ce dernier a dénoncé le traitement qui lui avait été infligé dans le bureau du sous-commissaire, et malgré les marques visibles de sévices qu’il portait, les autorités n’ont initié aucune enquête. Il a fallu attendre neuf semaines pour qu’un dossier d’information judiciaire soit finalement enregistré, alors qu’il existait des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture avait été commis sur la base d’informations reçues par plusieurs sources. Il ne peut être considéré que l’enquête a été prompte et impartiale, étant donné que plus de deux ans et dix mois se sont écoulés depuis la première dénonciation des faits, sans qu’aucune enquête effective ne soit menée et que des poursuites soient engagées contre les présumés responsables. À l’exception de l’audition de la victime le 12 juillet 2011, aucun autre acte d’investigation n’a été mené. Les personnes visées par la plainte du 14 juillet 2011 n’ont jamais été entendues et aucune réquisition à expert médical n’a été effectuée. Le manque de diligence dans le traitement de l’affaire a encore été mis en exergue par la « perte » du dossier lors de son transfert à la cour d’appel de Ngozi. La relance de la plainte le 2 septembre 2013 est également restée lettre morte.

3.9Le requérant ajoute qu’il n’existe pas dans la législation pénale burundaise d’obligation explicite des procureurs de la République de poursuivre d’office les auteurs de torture, ni même d’ordonner une enquête (voir CAT/C/BDI/CO/1, par. 22). Il invite le Comité à conclure à une violation de l’article 12.

3.10Le requérant invoque également l’article 13, en réitérant que sa cause n’a pas été examinée de manière immédiate et impartiale, comme décrit ci-dessus.

3.11Selon le requérant, en le privant d’une procédure pénale, l’État burundais l’a également privé de la voie légale pour obtenir une indemnisation pour les préjudices matériels et immatériels engendrés par un crime aussi grave que la torture. Le requérant n’a reçu aucune indemnisation, ni bénéficié d’aucune mesure de réhabilitation et de réadaptation. Au vu de la passivité des autorités judiciaires, d’autres recours, notamment pour obtenir réparation par le biais d’une action civile en dommages-intérêts, n’ont objectivement aucune chance de succès. Dès lors, il invoque une violation de l’article 14 de la Convention.

3.12Le requérant ajoute que l’État partie s’est également rendu coupable d’une violation de l’article 15 de la Convention. Il ne fait pas de doute qu’A. N. a été victime de torture et que la torture visait à obtenir de lui des aveux, la preuve en est que les tortures ont cessé dès que la victime a apposé, sous la contrainte, son empreinte sur un procès-verbal présenté par les policiers. C’est précisément sur la base de ces aveux que des poursuites ont été engagées contre lui, pour participation à des bandes armées et atteinte à la sûreté intérieure de l’État. Les conditions d’établissement du procès-verbal signé par le requérant n’ont jamais été vérifiées et les aveux n’ont pas été frappés de nullité. Au contraire, ils ont été utilisés en première instance pour condamner A. N.

3.13Enfin, et tout en réitérant que les traitements qui lui ont été infligés sont constitutifs de torture au sens de l’article premier de la Convention, le requérant soutient, subsidiairement, que les sévices endurés sont des traitements cruels, inhumains ou dégradants, et qu’à ce titre l’État partie est également tenu de prévenir et réprimer leur commission, instigation ou tolérance par des agents étatiques, et de réparer les dommages causés.

3.14Le requérant ajoute que les conditions de détention déplorables qu’il a subies durant près de dix-sept mois à la prison de Muyinga, touchée par une surpopulation carcérale extrêmeet constante et une insalubrité qui met en danger la santé des détenus, sont également constitutives d’une violation de l’article 16 à son égard. Par ailleurs, l’état de santé du requérant était déjà préoccupant à son arrivée à la prison de Muyinga et il n’a pas reçu les soins que son état nécessitait, malgré ses demandes expresses. Il souffre aujourd’hui encore de séquelles physiques. Le requérant conclut que l’État partie a violé l’article 16 de la Convention à son égard.

3.15En conclusion, le requérant demande au Comité de constater une violation des dispositions précitées et d’enjoindre le Burundi, notamment : a) de mener une enquête prompte, approfondie et efficace sur les tortures qui lui ont été infligées, aux fins d’engager des poursuites pénales contre les auteurs et de les sanctionner ; b) de lui fournir une réparation appropriée, qui inclut des mesures d’indemnisation pour les préjudices matériels et immatériels causés, ainsi que des mesures de restitution, de réhabilitation, de satisfaction et de garanties de non-répétition ; c) de s’assurer que les aveux obtenus sous la torture sont frappés de nullité ; d) de modifier sa législation afin que l’action publique soit imprescriptible pour ce qui est des actes de torture ; e) de garantir des mesures de non-répétition des violations constatées.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Le 27 mars 2015, l’État partie a formulé des commentaires sur la recevabilité et le fond de la communication. Il conteste la recevabilité de la communication pour non-épuisement des voies de recours internes. Selon l’État partie, le requérant aurait abandonné sa plainte en cours devant les juridictions burundaises pour saisir le Comité. Les allégations du requérant sont en outre unilatérales et ne sont soutenues par aucune preuve. Dès lors, sa demande d’indemnisation n’a aucun fondement puisque le préjudice qu’il a subi n’est pas encore établi, et il appartiendra aux tribunaux de l’État partie de statuer sur sa demande sur le fond, ainsi que sur les dommages-intérêts éventuels à accorder.

4.2Sur le fond, l’État partie soutient qu’il a adopté des mesures efficaces pour prévenir la torture, dans la mesure où ce crime a été érigé en infraction pénale grave, et assorti de lourdes peines dissuasives, dans le nouveau Code pénal de 2009.

4.3Quant aux mesures de protection demandées par le requérant pour prévenir d’éventuels actes de représailles, elles sont inopportunes et sans objet, selon l’État partie. Le requérant est libre de ses mouvements dans son pays et n’a à ce jour été inquiété de rien.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

5.1Le 1er juillet 2015, le requérant a formulé des commentaires relatifs aux observations de l’État partie. Il relève en premier lieu que les voies de recours internes ont excédé les délais raisonnables. De plus, il serait dangereux pour lui de poursuivre de tels recours. Il rappelle que le magistrat instructeur l’a auditionné le 12 juillet 2011 (soit près de soixante-dix-neuf jours après les faits) ; que, malgré les marques visibles de torture sur lui, aucune enquête n’a été ouverte ; et que le dossier a disparu après avoir été transféré à la cour d’appel de Ngozi.

5.2Le requérant précise en outre qu’il n’a jamais abandonné sa plainte, mais que, les faits demeurant impunis près de trois ans après leur survenance, il a été contraint de saisir les juridictions internationales. Le requérant ajoute qu’une procédure n’exclut pas l’autre, et que malgré la saisine du Comité, il serait souhaitable que les autorités burundaises ouvrent une procédure et poursuivent les responsables.

5.3Sur le fond, le requérant réitère l’ensemble de ses arguments développés dans sa communication initiale. Il ajoute que sa demande de mesures de protection est tout à fait justifiée et qu’elle est essentielle, dans la mesure où les personnes responsables des actes de torture en question sont des agents de la police nationale, et notamment des hauts gradés, qui jouissent de pouvoirs et de moyens de pression importants, ce qui lui fait légitimement craindre des représailles. L’Expert indépendant sur la situation des droits de l’homme au Burundi a constaté, dans son rapport de 2011, que les victimes de torture qui essaient de dénoncer les agissements des agents des services de sécurité sont menacées (voir A/HRC/17/50, par. 46). De plus, au vu de la situation de sécurité délétère qui prévaut dans le pays, la sécurité des populations civiles est précaire, en particulier celle d’individus faisant partie de l’opposition, ou étant perçus comme tel.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée parune autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité note que l’État partie a contesté la recevabilité de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes, dans la mesure où un dossier d’information a été ouvert par le parquet suite à l’intervention des observateurs du BNUB. Le Comité observe que, suite à l’enregistrement de cette plainte, le requérant a été auditionné par le magistrat instructeur le 12 juillet 2011 et a pu, à cette occasion, dénoncer les tortures dont il aurait été victime au commissariat de Muyinga le 23 avril 2011. Depuis cette audition, il n’est pas contesté qu’aucun acte d’instruction n’a été engagé, et aucune poursuite n’a été engagée sur la base des diverses plaintes et relances faites par le requérant dans les deux années qui ont suivi. Il semble en être de même pour la plainte collective déposée le 14 juillet 2011 contre le sous-commissaire de Muyinga et le chef du poste de police de Buhinzuya. Le Comité relève en outre que l’État partie n’a apporté aucun élément additionnel susceptible de permettre au Comité de mesurer les progrès de l’enquête dans cette affaire, alors qu’elle demeure a priori inscrite au rôle de la cour d’appel de Ngozi depuis maintenant plus de cinq ans (après son transfert à cette juridiction le 26 mars 2012). Le Comité conclut que, dans les circonstances, l’inaction des autorités compétentes a rendu improbable l’ouverture d’un recours susceptible d’apporter au requérant une réparation utile et que, en tout état de cause, les procédures internes ont excédé les délais raisonnables. En conséquence, le Comité considère qu’il n’est pas empêché de considérer la communication au titre du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention.

6.3En l’absence d’autre obstacle à la recevabilité de la communication, le Comité procède à l’examen quant au fond des griefs présentés par le requérant au titre des articles 1, 2 (par. 1), 11, 12, 13, 14et 16 de la Convention.

Examen au fond

7.1Le Comité a examiné la requête en tenant dûment compte de toutes les informations qui lui ont été fournies par les parties, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention.

7.2Le Comité note que, selon le requérant, il a été arrêté le 23 avril 2011 à son domicile par des agents de la police, conduit au commissariat de Muyinga, où il a été accusé d’avoir participé à un projet de rébellion contre le régime, interrogé, puis violemment battu par le sous-commissaire de Muyinga, qui aurait également menacé de le tuer, dans un simulacre d’exécution.En dépitde graves blessures et d’une fracture apparente au bras, il aurait été transféré le jour même à la prison de Muyinga. Malgré ses demandes, il n’aurait pas reçu de soins médicaux.

7.3Au titre de l’article premier de la Convention, le requérant a ajouté queles conditions de sa détention à la prison de Muyinga, où il a été privé de soins et confronté à une situation de surpopulation carcérale, et où il devait dormir à même le sol, sont également des traitements constitutifs de torture.

7.4Le Comité relève que l’État partie n’a pas répondu aux allégations du requérant. Dans ces circonstances, et sur la base des informations mises à sa disposition, le Comité conclut que les allégations du requérant doivent être prises pleinement en considération ; que les sévices qui lui ont été infligés ont été commis par des agents de l’État partie à titre officiel ; et que ces actes sont constitutifs d’actes de torture au sens de l’articlepremier de la Convention.

7.5Ayant constaté une violation de l’article premier de la Convention, le Comité ne se penchera pas sur les griefs invoqués par le requérant, de manière subsidiaire, au titre de l’article 16 de la Convention.

7.6Le requérant invoque également le paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention, en vertu duquel l’État partie aurait dû prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces, pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction. Le Comité observe, en l’espèce, que le requérant a été arrêté sans qu’un mandat ne lui soit présenté ; que le contrôle de la légalité de sa détention n’a pas été effectué dans les délais légaux impartis (voir le paragraphe 3.4 ci-dessus) ; et qu’il a été privé de soins médicaux pourtant nécessaires à son état. Victime de graves sévices au commissariat de Muyinga, qu’il a dénoncés à plusieurs reprises, les actes en question demeurent impunis. En conséquence, le Comité conclut à une violation du paragraphe 1 de l’article 2, lu conjointement avec l’article premier de la Convention.

7.7Le Comité note également l’argument du requérant selon lequel l’article 11 aurait été violé car l’État partie n’a pas exercé la surveillance nécessaire quant au traitement réservé au requérant durant sa détention. Ce dernier a allégué, en particulier, que son arrestation et sa détention n’ont pas été assorties des garanties procédurales et du contrôle qui s’imposaient ; qu’il a été privé de soins médicaux, malgré l’état critique dans lequel il se trouvait ; et qu’il a été détenu dans des conditions déplorables. Le Comité rappelle de nouveau ses observations finales concernant le deuxième rapport périodique du Burundi dans lesquelles il s’est dit préoccupé par : la durée excessive de la garde à vue ; les nombreux cas de dépassement du délai de garde à vue ; la non-tenue et tenue incomplète des registres d’écrou ; le non-respect des garanties juridiques fondamentales des personnes privées de liberté ; l’absence de dispositions prévoyant l’accès au médecin et à l’aide juridictionnelle aux personnes démunies ; et le recours abusif à la détention préventive en l’absence d’un contrôle régulier de sa légalité et d’une limite à sa durée totale (voir CAT/C/BDI/CO/2, par. 10). En l’espèce, le traitement du requérant semble avoir échappé à tout contrôle judiciaire. En l’absence d’information probante de la part de l’État partie, susceptible de démontrer que la détention du requérant a en effet été placée sous sa surveillance, le Comité conclut à une violation de l’article 11 de la Convention par l’État partie.

7.8S’agissant des articles 12 et 13 de la Convention, le Comité réitère ses observations préliminaires (faites au paragraphe 6.2) et prend acte des faits non contestés, selon lesquels malgré l’enregistrement de deux plaintes successives en 2011, soit une procédure d’information judicaire et une plainte collective contre le sous-commissaire de Muyinga, portant sur les mêmes faits, aucune poursuite n’a été engagée, malgré une relance par le requérant en septembre 2013. L’État partie a contesté la saisine du Comité, en soutenant que le requérant aurait « abandonné » sa plainte au niveau domestique, mais n’a avancé aucune explication pour un tel délai. Le Comité considère que ce délai contrevient de manière patente aux obligations qui incombent à l’État partie au titre de l’article 12 de la Convention, qui requiert qu’il soit immédiatement procédé à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. N’ayant pas rempli cette obligation, l’État partie a également manqué à la responsabilité qui lui revenait, au titre de l’article 13 de la Convention, de garantir au requérant le droit de porter plainte, qui présuppose que les autorités apportent une réponse adéquate à une telle plainte par le déclenchement d’une enquête prompte et impartiale.

7.9S’agissant de l’article 14 de la Convention, le Comité a pris note des allégations du requérant, selon lesquelles il n’a bénéficié d’aucune mesure de réhabilitation visant à sa réadaptation la plus complète possible. Le Comité rappelle que l’article 14 reconnaît non seulement le droit d’être indemnisé équitablement et de manière adéquate, mais impose aussi aux États parties l’obligation de veiller à ce que la victime d’un acte de torture obtienne réparation. Le Comité conclut que l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu de l’article 14 de la Convention.

7.10En ce qui concerne l’article 15,le Comité a pris note de l’allégation du requérant, selon laquelle la procédure judiciaire initiée à son encontre, puis sa condamnation le 3janvier 2012 pour participation à des bandes armées et atteinte à la sûreté de l’état (charges dont il a été subséquemment acquitté), étaient basées sur les aveux qui lui ont été extorqués sous la torture le 23 avril 2011. L’État partie n’a pas apporté d’argument susceptible de contrer cette allégation. Le Comité rappelle que la généralité des termes de l’article 15 de la Convention découle du caractère absolu de la prohibition de la torture et implique, par conséquent, une obligation pour tout État partie de vérifier si des déclarations faisant partie d’une procédure pour laquelle il est compétent n’ont pas été faites sous la torture. Le Comité note que le requérant a porté à l’attention des autorités judiciaires les sévices subis à de nombreuses reprises, sans succès. L’État partie, qui ne réfute aucune des allégations du requérant, était dans l’obligation de vérifier le contenu des allégations du requérant, selon lesquelles ses aveux avaient été obtenus sous la torture. En ne procédant pas à de telles vérifications et en utilisant ces déclarations d’aveu dans la procédure judiciaire contre lui, et dans laquelle il a été subséquemment acquitté,l’État partie a violé ses obligations au regard de l’article 15 de la Convention.

8.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, est d’avis que les faits dont il a été saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 1), lu conjointement avec l’article premier, et des articles 11, 12, 13, 14 et 15 de la Convention.

9.Le Comité invite instamment l’État partie : a) à mener à bien l’enquête qui a été engagée sur les événements en question, dans le but de poursuivre en justice toutes les personnes qui pourraient être responsables du traitement infligé au requérant; b)à octroyer au requérant une réparation appropriée, incluant des mesures d’indemnisation pour les préjudices matériels et immatériels causés, de restitution, de réhabilitation, de satisfaction et de garanties de non-répétition; et c)à prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir toute menace ou tout acte de violence auquel le requérant et sa famille pourraient être exposés, en particulier pour avoir déposé la présente requête. Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité enjoint l’État partie de l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises conformément aux constatations ci-dessus.