Nations Unies

CED/C/10/D/1/2013

Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées

Distr. générale

12 avril 2016

Français

Original : espagnol

Comité des disparitions forcées

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 31 de la Convention, concernant la communication no 1/2013 * , **

Communication p résentée par :

Estela Deonlinda Yrusta et Alejandra del Valle Yrusta (représentées par un conseil, Gabriel Ganón, Défenseur public de la province de Santa Fe)

Au nom de :

Les auteures et leur frère disparu, Roberto Agustín Yrusta

État partie :

Argentine

Date de la communication :

11 septembre 2013 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 31 de la Convention, communiquée à l’État partie le 20 septembre 2013 (non publiée sous forme de document) ; décision concernant la recevabilité adoptée le 6 février 2015

Date de s constatations :

11 mars 2016

Objet :

Disparition forcée en milieu carcéral

Questions de procédure :

Non-épuisement des recours internes ; compétence ratione materiae ; manque de coopération de l’État partie à l’examen de la plainte

Questions de fond :

Disparition forcée et participation des membres de la famille aux procédures judiciaires et aux procédures d’enquête

Article(s) de la Convention :

1er, 2, 3, 12 (par. 1 et 2), 15, 17 (par. 2 c) et d)), 18, 20, 23 et 24

1.1Les auteures de la communication sont Estela Deolinda Yrusta et Alejandra del Valle Yrusta, sœurs de Roberto Agustín Yrusta, de nationalité argentine, né le 29 août 1980. Elles se déclarent victimes de violations par l’Argentine des articles 1er à 3, 12 (par. 1 et 2), 15, 17 (par. 2 c) et d)), 18, 20, 23 et 24 de la Convention. Elles sont représentées par Gabriel Ganón, le Défenseur public de la province de Santa Fe.

1.2L’État partie a reconnu le 11 juin 2008 la compétence du Comité pour examiner les communications présentées par des particuliers et la Convention est entrée en vigueur pour l’État partie le 23 décembre 2010.

A.Résumé des renseignements fournis et des arguments avancés par les parties

Rappel des faits présentés par les auteures

2.1En décembre 2005, M. Yrusta a été condamné à huit ans d’emprisonnement pour vol qualifié à main armée et port d’arme de guerre. Il a été placé en détention au complexe pénitentiaire no 1 Reverendo Francisco Luchesse (prison de Bouwer), dans la province de Córdoba. Au cours de sa détention, M. Yrusta a subi pendant plus de trois ans des actes de torture et des traitements inhumains et dégradants, infligés par des agents des services pénitentiaires de Córdoba. Il a ainsi été placé pendant de longues périodes dans des buzones (cellules disciplinaires), subi le supplice du « sous-marin sec » (pratique qui consiste à provoquer l’asphyxie à l’aide d’un sac en plastique), été roué de coups, subi des menaces et des transferts et été enchaîné sur un lit. En novembre 2012, M. Yrusta a déposé plainte contre des membres des services pénitentiaires de Córdoba auprès du tribunal provincial de Córdoba pour ces faits. Fin 2012, dans un entretien accordé à l’émission de télévision « ADN », M. Yrusta a également dénoncé publiquement les mauvais traitements et les actes de torture qu’il avait subis. Les auteures affirment qu’à compter de cette date, les actes de torture et les mauvais traitements sont allés s’aggravant.

2.2Craignant pour sa vie, M. Yrusta a demandé aux autorités pénitentiaires de Córdoba son transfert dans la province de Santiago del Estero, où vivait une partie de sa famille. Malgré sa demande, les autorités l’ont transféré le 16 janvier 2013 à l’Unité pénitentiaire no 1 de Coronda, dans la province de Santa Fe. Les auteures considèrent qu’il y a eu tromperie parce que les services pénitentiaires des deux provinces n’ont pas informé M. Yrusta, qui ne savait pas lire, de la destination du transfert. Elles affirment que M. Yrusta a consenti à son transfert parce qu’il croyait aller dans la province de Santiago del Estero.

2.3À son arrivée à Coronda, M. Yrusta a été placé dans des buzones (cellules d’isolement et de punition) où il a de nouveau subi des mauvais traitements et des actes de torture. Ses proches ont demandé à plusieurs reprises aux services pénitentiaires de leur indiquer où il se trouvait, mais en vain. Cette situation a duré plus de sept jours, période pendant laquelle les auteures considèrent que M. Yrusta a été victime d’une disparition. Lorsqu’il a pu communiquer de nouveau avec ses proches, il leur a fait savoir qu’il continuait de subir chaque jour des mauvais traitements et des actes de torture, qu’il était toujours détenu dans une cellule disciplinaire, qu’il était accompagné par un gardien et menotté quand il sortait de cellule pour ses appels téléphoniques et qu’il ne recevait pas les soins médicaux dont il avait besoin.

2.4Le 7 février 2013, c’est-à-dire quatre mois avant la date à laquelle M. Yrusta devait obtenir sa libération conditionnelle et dix mois avant sa libération définitive, le personnel des services pénitentiaires de Santa Fe a fait savoir à la famille de M. Yrustra qu’il s’était suicidé par pendaison dans sa cellule, où il avait été retrouvé mort à 18 heures. D’après l’autopsie pratiquée par l’Institut de médecine légale de Santa Fe, « l’hypothèse la plus probable est que [Roberto Agustín Yrusta] est mort asphyxié par compression brutale du cou à l’aide d’un objet ayant des propriétés d’élasticité (objet qui n’a pas été remis avec le corps du défunt) ». La dépouille de M. Yrusta a été remise à sa famille le 8 février à 21 heures. Les auteures signalent que le corps présentait les marques suivantes : larges ampoules, pieds et mains boursouflés, plaies ouvertes, bras entaillés, sang et multiples hématomes, lésions indiquant qu’un fort coup avait été porté à la tête et d’autres lésions correspondant à des impacts de balle en caoutchouc, tandis que la zone du cou ne présentait aucun signe de pendaison. Compte tenu de ce qui précède, les auteures n’accordent guère foi à la version des faits donnés par l’État partie concernant les causes du décès de M. Yrusta.

2.5Quelques jours après la mort de M. Yrusta, l’organisation non gouvernementale Coordinadora Anticarcelaria de Córdoba a rendu publique la plainte déposée par les membres de la famille de la victime, qui demandaient des explications et l’ouverture d’une enquête sur le décès de leur fils et frère. Le 26 février 2013, les parents de M. Yrusta se sont rendus aux bureaux du Service de la défense publique pour les affaires pénales de la province de Santa Fe, accompagnés de membres de l’organisation Coordinadora Anticarcelaria de Córdoba pour demander des conseils techniques et l’intervention du Défenseur général dans l’affaire relative au décès de Yrusta Roberto Agustín (affaire no 173/2013), confiée au tribunal d’instruction no 6 de la ville de Santa Fe. Par une décision en date du 22 avril 2013, la demande d’intervention du Défenseur général a été rejetée pour « défaut de qualité pour agir au titre invoqué ». Cette décision n’a été notifiée au Bureau du Défenseur public de la province que le 24 juin 2013. Le 1er juillet 2013, les auteures ont demandé à se constituer partie civile et sollicité la tenue de l’audience prévue par la législation en vigueur, demande qui a été rejetée par une décision en date du 3 juillet 2013. Les auteures ont formé un recours de plainte (recurso de queja) le 25 juillet 2013 devant la Cour d’appel pénale de Santa Fe. Le 11 septembre 2013, date de la lettre initiale, le recours était toujours pendant, ce qui empêchait les auteures d’engager les procédures judiciaires voulues. Les auteures affirment qu’aucune des mesures d’enquête demandées n’a été mise en œuvre, qu’une nouvelle autopsie n’a pas été ordonnée et que les autorités judiciaires de Córdoba et de Santa Fe n’ont pas répondu à leur demande d’explication sur les circonstances du décès. Elles indiquent en outre que le Bureau du Défenseur public n’a pas eu accès au dossier.

Teneur de la plainte

3.1Les auteures se déclarent victimes de violations par l’État partie des droits qu’elles tiennent des articles 1er à 3, 12 (par. 1 et 2), 15, 17 (par. 2 c) et d)), 18, 20, 23 et 24 de la Convention.

3.2Les auteures affirment que M. Yrusta a disparu pendant une période de plus de sept jours environ après avoir été transféré à Santa Fe sans son consentement et sans en avoir été informé, en violation des articles 1er et 2 de la Convention. Elles maintiennent que M. Yrusta ne savait pas où il était transféré et que les multiples demandes d’information adressées par sa famille aux autorités pénitentiaires pour savoir où il se trouvait sont restées sans réponse.

3.3Les auteures considèrent que l’État partie a violé l’article 3 de la Convention car les autorités de Córdoba et de Santa Fe n’ont apporté aucun élément de réponse sur les circonstances de la mort de M. Yrusta et les tribunaux ont rejeté leur plainte pour « une question de forme ». Les auteures considèrent également que l’État partie a violé les paragraphes 1 et 2 de l’article 12 de la Convention en ce que l’enquête officiellement demandée n’a pas été ouverte et que la famille de M. Yrusta et son conseil n’ont jamais eu accès au dossier ni aux documents afférant à l’affaire dont avait été saisi le tribunal d’instruction no 6 de la ville de Santa Fe. Les auteures regrettent en outre que le décès de M. Yrusta n’ait donné lieu à aucune contre-autopsie.

3.4Les auteures affirment que les États de Córdoba et de Santa Fe n’ont pas prêté toute l’assistance possible à M. Yrusta. Elles soulignent en particulier que les services pénitentiaires ont violé l’article 15 de la Convention en laissant sans réponse leurs innombrables appels et demandes concernant le sort de M. Yrusta et l’endroit où il se trouvait pendant la période de sept à dix jours qui a suivi son transfert de Córdoba à la province de Santa Fe.

3.5De même, les auteures considèrent que l’État partie a violé les paragraphes 2 c), d) et f) et 3 de l’article 17, en ce que, alors qu’il était privé de liberté dans des centres pénitentiaires (lieux officiellement reconnus), M. Yrusta a disparu plusieurs jours pendant lesquels on ignore où il se trouvait. S’il est établi que M. Yrusta a été détenu uniquement dans des lieux officiels, les auteures considèrent que les institutions publiques ont commis une violation de son droit de communiquer avec sa famille, son conseil ou toute autre personne de son choix, et de recevoir leur visite, et qu’il a été détenu au secret total dans des cellules d’isolement jusqu’au jour de sa mort. Les auteures ajoutent que les services pénitentiaires ont enfreint les paragraphes 2 f) et 3 de l’article 17, ainsi que l’article 18 de la Convention parce qu’elles ignorent si, dans les lieux où M. Yrusta a été détenu, il existe des registres mentionnant les éléments suivants : l’autorité qui a ordonné le transfert, les motifs, la date, l’heure et la destination du transfert ; l’autorité de contrôle de la privation de liberté ; l’endroit et la date à laquelle M. Yrusta a été placé pendant les jours de sa disparition ; les éléments relatifs à son intégrité physique, ainsi que les causes et circonstances de sa mort. De plus, si de tels registres existent, elles n’y ont pas eu accès.

3.6Les auteures font valoir que l’État partie a violé l’article 20 de la Convention parce qu’en dépit de leurs demandes auprès des services pénitentiaires, elles n’ont pas eu accès à un recours judiciaire prompt et effectif pour obtenir à bref délai les informations visées à l’article 18 de la Convention. Elles affirment que le refus de leur reconnaître la qualité de partie civile les a empêchées d’accéder aux informations relatives aux procédures judiciaires engagées après la mort de M. Yrusta. Les auteures allèguent en outre la violation par l’État partie du droit, garanti par l’article 24 de la Convention, de savoir la vérité sur les circonstances de la disparition forcée de leur frère, le déroulement et les résultats de l’enquête et le sort de la personne disparue.

3.7Les auteures considèrent enfin que la multiplication des actes de procédure liés à leur demande de constitution de partie civile a entraîné une prolongation indue et injustifiée de la procédure judiciaire, devenue inaccessible et inefficace dans le cadre de l’enquête menée dans l’affaire concernant leur frère.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1En date du 22 janvier et du 25 février 2014, l’État partie a fait part au Comité de ses observations sur la recevabilité de la communication et a demandé que la communication soit déclarée irrecevable en vertu du paragraphe 2 d) de l’article 31 de la Convention, pour les raisons exposées dans les paragraphes ci-après.

4.2L’État partie rappelle qu’en vertu de la Convention, tous les recours internes doivent avoir été épuisés pour qu’une communication puisse être déclarée recevable. Il considère que l’intervention du Comité est manifestement prématurée en l’espèce dès lors que l’enquête judiciaire ouverte à la suite du décès de M. Yrusta suit son cours et qu’on ne saurait affirmer que la procédure excède des délais raisonnables. L’État partie indique à ce sujet qu’une procédure a été engagée devant le tribunal d’instruction no 6 de la ville de Santa Fe dans l’affaire enregistrée sous le titre « Yrusta Roberto Agustín s/su muerte » (décès Yrusta Roberto Agustín). Le 26 février 2013, les sœurs de M. Yrusta ont présenté une demande de constitution de partie civile qui a été rejetée pour « défaut de qualité pour agir au titre invoqué » par une décision en date du 22 avril 2013. Le 3 juin 2013, les auteures ont formé un recours de plainte devant la Cour d’appel pénale de Santa Fe contre la décision du tribunal d’instruction no 6 de la ville de Santa Fe. L’État partie souligne qu’à la date de ses observations, ce recours était toujours à l’examen.

4.3L’État partie indique également que les procédures engagées d’office après le décès de M. Yrusta suivent leur cours et qu’il considère qu’il ne serait pas légitime de prétendre que ces procédures pénales, engagées depuis moins d’un an, excèdent des délais raisonnables. Par conséquent, l’État partie demande au Comité de déclarer la présente communication irrecevable.

Renseignements complémentaires communiqués par les auteures

5.1Dans des notes en date du 28 mars et du 30 mai 2014, les auteures ont communiqué des renseignements complémentaires au Comité. Elles font savoir que le 3 février 2014, la Cour d’appel pénale de Santa Fe a déclaré la nullité de la décision du 22 avril 2013 et ordonné la convocation de l’audience de constitution de partie civile prévue par l’article 96 de la loi provinciale no 12-734. Le 27 février 2014, la date de l’audience a été fixée au 12 mars 2014 à une heure précise, mais l’audience n’a pas eu lieu en raison de l’absence non justifiée du Procureur saisi de l’affaire (la Procureur no 5). Les auteures considèrent qu’une telle absence constitue une entrave manifeste à l’enquête de la part de l’État partie.

5.2Les auteures indiquent que l’audience prévue a eu lieu le 13 mars 2014 et que la demande de constitution de partie civile, formée par les sœurs de M. Yrusta représentées par M. Gabriel Ganón, a de nouveau été rejetée le 17 mars 2014 aux motifs suivants :

a)Le Défenseur provincial n’a pas qualité pour agir ;

b)S’il agissait en qualité de partie civile, le Défenseur provincial assumerait des fonctions accusatoires, usurpant ainsi la compétence matérielle exclusive du ministère public ;

c)En cas de décès dans des conditions suspectes ou illicites d’un défendeur, le rôle actif de la défense publique cesse, en raison de l’extinction de la qualité de « personne » faisant l’objet d’une procédure pénale, tandis que l’activité de poursuite est assumée par l’organe de l’accusation ou une partie civile, assistée ou représentée par un avocat privé ou un conseil dont les services sont fournis gratuitement par les autorités provinciales, qui ont créé à cet effet des centres d’assistance judiciaire (relevant du pouvoir exécutif provincial) ;

d)L’application du test de raisonnabilité constitutionnelle fait apparaître que les sœurs de M. Yrusta n’entrent pas dans « la catégorie limitée des héritiers protégés » (art. 3591 et 3545 du Code civil argentin) qui ont droit à une « part réservataire ».

5.3Les auteures considèrent que le juge a donné une interprétation erronée de la loi étant donné que le Défenseur provincial a été investi de ses fonctions par le décret exécutif provincial no 0199/2011 et que son rôle de défenseur public consiste à défendre le respect absolu des droits de l’homme et à faire cesser leur violation. Les auteures ajoutent que le juge et l’ensemble des autorités provinciales interprètent la notion de « victime » de manière erronée en la limitant aux personnes qui subissent les conséquences directes de l’infraction. Elles affirment qu’une telle interprétation leur interdit d’avoir accès à la justice et d’obtenir réparation et empêche de sanctionner les responsables. Les auteures estiment aussi qu’une telle interprétation de la notion de victime est contraire au paragraphe 22 de l’article 75 de la Constitution de l’Argentine en vertu duquel « les traités et concordats ratifiés ont une autorité supérieure à celle des lois ».

5.4Les auteures notent que d’après l’État partie, le respect du droit des habitants de la province de Santa Fe d’accéder à la justice est assuré par les centres d’assistance judiciaire. Elles estiment cependant que ce droit n’a pas été respecté parce que les centres ont refusé à plusieurs reprises de s’occuper d’affaires de violence institutionnelle et parce que la reconnaissance de la qualité du défenseur pour intervenir dans les actions en justice qui requièrent sa participation en qualité de représentant de la victime pour les demandes de constitution de partie civile a systématiquement été écartée.

5.5Les auteures considèrent que les services pénitentiaires ont fait disparaître Roberto Agustín Yrusta entre les mains de l’État de Santa Fe pendant plus de sept jours lorsqu’il a demandé son transfert de Córdoba à la province de Santiago del Estero et qu’il a été transféré, sans son consentement, à l’Unité pénitentiaire no 1 de Coronda, dans la province de Santa Fe. Les auteures affirment que pendant cette période de plus de sept jours, M. Yrusta n’a pas pu communiquer avec les membres de sa famille. Elles considèrent également que la disparition et le maintien délibéré en détention au secret de M. Yrusta sont avérés car les registres des détenus de l’unité le désignent sous trois noms différents (Roberto Agustín Yrusta, Mario Alejandro Ríos et David Salvador Torres), ce qui empêche de savoir précisément où se trouvait M. Yrusta pendant les diverses phases de sa détention. Les auteures concluent que l’endroit où se trouvait M. Yrusta a été volontairement caché à sa famille.

5.6Les auteures soulignent également que l’État partie ne mentionne pas les articles de la Convention invoqués à l’appui de la communication et qu’au cours de l’année qui a suivi le décès de M. Yrusta, les autorités se sont bornées à commencer l’examen de la demande de constitution de partie civile formée par ses sœurs, sans progresser dans l’enquête. Ainsi, les auteures soulignent que les autorités n’ont pas fait procéder aux examens demandés au vu du rapport médico-légal dans lequel étaient constatés : a) des marques sur le cou, qui ne pouvaient pas avoir été provoquées par l’objet qui, d’après l’administration pénitentiaire, avait servi pour la pendaison ; b) des signes de viol, ainsi que la présence de corps étrangers dans l’anus. Les auteures considèrent que le procureur et le juge chargés de l’affaire ont reçu le rapport médico-légal sans en tenir compte, jusqu’à ce que la famille de M. Yrusta demande des éclaircissements sur la question. Elles affirment que la demande des proches de la victime a été rejetée par le juge et par le Défenseur pour dissimuler la vérité et l’absence de diligence dans l’enquête.

5.7Les auteures se déclarent préoccupées par le fait que depuis le 10 février 2014, la loi no 12-734 relative au nouveau Code pénal et la loi provinciale no 13-004 créent un nouveau système de règlement des affaires en vertu duquel « les affaires qui n’enregistrent aucun progrès ou dans lesquelles les victimes renoncent à leur poursuite sont classées sans suite à titre préliminaire dans un délai de six mois ». C’est pourquoi les auteures considèrent que si la justice provinciale demeure saisie de l’affaire concernant M. Yrusta, les membres de sa famille n’auront pas accès à la justice, à la vérité et à la réparation. Les auteures considèrent qu’il y a lieu de renvoyer l’affaire concernant leur frère devant les juridictions fédérales, car l’absence d’enquête des autorités provinciales sur sa disparition engage la responsabilité de l’État fédéral.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Au vu des renseignements communiqués par les parties, le Comité a jugé nécessaire de demander à l’État partie de donner des informations complémentaires, conformément aux paragraphes 8 et 9 de l’article 73 de son règlement intérieur (CED/C/1). Il a demandé tout d’abord à l’État partie de préciser quels recours internes utiles pouvaient être exercés par les auteures et les membres de leur famille, tant à l’échelon provincial qu’à l’échelon fédéral, pour qu’une enquête soit menée sur la disparition forcée présumée de M. Yrusta. Le Comité a également demandé à l’État partie d’apporter des précisions sur : a) l’état d’avancement de l’enquête sur la disparition forcée de M. Yrusta ; b) les actes de procédure en suspens ; c) la participation des auteures à l’enquête. Enfin, le Comité a demandé à l’État partie d’indiquer dans quelle mesure les dispositions des articles 7 et 8 de la loi no 13-004 relative aux affaires contre X étaient applicables en l’espèce et, si elles l’étaient, la date prévue ou probable de classement de l’affaire initiale, ainsi que les recours disponibles contre une telle décision.

6.2En date du 8 juillet 2014, l’État partie a répondu aux questions du Comité. Il a indiqué que, par une décision du 13 mars 2014, le juge avait rejeté la demande présentée par les sœurs de Roberto Agustín Yrusta au motif que le Défenseur provincial du Service de la défense publique pour les affaires pénales de Santa Fe n’avait pas qualité pour agir puisqu’il n’avait pris ses fonctions qu’au moment de l’entrée en vigueur, le 10 février 2014, du nouveau Code de procédure pénale de la province de Santa Fe (loi no 12-734). L’État partie ajoute que le Défenseur a fait appel de cette décision devant la Cour d’appel de la circonscription judiciaire no 1 de Santa Fe. Par une décision du 23 avril 2014, la Cour d’appel a annulé la décision de première instance, au motif qu’elle « méconnaissait le droit à la justice des personnes qui demandaient à se constituer partie civile et que, pour défendre le droit invoqué par ces personnes, il fallait respecter les garanties d’un procès équitable pour les aider à intervenir dans l’affaire ». Pour ces raisons, l’annulation de la décision contestée a été ordonnée et le juge suppléant compétent a été chargé de se prononcer.

6.3L’État partie indique également que le juge de première instance a décidé de s’abstenir d’intervenir plus avant dans l’affaire en raison de la divergence d’opinion mise en évidence par la décision de la Cour d’appel et parce qu’il considérait qu’en agissant d’une autre manière il risquait de porter atteinte à la garantie d’impartialité. Le juge de première instance a donc ordonné le renvoi de l’affaire devant le tribunal no 7 de Santa Fe, qui devra se prononcer sur la demande de constitution de partie civile formée par les sœurs de M. Yrusta. Conformément à la décision de la Cour d’appel de Santa Fe, le rejet de la demande des sœurs de M. Yrusta a été annulé et une nouvelle décision doit être rendue par une autre juridiction, qui ne s’est pas encore prononcée. D’après l’État partie, les recours exercés par les auteures démontrent qu’il existe des recours efficaces et disponibles.

6.4L’État partie indique également que l’enquête judiciaire sur les causes du décès de M. Yrusta suit son cours devant le juge d’instruction du tribunal no 6 de la province de Santa Fe dans l’affaire enregistrée sous le titre « Yrusta Roberto Agustín s/ Su muerte, Expediente no 173/13 ». Cette procédure pénale en est au stade de l’enquête proprement dite, puisque la production de divers moyens de preuve visant à établir les circonstances du décès de M. Yrusta et la responsabilité pénale susceptible d’en découler a été ordonnée. Parmi les nombreux moyens de preuve ordonnés par le juge, l’État partie insiste sur les témoignages d’agents pénitentiaires, du médecin, de la psychologue-psychiatre de l’unité pénitentiaire où M. Yrusta était détenu, et sur diverses expertises telles que l’autopsie pratiquée sur le corps du défunt par le bureau de médecine légale et d’autres expertises médico-légales.

6.5En ce qui concerne les mesures ordonnées par le Procureur, une audience de confrontation a été convoquée. D’autres prisonniers du Pavillon VIII, dans lequel M. Yrusta était détenu, et d’autres agents pénitentiaires qui surveillaient l’aile ont été appelés à témoigner. Une expertise du filet suspendu à la fenêtre de la cellule où se trouvait Roberto Agustín Yrusta a été demandée pour déterminer comment celui-ci s’était pendu. L’État partie considère, au vu de ce qui précède, que l’affaire judiciaire est en cours d’examen car les moyens de preuve demandés par le Procureur ont été produits et le juge a estimé qu’ils étaient pertinents pour établir la vérité sur les faits.

6.6L’État partie réaffirme que dans le cadre de la procédure en cours, une décision concernant la constitution de partie civile des auteures devrait être rendue à bref délai. Il précise que si les auteures ont la possibilité d’agir en cette qualité, elles pourront : a) demander que des éléments de preuve soient produits pendant l’instruction préliminaire et solliciter certains actes concourant à l’élucidation des faits visés par l’enquête ; b) demander des mesures conservatoires visant à garantir le paiement d’une indemnisation au civil et à couvrir les frais de procédure ; c) assister aux déclarations des témoins pendant l’enquête préliminaire, poser des questions et demander des éclaircissements ; d) intervenir dans la procédure dans les limites prévues par le Code de procédure pénale ; e) faire valoir les moyens qu’elles jugent appropriés pour déclencher une procédure ; f) demander un règlement rapide ; g) formuler des accusations ; h) intervenir dans les affaires par les moyens prévus pour les représentants du ministère public.

6.7L’État partie conclut que les auteures ont participé à l’enquête judiciaire sur les causes de la mort de leur frère Roberto Agustín Yrusta dans le cadre de la procédure de constitution de partie civile précédemment décrite.

Renseignements complémentaires communiqués par les auteures

7.1En date du 20 août et du 21 novembre 2014, les auteures ont soumis de nouveaux commentaires en réponse aux observations de l’État partie. Elles mettent en cause l’exactitude des affirmations de l’État partie et estiment que les explications apportées sont insuffisantes.

7.2Les auteures confirment que, par sa décision du 23 avril 2014, la Cour d’appel pénale de Santa Fe a annulé le jugement de première instance au motif qu’il « [méconnaissait] le droit à la justice des auteures de la demande de constitution de partie civile et que, pour défendre le droit invoqué par les intéressés, il y [avait] lieu de protéger les garanties d’un procès équitable susceptibles de les aider à intervenir dans l’affaire ». De même, la Cour d’appel pénale de Santa Fe a considéré que « en l’espèce, il [pouvait] être remédié aux circonstances relatives à l’irrégularité présumée ou la validité des services d’avocat par injonction de justice ». Le 4 juin 2014, le juge d’instruction du tribunal no 7 de la province de Santa Fe a décidé « de ne pas faire droit à la demande de constitution de partie civile formée par Estela Deolinda Yrusta par l’intermédiaire de Gabriel Ganón » au motif que « conformément aux dispositions de l’article 67II du Code de procédure pénale de la province de Santa Fe, a qualité pour agir quiconque se dit lésé par une infraction pénale, ou ses héritiers réservataires, catégorie dont ne relève pas l’auteure de la demande, Estela Deolinda Yrusta. Par conséquent, cette dernière n’a pas qualité pour agir au titre invoqué et sa demande est rejetée au motif qu’elle n’est pas fondée ».

7.3Les auteures ont fait appel le 13 juin 2014 et présenté une nouvelle demande de constitution de partie civile. Le 16 juin 2014, il a été fait droit à l’appel sans effet suspensif et le recours a de nouveau été renvoyé à une juridiction supérieure pour décision. Le 30 juin 2014, la composition du tribunal a été notifiée aux auteures. Le 14 novembre 2014, plus d’un an et demi après la première demande de constitution de partie civile présentée par les auteures, la Cour d’appel pénale de Santa Fe a déclaré irrecevable l’appel formé par le Défenseur provincial au nom des auteures. Le tribunal à juge unique a considéré que, en vertu des articles 1er, 2 et 21 de la loi no 13-014, le Défenseur provincial n’est pas habilité à représenter les auteures dans la province de Santa Fe. De plus, il a considéré que « quiconque souhaite se constituer partie civile doit, s’il n’a pas les moyens d’engager une procédure pénale, bénéficier d’une assistance judiciaire aux frais de l’État, […] mais il n’appartient pas au Service public de défense pénale de la province d’assurer une telle représentation ». Les auteures font valoir qu’elles ont fait appel à la Défense publique parce qu’il s’agissait du seul organisme indépendant habilité à les représenter à Santa Fe. Elles ajoutent que, de fait, la Cour d’appel et les autres autorités judiciaires n’ont pas établi quel serait l’organisme compétent pour leur donner accès à la justice dans la pratique. Elles considèrent que l’interprétation donnée va à l’encontre des normes internationales et des possibilités de représentation offertes par le système fédéral de défense publique. Les auteures considèrent également que cette interprétation les prive du droit d’ester en justice et empêche la conduite d’une enquête diligente sur la disparition et le décès de leur frère.

7.4Les auteures soulignent qu’en plus d’un an et demi elles ont interjeté appel à trois reprises et formé un recours pour déni d’appel concernant la demande de constitution de partie civile faite par les membres de la famille de M. Yrusta, recours qui a été rejeté. Les auteures estiment que les recours dont elles disposent ne sont pas efficaces, que les procédures excèdent tous les délais raisonnables et qu’elles sont soumises à une victimisation constante par ceux-là même qui devraient garantir le respect de leurs droits.

7.5Les auteures s’étonnent de l’absence de réponse de l’État partie sur les actes de torture subis par M. Yrusta et sur sa disparition forcée pendant plusieurs jours à la suite de son transfert de la province de Córdoba vers une juridiction distincte de celle convenue avec sa famille. Elles affirment que l’État partie n’a pas non plus répondu sur ces faits dans le contexte de la présente communication, violant ainsi l’article 17 de la Convention.

7.6Les auteures estiment de plus que les moyens de preuve utilisés dans les procédures relatives au décès de leur frère visaient à confirmer la version des faits donnée par l’administration pénitentiaire et que les autorités compétentes ont volontairement ralenti l’enquête. Ainsi, on a recueilli les témoignages des agents qui étaient de garde la nuit du décès, qui sont probablement impliqués dans la mort de M. Yrusta, mais aucune expertise médicale n’a été réalisée pour constater les lésions présentes sur d’autres parties du corps, qui montrent que le détenu a de nouveau été roué de coups et torturé pendant sa détention dans la province de Santa Fe. De même, les auteures estiment qu’aucune des mesures d’enquête demandées le 8 mars et le 8 octobre 2013 n’a été mise en œuvre : nouvelle autopsie du corps de leur frère, expertises graphologiques, saisie des registres des détenus de l’Unité pénitentiaire des jours précédant le décès de l’intéressé et du registre des détenus du jour où il est mort ; analyse des objets retrouvés dans l’anus et dans l’estomac de M. Yrusta ; saisie de son dossier médical et des registres d’entrée et de sortie du personnel de l’Unité pénitentiaire no 1 de Coronda (province de Santa Fe).

7.7Les auteures affirment en outre avoir été constamment privées de la possibilité de participer à l’enquête, ce qui constitue une violation du droit d’accéder à la justice et à la vérité. Elles estiment que l’État fédéral pourrait prendre l’initiative d’enquêter sur les faits par l’intermédiaire du Service du Procureur chargé de lutter contre la violence institutionnelle, compte tenu de la complexité des faits, survenus dans des provinces distinctes ayant des compétences distinctes. Toutefois, l’affaire suit son cours dans la province de Santa Fe et les plaintes dénonçant des actes de torture déposées antérieurement dans la province de Córdoba n’ont pas été suivies d’effet concret.

7.8De plus, la législation de Santa Fe établit une procédure de classement des actions en justice qui ne peut être révisée que par la mise en œuvre effective des demandes des parties civiles. Les auteures affirment qu’étant dans l’impossibilité de se constituer partie civile depuis mars 2013 elles ignorent si l’affaire a été classée du fait de l’échéance du délai fixé dans la loi provinciale no 13-004. Elles rappellent qu’il découle des Règles de Brasilia sur l’accès à la justice des personnes vulnérables et de l’article 25 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme que toute personne a droit à un recours simple et rapide ; toute norme ou mesure empêchant ou compliquant l’exercice de ce recours constitue une violation du droit d’accès à la justice. Compte tenu de ce qui précède, les auteures demandent au Comité de déclarer la communication recevable.

B.Délibérations du Comité sur la recevabilité

8.1À sa huitième session, le 6 février 2015, le Comité des disparitions forcées a examiné la recevabilité de la communication.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 c) de l’article 31 de la Convention, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité a noté que les auteures alléguaient la violation des articles 1er à 3, 12 (par. 1 et 2), 15, 17 (par. 2 c) et d)), 18, 20, 23 et 24 de la Convention, compte tenu de l’ensemble des faits présentés dans la communication, qui sont : a) la disparition forcée présumée de M. Yrusta en janvier 2013 ; b) son transfert en janvier 2013 dans un centre pénitentiaire autre que celui qu’il avait demandé ; c) les actes de torture et les traitements inhumains et dégradants dont M. Yrusta avait, selon les auteures, été victime pendant trois années au cours de sa détention ; d) l’absence d’information sur le sort de M. Yrusta quand il a été transféré dans un autre centre pénitentiaire sans que ses proches en soient informés ; e) l’impossibilité de communiquer avec M. Yrusta pendant une période de plus de sept jours au terme de laquelle il a finalement été autorisé à parler au téléphone avec ses proches ; f) l’impossibilité pour la mère et les sœurs de M. Yrusta d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue à bref délai sur la légalité de la situation dans laquelle se trouvait M. Yrusta ; g) la mort de M. Yrusta dans le centre pénitentiaire dans lequel il avait été transféré ; h) l’enquête sur les causes et les circonstances du décès ; i) le refus d’accorder à Estela Deolinda Yrusta et à Alejandra del Valle Yrusta, sœurs de M. Yrusta, la qualité de partie civile dans les procédures et enquêtes judiciaires menées dans l’affaire le concernant.

8.4Conformément au paragraphe 2 b) de l’article 31 de la Convention, le Comité a considéré qu’il devait déterminer quelles étaient, parmi les violations alléguées par les auteures, celles qui relevaient du champ d’application de la Convention. À ce propos, il a noté que les griefs des auteures relatifs au transfert de M. Yrusta sans son consentement, à la torture et aux traitements inhumains et dégradants subis, à sa mort et à l’enquête y relative, ne relevaient pas de la compétence matérielle du Comité. Les griefs suivants relevaient en revanche de la compétence du Comité : la disparition forcée présumée de M. Yrusta pendant plus de sept jours après son transfert de Córdoba à Santa Fe ; le fait que les membres de sa famille n’aient pas été informés de son transfert ; l’impossibilité de communiquer avec M. Yrusta pendant une période de plus de sept jours ; l’impossibilité d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue à bref délai sur la légalité de la situation dans laquelle ce dernier se trouvait quand il a été transféré ; l’impossibilité pour les auteures de participer activement à l’enquête concernant l’affaire, y compris la disparition forcée de leur frère, en raison du refus de leur accorder la qualité de partie civile ; l’absence de toute enquête sur sa disparition.

8.5Le Comité a rappelé que, conformément au paragraphe 2 d) de l’article 31 de la Convention, une communication était déclarée irrecevable si tous les recours internes efficaces disponibles n’avaient pas été épuisés, sauf si les procédures de recours excédaient des délais raisonnables. Il a constaté que d’après l’État partie, l’enquête judiciaire sur les causes du décès de M. Yrusta était en cours devant le tribunal d’instruction no 6 de la province de Santa Fe. Il a relevé toutefois que l’État partie ne faisait pas mention de l’enquête concernant les allégations de disparition forcée de M. Yrusta, ni dans ses observations ni dans ses réponses aux questions précises du Comité sur ce point. L’État partie n’avait pas donné non plus d’informations sur les recours internes utiles ouverts aux auteures. Le Comité a considéré que la conduite d’une enquête sur les circonstances du décès du frère des auteures ne pouvait pas constituer une réparation de la violation du droit de ne pas être soumis à une disparition forcée, puisque le décès est survenu alors que les auteures savaient déjà que leur frère se trouvait dans le centre pénitentiaire de Coronda et lui avaient parlé au téléphone.

8.6Le Comité a pris note des allégations des auteures, qui affirment que pendant la période de plus de sept jours au cours de laquelle M. Yrusta avait disparu, sa famille a demandé à plusieurs reprises à l’administration pénitentiaire des informations sur l’endroit où il se trouvait, sans obtenir de réponse. Il a noté de plus que, d’après les auteures, il n’existait pas à l’époque de recours permettant aux membres de la famille de M. Yrusta de saisir un tribunal pour qu’il statue sans délai sur la légalité de la situation dans laquelle se trouvait leur parent à la suite de son transfert du centre pénitentiaire de Córdoba vers un centre pénitentiaire situé à Santa Fe. Le Comité a noté que l’État partie n’avait donné aucune information sur les recours disponibles dans un tel cas.

8.7Le Comité a relevé qu’il s’était écoulé plus d’un an et demi entre la première demande de constitution de partie civile formée par les auteures, en février 2013, et la décision de la Cour d’appel de rejeter le recours. L’État partie n’a pas avancé d’arguments convaincants pour justifier le traitement tardif de la demande de constitution de partie civile présentée par les auteures. De plus, l’État partie n’a donné aucun renseignement sur l’organe public compétent pour représenter les auteures, ni sur le déroulement de l’enquête sur la disparition forcée présumée de M. Yrusta pendant plus de sept jours. Parallèlement, les auteures n’avaient pas obtenu la qualité de partie civile et n’avaient donc pas pu participer aux procédures judiciaires et aux enquêtes concernant leur frère, ni exercer les recours disponibles afin, notamment, de veiller à ce que la disparition forcée de leur frère fasse l’objet d’une enquête diligente. Enfin, le Comité a constaté que l’État partie n’avait donné aucune information sur les recours ouverts aux auteures concernant l’enquête sur la disparition forcée de M. Yrusta et n’avait pas précisé si l’affaire avait été classée en application de la loi no 13-004 de la province de Santa Fe.

8.8Le Comité a considéré par conséquent que les recours internes avaient excédé un délai raisonnable pour ce qui est de la demande de constitution de partie civile formée par les auteures, qui ne disposaient d’aucun autre recours.

8.9En l’absence d’autre obstacle à la recevabilité de la communication, le Comité a déclaré la communication partiellement recevable en ce qu’elle soulevait des questions au regard des articles 1er, 2, 12 (par. 1 et 2), 17, 18, 20 et 24 de la Convention concernant les griefs suivants : la disparition forcée présumée de Roberto Agustín Yrusta pendant plus de sept jours après son transfert de Córdoba à Santa Fe ; le fait que les membres de sa famille n’aient pas été informés de son transfert ; l’impossibilité de communiquer avec M. Yrusta pendant plus de sept jours ; l’impossibilité d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue à bref délai sur la légalité de la situation dans laquelle M. Yrusta se trouvait quand il a été transféré ; l’impossibilité pour les auteures de participer activement à l’enquête concernant l’affaire, y compris la disparition forcée de leur frère, en raison du refus de leur accorder la qualité de partie civile ; l’absence de toute enquête sur sa disparition forcée. Le Comité a invité l’État partie à faire part de ses observations sur le fond des griefs.

8.10Le Comité indique qu’il n’a reçu aucun renseignement de l’État partie, bien qu’il lui ait accordé cinq reports de délai.

C.Commentaires supplémentaires des auteures

9.1Dans une note en date du 20 juillet 2015, les auteures ont fait parvenir des commentaires supplémentaires. Elles soulignent que rien n’a changé depuis la décision de recevabilité et qu’elles ne peuvent toujours pas obtenir l’ouverture d’une enquête sur la disparition forcée de M. Yrusta. Elles indiquent également que, fortes de la décision de recevabilité rendue par le Comité, elles ont demandé que la juridiction provinciale se déclare incompétente de façon que ce soit la juridiction fédérale qui soit chargée de l’enquête. Leur demande de déclaration d’incompétence a été rejetée par le juge provincial et depuis trois mois l’appel qu’elles ont formé contre cette décision est pendant. Les auteures ajoutent qu’aucun progrès n’a été réalisé dans l’enquête sur les faits à l’origine de la communication.

9.2En date du 11 novembre, les auteures ont demandé au Comité à quel stade en était la procédure d’examen de leur communication et ont souligné que rien n’avait changé depuis l’envoi de leurs derniers commentaires.

D.Délibérations du Comité sur le fond

10.1Le Comité a examiné la communication à la lumière de toutes les informations adressées par les parties. Étant donné que l’État partie n’a fait parvenir aucune observation sur le fond, il convient d’accorder le crédit voulu aux griefs des auteures, dans la mesure où ils sont étayés.

10.2Avant d’examiner les allégations de violation des articles de la Convention avancées par les auteures, le Comité doit déterminer si les actes auxquels M. Yrusta a été soumis constituent une disparition forcée au sens de l’article 2 de la Convention. Le Comité note que les auteures affirment que M. Yrusta a disparu après son transfert de Córdoba à Santa Fe, que ni lui ni sa famille ne savaient à quel endroit il avait été transféré et que pendant plus de sept jours ses proches n’ont eu aucune information sur le lieu où il se trouvait, malgré de nombreuses demandes aux autorités pénitentiaires. Le Comité prend également note du fait que les registres des détenus que les proches et le représentant de M. Yrusta ont pu consulter ne donnent pas l’identité correcte de M. Yrusta : il y est inscrit sous trois noms différents, ce qui empêche de déterminer précisément où se trouvait M. Yrusta pendant les diverses phases de sa détention. Les registres ne donnent pas non plus d’indication concernant l’autorité qui a ordonné son transfert et les motifs de celui-ci, ou encore la date, l’heure et le lieu du transfert. Le Comité constate que l’État partie n’a donné aucune explication sur ces points aux auteures ni au Comité.

10.3Le Comité rappelle que, conformément à l’article 2 de la Convention, une disparition forcée commence avec l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté. Par conséquent, la disparition forcée peut avoir pour origine une détention illégale ou une arrestation ou une détention initialement légale, comme c’est le cas en l’espèce, où elle s’est produite lors d’un transfert. Le Comité rappelle également que pour constituer une disparition forcée, la privation de liberté doit être suivie du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi, indépendamment de la durée de cette privation de liberté ou de cette dissimulation.

10.4Dans la présente affaire, le Comité considère que le fait que les autorités pénitentiaires n’aient pas répondu à la famille de M. Yrusta, qui voulait savoir où il se trouvait et qu’aucun renseignement n’a été donné pendant plus de sept jours pendant lesquels on ignorait le lieu où se trouvait M. Yrusta constitue une dissimulation du sort qui lui a été réservé et du lieu où il se trouvait. Le Comité considère que le fait de ne pas donner d’informations ou le déni de la reconnaissance d’une privation de liberté constituent une dissimulation au sens de l’article 2 de la Convention. De surcroît, pendant toute cette période, M. Yrusta n’a pas pu communiquer avec qui que ce soit, n’a pas pu recevoir de visite et ni lui ni sa famille n’ont eu accès à un tribunal afin que celui-ci statue à bref délai sur la légalité de la situation de M. Yrusta quand il a été transféré du premier centre pénitentiaire. Le Comité considère que la soustraction à la protection de la loi est la conséquence de la dissimulation du lieu où se trouve la personne arrêtée ou détenue. Dans ce contexte, le détenu est soustrait à la protection de la loi quand sa disparition a pour conséquence qu’il est empêché d’exercer les recours prévus par la législation de l’État partie, ce qui permettrait de demander à un tribunal de se prononcer sur la légalité de la privation de liberté, ce qui s’est passé dans la présente affaire. Au vu de ce qui précède, le Comité conclut que les actes auxquels M. Yrusta a été soumis pendant la période de plus de sept jours qui a suivi son transfert à Santa Fe constituent une disparition forcée, en violation des articles 1er et 2 de la Convention.

10.5En ce qui concerne les griefs formulés par les auteures au titre des articles 17 et 18 de la Convention, le Comité rappelle que quand les faits dénoncés dans la plainte se sont produits, M. Yrusta exécutait une peine d’emprisonnement. Le Comité souligne à ce sujet que les États parties sont dans une position particulière de garant des droits des personnes privées de liberté, étant donné que les autorités pénitentiaires exercent sur les personnes privées de liberté un contrôle et un pouvoir considérable. Par conséquent, les États sont tenus de garantir aux personnes privées de liberté le respect des droits consacrés par la Convention et de prendre des mesures efficaces pour empêcher que, notamment, la privation de liberté ne devienne, à aucun moment, une détention secrète et une disparition forcée. À ce sujet, le Comité relève que d’après les auteures, M. Yrusta a été transféré à Santa Fe alors qu’il croyait être transféré dans la province de Santiago del Estero, comme il l’avait demandé pour se rapprocher de sa famille. Le Comité constate qu’aucun agent de l’État n’a donné la moindre information aux représentants de M. Yrusta ou aux membres de sa famille sur son transfert, ni à M. Yrusta lui-même. Il constate également que M. Yrusta a été détenu dans des conditions d’isolement sans pouvoir communiquer avec qui que ce soit pendant plus de sept jours. Le Comité rappelle que, conformément à l’article 17 de la Convention, « nul ne sera détenu en secret » et que les États parties sont tenus de garantir que toutes les informations relatives à la privation de liberté et au déroulement de la détention soient inscrites sur des registres détaillés et accessibles. De même, conformément à l’article 18 de la Convention, tout État partie « garantit à toute personne ayant un intérêt légitime […], par exemple les proches de la personne privée de liberté, leurs représentants ou leurs avocats, un accès au moins aux informations suivantes : […] le lieu où se trouve la personne privée de liberté, y compris, en cas de transfert vers un autre lieu de privation de liberté, la destination et l’autorité responsable du transfert ».

10.6Le Comité note que les membres de la famille de M. Yrusta n’ont reçu aucun renseignement sur le lieu où il se trouvait et n’ont même pas été informés qu’il avait été transféré dans un autre centre pénitentiaire. S’il est vrai que le droit des membres de la famille d’obtenir des renseignements sur l’arrestation et le lieu de détention peut être limité, les restrictions obéissent à des conditions très strictes définies au paragraphe 1 de l’article 20 de la Convention, conditions qui, d’après les informations disponibles, ne s’appliquent pas en l’espèce. À ce sujet, le Comité note que l’État partie n’a formulé aucune allégation ni même donné d’explication sur les dispositions de sa législation relativement à la restriction de ce droit. Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que le fait que M. Yrusta et sa famille, y compris les auteures, n’aient eu aucune information pendant plus de sept jours constitue en soi une violation du paragraphe 1 de l’article 17, de l’article 18 et du paragraphe 1 de l’article 20 de la Convention.

10.7Le Comité rappelle que conformément au paragraphe 2 de l’article 20 de la Convention « [s]ans préjudice de l’examen de la légalité de la privation de liberté d’une personne, l’État partie garantit aux personnes visées au paragraphe 1 de l’article 18 le droit à un recours judiciaire prompt et effectif pour obtenir à bref délai les informations visées à ce paragraphe. Ce droit à un recours ne peut être suspendu ou limité en aucune circonstance ». À la lumière des renseignements figurant dans le dossier et en l’absence d’observations à ce sujet de la part de l’État partie, le Comité considère que l’État partie n’a pas respecté les obligations découlant du paragraphe 2 de l’article 20 de la Convention.

10.8En ce qui concerne les allégations des auteures, qui affirment qu’elles n’ont pas eu la possibilité de participer activement à l’enquête dans l’affaire concernant leur frère, y compris concernant sa disparition forcée, parce que la qualité de partie civile ne leur a pas été accordée, le Comité rappelle que, conformément à l’article 24 de la Convention, on entend par « victime », la personne disparue et toute personne physique ayant subi un préjudice direct du fait d’une disparition forcée. Le Comité relève que l’État partie n’avance aucun argument qui permettrait de conclure que les sœurs de M. Yrusta n’entrent pas dans cette catégorie. De plus, le Comité considère que l’angoisse et la souffrance éprouvées par les auteures du fait du manque d’informations permettant de faire la lumière sur ce qui est advenu à leur frère sont aggravées par la non-reconnaissance de fait de leur qualité de victime, ce qui entraîne une nouvelle victimisation incompatible avec les principes de la Convention.

10.9Le Comité note également que, d’après les renseignements dont il a eu connaissance, les enquêtes ouvertes dans l’affaire ont été centrées sur les causes et les circonstances de la mort de M. Yrusta et sur l’éventuelle responsabilité pénale qui pourrait en découler. En revanche, son éventuelle disparition pendant plus de sept jours n’est mentionnée dans aucun des dossiers mis à la disposition du Comité pour l’examen de la communication. Le paragraphe 1 de l’article 12 de la Convention dispose que « [t]out État partie assure à quiconque alléguant qu’une personne a été victime d’une disparition forcée le droit de dénoncer les faits devant les autorités compétentes, lesquelles examinent rapidement et impartialement l’allégation et, le cas échéant, procède sans délai à une enquête approfondie et impartiale ». De même, l’article 24 dispose que « 1. Aux fins de la présente Convention, on entend par “victimeˮ la personne disparue et toute personne physique ayant subi un préjudice direct du fait d’une disparition forcée. 2. Toute victime a le droit de savoir la vérité sur les circonstances de la disparition forcée, le déroulement et les résultats de l’enquête et le sort de la personne disparue. Tout État partie prend les mesures appropriées à cet égard. 3. Tout État partie prend toutes les mesures appropriées pour la recherche, la localisation et la libération des personnes disparues et, en cas de décès, pour la localisation, le respect et la restitution de leurs restes ». Le Comité considère que dans la présente affaire, le simple fait de mettre plus d’une année pour se prononcer sur le droit des membres de la famille de M. Yrusta de participer à l’enquête entraîne en soi une violation des articles 12 (par. 1) et 24 (par. 1 à 3) de la Convention. Passé un laps de temps si long, la possibilité de participer activement et efficacement à l’enquête est considérablement réduite, au point que l’atteinte au droit devient irréversible, en violation du droit des victimes de connaître la vérité. En l’absence d’une explication satisfaisante de l’État partie, le Comité considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des articles 12 (par. 1) et 24 (par. 1 à 3) de la Convention.

E.Conclusion et recommandations

11.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 5 de l’article 31 de la Convention, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des articles 1er, 2, 12 (par. 1), 17, 18, 20 et 24 (par. 1 à 3) de la Convention à l’égard de M. Yrusta, et des articles 12 (par. 1), 18, 20 et 24 (par. 1 à 3) à l’égard des auteures.

12.Conformément au paragraphe 5 de l’article 31 de la Convention, le Comité engage instamment l’État partie à :

a)Reconnaître la qualité de victime aux auteures, afin qu’elles puissent participer effectivement aux enquêtes conduites sur la mort et la disparition forcée de leur frère ;

b)Veiller à ce que l’enquête menée dans l’affaire ne se limite pas aux causes de la mort de M. Yrusta mais comporte aussi une enquête approfondie et impartiale sur sa disparition à la suite de son transfert de Córdoba à Santa Fe ;

c)Poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises ;

d)Accorder aux auteures une réparation et les indemniser rapidement, équitablement et de manière adéquate, conformément aux paragraphes 4 et 5 de l’article 24 de la Convention ;

e)Prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer le respect effectif des garanties de non-répétition prévues à l’alinéa d)du paragraphe 5 de l’article 24, notamment en mettant en place et en tenant à jour des registres conformément aux prescriptions de la Convention, et en garantissant l’accès à l’information à toutes les personnes ayant un intérêt légitime conformément aux articles 17 et 18 de la Convention.

13.L’État partie est également prié instamment de rendre publiques les présentes constatations et à en diffuser largement le contenu, en particulier, mais pas exclusivement, auprès des membres des forces de sécurité et du personnel pénitentiaire chargés de s’occuper des personnes privées de liberté.

14.Le Comité demande à l’État partie de lui faire parvenir, dans un délai de six mois à partir de la date de transmission des présentes constatations, des renseignements sur les mesures qu’il aura prises pour donner suite aux recommandations ci-dessus.