NATIONS UNIES

CCPR

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr.RESTREINTE*

CCPR/C/95/D/1473/200624 avril 2009

FRANÇAISOriginal: ESPAGNOL

COMITÉ DES DROITS DE L’HOMMEQuatre-vingt-quinzième session16 mars‑3 avril 2009

CONSTATATIONS

Communication n o 1473/2006

Présentée par:

Isabel Morales Tornel, Francisco Morales Tornel et Rosario Tornel Roca (représentés par un conseil, José Luis Mazón Costa)

Au nom de:

Les auteurs et Diego Morales Tornel

État partie:

Espagne

Date de la communication:

17 avril 2006 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 10 mai 2006 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

20 mars 2009

Objet: Décès dû au sida d’un détenu qui purgeait une peine d’emprisonnement

Questions de procédure: Plainte non étayée; absence de qualité de victime

Questions de fond: Droit à la vie; droit de chacun d’être protégé contre toute immixtion arbitraire dans sa famille

Articles du Pacte: 6 (par. 1) et 17 (par. 1)

Article du Protocole facultatif: 2

Le 20 mars 2009, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci‑après en tant que constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif concernant la communication no 1473/2006.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L’ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Quatre-vingt-quinzième session

concernant la

Communication n o 1473/2006**

Présentée par:

Isabel Morales Tornel, Francisco Morales Tornel et Rosario Tornel Roca (représentés par un conseil, José Luis Mazón Costa)

Au nom de:

Les auteurs et Diego Morales Tornel

État partie:

Espagne

Date de la communication:

17 avril 2006 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 20 mars 2009,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1473/2006 présentée au nom des auteurs en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.Les auteurs de la communication sont Isabel Morales Tornel, Francisco Morales Tornel et Rosario Tornel Roca, respectivement sœur, frère et mère de Diego Morales Tornel, décédé. Ils affirment que ce dernier a été victime de violations, par l’Espagne, des articles 6 (par. 1), 7, 14 (par. 1) et 17 du Pacte. Ils sont représentés par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 25 avril 1985.

Exposé des faits

2.1Diego Morales Tornel, né en 1957, a été condamné à vingt-huit ans d’emprisonnement pour diverses atteintes aux biens. Entre septembre 1981 et décembre 1982, il se trouvait en détention préventive. Le 20 juin 1984, il est entré au centre pénitentiaire de Murcie pour y purger sa peine. Il y est resté jusqu’au 12 octobre 1985. Par la suite, il a séjourné tour à tour dans cette prison et dans celles de Puerto de Santa María et de Gijón, avant d’être incarcéré à El Dueso (Santander).

2.2D’après un rapport médical établi le 28 novembre 1990 à son arrivée au centre pénitentiaire de Gijón, M. Morales Tornel avait subi le 4 avril 1989 un test de dépistage du VIH qui s’était révélé positif. Du 11 juillet au 19 août 1991, dans cette prison, il a été traité au Retrovir (AZT) par voie intraveineuse, mais les contrôles médicaux ont montré qu’il présentait une intolérance à ce médicament. En octobre 1991, il a demandé à la Direction générale de l’administration pénitentiaire de le transférer à la prison de Murcie ou dans un autre établissement des environs, de sorte qu’il soit plus près de sa famille, mais ce transfert a été refusé le 25 novembre 1991.

2.3D’après les auteurs, aucun des autres centres pénitentiaires où M. Morales Tornel a été incarcéré ne prévoyait un examen médical d’entrée, pas même celui d’El Dueso où il est arrivé le 7 décembre 1991. Le 11 mars 1993, le service médical de cet établissement l’a examiné parce qu’il se plaignait de différents troubles et l’a fait hospitaliser le lendemain. M. Morales Tornel est resté à l’hôpital jusqu’au 10 avril 1993; on lui a diagnostiqué le sida, une tuberculose pulmonaire, une pneumonie probable et une infection intestinale, et on lui a prescrit un traitement en conséquence. Les auteurs affirment qu’entre décembre 1991 et mars 1993 il n’avait fait l’objet d’aucun suivi médical ni subi aucun test ou examen visant à surveiller l’évolution du sida.

2.4Une fois M. Morales Tornel revenu en prison, le médecin de l’établissement a demandé au Directeur, le 29 avril 1993, de lui accorder les avantages pénitentiaires prévus pour les détenus atteints de maladie grave ou incurable. Dans son rapport médical, le médecin indiquait que M. Morales Tornel était malade du sida, que son état général s’était gravement détérioré et qu’il était incurable.

2.5Le 4 mai 1993, M. Morales Tornel a été hospitalisé de nouveau, pour dyspnée, asthénie et malaise général. Il a été renvoyé en prison le 10 du même mois, après avoir subi deux transfusions de concentré de globules rouges, et a été placé à l’infirmerie du centre pénitentiaire. Il a été convoqué pour consultation à l’hôpital le 28 mai et le 11 juin, mais n’a pas été conduit au deuxième rendez-vous. À partir d’août 1993, il a suivi un traitement antirétroviral à la didanosine.

2.6Le 11 mai 1993, la commission de traitement du centre pénitentiaire d’El Dueso a demandé à la Direction générale de l’administration pénitentiaire d’accorder la libération conditionnelle à M. Morales Tornel pour raisons de santé. Au sujet de la conduite de l’intéressé, la commission a indiqué que celui-ci avait d’abord eu une phase d’inadaptation mais qu’il l’avait progressivement surmontée pour s’intégrer à la vie collective des différentes prisons par lesquelles il était passé. Son comportement au centre pénitentiaire d’El Dueso pouvait être considéré comme normal. La Direction générale de l’administration pénitentiaire n’a pas répondu à cette demande.

2.7Dans un rapport social en date du 10 mai 1993, l’équipe de traitement a indiqué que M. Morales Tornel entretenait de bonnes relations avec sa famille, même si celle-ci ne venait pas lui rendre visite, probablement en raison de l’éloignement géographique et de la santé fragile du père, atteint d’un cancer. L’assistante sociale avait appelé la mère de M. Morales Tornel pour l’informer de l’état de santé de son fils et de son hospitalisation. La mère avait déclaré qu’elle pourrait accueillir son fils chez elle s’il obtenait la libération conditionnelle.

2.8Le 13 octobre 1993, la commission de traitement du centre pénitentiaire d’El Dueso a renouvelé la demande de libération conditionnelle en faveur de M. Morales Tornel, faisant valoir que celui-ci risquait de mourir. La Direction générale de l’administration pénitentiaire a répondu par un refus le 25 octobre 1993. Elle indiquait cependant dans sa décision qu’une nouvelle demande devrait être présentée sans délai, par télécopie, si l’état de l’intéressé s’aggravait sensiblement.

2.9À partir de la mi-octobre, M. Morales Tornel a arrêté son traitement contre la tuberculose, qui lui provoquait des douleurs d’estomac et des vomissements. Le 26 octobre 1993, il a été examiné dans sa cellule par le médecin du centre pénitentiaire, qui ne l’a pas fait transférer à l’infirmerie malgré son état. Le 11 décembre 1993, il a été de nouveau examiné par le médecin dans sa cellule. À cette date, il souffrait depuis déjà quinze jours d’une importante perte de liquides ayant entraîné un syndrome cachectique, c’est-à-dire un amaigrissement progressif et pathologique. Il a été de nouveau hospitalisé le 13 décembre 1993.

2.10Les auteurs ont appris cette hospitalisation lorsqu’ils ont appelé le centre pénitentiaire pour informer M. Morales Tornel du décès de leur père, survenu le 14 décembre 1993. À cette occasion, ils ont parlé avec l’assistante sociale, qui leur a recommandé d’attendre que M. Morales Tornel fût en meilleure forme physique et psychologique pour lui annoncer la nouvelle. Les auteurs ont ensuite pris contact avec l’hôpital et Mme Tornel Roca a décidé d’aller voir son fils, mais celui-ci est décédé le 1er janvier 1994, avant qu’elle n’ait pu faire le voyage.

2.11Les auteurs affirment que la Direction générale de l’administration pénitentiaire n’a pas été avisée d’urgence que l’état de M. Morales Tornel s’était aggravé, ainsi qu’elle l’avait demandé. En outre, bien que son état se fût dégradé rapidement, M. Morales Tornel n’avait pratiquement reçu aucun soin avant son hospitalisation, le médecin de la prison s’étant contenté de constater qu’il ne prenait plus ses médicaments contre la tuberculose.

2.12Le 28 décembre 1994, les auteurs ont présenté une requête au Ministre de la justice et de l’intérieur pour protester contre le mauvais fonctionnement de l’administration pénitentiaire et demander que soit engagée la responsabilité de la puissance publique. Ils reprochaient en particulier à l’administration pénitentiaire d’avoir refusé de transférer M. Morales Tornel à la prison de Murcie, où il aurait pu recevoir la visite de sa famille, de ne lui avoir pas donné un traitement médical adapté, de lui avoir refusé la libération conditionnelle pour raisons de santé, de n’avoir pas signalé l’aggravation de son état à la Direction générale, et de n’avoir pas informé sa famille qu’il se trouvait en phase terminale, en décembre 1993. Pour tous ces motifs, les auteurs demandaient une indemnisation. Leur demande a été rejetée.

2.13Les auteurs ont présenté un recours contentieux administratif devant l’Audiencia Nacional. Ils y affirment que l’on ne sait pas quand M. Morales Tornel a été déclaré séropositif puisque, malgré leur demande, le dossier du suivi clinique et médical effectué pendant les années 1984 à 1990 ne figure pas dans le dossier administratif, si bien qu’il n’est pas exclu que M. Morales Tornel ait contracté cette maladie en prison. Alors qu’il se trouvait au centre pénitentiaire de Gijón, il a été traité avec des médicaments antirétroviraux entre le 11 juillet et le 19 août 1991, mais ce traitement a dû être abandonné parce que le patient ne le tolérait pas. Écroué au centre pénitentiaire d’El Dueso en décembre 1991, l’intéressé a suivi une nouvelle fois le même traitement, auquel il a renoncé volontairement puisqu’il savait qu’il ne le tolérait pas. De décembre 1991 à mars 1993, il n’a fait l’objet d’aucun suivi médical ni subi aucun test ou examen visant à surveiller l’évolution du sida. En mars 1993, non seulement le sida s’était déclaré, mais encore M. Morales Tornel avait contracté dans les murs du centre pénitentiaire une tuberculose pulmonaire, une pneumonie et une infection intestinale.

2.14Le recours a été rejeté le 27 octobre 1999. Dans sa décision, le tribunal reconnaît qu’il a été établi le 12 mars 1993 que M. Morales Tornel se trouvait en phase terminale du sida, qu’il n’y avait plus de traitement efficace à cette date et que le traitement aux antirétroviraux ne pouvait pas améliorer le pronostic final. Le tribunal relève également que l’isolement, dans la situation du malade, ne pouvait plus améliorer la qualité de vie de celui-ci, ni son espérance de vie. Il relève en outre que l’examen des faits prouvés, en particulier le résultat de l’expertise médicale, montrait que le traitement médical dispensé à M. Morales Tornel pendant son incarcération dans le centre pénitentiaire d’El Dueso était adapté à sa maladie et constituait le traitement habituellement recommandé, conformément aux procédés thérapeutiques de l’époque.

2.15Selon les auteurs, la décision du tribunal ne tient pas compte du fait que la séropositivité de M. Morales Tornel était connue depuis le 4 avril 1989, ainsi qu’il ressort du dossier administratif de l’intéressé. Au sujet du refus d’accorder la libération conditionnelle, les auteurs réfutent les arguments de l’Audiencia Nacional, estimant qu’ils n’ont rien à voir avec la remise en liberté pour cause de vie en danger.

2.16Les auteurs se sont pourvus en cassation contre la décision de l’Audiencia Nacional, mais le Tribunal suprême les a déboutés le 29 avril 2004. Le 8 mars 2005, ils ont formé un recours en amparo devant le Tribunal constitutionnel, en invoquant la violation, dans le cas de M. Morales Tornel, du droit à la vie et du droit à la vie de famille, et, dans leur propre cas, du droit à la vie de famille et du droit de n’être pas soumis à un traitement inhumain. Leur recours a été rejeté le 23 mars 2006. Au sujet de la violation du droit à la vie de famille et du droit de n’être pas soumis à un traitement inhumain, le Tribunal constitutionnel a relevé que les auteurs n’étaient pas les détenteurs des droits en question, car si quelqu’un avait vu sa vie écourtée et reçu un traitement inhumain, ce serait leur proche décédé. La procédure d’amparo ne pouvait servir à protéger que les droits de la personne directement touchée, autrement dit le détenteur du droit subjectif dont la violation était alléguée. De par sa nature fondamentalement subjective, le recours en amparo ne permettait pas de statuer sur les droits fondamentaux de tiers. Au sujet du droit à la vie de famille, le tribunal a estimé que ce droit ne saurait englober le simple espoir que peut nourrir l’une des parties de jouir d’une certaine forme de vie, que ce soit familiale ou individuelle, qu’elle-même juge souhaitable.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que la décision de refuser la libération conditionnelle à M. Morales Tornel, sept mois avant la mort de celui-ci, va à l’encontre du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte. En outre, bien que M. Morales Tornel ait été hospitalisé par la suite, sa situation pénitentiaire n’a pas été réexaminée comme l’avait demandé la Direction générale de l’administration pénitentiaire dans sa décision du 25 octobre 1993. Cela équivaut à négliger le droit à la vie du détenu malade.

3.2Les auteurs font valoir également qu’un grand nombre de détenus malades du sida sont morts dans les prisons espagnoles. Ces malades non seulement ne reçoivent pas les soins médicaux dont ils ont besoin, mais sont en plus particulièrement exposés aux maladies infectieuses, qui constituent une menace supplémentaire pour leur santé. Dans le cas de M. Morales Tornel, le traitement antirétroviral n’a commencé à être administré qu’en 1992 alors que sa séropositivité était connue depuis avril 1989.

3.3Les auteurs affirment qu’ils ont été victimes d’un traitement inhumain, en violation de l’article 7 du Pacte, parce que le centre pénitentiaire ne les a pas prévenus que leur proche ne sortait plus de sa cellule, qu’il était trop faible pour appeler, qu’il se trouvait à un stade de sida avancé et qu’il risquait de mourir à tout moment. La gravité de l’état de M. Morales Tornel était connue du service médical de la prison mais ne l’était pas de sa propre famille.

3.4Les auteurs affirment que M. Morales Tornel a été privé du droit de rester en contact avec sa famille, étant détenu loin de l’endroit où celle-ci habitait. Sa demande de transfert dans un centre pénitentiaire proche de Murcie a été rejetée en 1991. En outre, ses proches n’ont pas été informés de la gravité de son état de santé. C’est seulement lorsqu’ils ont voulu lui apprendre le décès de son père qu’ils ont eu connaissance de sa dernière hospitalisation. Ces faits constituent une violation du droit à la vie de famille, à l’égard de M. Morales Tornel comme à l’égard de ses proches, qui est consacré à l’article 17 du Pacte.

3.5Enfin, les auteurs affirment que le Tribunal constitutionnel, en considérant qu’ils n’étaient pas les détenteurs des droits qu’ils invoquaient, leur a dénié le droit à la justice, en violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

Observations de l ’ État partie sur la recevabilité et le fond de la communication

4.1Dans ses observations en date du 10 juillet 2006, l’État partie relève que le grief tiré du fait que la famille n’a pas été informée de l’état de santé de M. Morales Tornel n’a pas été soulevé devant les juridictions internes. En outre, ce grief n’est pas justifié. Le dossier dont dispose le Comité contient un rapport de l’équipe de traitement du centre pénitentiaire d’El Dueso, en date du 10 mai 1993, dans lequel il est indiqué que la mère du détenu a été informée par téléphone de la situation de son fils et de son hospitalisation. Dans le recours devant l’Audiencia Nacional, il est explicitement reconnu que la mère de M. Morales Tornel a appris l’hospitalisation de son fils et qu’elle a décidé de lui rendre visite.

4.2Dans leur réclamation présentée devant les juridictions internes, les auteurs demandaient que soit engagée la responsabilité de la puissance publique en vue d’être indemnisés du préjudice moral et psychologique qu’ils auraient subi à cause d’une anomalie dans le fonctionnement de l’administration pénitentiaire. Ils n’ont présenté aucune plainte au pénal concernant un éventuel manquement au devoir d’assistance au détenu, ni formulé aucun grief concret dans ce sens. Ils n’ont pas non plus utilisé la procédure spéciale de protection juridictionnelle des droits fondamentaux. Dans sa décision sur le pourvoi en cassation, que les auteurs n’ont pas fait parvenir au Comité, le Tribunal suprême rappelle les griefs relatifs à l’absence d’assistance médicale et relève qu’ils sont en contradiction avec les faits déclarés prouvés: «Des fiches de consultation versées au dossier de l’affaire montrent que le recourant a fait l’objet d’actes médicaux à différentes dates antérieures au diagnostic de la maladie; par exemple, le 11 septembre 1990, on lui a diagnostiqué une otite; le 12 novembre 1990, il a été ausculté; des traitements lui ont été prescrits le 19 décembre 1990, les 2 et 10 juillet 1991, le 19 septembre 1991, le 10 décembre 1991, et des analyses ont été faites le 14 janvier 1992. En définitive, l’absence d’informations sur d’autres examens ou traitements médicaux relatifs au détenu ne signifie pas en soi que ceux-ci n’ont pas existé et s’explique par le fait que, initialement, le recours administratif a été introduit à cause du décès du détenu des suites du sida; par conséquent, les antécédents médicaux antérieurs ne figurent pas dans le dossier administratif du recours ni dans la décision y relative.».

4.3De même, la décision par laquelle la libération conditionnelle avait été refusée n’a pas été contestée, alors que la loi générale sur l’administration pénitentiaire donne compétence au juge de l’application des peines pour examiner les plaintes des détenus concernant le régime pénitentiaire ou le traitement reçu, lorsque ceux-ci ont une incidence sur leurs droits fondamentaux ou sur les droits et avantages qui leur sont accordés dans le cadre pénitentiaire. C’est la raison pour laquelle le Tribunal constitutionnel a considéré que le recours en amparo des auteurs se limitait aux questions relatives à la demande d’indemnisation. On peut donc affirmer que les auteurs ont exercé les recours internes pour défendre leurs propres droits exclusivement et qu’ils ne sont pas, aux fins de l’application du Protocole facultatif, les victimes des violations qu’ils invoquent. Ils ne peuvent pas non plus prétendre avoir épuisé les recours internes, car nombre des faits allégués n’ont pas été soulevés dans une plainte ou dans un quelconque recours alors qu’ils ont eu lieu bien avant le décès du détenu, lorsque celui-ci avait la capacité et la possibilité de les dénoncer.

4.4L’État partie fait valoir que les droits invoqués ne sont pas couverts par le Pacte, puisque celui-ci ne reconnaît pas aux détenus le droit d’exécuter leur peine dans l’établissement pénitentiaire de leur choix ni le droit à la libération conditionnelle.

4.5L’État partie souligne que les juridictions internes ont procédé à un examen approfondi des faits, en particulier en ce qui concerne les soins médicaux reçus par le détenu, qui ne sauraient être qualifiés de déraisonnables ou d’arbitraires. À ce sujet, le Tribunal suprême a déclaré que le traitement médical prescrit au détenu pendant son incarcération à El Dueso était adapté à sa maladie. Les soins dispensés constituaient le traitement habituellement recommandé, conformément aux protocoles thérapeutiques de l’époque, et il n’existait aucun lien de causalité entre le traitement médical et le décès du patient et pas davantage entre le traitement et l’aggravation de son état de santé ou de ses souffrances physiques ou psychologiques.

4.6Au sujet du grief de violation du paragraphe 1 de l’article 14 invoqué par les auteurs, l’État partie fait valoir que rien dans le Pacte ne permet de garantir l’accès à la juridiction constitutionnelle pour défendre les droits d’autrui. Le simple fait que le Tribunal constitutionnel ait refusé, à bon droit, d’attribuer à cette garantie la portée que prétendent lui donner les auteurs n’emporte en aucun cas une restriction du droit de ces derniers à la justice.

4.7Compte tenu de ce qui précède, l’État partie demande au Comité de déclarer la communication irrecevable parce que les auteurs n’ont pas la qualité de victime, qu’ils n’ont pas épuisé les recours internes, qu’ils n’ont pas suffisamment étayé leurs griefs aux fins de l’article 2 du Protocole facultatif et que leur plainte constitue manifestement un abus du droit de présenter des communications, conformément à l’article 3 du Protocole facultatif. Il demande également au Comité de conclure, le cas échéant, à l’absence de violation du Pacte.

4.8Dans une note en date du 6 septembre 2006, l’État partie a fait part de ses observations sur le fond de la communication, réitérant les arguments déjà présentés au sujet de la recevabilité.

Commentaires des auteurs sur les observations de l ’ État partie

5.1Dans un courrier en date du 22 janvier 2007, les auteurs ont fait part de leurs commentaires sur les observations de l’État partie. Au sujet de la qualité de victime, ils affirment que ni le Ministère de la justice, ni l’Audiencia Nacional, ni le Tribunal suprême ne leur ont contesté cette qualité. Seul le Tribunal constitutionnel a déclaré que le droit à la vie de leur proche ne pouvait être défendu que par l’intéressé lui-même. Au sujet de l’épuisement des recours internes, les auteurs affirment qu’ils ont porté leur réclamation jusqu’au Tribunal constitutionnel, devant lequel ils ont soulevé les mêmes griefs que ceux qu’ils avaient présentés au Ministère de la justice et de l’intérieur.

5.2Les auteurs réitèrent leurs griefs initiaux et affirment que l’État partie dénature leurs demandes, par exemple en ce qui concerne le fait que la famille n’a pas été informée de l’état grave dans lequel se trouvait le malade en décembre 1993.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’avait pas déjà été soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie, pour qui la communication devrait être déclarée irrecevable au motif que les auteurs ne sont pas les victimes des violations qu’ils invoquent, étant donné qu’ils ont exercé les recours internes pour défendre leurs propres droits exclusivement et non pour défendre les droits du défunt. Le Comité constate cependant que certains des griefs que les auteurs lui soumettent concernent la violation des droits de leur proche décédé, tandis que d’autres concernent la violation de leurs propres droits au regard du Pacte.

6.4Les auteurs font valoir que le droit de leur proche décédé garanti au paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte a été violé du fait du refus opposé à sa demande de libération conditionnelle alors qu’il ne lui restait que quelques mois à vivre et du fait qu’il n’aurait pas reçu en prison les soins médicaux que son état exigeait. Le Comité rappelle sa jurisprudence, ainsi que l’article 96 b) de son règlement intérieur, d’où il ressort qu’il est légitime de présenter une communication concernant la violation des droits d’un proche décédé. Par conséquent, le décès de la victime présumée ne peut pas être considéré comme un obstacle à la recevabilité de la communication. En outre, le Comité considère que les griefs relatifs à la violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité et que les auteurs ont épuisé leurs recours internes. En conséquence, cette partie de la communication est déclarée recevable.

6.5Les auteurs font valoir une violation du droit à la vie de famille que tenait M. Morales Tornel de l’article 17 du Pacte parce qu’il a été maintenu dans des établissements pénitentiaires éloignés de l’endroit où vivait sa famille et que celle-ci n’a pas été informée de la gravité de son état. Le Comité note qu’en octobre 1991 M. Morales Tornel a fait une demande de transfert à la Direction générale de l’administration pénitentiaire. Toutefois, il ne ressort pas du dossier qu’après le rejet de cette demande il ait cherché à se prévaloir d’autres voies pour obtenir satisfaction. De même il n’y a pas de preuve dans le dossier montrant qu’il a essayé de faire connaître son état de santé à sa famille dans les mois précédant son décès. Par conséquent, le Comité considère que cette partie de la communication, insuffisamment étayée, est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.6Les auteurs invoquent également une violation de leur droit de n’être pas soumis à un traitement inhumain, énoncé à l’article 7 du Pacte au motif qu’ils n’ont pas été informés par le centre pénitentiaire de la gravité de l’état de santé de leur parent décédé. Ce même fait emporte selon eux une violation du droit à la vie de famille, tel que reconnu à l’article 17 du Pacte. Le Comité note que, ayant soulevé ces griefs par la voie administrative et contentieuse ainsi que par un recours en amparo devant le Tribunal constitutionnel, les auteurs ont épuisé les recours internes.

6.7Compte tenu des considérations qui précèdent, le Comité n’estime pas nécessaire de se prononcer sur la recevabilité des griefs relatifs à une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, du fait que le Tribunal constitutionnel ait refusé de leur reconnaître la qualité de victimes.

6.8En l’absence d’autres obstacles à la recevabilité, le Comité déclare que la communication est recevable en ce qu’elle semble soulever des questions au regard du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte en ce qui concerne M. Morales Tornel et au regard des articles 7 et 17 du Pacte en ce qui concerne les auteurs.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2Les auteurs font valoir que les droits que tenait leur proche décédé du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte ont été violés du fait du refus opposé à sa demande de libération conditionnelle alors qu’il ne lui restait que quelques mois à vivre et du fait qu’il n’aurait pas reçu en prison les soins médicaux que son état exigeait. Le Comité relève qu’au moment où sa demande de libération conditionnelle a été faite, M. Morales Tornel avait été déclaré incurable et que, compte tenu des caractéristiques de la maladie dont il souffrait, rien ne permet d’établir un lien de cause à effet entre son maintien en prison et son décès. En ce qui concerne l’allégation que M. Morales Tornel n’aurait pas reçu en prison les soins médicaux que son état exigeait, le Comité fait observer que le dossier ne contient pas suffisamment d’informations pour lui permettre de conclure que les soins médicaux dispensés n’aient pas été adéquats et que l’appréciation des faits et des preuves par les juridictions internes ait été entachée d’arbitraire. Le Comité ne dispose donc pas d’éléments suffisants pour affirmer qu’il y a eu une violation des droits de M. Morales Tornel au titre de l’article 6 du Pacte.

7.3Le Comité doit également déterminer si le fait que l’administration pénitentiaire n’a pas informé les auteurs de la gravité de l’état dans lequel se trouvait M. Morales Tornel les derniers mois de sa vie a constitué une violation du droit des auteurs d’être protégés contre toute immixtion arbitraire dans leur famille. Le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme que le caractère arbitraire au sens de l’article 17 ne vise pas seulement le caractère arbitraire de la procédure, mais également le caractère raisonnable de l’immixtion portant atteinte aux droits consacrés dans cet article, ainsi que sa compatibilité avec les buts, finalités et objectifs du Pacte.

7.4Le Comité relève qu’en avril 1993 M. Morales Tornel a été qualifié de malade incurable dont l’état général se dégradait gravement. En mai suivant, le centre pénitentiaire où il était détenu a informé sa famille, qui s’est déclarée disposée à l’accueillir s’il bénéficiait de la libération conditionnelle. Bien que l’état de santé de M. Morales Tornel ait continué de s’aggraver, il ressort des informations contenues dans le dossier que le centre pénitentiaire n’a pas repris contact avec sa famille. Il n’a pas non plus fait connaître l’aggravation de l’état de santé du détenu à la Direction générale pénitentiaire, alors que, quand elle avait rejeté la demande de libération conditionnelle, le 25 octobre 1993, celle-ci avait indiqué qu’en cas d’aggravation sensible il faudrait présenter rapidement une nouvelle demande de libération conditionnelle. Le centre pénitentiaire n’a pas non plus informé la famille de la dernière hospitalisation qui avait eu lieu le 13 décembre 1993 alors que le malade se trouvait déjà en phase terminale. La famille n’a eu connaissance de cette hospitalisation que quand elle‑même a cherché à contacter M. Morales Tornel. Dans ces conditions, le Comité estime que, par sa passivité, le centre pénitentiaire a privé les auteurs d’une information qui a eu sans aucun doute une incidence importante sur leur vie de famille, ce qui peut être considéré comme une immixtion arbitraire dans la famille et comme une violation du paragraphe 1 de l’article 17 du Pacte. Parallèlement, l’État partie n’a pas démontré que cette immixtion fût raisonnable ou compatible avec les buts, finalités et objectifs du Pacte.

7.5Compte tenu de la conclusion qui précède, le Comité n’estime pas nécessaire de se prononcer sur la possible violation de l’article 7, pour les mêmes raisons.

8.Par ces motifs, le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 1 de l’article 17 du Pacte.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs une réparation adéquate, notamment sous la forme d’une indemnisation. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en espagnol (version originale), en anglais et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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