Nations Unies

CAT/C/74/D/887/2018

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

30 janvier 2023

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 887/2018 * , **

Communication soumise par :

A. Y. (représentée par un conseil, Angela Stettler)

Victime(s) présumée(s) :

La requérante

État partie :

Suisse

Date de la communication :

11 octobre 2018 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 115 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 5 juillet 2019 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

22 juillet 2022

Objet :

Risque de torture en cas d’expulsion vers l’Érythrée (non-refoulement)

Question(s) de procédure :

Défaut manifeste de fondement, appréciation de la crédibilité

Question(s) de fond :

Torture et peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Article(s) de la Convention :

3

1.1La requérante est A.Y., de nationalité érythréenne, née en 1984. Sa demande d’asile ayant été rejetée, elle fait l’objet d’une ordonnance d’expulsion vers l’Érythrée. Elle affirme que son renvoi constituerait une violation par l’État partie des obligations qui lui incombent au regard de l’article 3 de la Convention. La requérante est représentée par un conseil, Angela Stettler.

1.2Le 12 octobre 2018, en application de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser la requérante tant que la requête serait à l’examen. Le 16 octobre 2018, l’État partie a confirmé qu’il avait suspendu l’expulsion de la requérante.

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1La requérante est une ressortissante érythréenne d’ethnie tigrinya, originaire de Zoba Debub, région du sud de l’Érythrée. Lorsqu’elle avait 16 ans, sa famille a décidé de la marier. Elle a donc arrêté l’école, s’est mariée et est partie s’installer à Adi Gefah chez son époux, qui accomplissait alors son service national. En juillet 2005, la requérante a donné naissance à une fille. Le couple a divorcé en 2006.

2.2Après le divorce, la requérante s’est installée avec sa fille à Asmara, où elle a travaillé comme domestique pour une famille. Après le travail, elle vendait des vêtements dans la rue. Elle emmenait toujours sa fille avec elle, pour éviter d’être conscrite. En février 2013, elle a quitté son domicile au petit matin pour aller acheter du pain avant d’aller travailler. Elle a laissé sa fille chez elle. Elle a été appréhendée par les autorités et conduite au poste de police, où elle a été retenue jusqu’au soir. Elle a informé les policiers qu’elle devait rentrer chez elle pour voir sa fille, qui était restée seule. Plus tard ce soir-là, son identité a été enregistrée et on lui a ordonné de se tenir prête à être conscrite. La requérante a ensuite été libérée.

2.3Craignant d’être arrêtée de nouveau, la requérante a décidé de quitter l’Érythrée. Elle a confié sa fille à sa mère et organisé son départ par l’intermédiaire d’une connaissance. Elle est arrivée dans l’État partie le 6 août 2014, en passant par le Soudan, la Libye et l’Italie. Elle a déposé une demande d’asile dans l’État partie le 7 août 2014.

2.4Le premier entretien de la requérante a eu lieu le 22 août 2014. Le 12 août 2015, les autorités suisses ont entendu la requérante dans le cadre d’une audition sur les motifs, au cours de laquelle elle a pu expliquer de façon détaillée les motifs de sa demande de protection internationale.

2.5Le 30 octobre 2015, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté la demande d’asile déposée par la requérante. Il n’a pas jugé crédible le témoignage de la requérante, ayant décelé des incohérences dans son récit des événements ayant conduit à son départ d’Érythrée. En particulier, au cours du premier entretien, la requérante avait déclaré que des représentants des autorités de Paradiso l’avaient informée qu’elle serait appelée à effectuer son service militaire et lui avaient demandé de reprendre contact avec eux à ce sujet entre janvier et avril 2013. Elle avait également déclaré qu’elle craignait d’être arrêtée dans le cadre d’une rafle. Or, au cours de l’audition sur les motifs, elle avait dit avoir été interpellée et emmenée au poste de police en février 2013, et avait expliqué qu’à cette occasion, on lui avait ordonné de se tenir prête à être conscrite. Le Secrétariat d’État a estimé que la requérante semblait avoir inventé de toutes pièces le récit de cette arrestation, dont elle avait fait état tardivement, afin de mieux étayer sa demande d’asile. Il a en outre relevé qu’au cours de l’audition sur les motifs, la requérante avait déclaré que, le jour de son arrestation, elle avait brièvement laissé sa fille à son domicile pour aller acheter du pain, alors qu’elle l’emmenait généralement avec elle au travail pour éviter d’être arrêtée. Par la suite, au cours de la même audition, la requérante avait toutefois expliqué qu’elle avait été arrêtée par la police alors qu’elle se rendait sur son lieu de travail. Le Secrétariat d’État a également jugé vague le récit fait par la requérante de son voyage, et a conclu que celle-ci n’avait pas quitté l’Érythrée illégalement, comme elle le prétendait. Il a en outre jugé incompréhensible qu’après son arrestation, la requérante ait attendu trois mois pour quitter le pays. Le Secrétariat d’État a donc conclu que les allégations de la requérante avaient été inventées de toutes pièces et, partant, que celle‑ci n’était pas crédible. Il a jugé que rien ne permettait d’affirmer qu’en cas de renvoi en Érythrée, la requérante risquerait de subir un traitement proscrit par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

2.6Le 3 décembre 2015, la requérante a saisi le Tribunal administratif fédéral pour contester la décision du Secrétariat d’État aux migrations. À l’appui de son recours, elle a présenté une description très précise de l’itinéraire qu’elle avait emprunté pour se rendre au Soudan. Elle a également apporté des précisions sur les déclarations qu’elle avait faites au sujet de son arrestation, expliquant qu’elle avait dit être allée acheter du pain, ce qui signifiait qu’elle devait s’acquitter d’une tâche, qu’elle devait faire une course, qu’elle avait du travail. Or, les autorités avaient mal interprété ses déclarations et cru à tort qu’elle allait travailler ; elle a fait valoir, par conséquent, que son récit était tout à fait cohérent. Elle a demandé au Tribunal de rendre une ordonnance provisoire afin qu’il soit sursis à son expulsion jusqu’à ce qu’il ait été statué sur son recours.

2.7Le 10 décembre 2015, à l’issue d’une première appréciation, le Tribunal administratif fédéral a estimé que le recours introduit par la requérante n’avait vraisemblablement aucune chance d’aboutir, puisque aucun des éléments produits par celle-ci n’était de nature à remettre en question la décision du Secrétariat d’État aux migrations. La demande d’ordonnance provisoire a donc été rejetée.

2.8Dans son arrêt définitif, rendu le 14 janvier 2016, le Tribunal administratif fédéral a rejeté le recours introduit par la requérante, estimant que les allégations concernant la vie de celle‑ci en Érythrée, les raisons pour lesquelles elle avait fui le pays et les circonstances de son départ étaient en partie contradictoires et, par conséquent, peu crédibles. Le Tribunal a souligné en particulier que, lors de son entretien préliminaire, la requérante avait déclaré avoir travaillé comme domestique de 2005 à 2013, tandis que, lors de l’audition sur les motifs, elle avait dit avoir travaillé comme commerçante. Le Tribunal n’a pas jugé plausible que la requérante ait pu économiser 1 500 francs suisses pour financer son trajet. Enfin, il n’a pas jugé crédible qu’elle ait pu prendre contact avec un passeur et quitter le pays en un jour. Compte tenu de ces éléments, il a conclu que le renvoi de la requérante en Érythrée ne serait pas déraisonnable ni contraire aux droits reconnus à celle-ci par l’article 3 de la Convention ou l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

2.9La requérante fait valoir que le Secrétariat d’État aux migrations, première instance chargée de se prononcer en l’espèce, n’a pas tenu compte du caractère sommaire de l’entretien préliminaire ni du fait qu’on lui avait expressément demandé, au début de l’entretien préliminaire, de rester concise, puisque cet entretien ne portait pas sur les motifs de sa demande d’asile, lesquels seraient examinés ultérieurement, dans le cadre de l’audition sur les motifs. En outre, la transcription de l’entretien préliminaire atteste que celui-ci a été particulièrement sommaire en raison du manque d’effectifs. La requérante avait cru comprendre qu’on attendait d’elle qu’elle fasse uniquement un bref résumé des événements qui l’avaient poussée à fuir l’Érythrée. Elle s’était donc contentée d’expliquer qu’on lui avait donné l’ordre d’effectuer son service militaire et qu’elle craignait d’être appréhendée au cours d’une rafle. Elle n’avait pas expliqué les circonstances dans lesquelles on lui avait ordonné d’effectuer son service militaire (alors qu’elle était en garde à vue, après avoir été appréhendée au cours d’une rafle) puisqu’on lui avait demandé de résumer les raisons pour lesquelles elle avait fui le pays. En outre, elle dit avoir expliqué, au cours de l’audition sur les motifs, que c’était pour cela qu’elle n’avait pas précisé que la police l’avait arrêtée et maintenue en garde à vue pendant une journée. La requérante renvoie à la décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme en l’affaire M. A. c. S u i ss e, dans laquelle la Cour a estimé qu’aux fins de l’appréciation de la crédibilité, on ne saurait faire abstraction de la nature différente des deux auditions. Elle fait valoir, par conséquent, que la nature différente des deux auditions et le caractère sommaire de l’entretien préliminaire expliquent qu’elle ait attendu l’audition sur les motifs pour relater de façon détaillée son arrestation, survenue au cours d’une rafle, et pour préciser qu’on lui avait expressément enjoint à cette occasion de se tenir prête à être mobilisée.

2.10La requérante affirme que ses déclarations concernant les raisons pour lesquelles elle était partie acheter du pain sans sa fille n’étaient pas contradictoires. Il y avait eu un malentendu à ce propos au cours du second entretien. La requérante avait expliqué qu’elle était sortie de chez elle parce qu’elle avait du travail (elle devait aller acheter de la nourriture). Le traducteur avait à l’évidence mal compris ses propos et avait traduit qu’elle se rendait à son travail. Pourtant, il ressortait clairement des précédentes déclarations de la requérante que celle-ci ne se rendait pas sur son lieu de travail ce matin-là. La requérante souligne qu’elle a déclaré à plusieurs reprises qu’elle était partie acheter du pain. Elle a en outre expliqué qu’elle emmenait toujours sa fille avec elle sur son lieu de travail afin de ne pas être interpellée par la police, mais qu’elle ne l’avait pas fait ce matin-là parce qu’elle partait simplement acheter du pain et comptait ensuite rentrer chez elle. La requérante fait valoir que ses déclarations, dans leur intégralité, était cohérentes et, par conséquent, que son récit est crédible. Elle avance que l’appréciation du Secrétariat d’État aux migrations est erronée, d’autant plus qu’elle a relaté dans le détail les conditions de son départ.

2.11La requérante fait valoir, en outre, que le raisonnement du Tribunal administratif fédéral était superficiel et bref : le Tribunal n’a à l’évidence pas tenu compte de ses déclarations puisqu’il a mal restitué, dans son arrêt, certains détails de son récit, et a en partie fondé ses conclusions sur ces détails, ce qui est d’autant plus manifeste qu’il n’a pas examiné certains arguments invoqués dans le recours introduit par la requérante.

2.12La requérante affirme que son expulsion de Suisse vers l’Érythrée l’exposerait à un risque réel de torture. Elle fait valoir qu’il existe un ensemble de violations systématiques, graves et flagrantes des droits de l’homme en Érythrée et renvoie au document de séance établi par la Commission d’enquête sur les droits de l’homme en Érythrée dont il ressort que la torture est monnaie courante partout en Érythrée, et que l’on torture les détenus, mais aussi les conscrits pendant leur formation militaire et tout au long de leur parcours au sein de l’armée. La Commission estime que le recours répété et fréquent à certaines méthodes de torture est un indice sérieux qui laisse supposer que la torture est systémique et infligée de manière routinière. La requérante fait observer, en outre, qu’il est dit dans ce même document : que non seulement les individus rapatriés de force sont inévitablement considérés comme ayant quitté le pays illégalement, et par conséquent comme ayant commis une infraction grave, mais qu’ils sont également considérés comme des « traîtres » ; que les rapatriés sont souvent arrêtés à leur arrivée en Érythrée, qu’ils sont interrogés sur les circonstances de leur fuite et sur les points de savoir s’ils ont reçu de l’aide pour quitter le pays, comment leur départ a été financé, s’ils étaient en contact avec des groupes d’opposition à l’étranger, etc. ; que les rapatriés subissent systématiquement de mauvais traitements allant jusqu’à la torture au cours de la phase d’interrogatoire.

Teneur de la plainte

3.La requérante affirme par conséquent que, puisqu’elle a quitté l’Érythrée illégalement, sans passeport ni visa de sortie, a plus de 18 ans et remplit donc les conditions requises pour effectuer son service national − ce qu’elle est tenue de faire, ayant déjà été arrêtée et enregistrée par les autorités − elle courrait un risque réel d’être victime de détention arbitraire, de torture et de mauvais traitements si elle retournait en Érythrée, ce qui constituerait une violation de l’article 3 de la Convention. Elle affirme que les autorités érythréennes l’arrêteraient immédiatement à l’aéroport et la placeraient en détention, l’interrogeraient en employant des méthodes correspondant à la définition de la torture et concluraient rapidement qu’elle a quitté le pays illégalement et qu’elle est en âge d’accomplir son service militaire. Étant donné que les autorités considèrent qu’en soi, le fait de quitter illégalement le pays est un acte de dissidence politique, la requérante serait sévèrement traitée, soumise à des sanctions et conscrite, et serait victime de torture tout au long de ce processus.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Le 12 avril 2019, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication.

4.2L’État partie fait observer qu’aux termes de l’article 3 de la Convention, aucun État partie n’expulsera, ne refoulera, ni n’extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture. Pour déterminer l’existence de tels motifs, les autorités compétentes tiennent compte de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant, de l’existence, dans l’État intéressé, de situations qui révèlent des violations flagrantes, constantes et systématiques des droits de l’homme.

4.3.L’État partie fait observer que le Comité a concrétisé les éléments de l’article 3 dans sa jurisprudence et a notamment émis des directives précises concernant l’application de cette disposition dans son observation générale no 4 (2017), dans laquelle il déclare que le requérant doit prouver qu’il court personnellement un risque prévisible, réel et imminent d’être soumis à la torture en cas d’expulsion vers son pays d’origine. En outre, l’existence d’un tel risque doit reposer sur des motifs vraisemblablement sérieux, ce qui est le cas lorsque les allégations se fondent sur des faits crédibles. Les éléments qui doivent être pris en considération pour permettre de conclure à l’existence d’un tel risque sont notamment les suivants : la preuve de l’existence dans l’État concerné d’un ensemble de violations systématiques, graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme ; des allégations de torture ou de mauvais traitements subis par un agent public dans un passé récent ; l’existence de preuves provenant de sources indépendantes et permettant d’étayer les allégations de torture et de mauvais traitements, ainsi que l’accès à de telles preuves ; des allégations d’actes de torture ou de mauvais traitements susceptibles d’être infligés à l’auteur(e) de la communication ou à son entourage comme suite à la procédure devant le Comité ; les activités politiques de l’auteur(e) à l’intérieur ou à l’extérieur de l’État d’origine ; les preuves de la crédibilité de l’auteur(e) ; la véracité générale de ses allégations, malgré certaines incohérences dans la présentation des faits ou certaines défaillances relevées dans les actes de procédure.

4.4L’État partie fait valoir que le Comité doit tenir compte de toutes les considérations pertinentes, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, notamment de l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’auteur(e) par l’État. Cependant, la question est de savoir si la requérante risquerait « personnellement » d’être soumise à la torture dans le pays vers lequel elle serait renvoyée. Il s’ensuit que l’existence d’un ensemble de violations des droits de l’homme ne constitue pas un motif suffisant pour conclure qu’un individu risquerait d’être victime de torture à son retour dans son pays. Par conséquent, des motifs supplémentaires doivent exister pour que le risque de torture soit qualifié de « prévisible, actuel, personnel et réel ».

4.5L’État partie renvoie aux allégations de la requérante, qui affirme : que les autorités nationales n’ont examiné que de façon sommaire ses arguments relatifs au risque de torture et de mauvais traitements qu’elle courrait, selon elle, à son retour en Érythrée ; que, relativement à la gravité de ces allégations, le raisonnement du Tribunal administratif fédéral était superficiel et bref, le Tribunal n’ayant tenu aucun compte de ses déclarations ; que les autorités n’ont pas procédé aux investigations nécessaires pour déterminer la nature réelle du risque présumé de torture et de mauvais traitements. En réponse à ces allégations, l’État partie expose sa pratique en matière de traitement des demandes d’asile de ressortissants érythréens, dont les points essentiels sont présentés dans la décision adoptée par le Comité en l’affaire M. G. c. Suisse.

4.6S’agissant de l’appréciation du risque de persécution qui existe, de manière générale, en Érythrée, l’État partie renvoie à la jurisprudence du Tribunal administratif fédéral, dont il ressort ce qui suit : « [n]e sont pas des réfugiés les personnes qui, au motif qu’elles ont refusé de servir ou déserté, [craignent d’être] exposées à de sérieux préjudices ». L’État partie fait valoir, en outre, que le Secrétariat d’État aux migrations examine régulièrement des rapports concernant l’Érythrée et participe constamment à des échanges d’information avec des experts et des autorités partenaires. Cela lui permet de dresser un état des lieux actualisé du pays qui sert de base à la prise de décisions et à la pratique en matière d’asile. Il renvoie en particulier à un rapport élaboré par le Secrétariat en mai 2015 et intitulé « Érythrée − Étude de pays », dans lequel celui-ci rassemble toutes les informations qu’il a recueillies sur le pays. Il fait observer que ce rapport a été validé par quatre autorités partenaires, un expert scientifique et le Bureau européen d’appui en matière d’asile (désormais appelé Agence de l’Union européenne pour l’asile). En février et mars 2016, le Secrétariat a mené une mission sur le terrain en Érythrée afin de réexaminer, d’approfondir et de compléter ces informations, en y incluant d’autres sources parues entre-temps. L’État partie relève en outre que, le 10 août 2016, le Secrétariat a publié une version actualisée du rapport original et renvoie aux conclusions analogues formulées dans les rapports publiés entre décembre 2015 et juillet 2018 par les autorités de plusieurs États (par exemple, la Suède, la Norvège et le Royaume‑Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord).

4.7L’État partie explique qu’en juin 2016, les autorités suisses compétentes en matière d’asile ont modifié leur pratique concernant les départs illégaux d’Érythrée, comme l’attestent les décisions rendues depuis lors par le Tribunal administratif fédéral, en particulier l’arrêt du Tribunal en date du 30 janvier 2017. Dans ces arrêts, le Tribunal a examiné de manière très détaillée la situation en Érythrée en se fondant sur un grand nombre de sources. Il a conclu de ces analyses qu’une sortie illégale d’Érythrée ne suffisait plus, en soi, à justifier l’octroi du statut de réfugié. On s’interroge même sur la question de savoir si les dispositions du droit pénal relatives au départ illégal s’appliquent toujours, étant donné qu’en raison de la fuite massive des cerveaux que connaît l’Érythrée, les autorités érythréennes ne poursuivent plus systématiquement les ressortissants érythréens qui rentrent au pays. L’existence d’un risque important de sanctions en cas de renvoi ne peut désormais être retenue que si, en raison de facteurs supplémentaires autres que la sortie illégale du pays, les autorités érythréennes considèrent le demandeur d’asile comme une personne indésirable. Le traitement des demandeurs d’asile déboutés dépend de la manière dont ceux-ci retournent en Érythrée : ils ne sont pas traités de la même façon selon qu’ils y retournent volontairement ou sont reconduits de force. L’État partie fait valoir que, selon les informations communiquées par les autorités suisses compétentes en matière d’asile, en retournant volontairement en Érythrée, les Érythréens dont la demande d’asile a été rejetée sont assurés d’obtenir le statut privilégié de « membre de la diaspora ». Ces personnes sont de fait « réhabilitées » et dispensées d’effectuer leur service national pendant trois ans au moins ; elles ne risquent donc pas d’être persécutées par les autorités pour avoir quitté le pays.

4.8Pour ce qui est de la légalité et de l’applicabilité des mesures d’expulsion visant des personnes n’ayant pas obtenu le statut de réfugié, l’État partie fait savoir que le Tribunal administratif fédéral a reconnu que, d’après les nombreuses sources d’information consultées, tous les Érythréens, hommes et femmes, devaient vraisemblablement accomplir leur service national. Ils doivent suivre une formation de base qui peut durer jusque six mois avant d’effectuer leur service, militaire ou civil, pendant une période de cinq à dix ans. Le Tribunal a également admis que les conditions de vie des conscrits étaient difficiles, aussi bien durant la formation de base que pendant le service national, et que les sources consultées faisaient mention, en particulier, de mauvais traitements et d’atteintes sexuelles.

4.9L’État partie cite par conséquent l’analyse du Tribunal administratif fédéral, dont il ressort que l’obligation d’effectuer le service national est une charge qui, en soi, n’empêche pas de renvoyer un demandeur d’asile en Érythrée. En outre, la Cour européenne des droits de l’homme ne l’interdit que lorsqu’il existe un risque sérieux de violation flagrante de l’interdiction du travail forcé, risque que le Tribunal a écarté à l’issue de son examen. Par conséquent, s’il est vrai que les conditions dans lesquelles les Érythréens effectuent leur service national sont problématiques, elles ne le sont pas au point de rendre les renvois illicites. En outre, les faits de mauvais traitements et de violence sexuelle ne sont pas généralisés au point qu’il faille reconsidérer cette appréciation. En outre, le Tribunal n’a pas estimé que, de façon générale, les personnes qui retournaient volontairement en Érythrée s’exposaient à un risque grave d’emprisonnement et, partant, de traitements inhumains. Enfin, il a relevé que l’Érythrée n’était pas en guerre, et notamment qu’elle n’était pas aux prises avec une guerre civile, qu’elle ne connaissait pas de situation de violence généralisée et que, depuis 2005, époque à laquelle la situation humanitaire était considérée comme désespérée, les conditions de vie dans le pays s’étaient améliorées.

4.10Compte tenu de la pratique actuelle du Secrétariat d’État aux migrations, mentionnée précédemment, et de la jurisprudence détaillée du Tribunal administratif fédéral, l’État partie considère que ces deux instances ont chacune procédé à un examen approfondi et dûment motivé de la situation en Érythrée et de la nature des risques de torture ou de mauvais traitements auxquels la requérante affirme qu’elle serait exposée, et qui ont trait tant au service national qu’à son départ illicite du pays.

4.11Compte tenu des risques liés à la conscription, l’État partie souligne que la possibilité qu’en Érythrée, la requérante soit interpellée chez elle et appelée sous les drapeaux ne justifie pas l’octroi du statut de réfugié, la pratique des autorités érythréennes exposée ci-dessus ne constituant pas, en soi, une mesure déterminante de persécution en matière d’asile, ni un risque de traitement contraire à l’article 3 de la Convention pour ce motif ni d’ailleurs pour tout autre motif. En outre, la situation générale des droits de l’homme ne suffit pas, en soi, à rendre le renvoi de la requérante incompatible avec l’article 3 de la Convention. Il en va de même pour l’existence de l’obligation d’effectuer le service national.

4.12Pour ce qui est des allégations relatives au départ illégal de la requérante, l’État partie rappelle que celle-ci a fait des déclarations contradictoires et incohérentes concernant les circonstances de son départ, et que le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral ont tous deux considéré ces déclarations comme peu plausibles. Étant donné que la requérante n’a pas pu rendre plausible son départ illégal d’Érythrée, elle n’a pas rendu plausibles les allégations selon lesquelles elle risquerait de subir des traitements interdits par l’article 3 de la Convention si elle retournait en Érythrée. À ce propos, l’État partie cite la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, à savoir l’arrêt du 20 juin 2017 rendu par celle-ci en l’affaire M. O. v. Switzerland, dans lequel elle a déclaré qu’elle partageait l’opinion du Tribunal supérieur, qui avait estimé qu’un demandeur d’asile dont les déclarations n’ont pas été jugées crédibles ne saurait être réputé avoir quitté l’Érythrée illégalement et, qu’en soi, le rejet d’une demande d’asile n’expose pas la personne concernée à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention lors de son renvoi en Érythrée.

4.13En ce qui concerne les critiques formulées par la requérante à l’égard de la procédure d’asile interne, à l’issue de laquelle ses déclarations ont été jugées peu plausibles, l’État partie relève que ces allégations ne suffisent pas à remettre en question les conclusions des autorités nationales compétentes. L’État partie reste d’avis que la requérante a fait des déclarations qui présentaient des contradictions sur des points essentiels de son récit, en particulier les motifs de son départ d’Érythrée et la convocation en vue de sa conscription ; il réaffirme donc qu’il souscrit au raisonnement tant du Secrétariat d’État aux migrations que du Tribunal administratif fédéral, qui ont estimé que la requérante n’avait pas pu démontrer la plausibilité de ses observations.

4.14L’État partie fait observer que, dans sa communication, la requérante fait une présentation sélective des informations sur le pays. Ses arguments sont en effet étayés, dans une bonne mesure, par les rapports de Human Rights Watch et d’Amnesty International, qui se fondent exclusivement sur des déclarations de personnes ayant quitté l’Érythrée. En outre, ces rapports ne comportent aucune information sur le traitement des personnes qui sont uniquement accusées d’avoir quitté illégalement le pays (et non de désertion ou d’insoumission), alors même que plusieurs pays d’Europe (la Norvège, la Suède, la Suisse) ont publié des rapports fondés sur des informations provenant de sources plus nombreuses et plus diverses (notamment sur des recherches effectuées sur le terrain).

4.15L’État partie relève en outre que la requérante cite abondamment le document de séance dans lequel sont formulées les conclusions détaillées de la Commission d’enquête sur les droits de l’homme en Érythrée. Or, la Commission indique expressément que le Gouvernement érythréen n’a pas coopéré à la collecte des informations nécessaires à l’établissement du document de séance et que les membres de la Commission n’ont pas pu se rendre en Érythrée pour mener à bien leur mission. L’État partie affirme par conséquent que le contenu du rapport se fonde sur les faits et les éléments de preuve produits par des tiers et non sur les constatations effectuées par la Commission elle-même, de sorte que la requérante ne saurait considérer que la valeur probante de ce document est supérieure à celle d’autres sources.

4.16L’État partie explique ensuite que, compte tenu des éléments présentés par la requérante, il considère que le contenu des rapports cités par celle-ci ne suffit pas à démontrer qu’elle est elle-même personnellement et réellement exposée aux risques dont il est ici question. Sur ce point, il rappelle que les autorités nationales chargées de la procédure d’asile ont soigneusement analysé les risques que courrait la requérante et conclu qu’il n’existait pas d’éléments concrets permettant d’affirmer que, si elle retournait dans son pays d’origine, celle-ci risquerait de faire l’objet de sanctions ou de traitements interdits par l’article 3 de la Convention.

4.17L’État partie indique en outre que ses autorités compétentes en matière d’asile ont conclu que les déclarations de la requérante concernant sa détention n’étaient pas plausibles et que l’on pouvait donc conclure légitimement que celle-ci n’avait jamais été arrêtée ni incarcérée par les autorités érythréennes. La requérante elle-même a également indiqué, au cours de son entretien préliminaire, qu’elle n’avait jamais eu d’ennuis dans son pays d’origine.

4.18L’État partie fait une distinction entre la communication de la requérante et les faits à l’origine de l’affaire M. G. c. Suisse, dans laquelle le Comité a conclu à une violation. En l’espèce, la requérante a été entendue dans sa langue maternelle, l’authenticité des documents qu’elle a produits n’a pas été un élément déterminant dans l’appréciation de la véracité de ses allégations et, surtout, le Tribunal administratif fédéral a examiné ces allégations sur le fond de façon détaillée et motivée. L’État partie conclut par conséquent qu’en l’espèce, il ressort, en particulier des décisions des autorités nationales compétentes en matière d’asile, que les allégations de la requérante ne sont pas crédibles et que les déclarations de celle-ci ne permettent en aucun cas d’affirmer qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être torturée si elle était renvoyée dans son pays d’origine.

4.19L’État partie réaffirme les conclusions des organes de décision internes mais souligne les éléments ci-après :

a)Le 22 août 2014, au cours de son entretien préliminaire, la requérante a indiqué qu’elle craignait d’être interpellée par la police au cours d’une rafle, mais a dit qu’elle n’avait jamais été inquiétée par la police jusqu’alors. Or, lors du second entretien, elle a dit avoir été victime d’une rafle policière et avoir dû passer une journée entière dans un commissariat de police, raison pour laquelle elle aurait décidé de fuir l’Érythrée. Elle n’a donc pas évoqué, lors du premier entretien, l’élément déterminant qui lui avait fait craindre d’être contrainte par les autorités nationales d’effectuer son service national, ce qui est d’autant plus surprenant et peu crédible qu’elle avait indiqué lors du premier entretien n’avoir jamais eu d’ennuis avec les autorités nationales. L’État partie soutient que le caractère sommaire du premier entretien ne saurait expliquer de telles incohérences ;

b)En outre, la requérante a déclaré lors du premier entretien qu’elle avait été avisée par les autorités administratives qu’elle devrait se tenir prête à être conscrite, alors qu’elle a ensuite affirmé qu’elle en avait été informée par les policiers qui l’avaient arrêtée.

4.20Compte tenu de ce qui précède, l’État partie avance que rien ne permet d’affirmer qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’en cas de renvoi en Érythrée, la requérante serait personnellement exposée à un risque prévisible, actuel et réel de torture ou de mauvais traitements. Il invite par conséquent le Comité à conclure que le renvoi de la requérante en Érythrée ne constituerait pas une violation des engagements internationaux de la Suisse au titre de l’article 3 de la Convention.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie

5.1Le 31 juillet 2019, la requérante a soumis des commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond de sa communication.

5.2La requérante relève que, d’après l’État partie, les sources qu’elle cite, de façon sélective, dans sa communication pour étayer ses propos se fondent essentiellement ou exclusivement sur des déclarations de personnes ayant fui l’Érythrée, si bien qu’elles ne sont pas dignes de foi, et l’État partie et d’autres pays d’Europe s’appuient sur des rapports publiés qui se fondent sur des informations provenant d’un éventail plus complet et plus large de sources attestant que le fait de quitter illégalement le pays ne suffit pas, en soi, à justifier l’octroi du statut de réfugié.

5.3La requérante fait valoir toutefois qu’il existe des éléments concrets permettant de démontrer que les conclusions des missions d’enquête ainsi que les modifications apportées à la politique en vigueur que cite l’État partie à l’appui de sa conclusion étaient au moins en partie viciées et qu’elles avaient pour seul but de faire baisser le nombre de demandes d’asile déposées par des ressortissants érythréens. Elle renvoie aux directives publiées en mars 2015 par le Ministère de l’intérieur du Royaume-Uni comme suite à une visite effectuée en décembre 2014, et fait observer qu’en janvier 2017, l’organisation Public Law Project a obtenu des informations dont il ressort qu’avant de publier ces directives, le Ministère de l’intérieur lui-même doutait de la fiabilité des déclarations faites par les représentants des autorités érythréennes au cours de la visite. La requérante fait observer en particulier qu’en octobre 2016, le Tribunal supérieur du Royaume-Uni a rendu un arrêt historique dans lequel il a longuement examiné le rapport de la mission d’enquête britannique. Il a estimé que, contrairement à ce qu’il ressortait des directives publiées par le Ministère de l’intérieur, les réfractaires et les déserteurs étaient sévèrement punis et qu’il s’agissait là d’un constat récurrent qui se dégageait de la plupart des sources. Selon le Tribunal, les personnes qui avaient quitté le pays illégalement et s’étaient soustraites à l’obligation d’effectuer leur service militaire continuaient d’être victimes de persécution ou de préjudices graves. Comme suite à cette décision, le Ministère de l’intérieur a retiré les directives qu’il avait publiées sur l’Érythrée.

5.4La requérante fait savoir que le Tribunal supérieur du Royaume-Uni a analysé de façon critique plusieurs rapports de missions d’enquête. S’agissant de la mission d’enquête menée par le Danemark, il a estimé qu’il y avait lieu de se montrer particulièrement prudent à l’égard des preuves présentées par le Ministre des affaires étrangères d’Érythrée, puisque celui‑ci avait tout intérêt à défendre la position et la réputation du Gouvernement. Le Tribunal a également estimé qu’il y avait tout lieu de croire qu’une organisation non gouvernementale (ONG) régionale sise à Asmara dont l’analyse semblait plus nuancée était probablement elle aussi inféodée au Gouvernement puisque le représentant de cette ONG avait déclaré qu’il n’y avait pas de corruption dans le pays, ce qui allait à l’encontre des déclarations du Gouvernement lui-même, qui avait reconnu que le pays était encore touché par ce phénomène. Le Tribunal en a conclu qu’à son retour en Érythrée, une personne ayant l’âge du service militaire ou s’en approchant serait considérée comme ayant déserté ou ayant fui pour se soustraire à l’obligation d’effectuer son service militaire et qu’elle courrait un risque réel d’être persécutée ou victime d’une violation des articles 3 et/ou 4 (par. 2) de la Convention européenne des droits de l’homme. Il a également relevé que, lorsqu’il était fait état d’un risque réel de persécution dans le contexte de l’accomplissement du service national/militaire, ce risque était très probablement lié à une violation de la Convention découlant de l’opinion politique supposée des intéressés. Le Tribunal a en outre estimé qu’un individu susceptible d’être perçu comme étant un déserteur ou un réfractaire ne pouvait pas écarter ce risque bien réel simplement en montrant qu’il avait payé (ou était disposé à payer) la taxe de la diaspora et avait signé (ou était disposé à signer) la lettre de regret. En outre, il a estimé que, même si l’individu en question échappait à la détention et aux mauvais traitements à titre de sanctions, il serait probablement conscrit, ce qui constituerait certainement un traitement contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, sauf s’il remplissait une ou plusieurs des trois conditions requises pour pouvoir bénéficier d’une exemption. Le Tribunal a ensuite conclu que rien ne démontrait qu’un changement important et durable soit survenu dans le pays depuis octobre 2016 et a écarté les directives publiées par le Gouvernement, rétablissant le statu quo. Le Ministère de l’intérieur a alors publié de nouvelles directives conformes aux constatations du Tribunal.

5.5En outre, la requérante fait observer que différentes institutions, notamment le Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, doutent de la diversité et, partant, de l’utilité des missions d’établissement des faits menées en Érythrée, estimant qu’en général celles-ci ne répondent pas aux normes internationales de fiabilité, qui exigent d’établir un juste équilibre entre les différentes sources d’information, puisqu’en principe, dans chaque cas, les services de la migration interrogent uniquement des représentants de l’État, des diplomates d’Asmara et d’autres intervenants rattachés aux pouvoirs publics.

5.6En outre, la requérante fait observer que les trois arrêts du Tribunal administratif fédéral concernant des demandeurs d’asile érythréens qui ont été cités par l’État partie ont été rendus en janvier et août 2017 et en juillet 2018, après l’intervention de l’arrêt rendu par le Tribunal en l’espèce. La requérante soutient qu’il est donc tout à fait discutable d’appliquer en l’espèce la pratique suivie dans ces affaires puisque, dans ce cas, la requérante ne bénéficierait pas d’un traitement égal à celui dont ont fait l’objet d’autres Érythréens ayant déposé leur demande d’asile au même moment.

Observations complémentaires de l’État partie sur les commentaires de la requérante

6.1Le 26 septembre 2019, l’État partie a soumis des observations complémentaires en réponse aux commentaires de la requérante.

6.2L’État partie prend note des critiques formulées par la requérante à l’égard de l’approche adoptée par ses autorités aux fins de l’évaluation de la situation en Érythrée. À ce propos, il souligne que, dans chaque cas, les autorités compétentes en matière d’asile examinent la question de savoir si, en cas de renvoi, le demandeur d’asile serait en danger ou courrait un risque réel d’être victime de mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Il déclare en outre que, pour déterminer si une personne serait en danger dans son pays d’origine et s’il y a des éléments concrets portant à croire qu’en cas de renvoi, elle pourrait être exposée à des traitements interdits par l’article 3 de la Convention, l’on doit toujours tenir compte de la situation actuelle dans le pays concerné. Il fait valoir que, dans les arrêts auxquels la requérante fait référence, le Tribunal administratif fédéral a d’ailleurs mis à jour son évaluation de la situation en Érythrée et qu’il a notamment examiné aussi en détail les sources d’information utilisées.

6.3L’État partie soutient qu’il convient également de noter que la question des retours forcés en Érythrée ne se pose pas ici, puisqu’il ne procède pas à la reconduite de force dans le cas des ressortissants érythréens, l’Érythrée n’acceptant pas le retour de ses ressortissants dans ces conditions. Il est donc impossible de reconduire de force un ressortissant érythréen, si bien qu’il est inutile d’examiner la légalité de cette mesure. Cela étant, l’État partie fait savoir que les ressortissants érythréens peuvent quitter la Suisse de leur plein gré, s’ils effectuent les démarches nécessaires.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2S’agissant de l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, le Comité note que l’État partie n’a pas formulé d’observation à ce propos et que, par ailleurs, rien dans le dossier n’indique que la requérante n’a pas épuisé les recours internes. Il considère donc qu’il n’est pas empêché par l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention d’examiner la communication.

7.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est manifestement dénuée de fondement et, partant, irrecevable au regard de l’article 22 (par. 2) de la Convention, s’agissant en particulier des allégations de la requérante selon lesquelles l’État partie n’a pas examiné de manière approfondie le risque qu’elle courrait à son retour en Érythrée. Le Comité considère toutefois que les arguments avancés par la requérante soulèvent des questions importantes au regard de la Convention, questions qui doivent être examinées au fond. Le Comité déclare la communication recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les deux parties.

8.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si le renvoi de la requérante en Érythrée constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture.

8.3Le Comité doit donc apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que la requérante risquerait personnellement d’être soumise à la torture si elle retournait en Érythrée. Pour ce faire, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence éventuelle, dans le pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette analyse est de déterminer si l’intéressée courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumise à la torture dans le pays où elle serait renvoyée. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour établir qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister des motifs supplémentaires portant à croire que l’intéressé courrait personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

8.4Le Comité, renvoyant à son observation générale no 4 (2017), rappelle qu’il apprécie l’existence de « motifs sérieux » et considère que le risque de torture est prévisible, personnel, actuel et réel lorsqu’il existe, au moment où il adopte sa décision, des faits crédibles démontrant qu’en cas d’expulsion, ce risque en lui-même aurait des incidences sur les droits garantis par la Convention au requérant ou à la requérante.

8.5Le Comité rappelle que la charge de la preuve repose sur la requérante, qui doit présenter des arguments défendables, c’est-à-dire étayés au moyen d’arguments démontrant qu’elle court personnellement un risque prévisible, actuel et réel d’être soumise à la torture. Il rappelle qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné, mais qu’il n’est pas tenu par ces constatations. Le Comité apprécie librement les informations dont il dispose, conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes de chaque espèce. À ce propos, le Comité observe que les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, constitutifs ou non de torture, auxquels un individu ou sa famille sont exposés dans leur État d’origine, ou auxquels l’individu concerné serait exposé dans l’État vers lequel il doit être expulsé, constituent un élément qui laisse supposer que celui-ci risquerait d’être torturé s’il était expulsé vers cet État. Cet élément devrait être pris en considération par les États parties en tant que facteur fondamental justifiant l’application du principe de non-refoulement. Dans son observation générale no 4 (2017), le Comité dresse une liste d’exemples non exhaustifs de situations relatives aux droits de l’homme pouvant être indicatives d’un risque de torture que les États parties doivent prendre en compte dans leurs décisions d’expulsion du territoire et aux fins de l’application du principe de non-refoulement ; il invite notamment les États parties à déterminer : a) si, dans son pays d’origine ou dans le pays vers lequel elle doit être expulsée, la personne a été ou serait victime d’actes de violence, y compris de violence sexuelle ou fondée sur le genre, en public ou en privé, constitutifs de torture ; b) si la personne a été jugée dans son pays d’origine, ou serait jugée dans le pays vers lequel elle doit être expulsée, dans le cadre d’un système judiciaire qui ne garantit pas le droit à un procès équitable ; c) si la personne concernée a déjà été détenue ou incarcérée dans son pays d’origine ou serait détenue ou incarcérée, en cas d’expulsion, dans des conditions constitutives de torture ou de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; d) si la personne concernée risquerait d’être condamnée à une peine de châtiment corporel en cas d’expulsion vers un État dans lequel, bien que les châtiments corporels soient autorisés par la législation nationale, cette peine pourrait constituer une forme de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants au regard du droit international coutumier et de la jurisprudence du Comité et d’autres mécanismes internationaux et régionaux reconnus de protection des droits de l’homme.

8.6Le Comité note que, selon la requérante, au vu de nombreux rapports indépendants et du traitement dont elle a fait l’objet par le passé, il existe de sérieux motifs de croire qu’en cas de renvoi en Érythrée, elle serait immédiatement arrêtée, interrogée, conscrite de force ou incarcérée pour une durée indéterminée, en dehors de toute procédure régulière, et soumise à des sévices et à de mauvais traitements constitutifs de torture, en violation de l’article 3 de la Convention.

8.7Le Comité prend note, en outre, des affirmations de l’État partie selon lesquels tous les griefs de la requérante ont été dûment examinés et appréciés de manière objective et approfondie par deux instances internes qui disposaient d’informations régulièrement actualisées, se sont appuyées sur leur expérience et leur savoir-faire en matière d’asile et ont eu la possibilité de prendre connaissance de toutes les informations dont elles disposaient, y compris du témoignage livré par la requérante devant les deux organes saisis. L’État partie fait observer en outre qu’il ne peut pas procéder à la reconduite de force de ressortissants érythréens, l’Érythrée ayant pour politique de ne pas accepter cette mesure, si bien qu’à l’heure actuelle, la question d’un retour forcé ne se pose pas.

8.8.Le Comité note que l’État partie s’est appuyé, dans ses observations, sur les conclusions antérieures de ses autorités internes, qui avaient retenu que la requérante, au cours de son premier entretien, en août 2014, avait déclaré qu’elle craignait d’être arrêtée au cours d’une rafle et conscrite, mais que, lorsqu’on lui avait demandé si elle avait déjà été inquiétée par les autorités de son pays, elle avait répondu par la négative. Lorsque, par la suite, la requérante avait dit avoir été arrêtée au cours d’une rafle, il en avait été déduit qu’elle avait inventé de toutes pièces ce nouvel élément après coup afin d’étayer ses griefs et qu’elle n’était donc pas crédible. Le Comité note d’autre part que la requérante affirme qu’on lui avait fait savoir qu’au cours de l’entretien préliminaire, il serait simplement procédé à un examen sommaire de sa demande d’asile et qu’on lui avait expressément demandé de ne pas donner de détails à ce stade, l’entretien préliminaire n’étant pas destiné à cela, mais qu’elle avait été assurée qu’elle aurait la possibilité d’apporter des précisions au cours de l’audition sur les motifs. Le Comité note en outre que, selon les allégations de la requérante, qui sont corroborées par le procès-verbal de l’entretien, il a été indiqué que l’entretien avait dû être exceptionnellement écourté en raison de contraintes liées à un manque d’effectifs.

8.9Le Comité note, s’agissant du premier entretien de la requérante, que le procès-verbal produit montre qu’au début de l’entretien, il a été demandé à celle-ci d’exposer brièvement les raisons de sa demande d’asile, c’est-à-dire de s’en tenir aux éléments les plus importants. On lui a expliqué qu’elle pourrait apporter plus de précisions au cours d’un prochain entretien. En outre, lorsqu’on l’a interrogée au sujet des motifs de sa demande d’asile, la requérante a expliqué qu’elle ne souhaitait pas effectuer son service militaire. Lorsqu’on lui a demandé si elle avait pris contact avec les autorités au sujet du service national, elle a répondu qu’elle ne l’avait pas fait, mais qu’on lui avait toujours dit qu’elle devrait le faire et qu’elle aurait dû se présenter pour effectuer son service militaire entre janvier et avril 2013. Lorsqu’on lui a demandé où elle devait se présenter, elle a expliqué qu’elle devait le faire devant les autorités de Paradiso. On lui a ensuite demandé si, outre cela, elle avait eu des ennuis avec les autorités. La requérante avait répondu qu’elle avait toujours craint d’être arrêtée au cours d’une rafle mais qu’en dehors de cela, elle n’avait jamais eu d’ennuis. Il ressort du dossier qu’il a ensuite été demandé à la requérante si elle avait pu exposer tous les motifs de sa demande de protection internationale ; celle-ci avait répondu par l’affirmative mais il est indiqué entre crochets dans le procès-verbal que la partie de l’entretien consacrée aux motifs de la demande d’asile avait été écourtée faute de ressources. On ignore si cette mention a été ajoutée par la requérante ou par l’agent chargé de l’entendre. En tout état de cause, les motifs de sa demande d’asile sont énoncés dans son récit des faits, tel qu’il figure ci-dessus, aux paragraphes 2.1 à 2.12. Le Comité estime que le premier entretien a été nettement écourté, que les questions posées et le temps dont disposait la requérante pour y répondre étaient insuffisants pour que les explications données au sujet des motifs d’asile puissent être considérées comme définitives. Il note en outre que, lorsque des questions ont été soulevées, au cours de l’audition sur les motifs, au sujet des incohérences supposées qui avaient été relevées dans les déclarations de la requérante, celle-ci a apporté des réponses détaillées et cohérentes. Cela étant, ayant considéré que la requérante avait formulé l’intégralité de ses griefs au cours du premier entretien et n’ayant donc pas retenu les détails ajoutés par la suite qui, selon eux, avaient été inventés de toutes pièces, les services de l’immigration de l’État partie avaient rejeté l’ensemble des griefs de la requérante. Le Comité estime que, l’État ayant expressément limité le premier entretien à un exposé sommaire des griefs de la requérante, il ne peut pas de bonne foi interpréter les réponses de celle-ci d’une manière excessivement restrictive et se fonder ensuite sur cette interprétation pour exclure d’autres informations, plus détaillées, qu’elle avait pourtant été assurée de pouvoir communiquer aux autorités. Il estime par conséquent que l’État partie n’a pas accordé à la requérante le bénéfice du doute et n’a donc pas examiné sa demande de manière approfondie.

8.10Le Comité note en outre que, d’après la requérante, les informations relatives au pays sur lesquelles l’État partie s’est appuyé pour se prononcer sur sa demande d’asile ne sont pas représentatives de la réalité en Érythrée et deux des États qui, selon l’État partie, ont adopté la même position et formulé les mêmes conclusions que la mission d’enquête menée par ses propres autorités, à savoir le Danemark et le Royaume-Uni, ont tous deux été vivement critiqués pour le manque d’objectivité et d’impartialité dont ils ont fait preuve dans le choix de leurs sources. Il note également que le rapport du Bureau européen d’appui en matière d’asile cité par l’État partie au paragraphe 4.6 ci-dessus, sur lequel celui-ci s’est appuyé pour conclure que la conscription nationale ne suffisait pas, en soi, pour justifier l’octroi du statut de réfugié, comporte des déclarations qui n’ont pas été citées ni prises en considération par l’État partie, et dont il ressort qu’il existe très peu d’informations concernant le traitement réservé par les autorités érythréennes aux personnes reconduites de force, étant donné que, ces dernières années, il n’y a eu de reconduite de force qu’en provenance du Soudan (et peut‑être de l’Égypte). Contrairement aux personnes qui retournent en Érythrée de leur plein gré, celles qui ont été renvoyées sous la contrainte ne peuvent pas régulariser leur situation auprès des autorités. Toutes les informations dont on dispose semblent indiquer que, comme pour les individus interpellés au cours d’une giffa ou alors qu’ils tentaient de fuir, la situation de ces personnes au regard de l’obligation d’effectuer le service national est vérifiée et la procédure suivie est identique à celle appliquée dans le cas des individus appréhendés sur le sol érythréen, à ceci près que l’on n’exclut pas la possibilité qu’une peine plus lourde soit infligée aux individus concernés pour avoir quitté le pays illégalement. Le Comité note que, selon l’État partie, la requérante se fonde sur des informations qu’elle a délibérément sélectionnées en ce qu’elles s’appuient dans une bonne mesure sur des témoignages de personnes ayant quitté l’Érythrée. En particulier, il note que, pour illustrer ces propos, l’État partie cite comme exemples les rapports de Human Rights Watch, d’Amnesty International et du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Érythrée. Le Comité ne dispose d’aucun élément indiquant que les autorités judiciaires de l’État partie ont procédé à un examen détaillé des documents sources utilisés par les services de l’immigration ou par la requérante, à quelque stade que ce soit. Il conclut que, tout bien considéré, si une source donnée devait se voir accorder moins d’importance, ce devrait être toute source dont on a jugé qu’elle avait manifestement tout intérêt à ce que les faits soient présentés sous tel ou tel jour. Il semble que cela s’applique plus probablement aux informations communiquées par les représentants de l’État ou d’autres sources internes, susceptibles de subir des représailles de la part du Gouvernement érythréen si celui-ci estime qu’elles se sont montrées critiques à son égard. L’État partie semble laisser entendre dans ses observations que le refus d’un État d’accepter une mission d’enquête ou de participer à celle-ci est une raison valable de rejeter les conclusions du rapport de cette mission, et que les informations communiquées par des personnes ayant fui pour échapper à la persécution sont moins fiables. Le Comité estime au contraire qu’une telle interprétation aurait un effet dissuasif sur les États qui s’acquittent de leurs obligations en matière de droits de l’homme et aurait pour conséquence de réduire la transparence et de nuire au respect du principe de responsabilité. En outre, lorsque les informations dont on dispose ont été obtenues essentiellement auprès de la société civile et de ressortissants exilés, elles sont plus susceptibles, dans l’ensemble, de dresser un état des lieux fiable, fondé sur des témoignages directs, et non censuré, étant donné que l’on peut supposer que les personnes qui ont fui et se trouvent hors des frontières du pays ne sont plus soumises à la censure. L’État partie n’a pas indiqué que ces considérations avaient été mises en balance ni qu’il s’était inquiété de la possibilité que ces témoignages aient pu être livrés sous la contrainte, et n’a pas davantage dit avoir connaissance de l’existence de sources fiables contradictoires de nature à remettre en question tel ou tel témoignage.

8.11Le Comité note que, dans ses observations finales les plus récentes, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a dit demeurer profondément préoccupé par les graves conséquences du service national obligatoire pour les droits des femmes. Il prend acte, également, des conclusions les plus récentes du Rapporteur spécial sur l’Érythrée, dont il ressort que les réfractaires ne bénéficient pas des garanties d’une procédure régulière, qu’ils sont supposés connaître le motif de leur arrestation et de leur placement en détention et qu’ils sont passibles des sanctions prévues à l’article 37 de la loi no 82/1995 sur le service national, à savoir une peine de deux années d’emprisonnement ou une amende, et n’ont pas la possibilité de contester la légalité de leur détention. Il arrive fréquemment que les conscrits effectuent leur service national pendant une durée excédant la limite des dix-huit mois prévue par la loi, et ce, dans des conditions extrêmement pénibles, puisqu’ils sont victimes de violence sexuelle et soumis à des sanctions sévères, en particulier au camp militaire de Sawa. Les réfractaires et les déserteurs qui sont arrêtés risquent d’être soumis à de lourdes sanctions, notamment à de longues périodes de détention, à des actes de torture et à d’autres formes de traitements inhumains ou dégradants. Les demandeurs d’asile qui sont renvoyés en Érythrée feraient l’objet de lourdes sanctions à leur retour, notamment de longues périodes de détention au secret, d’actes de torture et de mauvais traitements, et les femmes détenues seraient exposées à différentes formes de violence, puisqu’elles seraient notamment victimes d’atteintes sexuelles et de harcèlement sexuel, et seraient violées ou menacées de viol, autant d’actes commis en toute impunité. Depuis le début de son mandat, en novembre 2020, le Rapporteur spécial a en outre constaté une dégradation de la situation sur le plan des droits de l’homme, résultant de la participation du pays au conflit armé qui sévit en Éthiopie, situation que vient encore aggraver la durée interminée du service national/militaire. Il a relevé que les personnes qui cherchaient à se soustraire à l’obligation d’effectuer leur service national étaient emprisonnées dans des conditions inhumaines et dégradantes pour des périodes indéterminées. Il a noté, en outre, que les autorités punissaient aussi les réfractaires par procuration, par exemple en incarcérant un de leurs parents ou leur conjoint afin de les forcer à se rendre, et que les giffa s (rafles opérées aux fins de conscription militaire) s’étaient multipliées dans l’ensemble du pays.

8.12Le Comité n’estime pas que l’État partie ait présenté des arguments convaincants à l’appui de ses allégations concernant l’impartialité des informations sur lesquelles s’est fondée la requérante, d’autant que les informations en question concordent avec les conclusions de plusieurs organes conventionnels et titulaires de mandat au titre des procédures spéciales concernant les personnes renvoyées en Érythrée et le traitement des femmes dans le contexte de la conscription nationale en Érythrée. Il conclut par conséquent qu’en n’ajoutant pas foi à ces informations et en ne procédant pas à un examen approfondi des griefs de la requérante, qu’il a jugée peu crédible, l’État partie ne s’est pas acquitté de la charge de la preuve qui lui incombe puisqu’il n’a pas présenté d’informations générales impartiales et objectives sur le pays provenant d’un large éventail de sources afin de s’assurer d’avoir procédé à un examen au cas par cas de la situation de la requérante et de son profil à risque sur la foi de faits incontestés, c’est-à-dire en tenant compte du fait que la requérante est une femme en âge d’être conscrite et une demandeuse d’asile déboutée, dans le contexte des informations actualisées dont on dispose sur le pays, et ce, indépendamment de son appréciation de la crédibilité de l’intéressée. En raison de son appréciation de la crédibilité de la requérante, l’État partie a rejeté l’ensemble des griefs formulés par celle-ci, estimant qu’ils avaient été inventés de toutes pièces, et a conclu qu’elle ne courrait aucun risque, sans pour autant présenter d’arguments détaillés pour justifier cette décision.

8.13Par conséquent, le Comité conclut en l’espèce que la requérante courrait personnellement un risque prévisible, réel et actuel d’être soumise à la torture si elle était renvoyée en Érythrée. Il considère donc qu’en renvoyant la requérante en Érythrée, l’État partie commettrait une violation de l’article 3 de la Convention.

9.Compte tenu de ce qui précède, le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, conclut que le renvoi de la requérante en Érythrée constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

10.Le Comité est d’avis que, conformément à l’article 3 de la Convention, l’État partie est tenu de s’abstenir de renvoyer la requérante en Érythrée.

11.Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus.