Nations Unies

CAT/C/74/D/795/2017

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

19 octobre 2022

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 795/2017*,**

Communication présentée par :N. N.(représenté par un conseil, de TRIAL International)

Victime(s) présumée(s) :Le requérant

État partie :Burundi

Date de la requête :19 décembre 2016 (date de la lettre initiale)

Références :Décision prise en application des articles 114 et 115 du Règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 10 janvier 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision:15 juillet 2022

Objet :Torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ;absence d’enquête effective et de réparation

Question ( s ) de procédure :Épuisement des recours internes

Question ( s ) de fond :Torture ; peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; prévention de la torture ; investigation rapide et impartiale ; traitement des prisonniers ; réparation

Article ( s ) de la Convention :2(par.1), 11, 12, 13 et 14, lus conjointement avec les articles1er et 16, et 16

1.1Le requérant est N. N., de nationalité burundaise, né en 1970.Il affirme être victime de violations par l’État partie de ses droits protégés au titre des articles2 (par.1), 11, 12, 13 et 14 de la Convention, lus conjointement avec l’article 1er et, subsidiairement, avec l’article16, ainsi que de l’article 16 de la Convention lu seul.L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article22 (par.1) de la Convention le 10juin 2003. Le requérant est représenté par un conseil de l’organisation TRIAL International.

1.2Le 10 janvier 2017, en application de l’article114 (par. 1) de son règlement intérieur, le Comité a demandé à l’État partie de prévenir efficacement, tant que l’affaire serait à l’examen, toute menace ou tout acte de violence auxquels le requérant et sa famille pourraient être exposés, en particulier du fait de la présentation de la présente requête, et de tenir le Comité informé des mesures adoptées à cet effet.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le 8 mars 2014, le requérant a été arrêté alorsqu’il tentait d’échapper à un assaut de policiers à la permanence de son parti, le Mouvement pour la solidarité et la démocratie.Il s’y trouvait pour participer à une réunion avec d’autres membres du parti à Bujumbura. Ce jour-là, de nombreux policiers lourdement armés se sont présentés au siège du parti. Deux agents de police ont réussi à s’infiltrer dans les locaux de la permanence sans mandat, mais ont été désarmés et neutralisés par les militants. Ensuite, les autres policiers ont lancé des grenades lacrymogènes.Étant asthmatique, le requérant s’est vite enfermé dans un bureau pour éviter le contact avec le gaz.Plusieurs tentatives de médiation ont été menées par des représentants de la société civile afin d’obtenir la libération des deux policiers, mais les négociations entre les membres du parti et la police ont échoué. Les policiers ont donc lancé l’assaut contre la permanence,et les membres du parti ont commencé à courir dans tous les sens.

2.2Le requérant est sorti vers une terrasse et a remarqué que les policiers étaient partout dans la permanence. Il a alors levé les mains en l’air et supplié trois policiers qui le visaient de ne pas le tuer. Un des trois policiers l’a reconnu en tant que porte-parole du parti et lui a tiré dessus.Le requérant est tombé à terre et a commencé à saigner, puisque la balle l’avait atteint à la main gauche, entre le pouce et l’index. Ensuite, le policier qui avait tiré sur lui s’est éloigné, tandis que les deux autres policiers ont commencé à le rouer de coups, lui portant des coups de crosse et de canon de leurs fusils sur tout le corps. Lorsqu’ils ont constaté que le sang coulait partout, les deux policiers se sont éloignés, croyant probablement qu’il était mort. Le requérant s’est donc dirigé lentement vers l’entrée de la permanence, pour chercher secours, quand un des policiers qui l’avait précédemment frappé a remarqué qu’il n’était pas mort et a alerté les autres policiers. Deux autres policiers lui ont alors infligé des coups de chicotte sur tout le corps.Les policiers ont empêché le personnel de la Croix-Rouge du Burundiprésent sur place de prodiguer des soins au requérant lorsqu’il était dans la permanence du parti.

2.3En sang, le requérant a été ensuite arrêté et, au lieu d’être amené au service de soins médicaux, il a été conduit avec trois autres blessés au Service national de renseignement, où il a été forcé à s’étendre par terre, interrogé et insulté.Il y est resté plus de quatre heures sans assistance médicale, malgré le fait qu’il avait été blessé par balle et violemment battu.Vers 22heures, par suite des pressions exercées par certains défenseurs des droits humains, le requérant a enfin été conduit à la clinique Prince-Louis-Rwagasore.Le 9 mars 2014, vers 10 heures, les policiers ont permis aux membres de la famille des personnes blessées de voir leurs proches pour une courte durée, sous la surveillance d’un commissaire de police. Le 10 mars 2014, le requérant a été amené au service de radiologie pour des radiographies, sous la surveillance des policiers. Les soins dispensés par les infirmiers ont été insuffisants, car ceux-ci avaient peur des policiers. Seules la main gauche du requérant ainsi que deux plaies à la jambe droite qui avaient été causées par des coups de canon de fusil ont été soignées. Le requérant a aussi reçu des antidouleurs.Malgré les demandes qu’il a présentées les 30mars et 15décembre 2015, le requérant n’a jamais reçu copie des éléments de son dossier médical.

2.4Le 15 avril 2014, le requérant a été amené au Parquet de la République de Bujumbura sur la base d’un mandat d’arrêt délivré le même jour.Il y a été interrogé en présence de ses avocats. Ensuite, en dépit de son mauvais état de santé, il a été détenu pendant cinq heures dans une cave sans fenêtre de 4mètres sur 6 mètres, avec une vingtaine de personnes. Il n’a pas eu de nourriture et n’a pu entrer en contact avec personne.

2.5Le requérant a ensuite été incarcéré à la prison centrale de Mpimba, où il n’a reçu aucun soin médical. À l’occasion de visites quelquefois autorisées, sa famille a cependant essayé de lui apporter des médicaments. Il a demandé à plusieurs reprises la permission de bénéficier de séances de kinésithérapie, ce qui lui a été refusé malgré l’ordonnance du médecin de la prison pour le suivi post-traumatique de sa main, visant l’appréciation de la mobilité du poignet et de l’aspect de la cicatrice. Le requérant a finalement pu en bénéficier une seule fois. Par ailleurs, les conditions de détention du requérant à la prison de Mpimba étaient déplorables.La nourriture était insuffisante et de qualité médiocre, ce qui, associé à la surpopulation carcérale, favorisait la propagation de maladies.

2.6Le 11 mars 2016, le tribunal de grande instance de Bujumbura a condamné le requérant à six ans et quatre mois de détention pour rébellion, outrages et violences envers la police, et lésions corporelles volontaires graves.

2.7Le 5 septembre 2016, le requérant a été transféré avec 13 autres détenus à la prison de Rumonge. Tous ont été retirés de la prison de Mpimba par des policiers qui, sur la base d’une liste qu’ils avaient sur eux, ont trié les détenus et les ont conduits à Rumonge sans en informer qui que ce soit. La plupart des détenus transférés étaient des membres du Mouvement pour la solidarité et la démocratie qui avait été arrêtés lors des manifestations du 8 mars 2014. En outre, l’épouse du requérant, également membre du Mouvement, a été arrêtée le 13 décembre 2015 et détenue à la prison de Mpimba car elle avait refusé d’accuser son mari.

2.8Le requérant est resté dans la prison de Rumonge jusqu’au 5 août 2017, date à laquelle il a été transféré de nouveau à la prison centrale de Mpimba. La veille, avec d’autres détenus à la prison de Rumonge, le requérant avait fait l’objet d’un violent passage à tabac aux mains de policiers et d’Imbonerakure. En janvier 2018, le requérant a été gracié, et sa libération a été fixée au 16 mars 2018. Pourtant, lors de la cérémonie de libération, le requérant a été arrêté par des gardes, qui l’ont empêché d’y participer, lui ont confisqué le billet d’élargissement et l’ont réincarcéré. Il se trouve donc à ce jour toujours dans la prison centrale de Mpimba.

2.9Le requérant a dénoncé les tortures subies au cours de la procédure engagée contre lui, et par l’intermédiaire d’une plainte formelle déposée le 14 mars 2014 au Parquet général de la République à Bujumbura, au nom du requérant et d’autres membres du Mouvement pour la solidarité et la démocratie qui avaient subi le même traitement. Malgré de nombreuses démarches, les autorités n’ont donné aucune suite aux dénonciations présentées. Aucune enquête n’a été menée par les autorités burundaises, et le requérant n’a jamais été entendu ou même appelé au sujet des actes de torture qu’il a subis et qui étaient pourtant largement connus. L’affaire dans laquelle le requérant a été impliqué a eu un très fort retentissement médiatique, au niveau tant national qu’international. De plus, les responsables de ces violations, bien qu’ils soient identifiés expressément dans la plainte, n’ont jamais été sanctionnés par l’État partie.

2.10Outre le refus manifeste des autorités d’établir les responsabilités dans cette affaire, le requérant relève le climat général d’impunité au Burundi, notamment pour les actes de torture, lequel a fait l’objet de nombreux rapports d’organismes des Nations Unies. En outre, dans ses conclusions sur le rapport initial du Burundi adoptées le 20 novembre 2006, le Comité a exprimé ses préoccupations quant à la situation de dépendance de fait du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif. Ensuite, dans ses observations finales concernant le deuxième rapport périodique du Burundi, en novembre 2014, le Comité s’est dit préoccupé par la faiblesse et la lenteur des enquêtes ouvertes et des poursuites engagées corroborant ainsi des allégations d’impunité prévalant à l’égard des responsables d’actes de torture et d’exécutions extrajudiciaires impliquant notamment la Police nationale du Burundi et le Service national de renseignement. Enfin, dans ses observations finales d’août 2016 concernant le rapport spécial du Burundi, le Comité a de nouveau exprimé sa préoccupation sur l’augmentation des cas de torture, et a demandé instamment au Burundi de mettre un terme à l’impunité et de veiller à ce que tous les cas et allégations de torture et de mauvais traitements, y compris ceux commis par des personnes qui occupent des postes de commandement, donnent rapidement lieu à une enquête efficace et impartiale.

2.11Le requérant fait en conséquence valoir que les voies de recours internes disponibles ne lui ont donné aucune satisfaction, puisque les autorités n’ont pas ouvert d’enquête rapide et impartiale sur ses allégations et qu’il était dangereux pour lui d’entreprendre d’autres démarches, car il risquait des représailles du fait de son transfert depuis la prison de Mpimba vers la prison de Rumonge, où il risque une élimination physique, et aussi du fait de la détention de son épouse et des menaces reçues par ses avocats.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant prétend être victime d’une violation par l’État partie de ses droits protégés par les articles2 (par.1) et11 à 14, lus conjointement avec l’article1er et, subsidiairement, avec l’article16 de la Convention, ainsi que de l’article 16 de la Convention lu seul.

3.2Selon le requérant, les sévices qui lui ont été infligés ont provoqué des douleurs et des souffrances aiguës, qui ont encore un impact aujourd’hui sur sa santé tant physique que psychologique. Parmi les séquelles des actes de torture subis en mars 2014, sa main gauche reste insensible entre le pouce et l’index, à l’endroit où il a été atteint par balle, il souffre de douleurs aux jambes et au dos, et doit faire beaucoup d’efforts pour se tenir correctement debout. Beaucoup de cicatrices sont toujours visibles sur ses jambes et son dos. Le but des policiers qui lui ont tiré dessus et l’ont violemment battu était bien de provoquer une telle souffrance. De plus, il s’est vu refuser l’accès aux soins du personnel de la Croix-Rouge se trouvant sur place, et au lieu d’être amené d’urgence à l’hôpital pour recevoir le traitement médical dont il avait visiblement besoin, il a été conduit au Service national de renseignement pour être interrogé. Ces actes de torture infligés par les membres de la Police nationale visaient à l’intimider, à le punir et à faire pression sur lui en raison de son appartenance politique. Le requérant maintient donc que ces sévices constituent des actes de torture au sens de l’article1erde la Convention.

3.3Au titre de l’article2 (par.1) de la Convention, le requérant fait valoir que l’État partie n’a pas pris de mesures efficaces pour prévenir la commission d’actes de torture sous sa juridiction. En particulier, des acteurs étatiques tels que des policiers et des officiers du Service national de renseignement ont directement participé à la commission des actes constitutifs de torture. En outre, le 8 mars 2014 et tout au long de sa détention, le requérant n’a pas reçu de soins appropriés.Ensuite, malgré les dénonciations et une plainte formelle présentées par le requérant, l’État partie ne s’est pas acquitté de ses obligations d’enquêter sur les tortures infligées et de traduire en justice les responsables de ces actes. En conséquence, le requérant soutient que l’État partie n’a pas adopté les mesures, notamment législatives, qui s’imposaient au titre de l’article2 (par.1) de la Convention.

3.4Invoquant l’article11 de la Convention et faisant référence à l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus et à l’Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement, le requérant fait valoirqu’il est évident que l’État partie a failli à son obligation d’exercer une surveillance systématique sur les règles, instructions, méthodes et pratiques d’interrogatoire et sur les dispositions concernant la garde et le traitement des personnes arrêtées, détenues ou emprisonnées. Entre autres, cela se reflète dans le fait que malgré son état critique au moment de l’arrestation, aucune mesure n’était en place pour garantir son accès prompt à l’assistance médicale,qu’il n’a pas été informé immédiatement des chefs d’accusation retenus contre lui, qu’il n’a pas pu bénéficier de voies de recours efficaces pour contester le traitement subi, et qu’il a été détenu dans des conditions déplorables à la prison de Mpimba et ensuite à celle de Rumonge, malgré son état de santé critique et l’absence de soins appropriés.

3.5Par ailleurs, le requérant fait valoir qu’alors qu’elles étaient informées des tortures qu’il avait subies par l’intermédiaire d’une plainte déposée le 14 mars 2014, les autorités burundaises n’ont pas effectué d’enquête prompte et effective sur les allégations de torture, en violation des obligations imposées à l’État partie par l’article 12 de la Convention. Il allègue également que l’État partie n’a pas respecté son droit de porter plainte pour faire examiner son cas par les autorités compétentes d’une manière immédiate et impartiale, contrevenant ainsi à ses obligations au titre de l’article 13 de la Convention.

3.6En ce qui concerne l’article 14 de la Convention, le requérant considère qu’en s’abstenant de poursuivre une enquête pénale, l’État partie l’a privé par la même occasion de son droit d’obtenir réparation et de son droit à une indemnisation juste et adéquate. À cet égard, il n’a bénéficié d’aucune mesure de réhabilitation après les tortures subies ni des moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible, comme le prévoit l’article 14. Au regard de la passivité des autorités judiciaires, d’autres recours, notamment pour obtenir réparation au moyen d’une action civile en dommages et intérêts, n’ont objectivement aucune chance de succès. En effet, en 2014, le Comité a précisément exprimé sa préoccupation sur le manque d’application des dispositions du Code de procédure pénale burundais prévoyant une indemnisation pour les victimes de tortures, en violation de l’article 14 de la Convention, et en 2016, il a réitéré ses préoccupations quant à la nécessité de garantir une compensation adéquate conformément à l’article 14.

3.7Le requérant réitère que les violences qui lui ont été infligées sont des actes de torture, conformément à la définition de l’article 1er de la Convention. Si le Comité ne devait pas retenir cette qualification, il maintient que les sévices qu’il a endurés constituent des traitements cruels, inhumains ou dégradants et que, à ce titre, l’État partie était également tenu de prévenir et de réprimer leur commission, leur instigation ou leur tolérance par des agents étatiques, en vertu de l’article 16 de la Convention. En outre, il rappelle les conditions de détention qui lui ont été imposées dans les cachots du Service national de renseignement, au Parquet de la République de Bujumbura, et au sein de la prison centrale de Mpimba et de la prison de Rumonge. Le requérant se réfère de nouveau aux observations finales du Comité concernant les rapports soumis par le Burundi au titre de l’article 19 de la Convention, dans lesquelles celui-ci avait considéré les conditions de détention au Burundi comme assimilables à un traitement inhumain et dégradant. Enfin, le requérant rappelle qu’il n’a reçu aucun soin médical durant sa détention, malgré son état critique, et conclut que les conditions de détention auxquelles il a été exposé sont constitutives d’une violation de l’article 16 de la Convention.

Délibérations du Comité

Défaut de coopération de l’État partie

4.Le 10 janvier 2017 ainsi que les 10 juillet 2019, 17 décembre 2020 et 19 janvier et 28 avril 2022, l’État partie a été invité à présenter ses observations concernant la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité note qu’il n’a reçu aucune réponse et regrette l’absence de collaboration de l’État partie pour partager ses observations sur la présente plainte. Il rappelle que l’État partie concerné est tenu, en vertu de la Convention, de soumettre par écrit au Comité des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation.

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 22 (par.5a)) de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée parune autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.2Le Comité rappelle que, conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté que le requérant avait épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité conclut donc qu’il n’est pas empêché par l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention d’examiner la communication.

5.3En l’absence d’autres obstacles à la recevabilité de la communication, le Comité procède à l’examen quant au fond des griefs présentés par le requérant au titre des articles 2 (par. 1), 11 à 14 et 16 de la Convention.

Examen au fond

6.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties. L’État partie n’ayant fourni aucune observation sur le fond, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations du requérant qui ont été dûment étayées.

6.2Le Comité note l’allégation du requérant selon laquelle il a été blessé par une balle tirée par la police et ensuite battu par des policiers, qui lui ont administré des coups violents sur tout le corps avec les crosses de leurs fusils et leurs chicottes. Le Comité note également : a)que les policiers ont gardé le requérant devant la permanence du Mouvement pour la solidarité et la démocratie alors qu’il saignait de la main et d’autres parties du corps qui avaient été atteintes par les coups des policiers ;b)que les policiers n’ont pas permis au personnel de la Croix-Rouge du Burundi de s’occuper du requérant pour lui prodiguer des soins ; c)qu’au lieu d’être conduit à l’hôpital, le requérant a été conduit au Service national de renseignement, où il a été forcé à s’étendre par terre, interrogé et insulté ; et d)que ce n’est que par suite de pressions exercées par des défenseurs des droits humains que le requérant a été conduit à l’hôpital.Le Comité prend également note des allégations du requérant selon lesquelles les coups reçus lui ont occasionné des douleurs et des souffrances aiguës, y compris des souffrances physiques et psychologiques, et lui auraient été infligés intentionnellement par des agents étatiquesdans le but de le punir et de l’intimider.Le Comité note aussi que ces faits n’ont été contestés à aucun moment par l’État partie. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les faits, tels qu’ils sont présentés par le requérant, sont constitutifs de torture au sens de l’article1er de la Convention.

6.3Le Comité prend note des allégations du requérant basées sur l’article 2 (par. 1) de la Convention et rappelle ses conclusions et recommandations concernant les rapports du Burundi soumis au titre de l’article 19 de la Convention, dans lesquelles il a exhorté l’État partie à prendre des mesures législatives, administratives et judiciaires effectives pour prévenir tout acte de torture et tout mauvais traitement, et à prendre des mesures urgentes pour que tout lieu de détention soit sous autorité judiciaire afin d’empêcher ses agents de procéder à des détentions arbitraires et de pratiquer la torture. Dans le cas présent, le Comité prend note des allégations du requérant selon lesquelles il a été blessé parballe et battu par des policiers, puis détenu sans mandat d’arrêt, sans base légale, et sans avoir la possibilité d’entrer en contact avec un défenseur pendant plus d’un mois, demeurant effectivement soustrait à la protection de la loi. Le Comité note également que l’État partie n’a pris aucune mesure pour protéger le requérant jusqu’à ce que des défenseurs des droits humains interviennent pour le soutenir. Au vu de ce qui précède, le Comité conclut à une violation de l’article 2 (par. 1), lu conjointement avec l’article 1er de la Convention.

6.4Le Comité note également l’argument du requérant selon lequel l’article 11 de la Convention − qui demande à l’État partie d’exercer une surveillance systématique sur les dispositions concernant la garde et le traitement des personnes arrêtées, détenues ou emprisonnées de quelque façon que ce soit sur tout territoire sous sa juridiction, en vue d’éviter tout cas de torture − aurait été violé. Le requérant allègue, en particulier, ce qui suit : a) malgré son état critique au moment de l’arrestation, il n’a pas reçu de soins médicaux appropriés ; b) il n’a pas eu accès à un avocat pendant plus d’un mois après son arrestation, y compris lors de l’interrogatoire au Service national de renseignement en date du 8 mars 2014 ; c) il a été arrêté sans être informé des chefs d’accusation retenus contre lui ; d) il n’a pas bénéficié de voies de recours efficaces pour contester les actes de torture ; et e) il a été détenu dans des « conditions déplorables » à la prison de Mpimba et à celle de Rumonge, malgré son état de santé critique. Le Comité rappelle ses observations finales concernant le deuxième rapport périodique du Burundi, dans lesquelles il s’est dit préoccupé par la durée excessive de la garde à vue, les nombreux cas de dépassement du délai de garde à vue, la non-tenue et tenue incomplète des registres d’écrou, le non-respect des garanties juridiques fondamentales des personnes privées de liberté, l’absence de dispositions prévoyant l’accès à un médecin et à l’aide juridictionnelle pour les personnes démunies, et le recours abusif à la détention préventive en l’absence d’un contrôle régulier de sa légalité et d’une limite à sa durée totale. En l’espèce, le requérant semble avoir été privé de tout contrôle judiciaire. En l’absence de toute information pertinente contraire de la part de l’État partie, l’existence de ces conditions et traitements déplorables suffit à établir que l’État partie a failli à son obligation d’exercer une surveillance systématique sur les dispositions concernant la garde et le traitement des personnes arrêtées, détenues ou emprisonnées de quelque façon que ce soit sur tout territoire sous sa juridiction, en vue d’éviter tout cas de torture, et que ce manquement a entraîné un préjudice pour le requérant. Le Comité conclut donc à une violation de l’article 11 de la Convention.

6.5S’agissant des articles12 et 13 de la Convention, le Comité prend note des allégations du requérant selon lesquelles, bien qu’il ait déposé une plainte le 14 mars 2014 devant le Procureur général de la République à Bujumbura pour les actes de torture subis le 8 mars 2014,aucune enquête n’a été menée.À cet égard, il rappelle l’obligation qui incombe à l’État partie, au titre de l’article12 de la Convention, qu’il soit immédiatement procédé à une enquête impartiale d’office chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. En l’espèce, le Comité constate donc une violation de l’article12 de la Convention.

6.6De la même façon, l’État partie a manqué à l’obligation qui lui incombait, au titre de l’article13 de la Convention, de garantir au requérant le droit de porter plainte et de voir sa plainte examinée par les autorités compétentes d’une manière prompte et impartiale.Le Comité conclut donc que l’article13 de la Convention a également été violé.

6.7S’agissant des allégations du requérant au titre de l’article14 de la Convention, le Comité rappelle que cette disposition reconnaît le droit d’être indemnisé équitablement et de manière adéquate, ce qui inclut les moyens nécessaires à une réadaptation la plus complète possible. Le Comité rappelle que la réparation doit couvrir l’ensemble des dommages subis par la victime et englobe, entre autres mesures, la restitution, l’indemnisation ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, en tenant toujours compte des circonstances de chaque affaire.En l’espèce, en l’absence d’enquête diligentée de manière prompte et impartiale malgré l’existence de preuves matérielles manifestes indiquant que le requérant a été victime d’actes de torture qui restent impunis, et du fait que toute tentative d’obtenir réparation au moyen d’une action civile en dommages et intérêts n’aurait objectivement aucune chance de succès, le Comité conclut que l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’article14 de la Convention.

6.8Pour ce qui est du grief tiré de l’article 16 de la Convention, le Comité a pris note des allégations du requérant quant aux conditions de détention à la prison centrale de Mpimba et à celle de Rumonge. En l’absence de toute information pertinente de la part de l’État partie à ce sujet, le Comité conclut que les informations fournies démontrent que ces conditions constituaient un traitement inhumain et dégradant et révèlent une violation par l’État partie de ses obligations au titre de l’article 16 de la Convention.

7.Le Comité, agissant en vertu de l’article22 (par.7) de la Convention, conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles2 (par.1) et11 à 14, lus conjointement avec l’article 1er, et de l’article16 de la Convention.

8.Dans la mesure où l’État partie n’a pas répondu aux demandes du Comité de soumettre des observations sur la présente plainte, refusant par là même de coopérer avec le Comité et l’empêchant d’examiner effectivement les éléments de la plainte, le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, décide que la décision de l’État partie de refuser de coopérer avec le Comité et d’entraver ainsi sa capacité à examiner efficacement les éléments de la communication constitue une violation par l’État partie de l’article 22 de la Convention. Le Comité regrette profondément que l’État partie n’ait pas répondu aux demandes répétées du Comité de présenter des observations sur la présente communication, ce qui a entravé l’examen de l’affaire par le Comité et la résolution des questions soulevées par la communication au titre de la Convention. Le Comité regrette en outre que l’absence de réponse aux demandes du Comité dans cette affaire s’inscrive dans le cadre d’un manque systématique de coopération avec le Comité dans d’autres affaires. Le manque de réponse dans cette affaire et dans d’autres affaires interfère avec la capacité du Comité à s’acquitter de ses responsabilités en matière d’examen des communications individuelles et constitue une violation manifeste, répétée et flagrante des obligations de l’État partie au titre de l’article 22 de la Convention.

9.Le Comité invite instamment l’État partie : a)à ouvrir une enquête impartiale et approfondie sur les événements en question, en pleine conformité avec les directives du Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants(Protocole d’Istanbul), dans le but de poursuivre en justice les personnes qui pourraient être responsables du traitement infligé au requérant; b)à indemniser le requérant de façon adéquate et équitable, y compris avec les moyens nécessaires à une réadaptation la plus complète possible ;c) à permettre au requérantde bénéficier d’une assistance juridique en ayant accès à l’avocat de son choix ; d) à permettre au requérant d’être examiné par un médecin de son choix ; e) à permettre au requérantd’avoir accès aux soins appropriés pour son état de santé ; f) à permettre au requérant et à son représentant d’avoir accès à tous les documents de la procédure judiciaire tenue à son égard, notamment toutes les décisions de justice précédemment rendues ; et g) à s’assurer que des violations similaires ne se reproduisent pas à l’avenir.

10.Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus.