Nations Unies

CAT/C/74/D/909/2019

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

25 novembre 2022

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 909/2019 * , **

Communication présentée par :

Nestor Niño Lizarazo, Katerine Ramírez, David Santiago Niño Ramírez et Jorge Enrique Dulcey Ramírez (non représentés par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

Les requérants et Miguel Angel Niño Ramírez, Mariath Sophie Niño Ramírez et Juan Jose Niño Ramírez

État partie :

Suisse

Date de la requête :

23 octobre 2018 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application des articles 114 et 115 du Règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 15 janvier 2019 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

27 juillet 2022

Objet :

Expulsion vers la Colombie

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; griefs non étayés

Question(s) de fond :

Risque de torture ou de traitement cruel, inhumain ou dégradant en cas d’expulsion vers le pays d’origine

Article(s) de la Convention :

3

1.1Les requérants sont Nestor Niño Lizarazo, né le 19 septembre 1961, et son épouse, Katerine Ramírez, née le 7 avril 1980, ainsi que leurs enfants Jorge Enrique Dulcey Ramírez, né le 14 juin 1995, et David Santiago Niño Ramírez, né le 3 mars 1998, tous quatre de nationalité colombienne. Ils présentent la requête en leur nom et au nom de Miguel Angel Niño Ramírez, né le 31 octobre 2001, de Mariath Sophie Niño Ramírez, née le 10 juillet 2008, et de Juan Jose Niño Ramírez, né le 1er août 2014, qui sont eux aussi des enfants de M. Niño Lizarazo et de Mme Ramírez, de nationalité colombienne. Par suite du rejet de leur demande d’asile par la Suisse, ils font l’objet d’une décision de renvoi vers la Colombie. Ils considèrent qu’un tel renvoi constituerait une violation par l’État partie de leurs droits au titre de l’article 3 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention le 2 décembre 1986. Les requérants ne sont pas représentés par un conseil.

1.2Le 15 janvier 2019, en application de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser les requérants vers la Colombie tant que la requête serait à l’examen. Le 18 janvier 2019, l’État partie a informé le Comité qu’il avait suspendu le renvoi des requérants vers la Colombie.

Rappel des faits présentés par les requérants

2.1Nestor Niño Lizarazo était un défenseur des droits humains et une figure de la société civile à Piedecuesta, dans le département de Santander, en Colombie. Il était notamment coordinateur du Groupement de victimes du conflit armé de Piedecuesta, délégué régional des victimes de mines antipersonnel, des munitions non explosées et des engins explosifs improvisés, représentant d’une organisation de victimes handicapées du conflit armé, et militant actif du Pôle démocratique alternatif, un parti politique colombien. C’est au titre de ces différents engagements que M. Niño Lizarazo et sa famille auraient été la cible de menaces et d’attaques de la part de groupes paramilitaires dissidents s’identifiant comme les Águilas Negras et Autodefensas Gaitanistas de Colombia.

2.2M. Niño Lizarazo est invalide à 79,42 %, après avoir été victime d’une mine antipersonnel en 2001, qui lui a causé la perte de ses deux mains et la perte de vue de son œil droit. Entre 2001 et 2017, les requérants ont été victimes de nombreuses menaces et de plusieurs déplacements forcés, qui ont été reconnus par l’Unité administrative spéciale d’aide aux victimes et de réparation intégrale des préjudices (Unité d’aide aux victimes). Ils auraient été victimes d’une persécution politique et sociale de la part de groupements paramilitaires qui agissent de manière systématique dans la région de Santander, avec la complicité des autorités colombiennes, car le travail d’accompagnement des victimes du conflit armé effectué par M. Niño Lizarazo ainsi que son activisme politique étaient perçus comme contraires aux intérêts économiques et à ceux du Gouvernement. Les groupements paramilitaires auraient proféré leurs menaces au moyen de pamphlets, d’appels téléphoniques et de courriers électroniques, auraient procédé à la surveillance des lieux de résidence, de travail et de réunion des requérants, et les auraient accusés d’être des collaborateurs de groupes dissidents des Forces armées révolutionnaires de Colombie–Armée populaire (FARC-EP) ou de la guérilla. Étant de proches collaborateurs de M. Niño Lizarazo du fait de son handicap, ses fils, David Santiago Niño Ramírez et Jorge Enrique Dulcey Ramírez, sont également menacés de mort.

2.3Les dernières menaces reçues par M. Niño Lizarazo datent du 17 décembre 2017, lorsqu’il s’apprêtait à se rendre à un événement en tant que coordinateur du Groupement de victimes du conflit armé de Piedecuesta. Un véhicule aurait tenté de le renverser, toutefois sans succès. Le conducteur du véhicule aurait ensuite menacé les requérants de mort, les décrivant comme des cibles militaires, et dit à M. Niño Lizarazo qu’il allait chercher son arme pour le tuer, avant que ce dernier s’échappe pour se rendre à l’événement prévu. Selon des témoins, la même personne munie d’un pistolet aurait demandé à savoir où se trouvait M. Niño Lizarazo.

2.4Le 30 mars 2018, des personnes armées se seraient rendues au domicile des requérants, cherchant à savoir de manière menaçante et agressive où se trouvait M. Niño Lizarazo, car elles avaient un contentieux à régler avec lui concernant les plaintes qu’il avait accompagnées à propos de la restitution de terres. Par la suite, des pamphlets contenant des menaces de mort à l’encontre des membres du Groupement des victimes du conflit armé de Piedecuesta auraient circulé. Étant le coordinateur de ce groupement, M. Niño Lizarazo aurait été contraint par cette dernière menace à quitter le pays, accompagné de sa famille, le plus vite possible.

2.5M. Niño Lizarazo soutient qu’il a informé les autorités colombiennes des menaces reçues. Le 23 décembre 2017, il a déposé plainte auprès de la Personería de Piedecuesta concernant les menaces reçues le 17 décembre 2017. Le 2 février 2018, il a informé l’Unité d’aide aux victimes de sa situation et demandé à être protégé et réinstallé dans une autre municipalité. L’Unité d’aide aux victimes lui a répondu le 24 juillet 2018, indiquant que l’Unité nationale de protection était l’organisme compétent quant aux mesures de protection.

2.6Craignant pour leur vie, et ce, d’autant qu’une figure de la société civile avait été assassinée le 2 avril 2018, les requérants ont décidé de quitter Piedecuesta pour se rendre à Bogota le 8 avril 2018. En l’absence de mesures prises par les autorités colombiennes pour garantir leur sécurité, les requérants voyaient le déplacement forcé vers l’étranger comme l’unique option pour protéger leur vie. De ce fait, le 11 avril 2018, ils ont décidé de quitter la Colombie pour la Suisse et d’y demander l’asile.

2.7Le 25 juin 2018, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté les demandes d’asile des requérants dans trois décisions distinctes, soutenant qu’il n’y avait pas suffisamment d’indices indiquant qu’ils seraient soumis à la torture ou à de mauvais traitements en cas de retour en Colombie. Les requérants ont recouru sans assistance juridique gratuite contre ces décisions du Secrétariat d’État auprès du Tribunal administratif fédéral, lequel a rejeté leur recours le 4 septembre 2018 dans trois arrêts distincts. Le 17 septembre 2018, les requérants ont formé une demande de révision et de mesures provisoires de non-renvoi auprès du Tribunal, qui a rejeté cette demande le 16 octobre 2018.

Teneur de la plainte

3.1Les requérants soutiennent que leur renvoi vers la Colombie constituerait une violation de leurs droits au titre de l’article 3 de la Convention, dans la mesure où, en tant que figure de la société civile et défenseur des droits humains en faveur des victimes du conflit armé, M. Niño Lizarazo est menacé de mort et risquerait d’y être victime de tortures et d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, tout comme sa famille. Les requérants soutiennent que devant l’absence de protection par l’État colombien et de garanties de non-répétition, le groupe social des défenseurs et défenseuses des droits humains se trouve dans une situation de risque et de vulnérabilité extrême. Les requérants ajoutent que de nombreux rapports d’organisations internationales font état de la grave crise associée à des assassinats de défenseurs et défenseuses des droits humains, dont le nombre s’élève à 343 en 2018, avec la complicité de l’État colombien. Les requérants font valoir que cela démontre que l’État colombien ne protège pas et ne démontre aucune volonté de protéger les défenseurs et défenseuses des droits humains ou les membres de l’opposition politique. Ils soutiennent que leurs craintes ne sont pas infondées et que les attaques systématiques et sélectives contre les défenseurs et défenseuses des droits humains en Colombie sont une réalité et ont pour but d’envoyer un message aux victimes du conflit armé, afin que ces dernières ne fassent pas valoir leurs droits fondamentaux et ne dénoncent pas les crimes contre l’humanité.

3.2Les requérants allèguent qu’ils ont fait face à des obstacles pendant leur procédure de demande d’asile. Ils n’ont pas pu bénéficier d’assistance juridique gratuite, et aucune organisation de soutien aux réfugiés n’a accepté de les défendre, sous prétexte que la décision de refus du Secrétariat d’État aux migrations était catégorique. Les requérants ont donc fait face à la procédure d’asile seuls, sans connaître la législation suisse et avec la barrière linguistique. Ils allèguent que le Secrétariat d’État les a informés, dans un premier temps, que les preuves apportées n’avaient aucune valeur, puis dans un deuxième temps, qu’ils avaient présenté trop de matériel probatoire et que le Secrétariat d’État ne pouvait pas tout réceptionner. Les requérants soutiennent qu’ils ont affronté la procédure de demande d’asile en état de stress post-traumatique, et n’étaient ni formés juridiquement ni prêts à vivre une possible revictimisation.

3.3Les requérants soutiennent qu’indépendamment de la décision de refus des autorités de l’État partie de leur accorder l’asile, leur demande de non-renvoi vers la Colombie doit être prise en compte, car les y renvoyer mettrait leur vie en péril.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Le 4 juillet 2019, l’État partie a soumis ses observations concernant le fond de la requête, soutenant que les requérants n’ont pas apporté d’éléments indiquant qu’il existait des motifs sérieux de craindre qu’ils seraient exposés à des risques prévisibles, actuels, personnels et réels de torture ou de mauvais traitements en cas de retour en Colombie. L’État partie demande ainsi au Comité de constater que le renvoi des requérants vers ce pays ne constituerait pas une violation de ses engagements internationaux au titre de l’article 3 de la Convention.

4.2L’État partie rappelle l’observation générale no 4 (2017) du Comité sur l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22, qui prévoit que l’auteur d’une communication doit prouver qu’il court un risque prévisible, actuel, personnel et réel d’être soumis à la torture en cas d’expulsion vers son pays d’origine, et qu’un tel risque doit apparaître comme sérieux, les allégations devant se baser sur des faits crédibles. L’État partie se réfère par ailleurs aux éléments qui doivent être pris en compte par le Comité pour conclure à l’existence d’un tel risque, énoncés au paragraphe 49 de ladite observation générale.

4.3En ce sens, en ce qui concerne les preuves de l’existence dans l’État concerné d’un ensemble de violations systématiques des droits humains graves, flagrantes ou massives, l’État partie soutient qu’il s’agit toutefois, suivant la jurisprudence du Comité, de déterminer si les requérants risquent personnellement d’être soumis à la torture, car l’existence d’un ensemble de violations ne constitue pas un motif suffisant pour conclure qu’un individu risquerait d’être victime de tortures à son retour dans son pays. En l’espèce, l’État partie souligne que la Colombie a été marquée par un conflit armé entre l’armée, des guérillas et des groupements paramilitaires durant plus de cinquante ans, où toutes les parties impliquées se sont vu reprocher de graves violations des droits humains. Il souligne également l’accord de paix conclu entre l’État colombien et les FARC-EP. Malgré les homicides de 110 défenseurs et défenseuses des droits humains en 2018, répertoriés pour plus de 90 % des cas dans des régions pauvres avec une faible présence de l’État, l’État partie soutient que l’État colombien fait toutefois des efforts pour établir un cadre institutionnel pour leur protection. L’État partie souligne la mise en place d’une commission, en novembre 2018, pour coordonner les différents programmes de prévention et de protection des défenseurs et défenseuses des droits humains, ainsi que la mise en place de la Mission de vérification des Nations Unies en Colombie, surveillant la mise en œuvre de l’accord de paix conclu avec les FARC-EP, à la suite de laquelle de nombreuses initiatives pour mettre fin à la violence contre les défenseurs et défenseuses des droits humains ont surgi. L’État partie soutient que, bien que la situation concernant les droits humains soit préoccupante en Colombie, en particulier pour les défenseurs et défenseuses des droits humains, la situation générale dans le pays ne saurait constituer un motif suffisant pour conclure que les requérants risqueraient d’être victimes de torture en cas de retour dans ce pays.

4.4Par ailleurs, l’État partie soutient que les requérants ne font pas valoir avoir été soumis à la torture ou à de mauvais traitements de la part d’acteurs étatiques. M. Niño Lizarazo a été victime d’une mine antipersonnel en 2001, dans le cadre du conflit armé, et a perdu ses deux mains et la vue d’un œil, bien que cet élément ne fasse pas l’objet de la présente procédure. L’État partie observe que les requérants ont essentiellement fait valoir les nombreuses menaces proférées à l’encontre de M. Niño Lizarazo par les groupes paramilitaires Águilas Negraset Autodefensas Gaitanistas de Colombia,ainsi que l’incident concernant la tentative d’attaque à son égard le 21 décembre 2017, qui seraient motivés par ses activités en soutien du Pôle démocratique alternatif, un parti d’opposition. L’État partie souligne que, selon la jurisprudence du Comité, les actes des particuliers peuvent constituer un risque au sens de l’article 3 de la Convention, lorsque l’État n’est pas en mesure de fournir une protection adéquate et qu’il n’existe pas de zones considérées comme sûres dans le pays pour les auteurs de ces actes. En l’espèce, l’État partie estime que le fait que M. Niño Lizarazo a déposé plainte à plusieurs reprises démontre que le système de protection de l’État colombien lui est accessible. De par les réponses des autorités aux plaintes de M. Niño Lizarazo, l’État partie estime que l’État colombien est disposé à répondre à ces menaces et à accorder protection aux requérants. Il estime aussi que les requérants pourraient s’installer ailleurs en Colombie, car ils ne seraient pas recherchés sur l’ensemble du territoire national par les groupements paramilitaires, ceux-ci ne contrôlant pas l’ensemble du territoire et les activités de M. Niño Lizarazo étant essentiellement locales et régionales. L’État partie estime illogiques et construites les explications des requérants concernant les raisons pour lesquelles ils n’ont pas cherché à s’établir dans une autre région de la Colombie.

4.5En ce qui concerne les activités politiques de M. Niño Lizarazo, l’État partie ne conteste pas ses engagements en tant que défenseur des droits humains, mais estime qu’il s’agit d’une activité reconnue par l’État colombien, qui est disposé à accorder une protection aux requérants à ce titre. L’État partie soutient, de plus, qu’ils ont la possibilité de s’établir ailleurs en Colombie. Par conséquent, il considère que les requérants n’ont pas démontré que les activités de M. Niño Lizarazo les exposeraient, en cas de retour en Colombie, à un risque prévisible et actuel d’être soumis à la torture.

4.6Enfin, en ce qui concerne les preuves de crédibilité des allégations, l’État partie observe que M. Niño Lizarazo n’a pas été en mesure d’expliquer de manière concluante l’allégation selon laquelle son protocole de sécurité avait été rompu par le fait qu’il avait été recherché à son domicile par deux personnes armées. Son explication sur le fait qu’il devait informer l’Unité d’aide aux victimes au préalable et attendre son autorisation pour s’établir ailleurs en Colombie semble illogique et construite, selon l’État partie.

Commentaires des requérants sur les observations de l’État partie

5.1Le 6 septembre 2019, les requérants ont soumis leurs commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond, dans lesquels ils contestent, en premier lieu, l’utilisation du conditionnel par l’État partie dans ses observations concernant le profil de M. Niño Lizarazo ainsi que les faits de persécution subis. M. Niño Lizarazo soutient que ses fonctions de représentation des victimes du conflit armé ne sont ni prétendues ni autoproclamées, mais définies par un cadre juridique. Les menaces sont également bien réelles et ont été reçues personnellement par téléphone et courrier électronique. Les requérants soutiennent que l’accord de paix avec les FARC-EP ne représente pas une garantie que les défenseurs et défenseuses des droits humains ne seront pas assassinés, menacés et déplacés, car les régions délaissées par les FARC-EP ont été reprises par groupes dissidents des groupements paramilitaires. De plus, les requérants font valoir qu’ils n’ont pas les moyens économiques et sociaux de voyager vers une région méconnue en Colombie, sachant que chaque groupe criminel exerce le pouvoir dans une région déterminée du pays, et que leur arrivée dans une région étrangère empirerait leur situation et mettrait leur vie en péril.

5.2En ce qui concerne la procédure interne de demande d’asile, les requérants allèguent que l’État partie ne leur a pas fourni de garanties de procédures régulières. Ils réitèrent qu’ils ont soumis aux autorités tout le matériel probatoire nécessaire afin de confirmer la véracité des faits rapportés. Les requérants allèguent que lors des premières auditions, les fonctionnaires du Secrétariat d’État aux migrations ne leur avaient pas permis de développer leur récit afin de prouver les faits, car cela représentait une charge excessive de travail pour les interprètes. Pour l’audience de Katerine Ramírez, les fonctionnaires avaient eux-mêmes sélectionné les preuves qu’ils estimaient importantes, en affirmant que les autres preuves n’avaient aucune valeur pour la procédure en cours. Les requérants allèguent que les fonctionnaires du Secrétariat d’État ont d’abord refusé d’accepter des éléments de preuve pour ensuite affirmer que les requérants n’avaient pas suffisamment prouvé qu’ils courraient un risque de subir de la torture en cas de retour en Colombie. Ils ajoutent que la décision de l’organisation assignée par le canton d’Argovie de ne pas leur accorder une assistance juridique gratuite représente un manquement aux garanties d’une procédure régulière. Le représentant de l’organisation en question aurait dit aux requérants que leur cas n’avait pas de probabilité de succès, car il n’y avait pas de possibilités pour les Latino-Américains d’obtenir l’asile en Suisse. Le 12 novembre 2018, les requérants ont informé le Bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés en Suisse de cette situation et sollicité une assistance juridique gratuite, qui leur a été refusée le 15 novembre 2018.

5.3En ce qui concerne l’examen par l’État partie du risque de torture en cas de retour dans leur pays au sens de l’article 3 (par. 2) de la Convention, les requérants signalent qu’entre 2016 et 2019, de nombreux rapports sur les droits humains ont fait état du fait que des centaines de défenseurs et défenseuses des droits humains avaient été tués, que des milliers de personnes avaient été menacées et que des millions avaient été déplacées de force. Les recommandations de la Commission interaméricaine des droits de l’homme ou celles de la Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits humains ont été ignorées par le Gouvernement actuel. Les requérants se réfèrent aussi à l’arrêt T-590/98 du 20 octobre 1998 de la Cour constitutionnelle colombienne, qui a déclaré un état des choses inconstitutionnel par rapport à la protection des défenseurs et défenseuses des droits humains dans le pays. Les requérants allèguent que, dans leur cas, le risque d’être soumis à la torture en cas d’expulsion vers leur pays d’origine serait bien prévisible, actuel, personnel et réel, notamment du fait qu’ils ont subi de tels traitements par le passé. En plus des menaces et des déplacements forcés subis, M. Niño Lizarazo soutient qu’il a été pris en otage par un groupement paramilitaire nommé Los Botalones y el Bloque Central Bolivar de las Autodefensas Unidas de Colombia, qui lui a infligé des blessures physiques et psychologiques. Le ministère public n’aurait pas accepté sa plainte concernant ces faits, sous prétexte que les groupements paramilitaires s’étaient démobilisés. Ces faits ont néanmoins été reconnus par l’Unité d’aide aux victimes. Les requérants soutiennent que les dernières menaces proférées par des personnes armées à leur domicile démontrent bien que la persécution contre M. Niño Lizarazo est réelle, personnelle et prévisible dans le contexte colombien où les assassinats de défenseurs et défenseuses des droits humains sont systématiques, sélectifs et massifs. Concernant l’argument de l’État partie selon lequel ils n’avaient pas apporté la preuve des menaces et des faits les plus récents, les requérants signalent qu’ils n’ont pas pu détailler durant les auditions avec le Secrétariat d’État aux migrations les différents actes violents dont ils avaient été victimes, mais ont été limités à répondre uniquement aux questions posées. De plus, ils n’ont pas pu obtenir d’attestation pour ces faits auprès de l’Unité d’aide aux victimes du fait qu’ils n’avaient pas le droit d’entrer en contact avec les autorités de leur pays d’origine pendant toute la procédure d’asile en Suisse.

5.4En ce qui concerne les arguments de l’État partie selon lesquels il existerait des mécanismes de protection et une volonté de répondre aux menaces de la part de l’État colombien, les requérants rétorquent que les assassinats systématiques des défenseurs et défenseuses des droits humains, dont le nombre s’élève à 734 en 2019, démontrent tout le contraire. Bien qu’ils aient dénoncé les diverses menaces de mort auprès des autorités colombiennes, celles-ci n’ont jamais apporté de protection aux requérants. Les requérants soutiennent que la police n’était pas en mesure de les protéger, étant elle-même menacée, et s’exposait à un risque en se déplaçant jusqu’à Piedecuesta pour patrouiller. Quant à l’Unité nationale de protection, qui est censée protéger les défenseurs et défenseuses des droits humains, les requérants soutiennent que les gardes du corps de ladite unité sont d’anciens agents de la Direction de la sûreté nationale ainsi que des paramilitaires réintégrés, ce qui n’atténue pas le risque d’attaques à leur égard.

5.5En réponse à l’affirmation de l’État partie selon laquelle les requérants pouvaient s’installer dans une autre région de Colombie, puisqu’ils ne seraient pas recherchés par les groupements paramilitaires sur l’ensemble du territoire national, les requérants présentent une carte du Défenseur du peuple montrant que les défenseurs et défenseuses des droits humains sont assassinés dans toutes les régions du pays. Les requérants citent le rapport du Rapporteur spécial sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits de la personne lors de sa visite en Colombie en 2018, qui a affirmé que les crimes contre les défenseurs et défenseuses des droits humains étaient systématiques, quant aux contextes, au profil des victimes et au modus operandi. Le rapport pointait également du doigt la responsabilité des autorités dans ces crimes, qui stigmatisaient les défenseurs et défenseuses des droits humains et parfois niaient ce phénomène, et qui n’exerçaient pas de contrôle dans certaines régions du pays.

5.6En ce qui concerne le manque de crédibilité de leurs allégations, les requérants réitèrent que l’Unité d’aide aux victimes est responsable de faire une étude d’analyse sur leur sécurité, pour ensuite procéder à leur réinstallation, selon le décret réglementaire no 4800 de 2011 concernant la mise en œuvre de la loi no 1448 du 10 juin 2011. Ils soutiennent que la réinstallation dans une autre région doit suivre un protocole établi et que leur récit à ce titre n’était donc ni illogique ni construit. Les requérants font également valoir que l’Unité d’aide aux victimes a pris cinq mois pour répondre à leur demande de réinstallation.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Cette règle ne s’applique pas s’il a été établi que les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables ou qu’il est peu probable que le requérant obtienne réparation par ce moyen.

6.3Le Comité observe que l’État partie n’apporte aucune observation relative à la recevabilité de la présente requête. Il s’est toutefois assuré que les requérants ont épuisé toutes les voies de recours internes disponibles, et déclare donc la communication recevable au titre de l’article 22 de la Convention et procède à son examen au fond, puisque, par ailleurs, les griefs que les requérants tirent de l’article 3 de la Convention sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité.

6.4Ne constatant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la requête recevable au titre de l’article 3 de la Convention et procède à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si le renvoi des requérants vers la Colombie constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le Comité rappelle avant tout que l’interdiction de la torture est absolue et non susceptible de dérogation, et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée par un État partie pour justifier des actes de torture.

7.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que les requérants risquent personnellement d’être soumis à la torture en cas de renvoi en Colombie. Pour ce faire, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits humains graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette analyse est de déterminer si les intéressés courent personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays où ils seraient renvoyés. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits humains graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour établir qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits humains ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

7.4En l’espèce, le Comité note l’argument des requérants selon lequel, en cas de renvoi en Colombie, l’État partie agirait en violation des droits qu’ils tiennent de l’article 3 de la Convention. Il note également que M. Niño Lizarazo fait valoir qu’en tant que défenseur des droits humains, représentant des victimes du conflit armé à Piedecuesta et militant politique dans un parti d’opposition au Gouvernement, il est susceptible, avec sa famille, de faire l’objet de mauvais traitements en cas de retour dans son pays d’origine. À cet égard, le Comité note aussi que l’État partie ne conteste pas le profil de M. Niño Lizarazo comme défenseur des droits humains.

7.5Le Comité rappelle qu’il lui appartient de déterminer si les requérants courent actuellement le risque d’être soumis à la torture, en cas de renvoi en Colombie. Il note que les requérants ont eu la possibilité d’étayer et de préciser leurs griefs, au niveau national, devant le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral, mais que les éléments apportés n’ont pas permis aux autorités nationales de conclure qu’ils risqueraient de subir des actes de torture ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants à leur retour en Colombie. Le Comité note aussi les allégations des requérants concernant le manque de garanties fondamentales pendant la procédure interne, car les fonctionnaires du Secrétariat d’État auraient refusé d’accepter des éléments de preuve apportés par les requérants, ils n’auraient pas permis aux requérants de développer leurs récits et explications pendant les audiences, et les requérants n’ont pas eu accès à une assistance judiciaire gratuite pendant la procédure de recours devant le Tribunal administratif fédéral, qu’ils ont dû affronter en état de stress post-traumatique et sans connaissances juridiques. Le Comité rappelle que les paragraphes 18 b) et 40 de son observation générale no 4 (2017) font mention des garanties fondamentales, y compris des mesures visant à assurer aux requérants une aide juridictionnelle gratuite afin de garantir l’application intégrale de l’article 3 de la Convention. Il note qu’il ressort des procès-verbaux des auditions des requérants que les récits et explications de ceux-ci n’ont pas été entièrement compris par les fonctionnaires du Secrétariat d’État aux migrations, et que ces derniers n’ont pas accepté d’examiner des preuves et pièces jointes que les requérants voulaient présenter. Le Comité note également que l’État partie n’apporte pas d’explications en réponse à ces allégations des requérants. Par conséquent, en l’espèce, au vu des renseignements dont il dispose, le Comité conclut que les requérants, se trouvant dans une situation de vulnérabilité particulière en tant que demandeurs d’asile, n’ont pas bénéficié de toutes les garanties fondamentales requises par l’article 3 de la Convention.

7.6En ce qui concerne l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits humains graves, flagrantes ou massives dans le pays de renvoi, le Comité prend note des allégations des requérants selon lesquelles il existerait une persécution systématique et sélective contre les défenseurs et défenseuses des droits humains sur l’ensemble du territoire colombien. Il prend également note des arguments de l’État partie indiquant que, bien que la situation des droits humains, et en particulier celle des défenseurs et défenseuses des droits humains, soit préoccupante en Colombie, l’État colombien fait des efforts pour établir un cadre institutionnel pour leur protection et que ce cadre de protection est accessible aux requérants. Toutefois, le Comité observe que, selon le rapport de la Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme sur la situation en Colombie, 202 allégations d’homicides et 1 116 menaces et attaques contre des défenseurs et défenseuses des droits humains ont été recensées dans le pays en 2021. Le Comité note que, selon ce même rapport, ceux-ci seraient majoritairement l’œuvre de groupes armés non étatiques et de groupes criminels qui cibleraient les personnes qui défendent la terre, le territoire, les droits des peuples autochtones, l’environnement, les victimes du conflit armé et la mise en œuvre de l’accord de paix conclu entre l’État colombien et les FARC-EP. Le Comité note, par ailleurs, que ce phénomène a lieu sur l’ensemble du territoire national, étant donné que les homicides et attaques contre les défenseurs et défenseuses des droits humains ont été recensés par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme dans 28 des 32 départements du pays. Dans le même sens, le rapport du Rapporteur spécial sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits de la personne sur sa visite en Colombie, effectuée du 20 novembre au 3 décembre 2018, avait souligné le fait que la Colombie était le pays d’Amérique latine qui présentait le plus grand nombre d’homicides de défenseurs et défenseuses des droits humains, ainsi qu’un taux élevé d’impunité par rapport à ces crimes. Le Comité note que le Rapporteur spécial avait conclu que la majorité des défenseurs et défenseuses des droits humains en Colombie ne pouvaient pas travailler dans un environnement sûr et propice, et qu’ils n’étaient pas protégés de manière effective par l’État, notamment par suite de la démobilisation des FARC-EP et de la récupération du contrôle territorial par des groupes armés illégaux et criminels, en raison de l’absence totale de l’État dans certains territoires. De plus, le Comité des droits de l’homme, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels et le Comité des disparitions forcées ont salué la création de l’Unité nationale de protection, mais exprimé leur préoccupation quant au manque de moyens de celle-ci et aux attaques contre les défenseurs et défenseuses des droits humains dans le pays. Le Comité contre la torture a lui-même préalablement constaté avec préoccupation les attaques contre les défenseurs et défenseuses des droits humains et regretté l’absence de résultats dans les enquêtes ouvertes pour de tels faits. Enfin, le Comité note que, dans le cadre de l’Examen périodique universel, parmi les nombreuses recommandations reçues concernant le sujet des défenseurs et défenseuses des droits humains, il a été recommandé à la Colombie de prendre des mesures supplémentaires pour prévenir la violence systématique à l’égard des responsables locaux et des défenseurs et défenseuses des droits humains, d’améliorer la protection individuelle et collective des personnes exposées à ces risques, et de s’attacher à enquêter sur les menaces et les meurtres et à en poursuivre les commanditaires. Ainsi, le Comité conclut à une situation généralisée de tortures et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants à l’encontre des défenseurs et défenseuses des droits humains en Colombie, devant entrer sous la protection de l’article 3 de la Convention.

7.7Par ailleurs, il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que les intéressés courent personnellement un risque d’être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans les circonstances qui sont les leurs. Ainsi, en l’espèce, le Comité doit aussi déterminer si les requérants risquent personnellement d’être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en cas de renvoi en Colombie. Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017), selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire qu’une personne risque d’être soumise à la torture dans un État vers lequel elle doit être expulsée, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Le Comité a pour pratique, en de telles circonstances, de considérer que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Les facteurs de risque personnel peuvent comprendre, notamment, l’affiliation politique ou les activités politiques du requérant ou des membres de sa famille, ou l’existence d’un mandat d’arrêt sans garantie d’un traitement et d’un procès équitables. Le Comité rappelle que la charge de la preuve incombe au requérant, qui doit présenter des arguments défendables, c’est-à-dire des arguments circonstanciés montrant que le risque d’être soumis à la torture est prévisible, personnel, actuel et réel. Toutefois, lorsque le requérant se trouve dans une situation dans laquelle il n’est pas en mesure de donner de détails sur son cas, la charge de la preuve est inversée et il incombe alors à l’État partie concerné d’enquêter sur les allégations et de vérifier les informations sur lesquelles est fondée la requête. Le Comité rappelle également qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné ; toutefois, il n’est pas lié par ces constatations et il évalue librement les informations qui lui sont soumises, conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, en tenant compte de toutes les circonstances de chaque cas.

7.8Le Comité rappelle que le paragraphe 28 de son observation générale no 4 (2017) fait mention de tortures et de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants auxquels « une personne ou sa famille ont été exposées ». Le Comité prend note de l’argument des requérants selon lequel le risque d’être soumis à la torture en cas d’expulsion vers leur pays d’origine serait bien prévisible, actuel, personnel et réel, notamment du fait que M. Niño Lizarazo a subi plusieurs déplacements forcés, une prise d’otage et des blessures par des groupements paramilitaires, et des menaces de mort personnelles par des personnes armées. Il prend note de l’argument de M. Niño Lizarazo selon lequel ses craintes sont fondées et que le risque de torture dans son cas est prévisible et réel, car les menaces à son égard ont été reconnues par l’Unité d’aide aux victimes et car les homicides de défenseurs ou défenseuses des droits humains qui défendent les victimes du conflit armé, comme lui, à travers le pays continuent de se produire régulièrement. Le Comité prend note, enfin, de l’argument des requérants selon lequel l’État colombien n’a pas la volonté et n’est pas en mesure de leur offrir une protection, comme le démontrerait l’absence de mesures prises par les autorités à la suite de leur demande de réinstallation.

7.9Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel le système de protection de l’État colombien est accessible aux requérants et que ce dernier est disposé à répondre aux menaces et à leur offrir une protection, étant donné que l’activité de défenseur des droits humains est reconnue en Colombie. Le Comité prend également note des arguments de l’État partie selon lesquels les requérants pourraient s’installer dans une autre région de la Colombie, car les groupements paramilitaires ne les rechercheraient pas sur la totalité du territoire national et ne contrôleraient pas l’ensemble du territoire, et que le profil de M. Niño Lizarazo serait essentiellement local et régional. Le Comité note également les arguments de l’État partie selon lesquels les explications des requérants quant au fait qu’ils devaient informer l’Unité d’aide aux victimes avant de se réinstaller dans une autre région et aux raisons de la fin du protocole de sécurité de M. Niño Lizarazo étaient illogiques et construites.

7.10Le Comité considère toutefois que le profil de M. Niño Lizarazo en tant que défenseur des droits humains et coordinateur d’un groupement de victimes du conflit armé, les faits violents et menaces personnelles répétitives subis à cause de ses activités, ainsi que le contexte de persécution systématique à l’encontre des défenseurs et défenseuses des droits humains en Colombie sont, lorsqu’ils sont considérés simultanément, des éléments suffisants pour établir que les requérants courraient personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants s’ils étaient renvoyés en Colombie.

7.11Tenant compte des arguments développés par les requérants au paragraphe 5.5 ci‑dessus, le Comité estime également nécessaire de rappeler que les États parties devraient aussi s’abstenir d’expulser des personnes vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elles risqueraient d’être soumises à la torture ou à d’autres mauvais traitements par des entités non étatiques. De même, les mauvais traitements infligés par des particuliers que la Colombie n’est pas en mesure d’arrêter, ou qu’elle permet par acquiescement ou laisser‑faire, représentent également une responsabilité de la Colombie, qui consent ainsi tacitement à ces actes. En ce sens, l’impunité découlant de ces actes entraîne la répétition de la violence. Le Comité a clairement indiqué, comme le stipule le paragraphe 18 de son observation générale no 2 (2007) sur l’application de l’article 2, que si les autorités de l’État savent ou ont des motifs raisonnables de penser que des actes de torture ou des mauvais traitements sont infligés par des acteurs non étatiques ou du secteur privé, et n’exercent pas la diligence voulue pour prévenir de tels actes, mener une enquête ou engager une action contre leurs auteurs, l’État partie est tenu pour responsable et ses agents devraient être considérés comme les auteurs, les complices ou les responsables d’une quelconque autre manière, pour avoir consenti, expressément ou tacitement, à la commission d’actes interdits. Le fait que l’État n’exerce pas la diligence voulue pour mettre un terme à ces actes, les sanctionner et en indemniser les victimes, a en effet pour effet de favoriser ou de permettre la commission, en toute impunité, par des agents non étatiques, d’actes interdits par la Convention, l’indifférence ou l’inaction de l’État constituant une forme d’encouragement et/ou de permission de fait.

7.12Le Comité rappelle que le principe du bénéfice du doute en tant que mesure préventive contre un préjudice irréparable doit également être pris en compte lors de l’adoption de décisions concernant les communications émanant de particuliers, étant donné que l’esprit de la Convention est de prévenir la torture et non de la réparer une fois produite. Le Comité réitère aussi que l’expulsion d’une personne ou d’une victime de torture vers une région d’un État où elle ne courrait pas de risque d’être torturée, contrairement à ce qui serait le cas dans d’autres régions du même État, n’est pas une option fiable ou utile.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, conclut que, compte tenu des informations dont il dispose, le renvoi des requérants vers la Colombie constituerait une violation par l’État partie de l’article 3 de la Convention.

9.Le Comité estime que l’État partie est tenu par l’article 3 de la Convention de réexaminer la demande d’asile des requérants au regard de ses obligations en vertu de la Convention et des présentes constatations. L’État partie est également prié de ne pas expulser les requérants tant que leur demande d’asile sera à l’examen.

10.Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus.