Nations Unies

CAT/C/74/D/905/2018

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

10 janvier 2023

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 du Protocole facultatif, concernant la communication no 905/2018 * , **

Communication présentée par :

A. et B. (représentés par N. Z., organisation non gouvernementale)

Victime(s) présumée(s) :

Les requérants

État partie :

Azerbaïdjan

Date de la requête :

22 décembre 2018 (date de la lettre initiale)

Références  :

Décision prise en application des articles 114 et 115 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 22 décembre 2018 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

27 juillet 2022

Objet :

Expulsion des plaignants d’Azerbaïdjan vers la Türkiye

Questions de procédure :

Recevabilité − épuisement des recours internes ; Recevabilité − défaut manifeste de fondement

Questions de fond :

Risque de torture en cas de renvoi dans le pays d’origine (non-refoulement) ; prévention de la torture

Article(s) de la Convention :

3

1.1Les requérants sont A. et B., tous deux de nationalité turque. Au moment de la soumission de la communication, A. (« le premier requérant ») risquait d’être extradé d’Azerbaïdjan vers la Türkiye, et B. (« la deuxième requérante ») affirmait qu’elle pourrait également être expulsée vers la Türkiye à une date ultérieure. Ils affirment qu’en les expulsant vers la Türkiye, l’État violerait les droits qu’ils tiennent de l’article 3 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention, avec effet au 4 mai 2002. Les requérants sont représentés par une organisation non gouvernementale.

1.2Le 24 décembre 2018, en application de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas extrader le requérant vers la Türkiye tant que la requête serait à l’examen.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le premier requérant est diplômé de l’université Kafkas, une université affiliée au mouvement Hizmet/Gülen, et a travaillé pour des écoles turques affiliées à ce mouvement, connues sous le nom d’établissements d’enseignement Cag ou d’écoles Istek. La seconde requérante est venue en Azerbaïdjan en 2008 afin de travailler dans des écoles Istek. Les requérants se sont mariés en 2014.

2.2Suite à la tentative de coup d’État en Türkiye du 15 juillet 2016, les écoles Istek en Azerbaïdjan ont été fermées et les permis de séjour des enseignants ont été annulés. Les enseignants, dont les requérants, ont déposé à trois reprises des demandes de permis de séjour temporaires auprès du Service national des migrations, lesquelles ont été rejetées. Les requérants ont contesté ces refus devant les tribunaux nationaux, qui ont confirmé les décisions du Service national des migrations.

2.3En dernier recours, pour éviter l’expulsion et les tortures et mauvais traitements qui s’ensuivraient en Türkiye, les requérants se sont enregistrés en tant que demandeurs d’asile auprès du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) en Azerbaïdjan. À peu près au même moment où les écoles Istek ont été fermées, les requérants ont eu une fille, née le 14 mars 2017. Les requérants ont fait une demande de carte d’identité nationale et de passeport auprès du consulat de Türkiye à Bakou. Le consulat a délivré une carte d’identité à leur fille mais lui ont refusé un passeport turc. Les agents consulaires ont affirmé qu’ils ne pouvaient pas leur fournir des services consulaires. Les requérants ont déposé une requête auprès du Centre de communication de la Présidence, en Türkiye, mais ils ont été renvoyés au consulat turc de Bakou. Même s’ils craignaient d’y être enlevés, les requérants se sont rendus une nouvelle fois au consulat, mais ils se sont vu opposer un second refus à la demande de passeport pour leur fille. Lorsqu’ils ont rejeté la demande, les agents consulaires ont clairement indiqué aux requérants que leur objectif était de les renvoyer en Türkiye et ont proposé de leur délivrer un document de voyage à la place du passeport.

2.4En raison du risque d’enlèvement ou de détention et de transfert illégal subséquent vers la Türkiye, les requérants ont décidé que la deuxième requérante resterait en Azerbaïdjan avec leur fille, tandis que le premier requérant essaierait de quitter l’Azerbaïdjan pour obtenir une protection internationale dans un pays tiers sûr. Le 3 novembre 2018, celui-ci s’est rendu d’Azerbaïdjan à Tbilissi, d’où il devait se rendre à Belgrade en passant par Minsk, mais les autorités biélorusses n’ont pas approuvé son transit vers la Serbie, le retenant arbitrairement à l’aéroport de Minsk. Finalement, il a été renvoyé en Azerbaïdjan.

2.5Le 20 décembre 2018, le premier requérant a reçu un appel du Service national des migrations, qui l’invitait à se rendre à un entretien le lendemain. Les requérants ont immédiatement informé le HCR de la situation, lequel a chargé un membre du personnel d’accompagner le premier requérant à la réunion. Lors de la réunion, le 21 décembre 2018, le premier requérant s’est vu présenter un document de l’Organisation internationale de police criminelle (INTERPOL) en Türkiye, indiquant que son passeport (qui était valable jusqu’en décembre 2021) avait été annulé par les autorités. Il a également été informé qu’il figurait sur la liste des personnes recherchées par INTERPOL et que les autorités ne le libéreraient que si un représentant du consulat turc se rendait au siège du Service national des migrations. Sous ce prétexte, les services de l’immigration ont retenu le premier requérant toute la journée du 21 décembre 2018. L’avocat du premier requérant s’est rendu au Service national des migrations à 17 heures et a fait valoir avec insistance que les autorités n’avaient aucun motif légal de retenir le requérant, les membres de sa famille étant des demandeurs d’asile vivant légalement en Azerbaïdjan, sur le fondement de documents fournis par les Nations Unies. Leur statut juridique a également été confirmé par le Service national des migrations ; toutefois, le premier plaignant n’a pas été libéré. Les autorités azerbaïdjanaises ont également saisi son passeport et ne l’ont pas rendu à son avocat, malgré qu’il en ait officiellement fait la demande. À 20 h 30, le premier requérant a été emmené au centre de détention d’immigrants, où il a été placé dans une cellule.

2.6Le 22 décembre 2018, l’avocat du premier requérant a été convoqué au Bureau du Procureur du district Khatai. Le substitut du Procureur lui a indiqué que la Türkiye avait demandé l’extradition du premier requérant et qu’il pourrait examiner les documents pertinents. Selon les documents présentés, un mandat d’arrêt avait été délivré par le cinquième tribunal de paix d’Ankara statuant en matière pénale, à la demande du Procureur Adem Akinchi, le jour même où le premier requérant avait été placé en détention en Azerbaïdjan. Le Bureau du Procureur du district Khatai a informé l’avocat qu’une audience d’extradition serait fixée au 24 décembre 2018.

2.7Au moment de la soumission de sa requête, le premier requérant était dans l’attente de l’audience d’extradition.

Teneur de la plainte

3.1Le premier requérant affirme qu’il ignorait qu’il y avait un mandat d’arrêt contre lui ; cependant, le fait qu’il soit un ancien employé des établissements d’enseignement Cag, qui sont affiliées au mouvement Hizmet/Gülen, qu’il soit diplômé de l’Université Kafkas (université dirigée par le mouvement Hizmet/Gülen), qu’il soit un ancien abonné du journal Zaman, qu’il ait un compte bancaire à la banque Asya et qu’il ait un frère emprisonné et condamné à dix ans de prison sur le fondement d’accusations similaires forgées de toutes pièces est plus que suffisant pour affirmer que, s’il était expulsé vers la Türkiye, il serait considéré comme un partisan du mouvement Hizmet/Gülen et serait condamné à une longue peine de prison et soumis à la torture et aux mauvais traitements, notamment à un isolement prolongé. Le requérant indique qu’il a connaissance d’au moins six autres affaires dans lesquelles des ressortissants turcs, également considérés comme étant des partisans du mouvement Hizmet/Gülen, ont été placés en détention en Azerbaïdjan et transférés illégalement en Türkiye, et que des informations indiquent que des tortures et des mauvais traitements leur ont été infligés. Il affirme également que les autorités turques ont abondamment recours aux notices rouges d’INTERPOL pour placer des opposants politiques en détention et que de nombreux dirigeants européens ont demandé à INTERPOL d’empêcher l’utilisation abusive des notices rouges par la Türkiye.

3.2La seconde requérante affirme qu’en tant qu’ancienne employée d’un établissement d’enseignement affilié au mouvement Hizmet/Gülen, elle constitue également une cible pour les autorités turques. Elle affirme que nombre de ses anciens collègues, y compris le comptable de son ancienne école, ont déjà été emprisonnés et qu’elle aussi sera immédiatement placée en détention et incarcérée si elle est placée en détention ou enlevée et renvoyée en Türkiye.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note en date du 22 février 2019, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité de la requête. Il soutient que la requête est irrecevable pour non-épuisement des recours internes parce que les requérants n’ont pas soulevé de griefs au titre de l’article 3 de la Convention devant les autorités azerbaïdjanaises. L’État partie souligne qu’un certain nombre de voies de recours internes semblent être à la disposition des requérants, notamment la saisine du Bureau du Procureur et du Bureau du Médiateur. Fait le plus important, affirme l’État partie, les requérants n’ont pas soulevé la question devant les tribunaux nationaux, de sorte que ceux-ci n’ont pas eu l’occasion d’examiner le cas du premier requérant.

4.2L’État partie soutient que la requête devrait également être déclarée irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Il affirme que la requête se limite à la formulation de déclarations vagues et de caractère général, et ne comporte aucun récit détaillé des événements ni aucun élément de preuve à l’appui des affirmations des requérants. Par conséquent, l’État partie soutient que les griefs du requérant sont irrecevables au regard de l’article 113 b) du Règlement intérieur du Comité.

Observations de l’État partie sur le fond

5.1Dans une note en date du 21 juin 2019, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité de la requête. L’État partie informe le Comité que le premier requérant a été expulsé vers la Türkiye conformément au droit national et international. En ce qui concerne la deuxième requérante, l’État partie indique qu’elle a volontairement quitté l’Azerbaïdjan avec sa fille pour l’Allemagne le 8 février 2019. En conséquence, l’État partie affirme que la seconde requérante n’est pas victime d’une violation de l’article 3 de la Convention.

5.2L’État partie rejette les allégations formulées dans la requête concernant les enlèvements illégaux et autres actes illégaux prétendument commis par des fonctionnaires en Azerbaïdjan et considère qu’elles sont dépourvues de preuves, non étayées et de nature conjecturale. En ce qui concerne les faits dénoncés dans la requête, l’État partie indique que, le 25 juillet 2017, les deux requérants ont déposé une demande d’asile auprès du Service national des migrations. Le 25 octobre 2017, le Service national des migrations a rejeté la demande d’asile des requérants après avoir analysé et examiné leurs dossiers. Les requérants ont eu un entretien avec le Service national des migrations, au cours duquel ils ont affirmé qu’ils n’appartenaient à aucun groupe en Türkiye et n’ont donné aucune information concernant leur persécution par des représentants du Gouvernement turc. Après un examen plus approfondi du cas des requérants, et compte tenu de toutes les autres considérations pertinentes, le Service national des migrations est parvenu à la conclusion qu’il n’y avait pas de motifs sérieux de croire que les requérants risqueraient d’être soumis à la torture en Türkiye.

5.3L’État partie indique également que les requérants ont contesté la décision du Service national des migrations et ont demandé au tribunal administratif et économique no1 de Bakou d’ordonner au Service national des migrations de leur accorder l’asile. Le 3avril 2018, le tribunal administratif et économique no1 de Bakou a rejeté la demande des requérants. Le22juin 2018, rejetant le recours formé par les requérants contre la décision du 3avril 2018 du tribunal administratif et économique no1 de Bakou, la cour d’appel de Bakou a confirmé la décision du tribunal administratif et économique. À une date non précisée, les requérants ont formé un recours en cassation auprès de la Cour suprême de la République d’Azerbaïdjan, qui a été rejeté le 4septembre 2018. Entre-temps, le 18avril 2018, le premier requérant avait déposé une demande de permis de travail auprès du Service national des migrations en tant que directeur adjoint d’une entreprise appelée « Umid Ltd ». Le 24avril 2018, le Service national des migrations a refusé la demande de permis de travail du premier requérant sur le fondement de l’article 50.0.1 du Code des migrations, qui dispose que les demandes de délivrance (ou de prolongation) de permis de séjour temporaire sur le territoire azerbaïdjanais présentées par les étrangers et les apatrides sont rejetées et les permis précédemment délivrés annulés lorsqu’il y a un risque d’atteinte à la sécurité nationale de l’Azerbaïdjan et à l’ordre public.

5.4En ce qui concerne l’arrestation et l’expulsion du premier requérant, l’État partie indique que, le 21décembre 2018 vers 21heures, celui-ci a été arrêté pour infraction administrative et placé au centre de détention d’immigrants illégaux du Service national des migrations. Le 24décembre 2018, il a été condamné par le tribunal du district Khatai à trente jours de détention dans l’attente d’une éventuelle décision concernant son extradition. Le28décembre 2018, donnant suite au recours formé par le premier requérant, la cour d’appel de Bakou a réexaminé l’affaire et a conclu que, conformément aux articles155.1 à 155.3 du Code de procédure pénale, aucun motif procédural ne justifiait le placement de l’auteur en détention à titre de mesure restrictive. La cour a donc fait droit au recours du premier requérant et a ordonné sa remise en liberté. Le 28décembre 2018, le premier requérant a demandé au Service national des migrations de le placer à titre volontaire au centre de détention d’immigrants illégaux de Bakou jusqu’à ce qu’il puisse retourner en Türkiye, car il n’avait pas d’hébergement ni de moyens de subsistance. Le même jour, le Service national des migrations a rendu une décision par laquelle il accédait à la demande du requérant d’être placé dans le centre de détention à titre volontaire, et le requérant y donc été placé. Également le même jour, le Service national des migrations a rendu une décision d’expulsion du premier requérant d’Azerbaïdjan et de restriction de son entrée sur le territoire dans le pays pendant cinq ans. Cette décision était fondée sur les articles79.1.4 et 79.2 (décision d’expulsion) du Code des migrations, qui dispose qu’en cas de refus d’accorder le statut de réfugié à un étranger ou un apatride, les autorités exécutives compétentes rendent une décision d’expulsion de l’intéressé, lequel voit également son entrée sur le territoire restreinte pendant une période pouvant aller jusqu’à cinq ans, conformément à la décision d’expulsion. Le 29décembre 2018, le premier requérant a été expulsé d’Azerbaïdjan vers la Türkiye.

5.5L’État partie renvoie à l’affaire A. M. c. France, jugée par la Cour européenne des droits de l’homme, qui concernait l’expulsion prévue du requérant vers l’Algérie après qu’il avait été reconnu coupable en France en 2015 de participation à des actes de terrorisme et qu’il avait fait l’objet d’une interdiction définitive du territoire français. La Cour européenne des droits de l’homme a conclu que la situation générale des personnes liées au terrorisme en Algérie n’empêchait pas en soi l’expulsion du requérant. La Cour européenne des droits de l’homme a estimé, en conclusion, qu’A. M. n’avait pas fourni d’éléments susceptibles de démontrer que, s’il était renvoyé en Algérie, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3. Elle a ainsi établi une distinction claire entre la situation générale en Algérie et la situation personnelle du requérant. La Cour a également rappelé que la charge de la preuve incombait au requérant, qui devait démontrer qu’il courrait personnellement un risque. L’État partie affirme qu’en l’espèce, les requérants n’ont pas produit d’élément crédible donnant à penser qu’ils courraient un risque réel de subir des mauvais traitements à leur retour en Türkiye. Les requérants n’ont pas présenté suffisamment d’arguments montrant qu’ils risqueraient d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, ou qu’ils seraient persécutés par les autorités turques pour des motifs fondés sur la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un groupe donné ou les opinions politiques. L’État partie attire l’attention du Comité sur le fait que les demandes d’asile des requérants ont fait l’objet d’un examen approfondi, tant par le Service national des migrations qu’ultérieurement, dans le cadre de la procédure devant les tribunaux nationaux, qui a fait apparaître qu’il n’y avait pas de motifs sérieux de croire que les requérants risqueraient d’être persécutés ou soumis à la torture en Türkiye.

5.6L’État partie fait valoir que le tribunal administratif et économique no 1 de Bakou, par sa décision du 3 avril 2018, a confirmé la décision du Service national des migrations de ne pas accorder le statut de réfugié aux requérants. Premièrement, la Cour a estimé que les requérants n’étaient pas des réfugiés au sens de l’article premier de la loi relative au statut des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur du pays. Deuxièmement, la Cour a souligné que l’entretien avec les requérants et un examen plus approfondi de l’affaire avaient fait apparaître qu’il n’y avait pas de motifs sérieux de croire qu’ils risqueraient d’être persécutés ou soumis à la torture en Türkiye. Les requérants n’avaient produit aucun élément devant les juridictions nationales montrant qu’ils risqueraient d’être torturés en Türkiye. Cette décision a également été examinée et confirmée par des juridictions d’appel et de cassation, et elle est devenue définitive le 4 septembre 2018. Par la suite, le 28 décembre 2018, le Service national des migrations a rendu une décision d’expulsion du premier requérant d’Azerbaïdjan et de restriction de son entrée sur le territoire pendant cinq ans. Selon l’État partie, il ressort de ce qui précède que tous les aspects procéduraux ont été respectés dans le cadre de l’affaire des requérants et qu’aucun élément ne donne à penser qu’il n’a pas respecté les prescriptions de la Convention.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

6.1Dans une note en date du 29 décembre 2019, les requérants ont soumis leurs commentaires sur les observations de l’État partie. Ils rejettent l’affirmation de l’État partie selon laquelle les recours internes n’ont pas été épuisés. Ils soulignent que leurs demandes d’asile ont été examinées par le Service national des migrations puis, ultérieurement, dans le cadre de la procédure devant les tribunaux nationaux, comme cela est indiqué dans les observations de l’État partie lui-même.

6.2En ce qui concerne les faits exposés dans la requête, les requérants affirment ce qui suit : lorsque, dans la matinée du 24 décembre 2018, le premier requérant a été traduit devant le tribunal du district Khatai, celui-ci a constaté qu’il n’y avait pas de demande officielle d’extradition. Au lieu de cela, le procureur n’avait présenté au tribunal qu’un mandat d’arrêt délivré par le cinquième tribunal de paix d’Ankara statuant en matière pénale. Malgré l’absence de demande officielle d’extradition, le tribunal a décidé de placer le premier requérant en détention extraditionnelle pour une durée d’un mois. À la suite de cette décision, l’avocat du premier plaignant a formé un recours devant la cour d’appel de Bakou. Le 28 décembre 2018, l’avocat a d’abord été informé par les personnes avec qui il était en contact à la cour d’appel de Bakou que la cour serait en vacances du 28 décembre 2018 au 3 janvier 2019 ; cependant, à 13 heures, il a reçu un appel d’un assistant du tribunal, qui l’a informé que le recours serait examiné à 15 heures le même jour. Lorsque les avocats du premier plaignant sont arrivés au tribunal, ils ont été informés par des employés du tribunal que plusieurs agents du Service national des migrations étaient également présents, et qu’ils attendaient que l’audience commence. Les avocats ont immédiatement soupçonné que les autorités avaient déjà préparé le scénario de l’enlèvement, comme dans d’autres cas similaires. Au cours de l’audience, les avocats sont intervenus, mais le procureur a choisi de ne pas opposer de contre-arguments, y compris à la demande des avocats d’annuler la décision du tribunal du district Khatai et de remettre le premier plaignant en liberté. Compte tenu des arguments invoqués, le président du tribunal a décidé d’annuler la décision du tribunal du district Khatai concernant l’arrestation du premier requérant et a ordonné la libération immédiate de celui-ci. Cependant, au lieu de remettre le premier plaignant en liberté, les autorités ont dit aux avocats que celui-ci ne serait libéré que lorsque la décision du juge leur aurait été communiquée par écrit. Ils ont éloigné le premier requérant de ses avocats, le faisant sortir par la porte arrière et, comme cela a été su plus tard, ils l’ont transféré au camp pour migrants de Kurdexani. La deuxième requérante a tenté de trouver son mari dans le bâtiment de la cour, s’adressant aux gardes et suppliant le procureur adjoint, qui se trouvait encore dans la salle d’audience, en vain.

6.3Les requérants affirment que, le 29décembre 2018, le premier requérant a été secrètement conduit à l’aéroport international de Bakou et emmené à bord d’un avion à destination d’Ankara. Après l’arrivée du premier requérant à Ankara, le Président turc a félicité l’Azerbaïdjan pour la « coopération » qu’il avait apportée à son enlèvement et son transfert. Selon les requérants, le premier requérant a été emmené dans un service de police où un agent, que d’autres policiers désignaient sous le nom d’« inspecteur », a commencé à crier, à l’insulter, à le gifler et à le frapper à la tête. Le policier l’a ensuite menotté, mains derrière le dos, et l’a fait marcher dehors et entrer à nouveau dans le bâtiment, tout en faisant un enregistrement vidéo de la scène. La vidéo a ensuite été distribuée à divers médias, qui ont fait état de l’arrestation du premier requérant. Le premier requérant a ensuite été emmené à l’étage, où il a de nouveau été battu et insulté par l’« inspecteur ». L’« inspecteur » a également menacé le premier requérant d’engager des poursuites contre sa famille. Il a dit que le frère du premier requérant avait été arrêté pour terrorisme en lien avec le mouvement Hizmet/Gülen, que son beau-frère, qui était militaire, avait également été arrêté, que son père avait été licencié et que sa sœur avait été placée en détention, accusée d’utiliser l’application ByLock. Finalement, l’« inspecteur » l’a menacé d’enlever sa femme, la deuxième requérante, affirmant qu’ils pourraient l’emmener en Türkiye, l’emprisonner et confier sa fille au service de protection de l’enfance. Au cours des six jours suivants, le premier requérant a été interrogé quatre fois par l’inspecteur en chef, souvent en étant soumis à des pressions psychologiques. Lorsqu’il a dit à l’interrogateur qu’il ne parlerait pas hors de la présence de son avocat, il a été menacé d’être emmené devant une équipe militaire spéciale qui le forcerait à parler en moins d’une heure. Il a été autorisé à voir un avocat pendant quinze minutes seulement, dans la soirée du 29décembre 2018. Le 4janvier 2019, le premier requérant a été emmené au septième tribunal pénal de paix d’Ankara, où il a été inculpé et s’est vu reprocher les faits suivants : être membre d’une organisation terroriste armée du fait de son appartenance au mouvement Hizmet/Gülen en Azerbaïdjan, utiliser ByLock, étudier dans une université associée au mouvement Hizmet/Gülen, être logé dans des dortoirs appartenant à l’organisation, enseigner dans des écoles en Azerbaïdjan prétendument affiliées au mouvement Hizmet/Gülen, faire des dons d’argent au mouvement Hizmet/Gülen sous le nom de Himmet et continuer, comme l’a demandé FethullahGülen, de déposer des fonds à la Bank Asya après que le Gouvernement a mis fin à certaines des activités de la banque. Ilencourt une peine de quinze ans d’emprisonnement pour ces faits.

6.4Les requérants soulignent que le premier requérant a été renvoyé en Türkiye malgré la demande adressée par le Comité à l’Azerbaïdjan le 24décembre 2018, tendant à ce que celui-ci s’abstienne de prendre une telle mesure. Les requérants regrettent que l’État partie ait non seulement ignoré de manière flagrante la demande du Comité, mais qu’il n’ait pas non plus fait référence à la demande de mesures provisoires de protection dans les observations qu’il a soumises au Comité. Ils soulignent que, dans des cas similaires, le Comité a déclaré sans équivoque que, conformément à l’article 114 de son règlement intérieur, l’État partie devait se conformer de bonne foi à sa demande de mesures provisoires formulée au titre de l’article 108, et que le non-respect de cette obligation était considéré comme une violation de l’article 22 de la Convention.

6.5Les requérants rejettent l’affirmation de l’État partie selon laquelle la seconde requérante n’est pas victime d’une violation de l’article 3 de la Convention. Ils font observer que sans la protection internationale accordée par le HCR, elle aussi serait exposée à un risque imminent d’être expulsée vers la Türkiye, comme l’avait été le premier requérant. Lesrequérants soutiennent qu’au moins neuf autres ressortissants turcs ayant des liens avec des écoles turques affiliées au mouvement Hizmet/Gülen ont été illégalement renvoyés en Türkiye bien qu’ils aient été des demandeurs d’asile, et, de ce fait, ont été soumis à la torture et à des mauvais traitements, ycompris à un isolement prolongé. Ils affirment qu’après que le premier requérant a été renvoyé en Türkiye et que la vidéo le montrant au siège de la police à Ankara et la vidéo montrant la deuxième requérante en pleurs devant la cour d’appel de Bakou ont été diffusées par de nombreuses chaînes et sites Web d’information turcs, un grand nombre de commentaires ont été faits sur les médias sociaux, dans lesquels il était demandé que la deuxième requérante soit ramenée en Türkiye comme son mari l’avait été. Pendant sa détention en Türkiye, on a montré au premier requérant des documents liant la seconde requérante à des écoles turques affiliées au mouvement Hizmet/Gülen, à la banque Asya et à des transferts d’argent effectués par son frère, entre autres choses, et on a menacé de la transférer elle aussi d’Azerbaïdjan à la Türkiye si besoin était. Les requérants soutiennent que, sans les mesures prises d’urgence par le HCR et le Gouvernement suisse, qui ont accordé une protection internationale à la deuxième requérante et à sa fille, la deuxième requérante n’aurait pas pu quitter l’Azerbaïdjan et, à terme, aurait subi le même sort que son mari.

6.6Les requérants rejettent également l’argument de l’État partie selon lequel leur demande d’asile a été rejetée en raison notamment du fait qu’ils ont affirmé n’appartenir à aucun groupe en Türkiye qu’ils n’ont donné aucune information concernant leur persécution par des représentants du Gouvernement turc. Ils soulignent que, lors de la procédure de demande d’asile au Service national des migrations, ils ont affirmé qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés parce qu’ils étaient considérés comme des gülénistes. Ils font référence aux décisions du Service national des migrations du 25 octobre 2017 et du tribunal administratif et économique no 1 de Bakou du 3 avril 2018, dans lesquelles il est clairement dit qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés en Türkiye en raison de leurs liens supposés avec le mouvement Hizmet/Gülen.

6.7En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel leurs permis de séjour ont été annulés pour des motifs de sécurité nationale et d’ordre public, les requérants soutiennent que l’État partie n’a pas tenu compte du principe de proportionnalité. Ils font observer que le premier requérant n’était pas un militaire mais un enseignant qui vivait depuis 2004 en Azerbaïdjan et n’avait aucun casier judiciaire ; partant, il ne représentait pas une menace pour l’ordre public et la sécurité nationale de l’Azerbaïdjan ou de tout autre pays.

6.8Les requérants répètent que les faits présentés par l’État partie concernant l’arrestation et l’expulsion du premier requérant vers la Türkiye sont inexacts. Ils rejettent catégoriquement l’argument de l’État partie selon lequel le premier requérant a soumis une déclaration écrite au Service national des migrations dans laquelle il lui demandait de le placer à titre volontaire au centre de détention d’immigrants illégaux de Bakou jusqu’à ce qu’il puisse retourner en Türkiye, car il n’avait pas d’hébergement ni de moyens de subsistance. Ils affirment avec force que le premier requérant n’a ni vu ni signé un tel document, et qu’il aurait été illogique qu’il fasse cette demande, surtout immédiatement après avoir fait appel de sa détention illégale et avoir été remis en liberté par la cour d’appel de Bakou. Les requérants soutiennent par conséquent que la demande du premier requérant tendant à ce qu’on le place en détention, que le Service national des migrations a approuvé, et qui figure dans les observations de l’État partie, est un document fictif, rédigé après le transfert illégal du premier requérant vers la Türkiye pour tenter de justifier l’enlèvement et le transfert illégal du requérant par l’État partie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, le Comité n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes parce qu’ils n’ont pas saisi les autorités azerbaïdjanaises, notamment les tribunaux nationaux, le Bureau du Procureur et le Bureau du Médiateur, de griefs tirés de l’article 3 de la Convention. Toutefois, le Comité constate, au vu de la décision du Service national des migrations en date du 25 octobre 2017, que la raison pour laquelle les requérants ont demandé l’asile était précisément leur crainte de retourner en Türkiye après la tentative de coup d’État de 2016 et d’être arrêtés et poursuivis de la même manière que certains membres de leur famille et leurs collègues l’avaient été. Le Comité constate en outre que les recours des requérants ont été examinés par les juridictions internes et que la Cour suprême de la République d’Azerbaïdjan a rejeté leur recours en cassation le 4 septembre 2018.

7.3Le Comité constate que l’État partie n’a pas expliqué en quoi les autres voies de recours mentionnées, à savoir la saisine du Bureau du Procureur et du Bureau du Médiateur, auraient été utiles, et notamment si les recours auprès de ces organes auraient eu un effet suspensif. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité considère que l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention ne l’empêche pas de déclarer la communication recevable.

7.4Le Comité prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel la requête devrait également être déclarée irrecevable pour défaut manifeste de fondement, car elle se limite à la formulation de déclarations vagues et de caractère général, et ne comporte aucun récit détaillé des événements ni aucun élément de preuve à l’appui des affirmations des requérants. L’État partie soutient ainsi que les griefs du requérant sont irrecevables au regard de l’article 113 b) du Règlement intérieur du Comité. Le Comité note que les requérants, pour leur part, font valoir qu’ils risquent l’expulsion en tant que personnes liées au mouvement Hizmet/Gülen, qualifié de groupe terroriste par le Gouvernement turc. Le Comité considère donc que les auteurs ont suffisamment étayé leurs griefs aux fins de la recevabilité.

7.5Le Comité prend note de l’affirmation de la seconde requérante selon laquelle en tant qu’ancienne employée d’un établissement d’enseignement affilié au mouvement Hizmet/Gülen, elle constitue également une cible pour les autorités turques. Toutefois, le Comité constate qu’à une date non précisée, la deuxième requérante a quitté l’État partie après s’être fait accorder une protection internationale par la Suisse. Le Comité conclut que le grief concernant la deuxième requérante n’a pas été suffisamment étayé aux fins de la recevabilité.

7.6Ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare recevable la communication soumise en vertu de l’article 3 de la Convention et passe à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si le renvoi du premier requérant en Türkiye a constitué une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture.

8.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risquait personnellement d’être soumis à la torture s’il était renvoyé en Türkiye. Pour ce faire, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette analyse est de déterminer si l’intéressé courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays où il serait renvoyé. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour établir qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé courrait personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

8.4Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017) sur l’application de l’article 3 de la Convention dans le contexte de l’article 22, selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire que l’intéressé risque d’être soumis à la torture dans l’État vers lequel il doit être expulsé, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Le Comité rappelle que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Les facteurs de risque personnel peuvent comprendre, notamment : l’origine ethnique du requérant ; l’affiliation politique ou les activités politiques du requérant ou des membres de sa famille ; les actes de torture subis antérieurement ; la détention au secret ou une autre forme de détention arbitraire et illégale dans le pays d’origine ; la fuite clandestine du pays d’origine suite à des menaces de torture. Le Comité rappelle également qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné ; toutefois, il n’est pas lié par de telles constatations et il apprécie librement les faits en se fondant sur l’ensemble des circonstances de chaque affaire, conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention.

8.5Aux fins d’apprécier le risque de torture en l’espèce, le Comité prend note de l’allégation du requérant selon laquelle son extradition lui ferait courir un risque important d’être soumis à la torture pendant sa détention en Türkiye du fait qu’il est considéré comme appartenant au mouvement Hizmet/Gülen. À cet égard, le Comité prend note de ce que le premier requérant est un ancien employé d’une école affiliée au mouvement Hizmet/Gülen et est diplômé d’une université gérée par le mouvement Hizmet/Gülen, que son frère a été condamné à dix ans de prison pour avoir soutenu le mouvement Hizmet/Gülen et qu’il fait lui-même l’objet d’un mandat d’arrêt délivré par le cinquième tribunal de paix criminel d’Ankara statuant en matière pénale le 21 décembre 2018. Le Comité prend note également de l’observation de l’État partie selon laquelle les requérants ont eu un entretien avec le Service national des migrations, au cours duquel ils ont affirmé qu’ils n’appartenaient à aucun groupe en Türkiye et n’ont donné aucune information concernant leur persécution par des représentants du Gouvernement turc, ce qui a amené le Service national des migrations à conclure qu’il n’y avait pas de motifs sérieux de croire que les requérants risquaient d’être soumis à la torture en Türkiye. L’État partie indique qu’en conséquence, le premier requérant a été expulsé vers la Türkiye conformément au droit national et international.

8.6Le Comité doit prendre en considération la situation en Türkiye en matière de droits de l’homme au moment de l’expulsion du premier requérant, notamment des conséquences de l’état d’urgence (levé en juillet 2018, mais dont les mesures restrictives ont été prolongées par l’adoption d’une série de mesures législatives). Il note que les prolongations successives de l’état d’urgence en Türkiye ont conduit à la commission de graves violations des droits de l’homme contre des centaines de milliers de personnes, notamment la privation arbitraire du droit au travail et à la liberté de circulation, des actes de torture et des mauvais traitements, des détentions arbitraires et des atteintes aux droits à la liberté d’association et d’expression. Le Comité rappelle à cet égard ses observations finales concernant le quatrième rapport périodique de la Türkiye (2016), dans lesquelles il mettait en relief avec préoccupation l’écart important entre le nombre élevé d’allégations de torture signalées par les organisations non gouvernementales et les données fournies par l’État partie dans ce rapport, ce qui laissait supposer que toutes les allégations de torture n’avaient pas fait l’objet d’une enquête pendant la période considérée. Dans ces mêmes observations finales, le Comité avait exprimé sa préoccupation concernant les récentes modifications apportées au Code de procédure pénale, qui donnaient à la police des pouvoirs plus étendus, lui permettant de maintenir des personnes en garde à vue sans contrôle judiciaire. Le Comité disait également regretter l’absence d’informations complètes sur les suicides et autres décès subis survenus dans des lieux de détention pendant la période considérée.

8.7Le Comité garde à l’esprit que les observations finales auxquelles il est fait référence sont antérieures à la date de la déclaration de l’état d’urgence. Il rappelle toutefois qu’à la suite de la tentative de coup d’État de juillet 2016, il a exprimé sa préoccupation quant à la situation en Türkiye dans une lettre de suivi envoyée à l’État partie le 31 août 2016. Il souligne aussi que des rapports sur la situation des droits de l’homme et la prévention de la torture en Türkiye publiés depuis l’instauration de l’état d’urgence indiquent que les préoccupations exprimées par le Comité restent d’actualité.

8.8En l’espèce, le Comité prend note de l’affirmation du premier requérant selon laquelle il court le risque d’être persécuté en raison de ses activités politiques, car il est considéré comme appartenant au mouvement Hizmet/Gülen, tenu pour responsable de la tentative de coup d’État de juillet 2016. Le Comité constate que, dans son rapport de 2018, le Haut‑Commissariat des droits de l’homme (HCDH) indique qu’il a eu accès à des informations fiables faisant état du recours à la torture et aux mauvais traitements pendant la détention provisoire, dans le cadre de la riposte des autorités à la tentative de coup d’état de juillet 2016. Dans ce même rapport, le HCDH indique avoir réuni des informations sur l’utilisation de plusieurs formes de torture et de mauvais traitements en détention, notamment le passage à tabac, la menace d’agression sexuelle, l’agression sexuelle, les électrochocs et le simulacre de noyade. Ces actes de torture avaient généralement pour but d’arracher des aveux ou de forcer l’intéressé à dénoncer d’autres individus, et étaient commis dans le cadre d’enquêtes relatives à des faits en lien avec la tentative de coup d’État. Dans son rapport sur sa mission en Türkiye, le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a dit estimer qu’après la tentative de coup d’état le recours à la torture s’était généralisé. Le Rapporteur spécial a également souligné que le nombre d’enquêtes ouvertes et de poursuites engagées pour donner suite aux allégations de torture ou de mauvais traitements semblait totalement disproportionné par rapport à la fréquence alléguée de ces violations, ce qui dénotait une volonté insuffisante des autorités turques d’enquêter sur ces allégations.

8.9En ce qui concerne les conséquences directes de l’état d’urgence instauré le 20 juillet 2016, le Comité prend note de la préoccupation exprimée par le HCDH quant aux incidences négatives des mesures qui en ont découlé sur la protection contre la torture et les mauvais traitements. Le HCDH fait référence en particulier aux restrictions qui peuvent être imposées sur les échanges entre les détenus et leurs avocats, à la prolongation de la durée maximale de la garde à vue, à la dissolution de certains mécanismes indépendants de prévention de la torture et à l’utilisation abusive de la détention provisoire. Après les prolongations successives décrétées par les autorités turques, l’état d’urgence a officiellement été levé le 19 juillet 2018. Par une lettre en date du 8 août 2018, les autorités turques ont informé le Conseil de l’Europe que l’état d’urgence avait pris fin le 19 juillet 2018, à l’échéance du délai fixé par la décision no 1182, et qu’en conséquence, le Gouvernement turc avait décidé de retirer la notification de dérogation à la Convention européenne des droits de l’homme. Toutefois, une série de mesures législatives ont été adoptées, lesquelles prolongent l’application des mesures restrictives adoptées pendant l’état d’urgence, telle que la possibilité de prolonger la durée de la garde à vue jusqu’à douze jours.

8.10En l’espèce, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel le premier requérant a volontairement demandé à être placé dans le centre de détention pour migrants illégaux de Bakou jusqu’à ce qu’il puisse retourner en Türkiye, parce qu’il n’avait pas d’hébergement ni de moyens de subsistance en Azerbaïdjan. Le Comité note que cet argument est rejeté par le premier requérant lui-même, qui affirme n’avoir ni vu ni signé un tel document, et qu’il aurait été illogique qu’il fasse cette demande, surtout immédiatement après avoir fait appel de sa détention illégale et avoir été remis en liberté par la cour d’appel de Bakou. Selon le premier requérant, il s’agit d’un document fictif, rédigé après son transfert illégal vers la Türkiye pour tenter de justifier son enlèvement et son transfert illégal par l’État partie. Le Comité constate que cette affirmation du requérant est étayée par de nombreux éléments de preuve, de nombreux médias turcs ayant fait état de l’enlèvement du premier requérant en Azerbaïdjan et son transfert en Türkiye, et que même le Président turc a ouvertement félicité l’Azerbaïdjan pour sa « coopération » dans cette affaire.

8.11A la lumière de ce qui précède, et compte tenu du profil du premier requérant en tant que membre − supposé ou réel − du mouvement Hizmet/Gülen, le Comité est d’avis que l’État partie aurait dû procéder à une appréciation individualisée du risque réel auquel le premier requérant serait personnellement exposé en Türkiye, compte tenu en particulier du traitement attesté réservé par les autorités turques aux personnes associées à ce mouvement. Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut qu’en l’espèce, l’expulsion par l’État partie du premier requérant vers la Türkiye a constitué une violation de l’article 3 de la Convention.

9.Le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, conclut que le renvoi du premier requérant vers la Türkiye a constitué une violation de l’article 3 de la Convention. En ce qui concerne le non-respect par l’État partie de sa demande de mesures provisoires de protection formulée le 24 décembre 2018, tendant à ce que les requérants ne soient pas renvoyés en Türkiye, et réitérée le 28 décembre 2018, le Comité regrette que, malgré ses demandes répétées, l’État partie ait expulsé le premier requérant vers la Türkiye le 29 décembre 2018 et n’ait pas fourni d’explication au sujet du non-respect de ces demandes. Compte tenu de ce qui précède, le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, décide que les faits dont il est saisi constituent une violation par l’État partie de l’article 22 de la Convention en ce que son manque de coopération de bonne foi avec le Comité a empêché celui-ci d’examiner effectivement la communication. Le Comité constate que l’État partie n’a pas donné de renseignements suffisamment précis sur le point de savoir s’il avait assuré un quelconque suivi de la situation du premier requérant et s’il avait pris des mesures pour faire en sorte que ce suivi soit objectif, impartial et fiable.

10.Le Comité considère que l’État partie a l’obligation d’accorder une réparation au premier requérant, notamment une indemnisation adéquate du dommage moral résultant des atteintes à l’intégrité physique et mentale causées. Il devrait étudier les moyens de suivre les conditions de détention du requérant en Türkiye, notamment en ce qui concerne son accès à un avocat et à des soins médicaux, dans le cadre des accords existants avec la Türkiye, afin de s’assurer qu’il n’est pas soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, et informer le Comité des résultats de ce suivi.

11.Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite instamment l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus. Le Comité engage l’État partie à prendre des mesures pour que des violations analogues de l’article 22 ne se reproduisent pas à l’avenir et pour que, dans les cas où le Comité a demandé des mesures provisoires de protection, le requérant ne soit pas expulsé avant que le Comité ait rendu sa décision.