Nations Unies

CCPR/C/119/D/2148/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

2 juin 2017

Original : français

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité au titre du Protocole facultatif, concernant la communication no 2148/2012 * , * *

Communication présentée par:

M. A. K. (représenté par un conseil, Antoine le Court)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Belgique

Date de la communication:

22 novembre 2011 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 27 avril 2012 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision:

28 mars 2017

Objet:

Condamnation pénale pour avoir dénoncé des actes de corruption

Question(s) de fond:

Procédure équitable ; non-rétroactivité de la loi ; atteintes illégales à l’honneur et à la réputation

Question(s) de procédure:

Absence de statut de victime ; non-étayement des griefs ; incompatibilité ratione materiaeavec les dispositions du Pacte ; examen de la même affaire par une instance internationale de règlement

Article(s) du Pacte:

14, 15 et 17

Article(s) du Protocole facultatif:

1, 2, 3 et 5 (par. 2 a))

1.L’auteur de la communication est M. A. K., de nationalité pakistanaise, né le 11 octobre 1959. Il affirme être la victime de violations par la Belgique des articles 14, 15 et 17 du Pacte. L’auteur est représenté par un conseil, Antoine le Court. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 17 mai 1994.

Les faits tels que présentés par l’auteur

2.1L’auteur est arrivé en Belgique en 1982 et y a obtenu, la même année, un droit de séjour. Depuis la fin des années 1980, l’auteur dirigeait plusieurs sociétés actives, notamment dans l’exploitation de ce qui fut appelé les « pompes blanches ». À cette époque, les grandes compagnies pétrolières avaient progressivement laissé le champ aux exploitants des stations-service dites « blanches »– par opposition aux stations-service qui débitent des produits de marque – en leur cédant des stations-service qui, à leurs yeux, n’étaient plus assez rentables ou étaient vouées à être fermées à terme en raison de leur potentiel de dangerosité (endroits à risques, pollution des sol). Les nouveaux exploitants de ces « pompes blanches » ont pu pratiquer des prix bas en raison du fait qu’ils ne réalisaient pas d’investissement dans le marketing ni dans le personnel et qu’ils ne dépendaient pas de grandes structures coûteuses.

2.2C’est dans ce contexte que s’inscrit la plainte anonyme qui fut adressée au Ministre des finances le 16 mars 1992, invoquant des ventes à des prix inférieurs aux prix officiels ainsi que des achats non déclarés. Le Ministre des finances a transmis cette plainte à l’administration de l’inspection spéciale des impôts qui, à son tour, le 4 juin 1992, a dénoncé les faits au parquet de Bruxelles. Les poursuites qui ont été engagées sur cette base à l’encontre de l’auteur ont comporté deux volets distincts : un volet fiscal et un volet social.

2.3En ce qui concerne le volet fiscal de l’affaire, l’instruction contre l’auteur a été ouverte le 15 juin 1992 et confiée au juge Van Espen, qui en assura la direction jusqu’au règlement de la procédure en 2003. Le 22 novembre 1994, des perquisitions ont eu lieu au domicile de l’auteur ainsi que dans les bureaux des sociétés qu’il gérait et un mandat d’arrêt a été émis à son encontre. Le 23 novembre 1994, l’auteur a été inculpé pour les motifs suivants : faux et usage de faux en écriture et en matière de taxe sur la valeur ajoutée (TVA), infractions aux articles 449 et 450 du Code des impôts sur le revenu et aux articles 45, 50 (par. 1 à 4), 73 et 73 bis du Code de la TVA, association de malfaiteurs, escroquerie, abus de confiance et blanchiment.

2.4Par une ordonnance du 28 novembre 1994, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles a confirmé la détention préventive de l’auteur. Statuant sur appel de l’auteur, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles a ordonné sa remise en liberté immédiate et sans condition par un arrêt du 14 décembre 1994.

2.5Par une résolution du 18 juillet 1996, le Sénat belge a décidé la création d’une commission sénatoriale chargée d’enquêter sur la criminalité organisée.Dans le cadre de ses travaux, la Commission a été amenée à auditionner, en qualité de témoins, divers experts académiques et praticiens. À ce titre, le juge d’instruction Van Espen a été entendu le 14 mars 1997. Lors de son témoignage, il a proposé une définition du crime organisé, se fondant sur le cas des pompes blanches et qualifiant dans ce cadre de « truands » les personnes impliquées dans ce système.

2.6À la suite de ce témoignage, l’instruction s’est poursuivie sous la direction du juge Van Espen jusqu’en octobre 1998, les actes d’instruction ayant consisté en auditions de l’auteur, en devoirs d’enquête sur le patrimoine et en adjonction au dossier de renseignements obtenus auprès de l’administration fiscale. Le 22 septembre 2000, le parquet de Bruxelles a tracé son réquisitoire aux fins de renvoi de l’auteur devant la juridiction de fond compétente. Le 8 octobre 2002 a eu lieu l’audience de règlement de la procédure devant la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles, au cours de laquelle le juge Van Espen a fait allusion aux propos qu’il avait tenus devant la Commission d’enquête sénatoriale.

2.7Estimant lesdits propos incompatibles avec le devoir d’impartialité du juge d’instruction, l’auteur et ses conseils ont formulé plusieurs demandes afin d’obtenir le prononcé de la nullité du rapport du juge ainsi que de l’ensemble des actes d’instruction accomplis par lui. Ces demandes se sont toutefois vues rejetées par la chambre du conseil (tribunal de première instance) : la chambre a rendu une ordonnance le 8 mai 2003, dans laquelle elle n’a pas remis en doute l’impartialité du juge, et a renvoyé l’auteur devant le tribunal correctionnel du chef des inculpations énoncées au paragraphe 2.3 ci-dessus.

2.8L’auteur a fait appel de cette décision, qui a cependant été confirmée par la cour d’appel de Bruxelles (chambre des mises en accusation) par un arrêt du 18 novembre 2003 en ces termes :

« Attendu qu’il ressort des pièces de la procédure que le magistrat instructeur a mené son instruction à charge et à décharge, et a respecté toutes les obligations que la loi (en particulier l’article 56 du Code d’instruction criminelle) lui impose ; que le volumineux dossier de l’instruction soumis à la Cour ne révèle pas d’éléments susceptibles de mettre en doute l’indépendance ou l’impartialité du juge d’instruction, qui est d’ailleurs présumée jusqu’à preuve du contraire.

Attendu qu’eu égard à l’ensemble des devoirs prescrits, les seuls propos, allégués par les inculpés en conclusions et en conclusions de synthèse, que le magistrat instructeur a tenus le 14 mars 1997 devant la Commission parlementaire du Sénat chargée d’enquêter sur la criminalité organisée en Belgique, ne permettent pas de douter légitimement de son aptitude à instruire de manière impartiale ; qu’en effet, les propos allégués ont été tenus dans un contexte étranger à l’instruction, qui était pratiquement clôturée à ce moment ; que les inculpés n’ont pas usé, en temps utile, des voies de recours mises à leur disposition par la loi à l’effet de faire dessaisir le juge d’instruction ; qu’ils ont, au contraire, procédé volontairement devant lui jusqu’aux réquisitions de renvoi lors du règlement de la procédure […]

Attendu qu’il ressort de ces constatations et considérations que le magistrat instructeur n’a pas failli à son devoir d’impartialité, ni fait montre de préjugés […] ».

2.9L’auteur a interjeté appel de cette décision devant la Cour de cassation. Dans son arrêt du 7 avril 2004, la Cour de cassation a établi que les juges d’appel n’avaient pas « légalement justifié leur décision de tenir pour réguliers les actes d’instruction posés par [le juge d’instruction] après le 14 mars 1997 », et le dossier a été renvoyé à la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles.

2.10Par un arrêt du 19 octobre 2005, la chambre des mises en accusation a annulé l’ordonnance de renvoi du 8 mai 2003 (par. 2.7) et ordonné la désignation du juge d’instruction Lutgenz, qui a été chargé de faire rapport à la chambre des mises en accusation sur la régularité de la procédure menée à l’encontre de l’auteur. Au cours d’une audience tenue le 15 février 2006, le juge a estimé qu’il n’avait pas trouvé dans le dossier des actes d’instruction susceptibles de mettre en cause l’impartialité du juge instructeur Van Espen.

2.11Sur cette base, la chambre des mises en accusation a conclu à la régularité de l’instruction menée et a ordonné, par un nouvel arrêt du 19 avril 2006, le renvoi de l’auteur devant la juridiction de fond compétente pour le juger, à savoir le tribunal correctionnel de Bruxelles. L’auteur s’est ensuite pourvu en cassation.

2.12Par arrêt du 20 septembre 2006, la Cour de cassation a rejeté ce pourvoi, au motif que les juges d’appel ont pu légalement justifier leur décision concernant le fait que les actes menés par le magistrat instructeur après le 14 mars 1997 n’étaient pas entachés d’irrégularité.

2.13L’auteur a de nouveau plaidé devant le tribunal correctionnel de Bruxelles la nullité des actes d’instruction accomplis par le juge Van Espen ainsi que l’irrecevabilité des poursuites en raison de la prescription des infractions qui lui étaient reprochées. Sa requête a été rejetée le 28 septembre 2007.

2.14Sur le fond, le tribunal correctionnel a acquitté l’auteur des incriminations de faux en écritures privées et a déclaré établies les incriminations de faux et usage de faux fiscaux, escroquerie, abus de confiance, blanchiment, fraude à la TVA et association de malfaiteurs. Le tribunal a constaté que le délai raisonnable de la procédure pénale, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, se trouvait « assurément dépassé » et a résolu en conséquence d’opter pour « une peine significativement inférieure à celle que le tribunal aurait appliqué si le délai raisonnable pour être jugé n’avait pas été dépassé ».

2.15Le tribunal correctionnel a fait porter la réduction de peine sur la peine principale qui a été prononcée : l’auteur a été condamné à une peine de vingt mois de prison, assortie d’un sursis de cinq ans, à une amende de 12 000 euros et à une interdiction professionnelle d’une durée de dix ans, soit le maximum de ce que prévoit la disposition concernée. Il a également été condamné à des peines de confiscations financières portant respectivement sur les sommes de 1 500 000 dollars des États-Unis (s’agissant de l’objet de la prévention de blanchiment) et 28 016 779,70 euros (s’agissant des avantages patrimoniaux retirés de la prévention d’escroquerie). Sur les intérêts civils, le jugement a condamné l’auteur, solidairement avec deux autres coprévenus, au paiement de la somme de 56 057 194,40 euros au bénéfice de l’État partie.

2.16L’auteur a fait appel de cette condamnation devant la cour d’appel de Bruxelles. À nouveau, et en prenant une nouvelle fois appui sur les dispositions internationales en matière de droits de l’homme, il a réitéré les allégations en rapport avec le juge Van Espen. Le 21 octobre 2008, la cour d’appel de Bruxelles a rejeté cet argumentaire, considérant qu’« après l’examen de l’ensemble de la cause, et au regard des circonstances concrètes de celle-ci, le prévenu n’a pas été privé de son droit absolu au bénéfice d’un procès équitable et ce, nonobstant le manquement survenu dans le chef du magistrat instructeur ».

2.17Concernant l’allégation relative au fait que l’action publique devait être jugée éteinte par l’effet de la prescription (le point de départ de la prescription des infractions de faux et usage de faux fiscal reprochés devait se situer au plus tard le 25 octobre 1996, de sorte que la prescription relative devait être considérée comme échue au plus tard le 25 octobre 2006), la cour s’est fondée essentiellement sur le principe selon lequel la prescription ne commence à courir que lorsque l’effet voulu par son auteur cesse, ou lorsque le faux n’est plus susceptible de porter préjudice. La cour a donc considéré en l’espèce que l’effet utile du faux visé persistait toujours, de sorte que le cours de la prescription de l’action publique n’avait pas commencé à courir relativement aux faits mis à charge des prévenus.

2.18Pour le surplus, la cour d’appel a validé l’analyse du tribunal correctionnel quant aux prétentions devant être retenues à la charge de l’auteur et a confirmé les peines principales et accessoires à son encontre, en concédant que le délai raisonnable de la procédure était dépassé. La cour d’appel a repoussé la demande de l’auteur tendant à ce que ne soit prononcée à son encontre qu’une simple déclaration de culpabilité sans peine, conformément à ce qu’autorise l’article 21 ter du titre préliminaire du Code de procédure pénale. L’auteur a introduit un ultime pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles, mettant fin aux recours internes. Celui-ci fut rejeté par la Cour de cassation le 3 juin 2009.

2.19Dans le cadre du volet social de l’affaire, notamment eu égard à diverses infractions alléguées à la législation et à la règlementation belges relatives à l’affiliation obligatoire des travailleurs au système de sécurité sociale et au paiement de cotisations sociales, l’auteur a été accusé d’avoir employé de « faux indépendants », d’avoir permis à des chômeurs de travailler, d’avoir omis d’afficher les horaires de travail à temps partiel et d’avoir commis des manquements à la législation applicable aux travailleurs de nationalité étrangère. L’auteur a également été poursuivi du chef d’avoir, à travers un faux en écriture, contracté un mariage simulé avec une ressortissante belge aux fins d’obtenir un droit de séjour en Belgique.

2.20En décembre 2004, l’auditorat du travail a réclamé le renvoi devant la juridiction de fond compétente de toutes les infractions répertoriées, à l’exception de celles ayant consisté à avoir laissé travailler des chômeurs et omis d’afficher les horaires de travail à temps partiel, pour lesquelles l’auditorat a requis le non-lieu, faute de charges suffisantes. Toutefois, par ordonnances successives du 13 janvier 2006 et du 14 février 2006, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles a déclaré l’action publique éteinte par prescription pour chacune des infractions pour laquelle le renvoi était demandé. Ce faisant, la chambre du conseil a estimé qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur la nullité de l’instruction menée par le juge Van Espen.

2.21Le 25 novembre 2009, l’auteur a saisi la Cour européenne des droits de l’homme d’une requête dirigée contre la Belgique. En formation de juge unique, la requête a été rejetée sans motivation le 4 octobre 2011.

La plainte

3.1L’auteur allègue que la procédure pénale menée à son encontre a méconnu la garantie du délai raisonnable, violant l’article 14 (par. 3 c)) du Pacte. Il rappelle que la procédure a duré pratiquement dix-sept ans. L’auteur insiste sur le fait que les juridictions, prenant en compte le dépassement du délai raisonnable, n’ont appliqué une réduction de peine qu’à la seule peine principale privative de liberté et non pas aux peines « accessoires » dont les effets sur l’auteur ont été, selon lui, considérables.

3.2L’auteur soulève le défaut d’impartialité du juge d’instruction, illustré par ses déclarations devant la Commission d’enquête sénatoriale du 14 mars 1997, en violation de l’article 14 du Pacte. Pour l’auteur, sachant que le juge d’instruction est l’acteur central de la phase préliminaire du procès pénal, sa partialité affecte de manière irrémédiable la régularité et l’équité même de la procédure. L’auteur affirme avoir toujours douté de l’impartialité du juge, contrairement à ce qu’ont pu estimer certaines juridictions. Il a dénoncé ce manque de partialité sitôt que celui-ci est devenu évident, soit à l’occasion de l’audience tenue le 8 octobre 2002 devant la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles. Cependant, les juridictions internes ont considéré que la partialité avérée du magistrat instructeur n’avait en aucune manière affecté la régularité de l’instruction menée.

3.3Plus encore, les juridictions belges ont fait peser sur le requérant la charge de démontrer que la partialité du juge d’instruction avait affecté la régularité de la procédure. Par ailleurs, cette preuve ne pouvait être apportée qu’au travers de la démonstration de l’illégalité affectant les actes positifs ponctuels du magistrat instructeur, et seuls les actes posés après la manifestation litigieuse de partialité (soit le 14 mars 1997) pouvaient entrer en ligne de compte pour les besoins de la démonstration. L’auteur s’oppose à cet état de fait pour deux raisons : tout d’abord, il n’y a selon lui pas nécessairement de concomitance parfaite entre la survenue d’un a priori négatif à l’encontre d’une personne et la manifestation publique de cet a priori. Le fait que le magistrat instructeur n’ait formulé les propos litigieux que le 14 mars 1997 n’exclut pas que le préjugé négatif sous-jacent à ces propos ait existé avant la date précitée, étant entendu qu’il n’appartient pas à l’auteur d’apporter la preuve de cette préexistence.

3.4L’auteur est d’avis que l’argument des juridictions belges, qui ont retenu que la régularité d’actes d’instruction ne peut être contestée sur la base du simple constat que leur auteur a manqué de l’impartialité voulue, aboutit à priver de toute utilité pratique la garantie d’impartialité du juge, puisque sa méconnaissance serait en réalité privée de toute effectivité et de toute sanction autonome. Dès lors, le défaut d’impartialité du juge instructeur a entaché d’iniquité et affecté la régularité de toute la procédure qui s’appuie sur l’instruction menée par ce dernier.

3.5Selon l’auteur, les déclarations faites par le juge d’instruction devant la Commission d’enquête parlementaire avant que le jugement à son encontre ne soit rendu ne se limitent pas à de simples états de suspicion, mais sont de véritables constats de culpabilité. L’auteur rappelle que le juge instructeur l’a qualifié de « truand » dans son témoignage (par. 2.5. ci-dessus), qui figure dans le rapport final de la Commission d’enquête. Ce faisant, l’auteur allègue que le principe de la présomption d’innocence, tel que garanti par l’article 14 (par. 2) du Pacte, a été violé à son égard. L’auteur se réfère à l’observation générale no 32 (2007) du Comité sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable (par. 30), selon laquelle toutes les autorités publiques ont le devoir de s’abstenir de préjuger de l’issue d’un procès, par exemple de s’abstenir de faire des déclarations publiques affirmant la culpabilité de l’accusé.

3.6L’auteur ajoute que plusieurs des infractions qui lui ont été imputées n’ont jamais été retenues à son égard. Il n’a ainsi jamais été poursuivi, ni avant le 14 mars 1997, ni après cette date, pour une série de faits pénalement délictueux que lui imputent pourtant le témoignage du juge instructeur Van Espen et les conclusions de la Commission parlementaire d’enquête : fraude aux accises, infractions liées au trafic de stupéfiants, à la traite des êtres humains et à l’immigration illégale, et faits de menace, d’intimidation et de violence. L’auteur en conclut que l’article 14 (par. 2) du Pacte a été violé à son égard.

3.7De plus, l’auteur allègue que le raisonnement conduit par la cour d’appel dans son arrêt du 21 octobre 2008 et la Cour de cassation dans son arrêt du 3 juin 2009, considérant que l’action publique dirigée à l’encontre de l’auteur n’était pas éteinte par la prescription, est contraire à l’article 15 (par. 1) du Pacte en raison de la réouverture d’un délai de prescription définitivement échu. Cette disposition s’oppose à ce que l’on puisse refaire naître la possibilité de sanctionner des faits devenus non punissables. L’auteur soutient que, si le Comité venait à considérer que la méthode de computation du délai de prescription retenue par la cour d’appel de Bruxelles et la Cour de cassation ne viole pas l’article 15 du Pacte, il devrait à tout le moins convenir que, en raison de sa longueur, ce délai de prescription est incompatible avec l’exigence d’équité de la procédure contenue à l’article 14 du Pacte.

3.8Selon l’auteur, l’iniquité créée par le délai totalement démesuré de la prescription de l’action publique menée à son encontre a été aggravée par l’incertitude totale dans laquelle il s’est trouvé quant au dies a quo de ce délai. Selon l’arrêt de la cour d’appel du 21 octobre 2008, la prescription afférente aux infractions d’usage de faux mis à sa charge (les faits dataient de 1994) n’avait pas encore commencé à courir, « eu égard au recours fiscal toujours pendant ». La cour d’appel s’abstint de toute précision supplémentaire concernant l’identité exacte du recours fiscal en question et la Cour de cassation, dans son arrêt du 3 juin 2009, ne vit aucune illégalité dans cette absence totale d’identification. Pour ces raisons, l’auteur soutient que, de par l’effet cumulé de la longueur excessive du délai de prescription et de l’incertitude totale dans laquelle il s’est trouvé quant au dies a quo de ce délai, l’article 14 du Pacte a été violé à son encontre.

3.9L’auteur soutient en outre que les déclarations faites par le juge d’instruction devant la Commission d’enquête parlementaire violent son droit à l’honneur et à la réputation tels que garantis par l’article 17 du Pacte.

3.10De plus, il allègue une violation de l’article 17 du Pacte en raison du caractère disproportionné de la peine accessoire d’interdiction professionnelle prononcée à son encontre. Cette interdiction constitue, selon lui, une ingérence excessive dans son droit à la vie privée. Il souligne qu’il a continué à exercer les fonctions qui lui sont dorénavant interdites pendant les dix-sept années de la procédure, sans que lui ait été reprochée la commission d’actes délictueux durant cette période ; que la sévérité de la sanction d’interdiction professionnelle prononcée ne fut nullement atténuée par le constat, pourtant formé parallèlement par le tribunal correctionnel de Bruxelles, et, à sa suite, par l’arrêt de la cour de Bruxelles, d’un dépassement caractérisé du délai raisonnable de la procédure menée à son encontre ; et qu’il y a lieu de considérer qu’une interdiction professionnelle d’une telle amplitude, r atione materiae et ratione temporis, est nécessairement disproportionnée lorsqu’elle est la résultante d’une procédure pénale ayant obéi à des délais de prescription aussi excessifs que ceux appliqués en l’espèce.

3.11Pour l’ensemble de ces motifs, l’auteur prie le Comité d’inviter l’État partie à biffer tous les passages le concernant dans le rapport final de la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur la criminalité organisée en Belgique et d’inviter l’État partie à rouvrir la procédure pénale le concernant. Pour le surplus, l’auteur demande à pouvoir préciser ultérieurement le mode de réparation adéquat des violations constatées.

3.12Le 13 juillet 2012, le conseil de l’auteur a ajouté, au titre de la réparation, qu’il réclamait de l’État partie le remboursement des frais et honoraires d’avocat encourus devant les juridictions belges et devant le Comité.

Observations de l’État partie

4.1Le 3 avril 2013, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. En premier lieu, il rappelle les faits, notamment que, sur le volet fiscal, l’auteur a été inculpé pour faux et usage de faux en écriture et en matière de TVA, escroquerie, abus de confiance, blanchiment, infraction au Code de la TVA et association de malfaiteur. Sur le volet social du dossier, l’instruction a été clôturée en septembre 1998 par une ordonnance de soit-communiqué au juge d’instruction Van Espen. Toutefois, par les ordonnances des 13 janvier et 14 février 2006, l’action publique a été déclarée éteinte par prescription pour chacune des infractions. La chambre du conseil estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer, comme l’y invitait l’auteur, sur la question de la nullité de l’instruction menée par le juge Van Espen, liée à sa prétendue partialité. L’auteur n’a pas non plus la possibilité d’être blanchi des inculpations retenues contre lui dans ce volet social.

4.2L’État partie rappelle également que le 8 octobre 2002, lors de l’audience de règlement de la procédure, et dans le cadre du rapport qu’il était appelé à effectuer sur l’instruction qu’il menait, le juge d’instruction Van Espen a fait spontanément allusion à des propos qu’il avait tenus près de six ans plus tôt devant la Commission parlementaire du Sénat chargée d’enquêter sur la criminalité organisée. L’auteur a demandé la nullité du rapport du juge d’instruction et de tous les actes d’instruction entrepris, au motif que ces propos trahissaient un manque d’impartialité du juge d’instruction. Ces demandes ont été rejetées par la chambre du conseil de première instance de Bruxelles dans l’ordonnance relative au règlement de la procédure du 8 mai 2003, au motif que la nullité de l’instruction ne doit pas constituer la sanction des propos reprochés au juge d’instruction. Sur appel, la décision a été confirmée par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles le 18 novembre 2003.

4.3Le 7 avril 2004, la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la chambre des mises en accusation, au motif que même si les juges d’appel n’ont pas relevé dans le chef du juge d’instruction d’autres manquements au devoir d’impartialité, ils n’ont pu considérer que les propos du juge d’instruction ne permettaient pas de douter légitimement de son aptitude à instruire de manière impartiale. Le rapport du juge d’instruction Lutgenz qui a par la suite été chargé de faire rapport à la chambre des mises en accusation sur la régularité de la procédure menée n’a pourtant relevé aucune trace d’actes d’instruction qui auraient été susceptibles de mettre en cause l’impartialité du juge Van Espen. La Cour a donc confirmé que la partialité du juge dessaisi ne constituait pas un vice irrémédiable, ne compromettait pas le caractère équitable du procès et n’entraînait pas la nullité de toute l’instruction et l’irrecevabilité des poursuites. L’État partie rappelle que l’auteur a été renvoyé vers le tribunal correctionnel de Bruxelles, compétent pour juger au fond. Il s’est ensuite pourvu en cassation et son appel a été rejeté le 20 septembre 2006.

4.4Constatant le dépassement du délai raisonnable de la procédure pénale, le tribunal a opté pour une réduction significative de la peine, soit : vingt mois d’emprisonnement assortis d’un sursis de cinq ans, une amende de 12 000 euros à titre principal, une interdiction professionnelle pour une durée de dix ans, et la confiscation sur les sommes objet de la prévention de blanchiment et avantages patrimoniaux retirés de la prévention d’escroquerie. Sur appel introduit par l’auteur, la cour d’appel de Bruxelles a considéré que ce dernier n’avait pas été privé de son droit à un procès équitable, et a confirmé les peines principales et accessoires.

4.5Sur la base de ces éléments, l’État partie soutient que les griefs de l’auteur ont été soigneusement examinés par diverses juridictions nationales, et qu’il n’appartient pas au Comité de réévaluer les faits et la preuve de cette affaire. L’État partie ajoute que bien qu’il demande l’annulation de l’ensemble des actes d’accusation pour défaut d’impartialité du juge d’instruction, l’auteur ne remet en cause aucun de ces actes spécifiquement. En outre, l’auteur a avancé que les juridictions belges seraient parties de l’idée selon laquelle la régularité d’actes d’instruction ne peut être contestée sur simple constat que leur auteur a manqué de l’impartialité voulue, ce qui est inexact. L’État partie rappelle que le 20 septembre 2006 la Cour de cassation a rejeté le pourvoi en ces termes : « Un juge d’instruction qui a publiquement pris attitude sur la culpabilité d’un inculpé perd son aptitude à assumer de manière impartiale la responsabilité de l’instruction à charge et à décharge. Il ne s’en déduit cependant pas que tous les actes accomplis par ce magistrat soient nécessairement nuls ». L’État partie conteste les déductions de l’auteur, selon lesquelles aucune conséquence n’a été tirée du manquement au devoir d’impartialité constaté, et rappelle que la Cour de cassation, au terme de son propre examen de la cause, a considéré que l’auteur n’a pas été privé de son droit à un procès équitable.

4.6L’État partie rejette également les autres griefs de l’auteur, y compris ceux relatifs à la présomption d’innocence, à son droit à l’honneur et à la réputation, à la réouverture d’un délai de prescription et au caractère disproportionné de sa peine d’interdiction professionnelle, que l’État partie considère comme dénués de toute apparence de fondement.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 10 juin 2014, l’auteur a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il note en premier lieu que l’État partie s’est abstenu de contester la recevabilité de la communication, et se contente de qualifier les griefs de l’auteur d’insuffisamment étayés, alors que ce dernier a formulé des allégations précises.

5.2L’auteur réitère l’ensemble de ses allégations, tout en relevant que l’État partie s’est abstenu de fournir des commentaires sur les questions du délai manifestement déraisonnable de sa cause ; de la présomption d’innocence ; de la prescription ; de son droit à l’honneur et à la réputation ; et du caractère disproportionné de l’interdiction professionnelle d’une durée de dix ans qui lui a été imposée.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité observe que, le 25 novembre 2009, l’auteur a saisi la Cour européenne des droits de l’homme d’une requête sur la même affaire, dirigée contre la Belgique. Il relève que cette requête a été rejetée en formation de juge unique le 4 octobre 2011 et n’est donc pas actuellement à l’examen. En l’absence d’une réserve de l’État partie excluant la compétence du Comité pour connaître des communications qui ont déjà été examinées par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, le Comité conclut qu’il n’y a aucun obstacle à la recevabilité de la communication au regard de l’article 5 (par. 2 a)).

6.3Le Comité note l’argument de l’auteur, selon lequel il a épuisé tous les recours internes disponibles. En l’absence d’objection de l’État partie, le Comité conclut que les conditions énoncées à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ont été remplies.

6.4Au sujet des griefs que l’auteur soulève au titre de l’article 14 (par. 3 c)) au motif qu’il n’a pas été jugé dans un délai raisonnable et sans retard excessif, la procédure ayant duré près de dix-sept ans (de 1992 à 2009), le Comité rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure judiciaire doit être évalué au cas par cas, compte tenu de la complexité de l’affaire, du comportement de l’accusé et de la manière dont les autorités administratives et judiciaires ont traité l’affaire. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité observe que, statuant le 28 septembre 2007 sur la requête de l’auteur, introduite en appel sur le fond de l’affaire, le tribunal correctionnel de Bruxelles, constatant le dépassement du délai de la procédure pénale, résolut d’opter pour « une peine significativement inférieure à celle que le tribunal aurait appliqué si le délai raisonnable pour être jugé n’avait pas été dépassé » (par. 2.14 et 2.15 ci-dessus). Au vu de ce qui précède, le Comité estime que les autorités de l’État partie ont donné la suite voulue au grief de l’auteur, lequel n’a donc pas lieu d’être soulevé devant le Comité. Par conséquent, l’auteur ne peut prétendre à la qualité de victime au sens de l’article premier du Protocole facultatif et cette partie de la communication doit être déclarée irrecevable à ce titre.

6.5Pour ce qui est du grief de l’auteur tiré de l’article 14 (par. 2) du Pacte, selon lequel le défaut d’impartialité du juge d’instruction aurait porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence et à un procès équitable, le Comité constate que les faits ont été examinés par le tribunal de première instance le 8 mai 2003 ; par la cour d’appel de Bruxelles le 18 novembre 2003 ; puis par la Cour de cassation le 7 avril 2004, qui a accepté le pourvoi et renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Bruxelles. Sur la base d’un rapport préparé par un nouveau juge d’instruction désigné par la chambre des mises en accusation le 19 octobre 2005, cette dernière a conclu le 19 avril 2006 à la régularité de l’instruction initiale menée. Un nouveau pourvoi en cassation a été rejeté le 20 septembre 2006, la Cour de cassation ayant conclu que les actes menés par le magistrat instructeur n’étaient entachés d’aucune irrégularité. L’auteur a de nouveau plaidé devant le tribunal correctionnel de Bruxelles la nullité des actes d’instruction accomplis, mais sa requête a été rejetée le 28 septembre 2007. Le 21 octobre 2008, la cour d’appel de Bruxelles a également confirmé que l’auteur avait bénéficié d’un procès équitable, conclusion qui fut réitérée par la Cour de cassation le 3 juin 2009, dans le cadre d’un ultime recours formé par l’auteur.

6.6Le Comité note en particulier que la cour d’appel de Bruxelles a relevé que l’examen du dossier de l’instruction ne révélait pas d’éléments susceptibles de mettre en doute l’indépendance ou l’impartialité du juge d’instruction ; que les propos dénoncés par l’auteur avaient été tenus dans un contexte étranger à l’instruction ; et qu’enfin les inculpés n’avaient pas usé, en temps utile, des voies de recours mises à leur disposition par la loi à l’effet de faire dessaisir le juge d’instruction. À la lumière de ces conclusions et de celles auxquelles sont parvenues les autres instances saisies, le Comité considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé son grief aux fins de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.7De même, le Comité a pris connaissance du grief soulevé par l’auteur, selon lequel ses droits au titre de l’article 15 (par. 1) du Pacte auraient été violés en raison du raisonnement de la cour d’appel de Bruxelles, qui a considéré dans son arrêt du 21 octobre 2008 que le cours de la prescription de l’action publique n’avait pas encore commencé à courir en rapport avec les faits d’usage de faux fiscal mis à la charge de l’auteur. Le Comité rappelle que l’article 15 protège toute personne contre des condamnations pour des actions ou omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux d’après le droit national ou international au moment où elles ont été commises. Le Comité observe que les griefs que l’auteur tire de l’article 15 n’entrent pas ratione materiae dans le champ d’application de cette disposition et sont à ce titre irrecevables en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.8En ce qui concerne l’allégation subsidiaire selon laquelle le délai de prescription retenu par la cour d’appel de Bruxelles pour ces mêmes faits violerait le droit de l’auteur à un procès équitable garanti par l’article 14 du Pacte, le Comité renvoie à ses conclusions précédentes (énoncées aux paragraphes 6.5 et 6.6), et considère que cette allégation n’a pas été suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et doit donc être rejetée en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.9Pour ce qui est du grief tiré de l’article 17 invoqué par l’auteur, en vertu duquel les déclarations du juge d’instruction auraient violé son droit à l’honneur et à la réputation, le Comité rappelle que l’article 17 prévoit le droit de toute personne à être protégée contre les immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile et sa correspondance, ainsi que contre les atteintes illégales à son honneur et à sa réputation. Le Comité observe toutefois que le rapport sénatorial mis en cause par l’auteur ne fait pas mention du nom de l’auteur, et que ce dernier n’a mis en évidence aucune conséquence concrète sur sa vie privée ou sa réputation qui aurait un lien de causalité direct avec les propos du juge d’instruction, outre le préjudice inévitable lié à sa condamnation pénale.

6.10De la même manière, l’auteur n’a pas suffisamment étayé le grief selon lequel l’interdiction professionnelle de dix ans qui lui a été imposée aurait violé son droit à son honneur et à sa réputation. Le Comité note à cet égard qu’une personne ne saurait invoquer l’article 17 pour contester une atteinte à sa réputation qui résulterait de ses propres actions, telle une infraction pénale pour laquelle il a fait l’objet d’une condamnation. Or, cette interdiction fait partie de la peine imposée par le tribunal correctionnel de Bruxelles, dans son jugement sur le fond de l’affaire daté du 28 septembre 2007, qui a établi la culpabilité de l’auteur du chef de plusieurs infractions pénales. Le Comité en conclut que cette partie de la communication doit également être déclarée irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable en vertu des articles 1, 2 et 3 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur et à l’État partie pour information.