Nations Unies

CCPR/C/117/D/2100/2011

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

30 août 2016

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif, concernant la communication no2100/2011 * , **

Communication présentée par :

S. M. (non représenté par un conseil)

Au nom de :

L’auteur et son fils

État partie :

Bulgarie

Date de la communication :

9 avril 2011 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 21 septembre 2011 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

14 juillet 2016

Objet :

Manquement présumé de l’État partie à l’obligation d’enquêter sur un naufrage

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; griefs non étayés

Question(s) de fond :

Enquête impartiale ; droit à la vie ; torture − enquête diligente et impartiale

Article(s) du Pacte :

6, 7, 9 et 14

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est S. M., de nationalité bulgare, né en 1952 à Varna (Bulgarie). Il affirme que son fils, M. M., est victime de disparition forcée en violation des articles 6, 7 et 9 du Pacte. Il affirme en outre être lui-même victime de violations des articles 7 et 14 du Pacte. Il n’est pas représenté. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 26 juin 1992.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur affirme que, le 12 février 2004, un navire (décrit également comme un navire à moteur) du nom de Hera, battant pavillon cambodgien, a sombré en mer Noire, dans les eaux territoriales turques, à quelques milles du Bosphore. Le naufrage n’aurait pris que quelques minutes. L’équipage du navire comptait 19 membres : 17 Bulgares et 2 Ukrainiens. Les corps de 5 membres de l’équipage − ceux de 3 marins bulgares et de 2 marins ukrainiens − ont été retrouvés quarante jours après la catastrophe. Quatorze marins bulgares, parmi lesquels le fils de l’auteur, sont toujours portés disparus.

2.2Le 16 février 2004, une information judiciaire a été ouverte contre X par le parquet en Bulgarie. À la suite de l’enquête, menée en coopération avec les autorités turques, le parquet a décidé de mettre fin à la procédure préliminaire le 9 avril 201. Les raisons évoquées pour expliquer le naufrage, à savoir le mauvais temps, l’entretien défaillant du navire et une erreur du capitaine, ont été jugées satisfaisantes. Au cours de la procédure préliminaire, l’auteur et les familles d’autres victimes ont déposé une requête auprès du parquet en vue de l’ouverture d’une enquête distincte, pour « disparition forcée », demandant au Procureur d’interroger les autorités bulgares et turques pour savoir si elles avaient connaissance de faits ou d’éléments donnant à penser que des disparitions forcées seraient imputables aux forces militaires turques. Le Procureur n’a pas accédé à cette demande.

2.3L’auteur a contesté devant le tribunal municipal de Sofia la décision du parquet de clore l’enquête, au motif que celle-ci n’avait pas été menée d’une façon impartiale, objective et exhaustive. Le 4 juin 2010, le tribunal a conclu que la décision du parquet était fondée et légitime. Il a estimé que les accusations de l’auteur et des autres familles de victimes, selon lesquelles le Procureur et les enquêteurs avaient délibérément dissimulé des faits et des éléments de preuve, étaient dénuées de fondement ; que le naufrage semblait bien avoir été causé par une appréciation erronée de la situation et de mauvaises conditions météorologiques ; et que la clôture de la procédure pénale ne signifiait pas qu’il avait été purement et simplement mis fin à l’enquête, laquelle continuerait d’être menée en coopération avec toutes les parties prenantes, y compris la Turquie. La décision du tribunal n’était pas susceptible d’appel.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que son fils est victime d’une disparition forcée en violation des articles 6 et 9 du Pacte. Il renvoie à cet égard à la définition de « disparition forcée » énoncée au paragraphe 2 b) i) de l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Il se dit aussi victime d’une violation des articles 7 et 14 du Pacte.

3.2Rappelant ce qui est dit au paragraphe 4 de l’observation générale no 6 (1982) du Comité sur le droit à la vie, l’auteur considère que l’État partie n’a pas pris de mesures efficaces pour protéger la vie de son fils ni mené d’enquête approfondie sur la disparition de son fils et des autres marins, en violation de l’article 6 du Pacte. L’auteur rappelle que le droit à la vie est un des droits fondamentaux auxquels il est porté atteinte en cas de disparition forcée. Il fait valoir en outre que toute disparition forcée implique une violation de l’article 9, qui protège les individus contre la détention arbitraire. L’État partie n’ayant pas dûment enquêté sur le sort de son fils et des autres victimes du naufrage, il n’est pas exclu que ceux-ci soient détenus dans un lieu tenu secret.

3.3L’auteur soutient d’autre part que sa femme et lui vivent dans le tourment et l’angoisse du fait de la disparition de leur fils et de leur incapacité de savoir ce qui s’est passé. Il affirme que la manière dont leur requête a été traitée par les autorités de l’État partie constitue un traitement inhumain, contraire à l’article 7 du Pacte.

3.4L’auteur affirme qu’il n’a pas eu un accès effectif à la justice parce qu’une action civile en dommages-intérêts dépendrait entièrement du résultat d’une enquête pénale sur les infractions de détention et de disparition. La disparition forcée n’est pas prévue par le Code pénal bulgare. En l’absence de législation dans ce domaine et de tout résultat d’enquête, l’auteur ne peut pas saisir effectivement la justice. Il dénonce aussi l’inutilité des recours internes et la durée excessive de la procédure préliminaire, qui s’est prolongée pendant plus de six ans et demi et n’a pas permis d’établir si une infraction avait été commise. L’auteur considère que ces faits font apparaître une violation de l’article 14 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 21 novembre 2011, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication, arguant que l’auteur n’avait pas épuisé tous les recours internes disponibles. L’État partie soutient que le Service national d’enquête, l’organe chargé d’enquêter sur le naufrage, a ouvert une procédure au titre du paragraphe 3 b) de l’article 340 du Code pénal.

4.2Le 9 avril 2010, l’enquête a été suspendue sur ordre du parquet de Sofia. La décision de suspension a été confirmée le 4 juin 2010 par le tribunal municipal de Sofia. La suspension de la procédure pénale conformément aux modalités prévues à l’article 244 1) du Code de procédure pénale ne signifie pas que l’enquête soit définitivement close. Le paragraphe 2 dudit article autorise la réouverture de l’enquête « si les raisons ayant motivé la suspension n’existent plus ou s’il est nécessaire de prendre de nouvelles mesures d’enquête ».

4.3L’État partie dit que, suivant la procédure en vigueur, tous les éléments de preuve sont portés à l’attention du procureur principal, qui peut rouvrir la procédure « à condition qu’une telle mesure soit appropriée en l’espèce et nécessaire pour faire la lumière sur les faits ». Au moment de la présentation de la présente communication, la procédure pénale n’était pas définitivement close. En conséquence, l’auteur n’a pas épuisé les recours internes et sa communication devrait être déclarée irrecevable.

4.4S’agissant du fond de la communication, en particulier en ce qu’elle a trait à l’article 6 du Pacte, l’État partie dit que les circonstances du naufrage du Hera ont fait l’objet d’une enquête approfondie « avec témoignages écrits et oraux », tels que des déclarations de témoin, notamment des membres de l’équipage d’un autre navire, le Vejen, qui ont confirmé que le Hera avait coulé. Le naufrage a également été confirmé par le rapport d’un expert médico-légal.

4.5Des compléments de preuve ont été demandés conformément aux accords d’entraide judiciaire conclus avec la Géorgie, la Grèce, la Roumanie, la Turquie et l’Ukraine, et une demande de documentation a été envoyée au Centre satellitaire de l’Union européenne, sis en Espagne. En outre, 9 ordonnances judiciaires ont été adressées à la Turquie et 4 à l’Ukraine, tandis qu’une décision d’instruction portant sur la collecte d’informations a été émise à l’intention de la Roumanie.

4.6Selon le Code de procédure pénale, une enquête était nécessaire pour établir les différentes manières dont le naufrage pourrait s’être produit et faire la lumière sur le sort des marins qui se trouvaient à son bord. Les spéculations de l’auteur au sujet du naufrage vont cependant bien au-delà des faits établis au cours de l’enquête. On ne sait toujours pas exactement à ce jour ce qui s’est passé lors du naufrage, raison pour laquelle les autorités ne sont pas en mesure de se prononcer définitivement sur la question.

4.7L’État partie fait observer par ailleurs que le naufrage s’est produit dans les eaux territoriales turques, ce qui a empêché les enquêteurs bulgares de réunir des éléments de preuve directement ou de façon indépendante. Ainsi, les autorités bulgares ont demandé deux enquêtes sous-marines supplémentaires pour que des experts bulgares puissent effectuer des recherches sur les causes du naufrage, mais les autorités turques leur ont opposé un refus.

4.8Il est incontestable que l’auteur et sa femme ainsi que les proches des 13 autres marins souffrent du fait du naufrage, qui est une véritable tragédie. Mais ce grief ne saurait être invoqué au titre de l’article 7 de la Convention car il n’y a aucun lien de cause à effet entre leur indéniable souffrance et les actes de l’État partie. Ce grief devrait donc être déclaré irrecevable. De plus, l’auteur a été pleinement informé des mesures qui ont été prises au cours de l’enquête.

4.9En ce qui concerne les griefs tirés de l’article 9 du Pacte, tous les arguments dénonçant la partialité de l’enquête sont dénués de fondement. Rien dans le dossier ne confirme l’allégation de l’auteur selon laquelle le Hera a été coulé. D’une manière générale, l’article 9 n’est pas pertinent, puisqu’il concerne les droits des détenus.

4.10S’agissant de l’efficacité de l’enquête, le tribunal municipal de Sofia a considéré, dans sa décision du 4 juin 2010, que la procédure avait été « objective, approfondie et exhaustive ». On ne saurait donc prétendre que cette décision judiciaire ait porté atteinte aux droits de quiconque. De plus, il est établi que les particuliers ne peuvent pas mener d’enquêtes officielles ; cette responsabilité incombe aux organes publics compétents. On ne voit pas non plus très bien quelles mesures préventives les autorités bulgares auraient dû prendre, sachant que le navire appartenait à une société de Saint-Vincent-et-les Grenadines, qu’il battait pavillon cambodgien et qu’il reliait la ville ukrainienne de Marioupol au port turc de Gebze.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Répondant aux observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond, l’auteur réitère ses allégations de violation du Pacte. Il réaffirme que les forces militaires turques ont enlevé 14 marins de l’équipage du Hera et que la Bulgarie comme la Turquie refusent de reconnaître ce fait et de dire ce qu’il est advenu de ces hommes.

5.2L’auteur affirme en outre qu’il a épuisé tous les recours internes et que la procédure suivie jusqu’à ce jour peut être qualifiée de « déraisonnablement longue et inefficace », en d’autres termes inutile pour lui. Rien n’indique que les autorités de l’État partie aient la moindre intention de rouvrir l’enquête, qui a été suspendue.

5.3Conformément aux dispositions des paragraphes 2 et 3 de l’article 2 du Pacte, les États parties s’engagent à prendre les arrangements devant permettre l’adoption de mesures d’ordre législatif ou autre, propres à donner effet aux droits reconnus dans le Pacte. Les autorités de l’État partie ont contesté l’affirmation de l’auteur selon laquelle il y a « des raisons suffisantes de penser que des crimes graves ont été commis lors du naufrage » du Hera. L’État partie n’a pas enquêté de manière approfondie sur ces allégations ; il est le seul à avoir accès à toutes les informations pertinentes. L’État partie n’a enquêté ni sur le naufrage ni sur l’éventualité d’un « enlèvement et [d’une] disparition des rescapés ».

5.4En ce qui concerne les observations de l’État partie sur le fond de la communication, l’auteur réaffirme que son fils et 13 autres marins ont été victimes de disparitions forcées et que l’on ignore tout de leur sort.

5.5Il fait en outre observer que les autorités de l’État partie ne prennent pas la mesure de l’angoisse, du stress, de la colère et de la douleur causés par les disparitions forcées telles que définies dans la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, en violation de l’article 7 du Pacte. L’incertitude qui perdure quant au sort des marins et au lieu où ils se trouvent ajoute encore à cette angoisse. Au-delà des tortures qui ont pu être infligées aux marins, leurs proches continuent eux aussi de subir la torture.

5.6S’agissant de ses allégations de violation de l’article 9, l’auteur fait observer que l’État partie ne peut pas envisager d’autre scénario pour le naufrage que celui de l’accident. Les faits donnent à penser que les survivants ont été enlevés et placés en détention dans un lieu tenu secret. Il en va de même pour ce qui est des allégations de violation de l’article 14 : l’État partie a adopté une position très commode en suspendant l’enquête faute de preuves supplémentaires.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Dans des lettres datées des 9 février et 23 avril 2012, l’État partie souligne qu’il a soigneusement examiné les allégations initiales de l’auteur ainsi que ses réponses. L’État partie est pleinement conscient des obligations qui lui incombent en vertu des paragraphes 2 et 3 de l’article 2 du Pacte. N’ayant pas encore ratifié la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, il n’a pas de commentaires à faire sur les allégations de l’auteur qui se rapportent aux dispositions de cet instrument.

6.2D’une manière générale, les autorités de l’État partie ont pris toutes les mesures nécessaires pour enquêter sur le naufrage du Hera, puisqu’elles ont notamment, comme indiqué précédemment, pris contact et coopéré avec les autorités géorgiennes, grecques, roumaines, turques et ukrainiennes.

Observations complémentaires de l’auteur

7.Dans des lettres en dates des 22 février, 20 mars et 11 avril 2012, des 13 juin, 5 octobre et 23 octobre 2013 et du 31 juillet 2014, l’auteur réitère sa position et demande que l’État partie enquête sur la disparition de son fils et des 13 autres marins.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3S’agissant des dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité note que l’État partie a contesté la recevabilité de la communication au motif que les recours internes n’avaient pas été épuisés, tout en précisant que l’enquête, qui avait été suspendue, n’était pas terminée. Le Comité relève que l’État partie n’a pas prouvé que, dans les circonstances de l’espèce, la poursuite de l’enquête constituerait un recours utile. Il indique en outre que, selon sa jurisprudence bien établie, les procédures de recours internes ne sauraient excéder des délais raisonnables. Dans ces circonstances, le Comité considère que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêche pas d’examiner la communication présentée par l’auteur.

8.4Au sujet de la recevabilité encore, le Comité prend note des griefs soulevés par l’auteur au titre des articles 6, 7 et 9 du Pacte concernant la douleur, la souffrance et l’angoisse causées par la perte de son fils. Le caractère tragique du naufrage et l’ampleur de la tragédie humaine n’étant pas contestés, le Comité fait observer que les informations qui lui ont été soumises ne sont pas suffisantes pour qu’il puisse élucider la cause exacte du naufrage ou les circonstances de la disparition ou du décès présumé du fils de l’auteur. La communication ne contient pas non plus suffisamment d’informations sur la manière dont le fils de l’auteur et les autres marins disparus auraient été enlevés et détenus illégalement. Le Comité conclut par conséquent que l’auteur n’a pas fait apparaître de lien entre le naufrage et ses allégations de disparition forcée et qu’il n’a pas non plus démontré que l’enquête menée par l’État partie sur les événements ait été inefficace ou ait, de quelque autre façon, laissé à désirer. Dans ces circonstances, le Comité déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif faute d’être suffisamment étayée.

8.5En ce qui concerne les griefs que l’auteur tire de l’article 14 du Pacte, le Comité considère que l’auteur n’a présenté aucun fait à l’appui de ses allégations de violation des dispositions de l’article 14. Par conséquent, le Comité conclut que les griefs soulevés par l’auteur au titre de cet article n’ont pas été suffisamment étayés et déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur et à l’État partie.