Nations Unies

CCPR/C/117/D/2220/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

27 septembre 2016

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2220/2012 * , **

Communication p résentée par :

Matkarim Aminov (représenté par un conseil, Shane H. Brady)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Turkménistan

Date de la communication :

3 septembre 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 7 décembre 2012 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

14 juillet 2016

Objet :

Objection de conscience au service militaire obligatoire ; traitement inhumain et dégradant ; double condamnation pour la même infraction ; conditions de détention

Question ( s ) de procédure :

Néant

Question ( s ) de fond :

Liberté de conscience ; ne bis in idem ; traitement inhumain et dégradant ; conditions de détention

Article(s) du Pacte :

7, 10, 14 (par. 7) et 18 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Matkarim Aminov, de nationalité turkmène, né le 17 avril 1991. Il se dit victime d’une violation par l’État partie des droits qu’il tient des articles 7, 14 (par. 7) et 18 (par. 1) du Pacte. Bien que l’auteur n’invoque pas expressément l’article 10 du Pacte, la communication semble également soulever des questions au regard de cette disposition. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1er mai 1997. L’auteur est représenté par un conseil, Shane H. Brady.

Exposé des faits

2.1L’auteur est Témoin de Jéhovah depuis 2009. Il a été appelé pour la première fois au printemps 2009, par le bureau du recrutement militaire, aux fins de l’accomplissement de son service militaire obligatoire. Conformément à sa convocation, il a rencontré des représentants du bureau du recrutement militaire de Dashoguz, à qui il a expliqué par oral et par écrit que ses convictions religieuses de Témoin de Jéhovah lui interdisaient de se soumettre au service militaire. Son incorporation a été reportée deux fois, à l’automne 2009 et au printemps 2010. Le 3 octobre 2010, l’auteur a de nouveau été convoqué par le bureau du recrutement militaire en vue de son incorporation. Il a une nouvelle fois expliqué à plusieurs reprises aux agents du bureau qu’il ne pouvait pas effectuer son service militaire, étant donné que sa religion lui interdisait de participer à tout type d’activité militaire, y compris d’employer des armes. Son dossier a été transmis au ministère public. L’auteur a expliqué au procureur que sa conscience religieuse lui interdisait d’effectuer son service militaire et a fait savoir qu’il était disposé à effectuer un service civil de remplacement.

2.2L’auteur a été inculpé pour refus de se soumettre au service militaire, sur le fondement du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal. L’affaire a été soumise au tribunal municipal de Dashoguz pour jugement. Le 29 décembre 2010, le tribunal a déclaré l’auteur coupable de soustraction aux obligations militaires et l’a condamné à une peine de dix-huit mois d’emprisonnement, en vertu du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal. Le tribunal a estimé que l’auteur avait entièrement admis sa culpabilité en expliquant qu’il appartenait aux Témoins de Jéhovah et que, de ce fait, il ne pouvait effectuer son service militaire. Constatant en outre que l’auteur avait été déclaré médicalement apte au service militaire, le tribunal a conclu que le refus de l’auteur de servir dans l’armée était dénué de tout fondement juridique. L’auteur a été arrêté dans la salle d’audience. Avant cela, il n’avait jamais été inculpé d’une infraction pénale ou administrative.

2.3Le 18 janvier 2011, le tribunal régional de Dashoguz a débouté l’auteur du recours dont il l’avait saisi, confirmant qu’il avait violé le paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal en refusant, sans aucun motif légal, d’accomplir son service militaire. Le tribunal régional a également conclu qu’en vertu de l’article 41 de la Constitution de l’État partie, l’auteur devait accomplir son service militaire, comme tout homme turkmène.

2.4L’auteur affirme qu’immédiatement après son arrestation, il a été placé pendant soixante-neuf jours dans un centre de détention temporaire, à Dashoguz. Le 30 décembre 2010, il a été battu par le directeur du centre pour avoir refusé d’accomplir son service militaire. Le 21 janvier 2011, il a été battu et roué de coups de pied par le chef du service des enquêtes, qui l’a accusé de traîtrise. Puis, le 10 mars 2011, il a été transféré à la prison LBK-12, située à proximité de la ville de Seydi. Juste après son transfert, il a été placé à l’isolement pendant dix jours. L’auteur explique que, alors même qu’il faisait un froid glacial, tous ses vêtements lui ont été retirés et il a été contraint de dormir à même le sol de béton de sa cellule. Il affirme également avoir été une nouvelle fois roué de coups par le chef du service des enquêtes.

2.5Le 29 juin 2012, après avoir exécuté sa peine, l’auteur a été remis en liberté avec l’obligation de se présenter une fois par semaine au poste de police de Dashoguz. Le 14 décembre 2012, des représentants du bureau du recrutement militaire ont remis une lettre d’incorporation à sa mère, mais celle-ci a refusé de la réceptionner. Le 15 décembre 2012, l’auteur s’est présenté au bureau du recrutement militaire, a passé un examen médical et a été déclaré apte au service militaire. Il affirme avoir expliqué par oral comme par écrit aux représentants du bureau du recrutement militaire qu’en raison de ses convictions religieuses, il ne pouvait effectuer son service militaire. Le 8 janvier 2013, six mois après sa remise en liberté, l’auteur a une nouvelle fois été déclaré coupable et condamné sur le fondement du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal à une peine de vingt-quatre mois d’emprisonnement par le tribunal municipal de Dashoguz. Il a été arrêté dans la salle d’audience. Le 29 janvier 2013, le tribunal régional de Dashoguz a une nouvelle fois débouté l’auteur de son recours.

2.6L’auteur affirme avoir été soumis à la torture et à de mauvais traitements en détention. Dans une déclaration datée du 12 février 2013, sa mère a fait savoir qu’elle lui avait rendu visite le 11 février 2013, au centre de détention temporaire DZ-D/7, à Dashoguz, et qu’il lui avait dit qu’il était soumis à la torture, à des menaces et à des interrogatoires par les agents du sixième commissariat de la ville. Elle a également fait savoir que l’état de santé de son fils s’était dégradé. Par la suite, l’auteur a été transféré à la prison LB-K11, à Seydi.

2.7L’auteur affirme également que le fait qu’il a été condamné à deux reprises pour avoir refusé d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses constitue une violation du paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte. À ce propos, il note que le Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction a instamment engagé le Turkménistan à revoir sa législation, qui prévoit la possibilité de condamner une personne deux fois pour une même infraction, et que l’État partie n’a pas donné suite à cette recommandation.

2.8L’auteur affirme que les autorités judiciaires de l’État partie, aussi bien les tribunaux d’instance que les juridictions d’appel et la Cour suprême, n’ont jamais donné gain de cause aux objecteurs de conscience au service militaire. Il soutient donc qu’il a épuisé les recours internes qui lui étaient ouverts pour ce qui est du grief tiré du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. En ce qui concerne les griefs tirés de l’article 7 et du paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte, l’auteur affirme qu’il ne disposait d’aucun recours interne utile.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que son incarcération en raison de ses convictions religieuses constitue, en soi, un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 7 du Pacte.

3.2L’auteur affirme également être victime d’une violation de l’article 7 du Pacte du fait du traitement auquel il a été soumis en détention, qui était constitutif de torture et de mauvais traitements, et des conditions de sa détention à la prison LBK-12. À cet égard, il renvoie aux observations finales concernant le Turkménistan adoptées par le Comité contre la torture en 2011, dans lesquelles le Comité se déclarait préoccupé par la violence physique et les pressions psychologiques exercées par le personnel pénitentiaire, y compris les châtiments collectifs, les mauvais traitements à titre de mesure « préventive » et la mise à l’isolement, ainsi que par les violences sexuelles et les viols commis par des gardiens ou des détenus au Turkménistan. L’auteur renvoie en outre au rapport publié en février 2010 par l’Association des avocats indépendants du Turkménistan, où l’on peut lire que la prison LBK-12 se situe dans un désert où les températures peuvent descendre jusqu’à -20 °C en hiver et atteindre 50 °C pendant les vagues de chaleur en été. La prison était surpeuplée et les détenus atteints de tuberculose ou de maladies de peau n’étaient pas séparés des prisonniers en bonne santé, ce qui exposait l’auteur à un risque élevé d’infection. Bien que l’auteur n’en fasse pas expressément mention, la communication semble également soulever des questions au regard de l’article 10 du Pacte.

3.3L’auteur affirme en outre que le fait qu’il ait été poursuivi, condamné et emprisonné de manière répétée pour avoir refusé d’effectuer le service militaire obligatoire en raison de ses convictions religieuses et de son objection de conscience constitue une violation des droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il fait observer qu’il a à plusieurs reprises fait savoir aux autorités turkmènes qu’il était prêt à s’acquitter de ses devoirs civiques en effectuant un service de remplacement, mais que la législation de l’État partie ne prévoit pas cette possibilité.

3.4L’auteur considère en outre que les droits qu’il tient du paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte ont été violés car il a été condamné deux fois pour avoir refusé d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses.

3.5L’auteur demande au Comité de décider que l’État partie est tenu : a) de l’acquitter des accusations portées contre lui en vertu du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal et d’effacer son casier judiciaire ; b) de l’indemniser comme il se doit pour le préjudice moral subi du fait de ses condamnations et de son incarcération.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 14 août 2013, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Il rappelle que le 29 décembre 2010, l’auteur a été déclaré coupable et condamné à une peine de dix-huit mois d’emprisonnement en vertu du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal pour avoir refusé d’effectuer son service militaire et qu’en décembre 2012, il a refusé une seconde fois de s’acquitter de ses obligations militaires. Il a donc été déclaré coupable et condamné, le 8 janvier 2013, à une peine de vingt-quatre mois d’emprisonnement sur le fondement du même article du Code pénal. L’État partie fait savoir qu’en détention, l’auteur n’a jamais demandé d’assistance médicale et qu’en vertu de la législation nationale, en particulier de l’article 219 du Code pénal, c’est au ministère public qu’il revient d’enquêter sur les infractions pénales. Contrairement à ce que prétendait l’auteur, la police n’avait donc aucune raison de l’interroger.

4.2L’État partie précise qu’en vertu de l’article 41 de la Constitution, « la défense du Turkménistan est un devoir sacré de tout citoyen » et que la conscription est obligatoire pour tous les citoyens turkmènes de sexe masculin. En outre, il fait observer que l’auteur ne satisfaisait pas aux conditions d’exemption du service militaire énoncées à l’article 18 de la loi relative aux obligations militaires et au service militaire. Les décisions des juridictions nationales étaient donc pleinement conformes à la législation nationale.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 15 octobre 2013, l’auteur a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il fait observer que l’État partie ne conteste aucun des faits présentés dans la communication. En outre, l’auteur estime que l’État partie ne présente aucun élément permettant de réfuter l’argument selon lequel il aurait été soumis à des traitements inhumains ou dégradants, en violation de l’article 7 du Pacte, alors qu’il était en détention, puisqu’il ne répond pas à ses allégations détaillées à ce sujet.

5.2L’auteur conclut que le fait qu’il ait été poursuivi, condamné et emprisonné de manière répétée a constitué une violation des droits qu’il tient des articles 7, 14 (par. 7) et 18 (par. 1) du Pacte. Il renouvelle sa demande tendant à ce que l’État partie lui accorde des réparations.

Observations supplémentaires de l’État partie

6.1Les 23 décembre 2013 et 17 mars 2014, l’État partie a réitéré ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication.

6.2Le 17 mars 2014, l’État partie a indiqué en outre que le cas de l’auteur avait été examiné avec soin par les organes chargés de l’application des lois, qui n’avaient trouvé aucun motif de demander l’annulation de la décision du tribunal puisque l’auteur avait commis un acte criminel puni par le Code pénal.

Commentaires complémentaires de l’auteur

7.1Le 14 mai 2014, l’auteur a une nouvelle fois fait valoir que l’État partie n’avait contesté aucun des faits énoncés dans sa communication. La seule justification que tentait l’État partie consistait à dire que l’auteur avait été condamné et emprisonné en tant qu’objecteur de conscience parce qu’il ne pouvait pas prétendre à une exemption au titre de l’article 18 de la loi relative aux obligations militaires et au service militaire. Aux yeux de l’auteur, cela témoignait du mépris total que manifestait l’État partie à l’égard des obligations qui lui incombaient en vertu de l’article 18 du Pacte et de la jurisprudence du Comité défendant le droit à l’objection de conscience au service militaire. En outre, l’État partie ne contestait pas les allégations de l’auteur qui affirmait avoir été soumis par les forces de l’ordre et le personnel pénitentiaire à un traitement inhumain et dégradant, contraire à l’article 7 du Pacte. L’auteur a conclu une fois encore que les poursuites intentées contre lui, ses condamnations et son incarcération avaient constitué une violation des droits qui lui étaient reconnus par les articles 7, 14 (par. 7) et 18 (par. 1) du Pacte, et a renouvelé sa demande tendant à ce que l’État partie lui accorde des réparations.

7.2Le 26 janvier 2015, l’auteur a fait savoir que le 22 octobre 2014, le Président turkmène avait accordé l’amnistie à huit Témoins de Jéhovah incarcérés, dont l’auteur lui‑même, qui avait été remis en liberté après avoir passé vingt et un mois et demi en détention (sur les vingt-quatre mois de sa peine), à la suite de sa seconde condamnation en vertu de l’article 219 du Code pénal. Il a également fait savoir que, bien qu’il se félicitât de cette évolution appréciable, il était conscient qu’il ne serait pas pour autant innocenté, que son casier judiciaire ne serait pas effacé et qu’il ne bénéficierait pas de mesures de réadaptation, quelles qu’elles soient.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité rappelle, à la lumière de sa jurisprudence, que l’auteur d’une communication doit exercer tous les recours internes pour satisfaire à l’obligation énoncée au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, pour autant que ces recours semblent utiles dans son cas particulier et lui soient ouverts de facto. Le Comité note que l’auteur affirme qu’aucun recours utile ne lui est ouvert dans l’État partie pour ce qui est des griefs qu’il tire des articles 7 et 14 (par. 7) du Pacte et qu’il a épuisé les recours internes qui lui étaient ouverts pour ce qui est du grief de violation du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, puisqu’il a fait appel des décisions rendues par le tribunal municipal de Dashoguz les 29 décembre 2010 et 8 janvier 2013. Le Comité note également que l’État partie a affirmé le 17 mars 2014 que le cas de l’auteur avait été examiné avec soin par les organes chargés de l’application des lois, qui n’avaient trouvé aucun motif de demander l’annulation de la décision du tribunal, et, en outre, que l’État partie n’a pas réfuté l’argumentation de l’auteur relatif à l’épuisement des recours internes. Dans ces conditions, le Comité considère qu’en l’espèce, il n’est pas empêché par les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif d’examiner la communication.

8.4Le Comité considère que les griefs de l’auteur, qui soulèvent des questions au regard des articles 7, 10, 14 (par. 7) et 18 (par. 1) du Pacte, sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité ; il les déclare recevables et procède à leur examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

9.2Le Comité prend note des allégations de l’auteur, qui affirme avoir subi de mauvais traitements alors qu’il se trouvait au centre de détention temporaire de Dashoguz : le 30 décembre 2010, il aurait été battu par le directeur du centre parce qu’il avait refusé d’effectuer son service militaire puis, le 21 janvier 2011, il aurait été battu et roué de coups de pied par le chef du service des enquêtes, qui l’aurait accusé de traîtrise. Le Comité prend également note de la déclaration de la mère de l’auteur, dont il ressort que le 11 février 2013, l’auteur, qui se trouvait alors au centre de détention temporaire DZ-D/7 de Dashoguz, l’a informée qu’il était soumis à la torture, à des menaces et à des interrogatoires par les agents du sixième commissariat de la ville. Le Comité note aussi que l’auteur affirme qu’il n’existe pas, dans l’État partie, de mécanisme approprié chargé d’enquêter sur la torture et les mauvais traitements et rappelle que les plaintes pour mauvais traitements doivent faire rapidement l’objet d’enquêtes impartiales menées par les autorités compétentes. Il relève en outre que l’État partie a déclaré que la police n’était pas chargée d’interroger l’auteur. Il note, en revanche, que l’État partie n’a pas réfuté les allégations de torture et de mauvais traitements et n’a communiqué aucune information à ce sujet. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité considère donc qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur. En conséquence, il conclut que les faits présentés font apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 7 du Pacte.

9.3Le Comité note également que l’auteur fait état de conditions de détention déplorables dans la prison LBK-12 ; il relève notamment que l’auteur a affirmé avoir été placé à l’isolement pendant dix jours dès son arrivée − le 10 mars 2011 −, exposé à de rudes conditions climatiques durant un été extrêmement chaud et un hiver extrêmement froid, et forcé de dormir dévêtu à même le sol de béton de sa cellule pendant plusieurs jours. L’auteur a en outre affirmé que la prison était surpeuplée et que les détenus atteints de tuberculose ou de maladies de peau n’étaient pas séparés des prisonniers en bonne santé, ce qui l’exposait à un risque élevé de contracter la tuberculose et d’autres infections. Le Comité note que ces allégations n’ont pas été réfutées par l’État partie et qu’elles concordent avec les conclusions auxquelles le Comité contre la torture est parvenu dans ses observations finales les plus récentes concernant l’État partie. Il rappelle que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privation ou de contrainte autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté ; elles doivent être traitées conformément à l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, entre autres dispositions. En l’absence d’autres renseignements utiles dans le dossier, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur. En conséquence, il conclut que la détention de l’auteur dans les conditions décrites constitue une violation du droit d’être traité avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à l’être humain, qui est garanti par le paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

9.4Le Comité prend note en outre du grief que l’auteur tire du paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte au motif qu’il a été déclaré coupable et condamné deux fois pour avoir refusé d’effectuer le service militaire obligatoire, son refus étant « fondé sur la même détermination permanente qui s’appuie sur des raisons de conscience ». Il relève également que, le 29 décembre 2010, le tribunal municipal de Dashoguz a déclaré l’auteur coupable d’avoir refusé d’accomplir le service militaire obligatoire et l’a condamné à une peine de dix-huit mois d’emprisonnement en vertu du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal et que, le 8 janvier 2013, le même tribunal a condamné une nouvelle fois l’auteur à une peine de vingt-quatre mois d’emprisonnement sur le fondement du paragraphe 1 de l’article 219 du Code pénal. Le Comité note que ces allégations n’ont pas été réfutées par l’État partie.

9.5Le Comité rappelle son observation générale no 32 (2007) sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, dans laquelle on peut lire notamment qu’en vertu du paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte, nul ne peut être poursuivi ou puni en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de chaque pays. En outre, les peines répétées prononcées contre les objecteurs de conscience qui n’ont pas déféré à un nouvel ordre d’appel sous les drapeaux peuvent être assimilées à une peine sanctionnant la même infraction si ce refus réitéré est fondé sur la même détermination permanente qui s’appuie sur des raisons de conscience. Le Comité note qu’en l’espèce, l’auteur a été jugé et condamné deux fois, à de longues peines d’emprisonnement, en vertu de la même disposition du Code pénal turkmène parce qu’il avait, en tant que Témoin de Jéhovah, refusé d’accomplir son service militaire obligatoire. Dans les circonstances de l’espèce et en l’absence d’informations contraires émanant de l’État partie, le Comité conclut qu’il y a eu violation des droits garantis à l’auteur par le paragraphe 7 de l’article 14 du Pacte.

9.6Le Comité prend note en outre du grief de l’auteur qui estime que les droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte ont été violés du fait de l’absence, dans l’État partie, d’un service de remplacement au service militaire obligatoire, dont la conséquence a été que son refus d’effectuer son service militaire pour des motifs de conscience religieuse lui a valu d’être poursuivi pénalement et emprisonné. Il prend note également des arguments de l’État partie qui affirme que l’infraction pénale commise par l’auteur a été qualifiée correctement et conformément au Code pénal turkmène, qu’aux termes de l’article 41 de la Constitution « la défense du Turkménistan est un devoir sacré de chaque citoyen », et que la conscription est obligatoire pour tous les citoyens turkmènes de sexe masculin.

9.7Le Comité rappelle son observation générale no 22 (1993) sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, dans laquelle il considère que le caractère fondamental des libertés consacrées par le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte est reflété dans le fait qu’en vertu du paragraphe 2 de l’article 4, il ne peut être dérogé à cette disposition, même en cas de danger public exceptionnel. Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort que bien que le Pacte ne mentionne pas expressément le droit à l’objection de conscience, un tel droit découle de l’article 18, dans la mesure où l’obligation d’utiliser la force meurtrière peut être gravement en conflit avec la liberté de pensée, de conscience et de religion. Le droit à l’objection de conscience au service militaire est inhérent au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Il permet à toute personne d’être exemptée du service militaire obligatoire si un tel service ne peut être concilié avec sa religion ou ses convictions. L’exercice de ce droit ne doit pas être entravé par des mesures coercitives. Un État peut, s’il le souhaite, obliger l’objecteur de conscience à effectuer un service civil de remplacement, en dehors de l’armée et non soumis à un contrôle militaire. Le service de remplacement ne doit pas revêtir un caractère punitif. Il doit présenter un véritable intérêt pour la collectivité et être compatible avec le respect des droits de l’homme.

9.8Dans la présente affaire, le Comité considère que le refus de l’auteur d’être enrôlé aux fins du service militaire obligatoire découle de ses convictions religieuses et que les poursuites et la condamnation dont l’auteur a fait l’objet en conséquence constituent une atteinte à sa liberté de pensée, de conscience et de religion et une violation du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. À ce sujet, le Comité rappelle que le fait de punir des personnes qui refusent d’effectuer le service militaire obligatoire parce que leur conscience ou leur religion leur interdit l’usage des armes est incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il rappelle également que lors de l’examen du rapport initial soumis par l’État partie en application de l’article 40 du Pacte, il avait déjà relevé avec préoccupation que la loi relative aux obligations militaires et au service militaire, telle que modifiée le 25 septembre 2010, ne reconnaissait pas le droit à l’objection de conscience au service militaire et ne prévoyait pas de service civil de remplacement, et avait notamment recommandé à l’État partie de faire le nécessaire pour réviser sa législation en vue d’instaurer un service civil de remplacement. En conséquence, le Comité conclut qu’en poursuivant et condamnant l’auteur pour avoir refusé d’effectuer le service militaire obligatoire en raison de sa religion et de son objection de conscience, l’État partie a violé les droits qui lui sont garantis par le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

10.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits qui sont reconnus à l’auteur par les articles 7, 10 (par. 1), 14 (par. 7) et 18 (par. 1) du Pacte.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Cela suppose qu’il est tenu d’accorder pleine réparation aux personnes dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres obligations : de diligenter une enquête impartiale, efficace et approfondie sur les griefs de violation de l’article 7 du Pacte, d’engager des poursuites contre toute personne considérée comme responsable des actes en cause, d’effacer le casier judiciaire de l’auteur et de l’indemniser comme il se doit. Il est également tenu d’empêcher que des violations semblables ne soient commises à l’avenir. À cet égard, le Comité réaffirme que l’État partie devrait réviser sa législation, conformément à l’obligation qui lui incombe en vertu du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, en particulier la loi relative aux obligations militaires et au service militaire, telle que modifiée le 25 septembre 2010, en vue de garantir effectivement le droit à l’objection de conscience en vertu du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques.

Annexe

Opinion conjointe (concordante) de Yuji Iwasawa et Yuval Shany

Nous approuvons la conclusion du Comité qui a constaté que l’État partie avait violé les droits garantis à l’auteur par le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte, mais pour des raisons différentes de celles retenues par la majorité des membresa. Nous maintenons les raisons qui sous-tendent notre position, même s’il se peut que nous ne jugions pas nécessaire de les répéter dans des communications ultérieures.