Nations Unies

CCPR/C/110/D/1997/2010

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

23 mai 2014

Français

Original: anglais

Comité des droits de l ’ homme

Communication no 1997/2010

Constatations adoptées par le Comité à sa 110e session(10-28 mars 2014)

Communication présentée par:

Fatima Rizvanović et Ruvejda Rizvanović (représentées par un conseil, Track Impunity Always (TRIAL))

Au nom de:

Les auteurs et leur proche disparu, Mensud Rizvanović

État partie:

Bosnie-Herzégovine

Date de la communication:

15 septembre 2010 (date de la lettre initiale)

Références:

Décisions prises par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquées à l’État partie le 18 novembre 2009, le 24 novembre 2009, le 29 décembre 2009 et le 1er juin 2010 (non publiées sous forme de document)

Date des constatations:

21 mars 2014

Objet:

Disparition forcée et recours utile

Question(s) de procédure:

Griefs insuffisamment étayés

Question(s) de fond:

Droit à la vie; interdiction de la torture et d’autres mauvais traitements; liberté et sécurité de la personne; droit d’être traité avec humanité et dignité; reconnaissance de la personnalité juridique; droit à un recours utile

Article(s) du Pacte:

6, 9, 10 et 16 lus conjointement avec l’article 2 (par. 3), 7 lu isolément et conjointement avec l’article 2 (par. 3), 26 et 2 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif:

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (110esession)

concernant la

Communication no 1997/2010 *

Présentée par:

Fatima Rizvanović et Ruvejda Rizvanović (représentées par un conseil, Track Impunity Always (TRIAL))

Au nom de:

Les auteurs et leur proche disparu, Mensud Rizvanović

État partie:

Bosnie-Herzégovine

Date de la communication:

15 septembre 2010 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 21 mars2014,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1997/2010 présentée par Fatima Rizvanović et Ruvejda Rizvanović en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif

1.Les auteurs de la communication sont Fatima Rizvanović, de nationalité bosnienne, née le 28 août 1929, et Ruvejda Rizvanović, de nationalité bosnienne, née le 18 août 1952. Elles présentent la communication en leur nom et au nom de Mensud Rizvanović (fils de Fatima Rizvanović et époux de Ruvejda Rizvanović), victime d’une disparition forcée survenue en juillet 1992 et dont on ignore le sort et l’endroit où il se trouve. À l’époque des faits ayant conduit à sa disparition forcée, Mensud Rizvanović résidait et travaillait comme facteur à Rizvanovići. Il est père de deux enfants. Les auteurs affirment qu’il y a violation des articles 6, 7, 9, 10 et 16 lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques en ce qui concerne Mensud Rizvanović. Elles affirment en outre être elles-mêmes victimes d’une violation par la Bosnie-Herzégovine de l’article 7 lu isolément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2,  du paragraphe 1 de l’article 2 et de l’article 26 du Pacte. Les auteurs sont représentés par l’organisation TRIAL (Track Impunity Always).

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Après la déclaration d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine en mars 1992, un conflit armé a éclaté. Les principaux belligérants locaux étaient l’Armija Republike Bosne i Hercegovine (ARBiH, composée essentiellement de Bosniaques et fidèle aux autorités centrales), la Vojska Republike Srpske (forces serbes bosniennes (VRS), composées principalement de Serbes) et le Hrvatsko vijeće obrane (composé principalement de Croates).

2.2Le 20 juillet 1992, des membres des forces de la VRS et de groupes paramilitaires ont encerclé le village de Rizvanovići et ont appréhendé de nombreux civils, dont Mensud Rizvanović, qui se trouvait chez lui avec sa femme et ses enfants. Ces faits se sont produits dans le contexte général des «opérations de nettoyage ethnique» perpétrées dans la région. Selon des témoins oculaires, Mensud Rizvanović a été conduit à l’école de Rizvanovići avec d’autres hommes. Ils ont ensuite été emmenés au camp de concentration de Keraterm. À Keraterm, Mensud Rizvanović et les autres hommes vivaient dans des conditions inhumaines et étaient fréquemment battus et maltraités. La dernière fois qu’il a été vu vivant, Mensud Rizvanović se trouvait en danger entre les mains des gardes du camp, qui auraient été en train de le conduire avec d’autres hommes vers une destination inconnue où les détenus auraient dû accomplir des travaux forcés. On est sans nouvelles de Mensud Rizvanović depuis lors.

2.3Le conflit armé a pris fin en décembre 1995 avec l’entrée en vigueur de l’Accord‑cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine («Accord de Dayton»).

2.4Plus de dix-huit ans après la disparition de Mensud Rizvanović, aucune enquête diligente, impartiale, approfondie, indépendante et efficace n’a été menée d’office par les autorités de Bosnie-Herzégovine. Malgré l’existence de preuves indiquant que les responsables de l’interpellation et de la disparition forcée de Mensud Rizvanović étaient des membres de la VRS, personne n’a été convoqué, mis en accusation ni condamné pour ces crimes, ce qui favorise la persistance d’un climat d’impunité.

2.5Quatre jours après l’interpellation de son époux, Ruvejda Rizvanović a été conduite par des soldats de la VRS, avec ses enfants, au camp de concentration de Trnopolje, puis à Travnik, où ils sont restés deux semaines. De là, ils ont rejoint Posuje. Le 25 août 1992, le beau-frère de Ruvejda Rizvanović l’a conduite avec ses enfants à Sierning, en Autriche. Pendant toute cette période, Ruvejda Rizvanović n’avait aucune information sur le sort de Fatima Rizvanović. Elles se sont finalement retrouvées à Sierning.

2.6Fatima et Ruvejda Rizvanović ont engagé ensemble des démarches pour rechercher Mensud Rizvanović. Elles ont signalé sa disparition forcée à la municipalité de Sierning; elles se sont rendues chaque mois au bureau de la Croix‑Rouge de Sierning; elles ont envoyé des lettres et des avis de recherche par l’intermédiaire de la Croix‑Rouge autrichienne et de l’Office des réfugiés et des personnes frappées d’interdiction de Zagreb; elles ont envoyé des informations au siège du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ainsi qu’à un magazine bosnien diffusé auprès de la diaspora bosnienne. À leur retour à Rizvanovići, les auteurs ont signalé la disparition forcée de M. Mensud Rizvanović aux organisations internationales présentes en Bosnie‑Herzégovine (la Commission internationale pour les personnes disparues, le CICR) ainsi qu’aux organismes s’occupant de personnes disparues (par exemple la Croix‑Rouge australienne, la Commission d’État pour les personnes disparues, l’Institut des personnes disparues, l’Équipe opérationnelle de recherche des personnes disparues de la Republika Sprska). Les enfants de Fatima et Mensud Rizvanović ont également donné des échantillons d’ADN au CICR pour faciliter l’éventuelle identification de la dépouille mortelle de Mensud Rizvanović. Celui-ci figure toujours comme «personne disparue» dans la base de données du CICR.

2.7Le 26 novembre 2003, Ruvejda Rizvanović a obtenu une décision du tribunal municipal de Prijedor déclarant que Mensud Rizvanović était décédé le 22 novembre 1996, soit «un an et un jour après la fin des hostilités». Les auteurs indiquent qu’elles étaient extrêmement réticentes à l’idée de se prévaloir de cette décision sans avoir aucune certitude sur le sort de Mensud Rizvanović et l’endroit où il se trouvait, mais il fallait qu’elles puissent obtenir une pension mensuelle et les tribunaux municipaux n’octroyaient une prestation sociale aux proches de personnes disparues qu’à la présentation d’un certificat de décès. Les auteurs considèrent que cette formalité pénible équivaut à considérer la «disparition forcée» comme un «décès pur et simple» alors qu’il n’y a aucune certitude quant au sort de la personne disparue et à l’endroit où elle se trouve. En février 2009, le Service administratif du Département des anciens combattants et de la protection des personnes handicapées de Prijedor a rendu une décision accordant aux deux auteurs le droit d’obtenir une pension mensuelle à compter du 1er octobre 2007. Il s’agit d’une forme de prestation sociale qui ne saurait être considérée comme une mesure de réparation adéquate pour les violations subies.

2.8En mai 2006, Fatima Rizvanović a présenté une requête à la Commission des droits de l’homme de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine. La Cour a joint cette requête à celles d’autres membres de l’Association Izvor de proches de personnes disparues. Le 16 juillet 2007, la Cour constitutionnelle a adopté une décision concluant que les auteurs de cette requête collective étaient dispensés de l’obligation d’épuiser les recours internes devant les tribunaux ordinaires étant donné qu’«aucune institution spécialisée dans les disparitions forcées en Bosnie-Herzégovine ne semble fonctionner de manière efficace». La Cour a en outre conclu à une violation des articles 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme en raison de l’absence d’informations sur le sort des proches disparus des requérants, notamment Mensud Rizvanović. Elle a ordonné aux autorités compétentes de Bosnie-Herzégovine de donner «toutes les informations accessibles et disponibles sur les membres des familles des requérants qui ont été portés disparus pendant la guerre, […] d’urgence et sans délai et au plus tard trente jours à compter de la réception de la décision». Elle n’a pas adopté de décision sur la question de l’indemnisation, considérant que celle-ci était couverte par les dispositions de la loi relative aux personnes disparues concernant le soutien financier et par la mise en place du Fonds de soutien aux familles de personnes disparues. Les auteurs font valoir toutefois que les dispositions en question sur le soutien financier n’ont pas été appliquées et que le Fonds n’a toujours pas été créé.

2.9En mars 2008, Fatima Rizvanović a reçu une lettre datée du 27 décembre 2007 émanant du Bureau de recherche des personnes arrêtées et disparues du Gouvernement de la Republika Sprska, l’informant que Mensud Rizvanović avait été enregistré comme personne disparue par le CICR et la Commission d’État pour les personnes disparues, et que le bureau en question était déterminé à résoudre le problème des personnes disparues le plus rapidement possible. Il s’agit de la dernière lettre qu’a reçue Fatima Rizvanović des «autorités compétentes» dans le contexte de l’application de la décision de la Cour constitutionnelle. Le délai fixé par la décision de la Cour constitutionnelle du 16 juillet 2007 a expiré et aucune information pertinente sur le sort de Mensud Rizvanović et l’endroit où il se trouve n’a été donnée à la Cour ni aux auteurs.

2.10Le 13 mai 2009, Fatima Rizvanović a déposé une demande d’indemnisation en vertu de la loi sur le droit à indemnisation pour préjudice matériel et moral causé par les hostilités pendant la période du 20 mai 1992 au 19 juin 1996. Le 23 septembre 2010, le Bureau du Procureur général de la Republika Sprska a rejeté sa demande, faisant valoir qu’il n’était pas compétent pour se prononcer sur sa plainte qui ne concernait pas un préjudice subi en lien avec l’accomplissement du devoir militaire et avec la défense militaire. Le 28 septembre 2010, Fatima Rizvanović a fait appel de cette décision devant le Ministère de la justice de la Republika Sprska. Aucune décision n’avait été adoptée à la date de présentation de la communication.

2.11Le 19 juillet 2010, Fatima Rizvanović a envoyé une autre lettre à l’Équipe opérationnelle de recherche des personnes disparues de la Republika Sprska, pour demander un complément d’information sur les mesures prises pour donner effet à la décision de la Cour constitutionnelle en date du 16 juillet 2007. Le 23 juillet 2010, elle a reçu une réponse indiquant qu’il incombait à l’Institut des personnes disparues de donner ces informations. Le 13 avril 2011, elle s’est adressée à la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine pour signaler l’inexécution de la décision du 16 juillet 2007, en lui demandant d’adopter une décision en vertu de l’article 74.6 de son règlement intérieur. À la date de présentation de la communication au Comité, la Cour n’avait pas répondu.

2.12Le 16 septembre 2010, Fatima Rizvanović a reçu une lettre de l’Institut des personnes disparues l’informant qu’il avait été impossible, à ce jour, de connaître le sort de Mensud Rizvanović, qu’une demande d’exhumation de plusieurs fosses communes sur le territoire de la municipalité de Prijedor avait été établie par le Bureau du Procureur de Bosnie‑Herzégovine et que l’on attendait une ordonnance judiciaire. L’Institut indiquait enfin que, si une analyse d’ADN correspondant à l’identité préliminaire de son fils était reçue, il l’informerait de la procédure d’identification finale et lui remettrait la dépouille mortelle de Mensud Rizvanović pour l’inhumation.

2.13Les auteurs mentionnent les conclusions de la Cour constitutionnelle selon lesquelles, actuellement, «s’adresser aux tribunaux ordinaires de Bosnie-Herzégovine ne donnerait aucun résultat» et aucune institution chargée des personnes disparues en Bosnie‑Herzégovine ne fonctionne efficacement. Ainsi, la Cour constitutionnelle a considéré que Fatima Rizvanović et les autres requérants «ne disposaient pas d’un recours utile et adéquat pour protéger leurs droits». Conformément à l’article VI 4) de la Constitution de Bosnie‑Herzégovine, la décision du 16 juillet 2007 doit être considérée comme définitive et contraignante, et les auteurs n’ont aucun autre recours utile à épuiser. Quant à la compétence ratione temporis du Comité, les auteurs renvoient à la jurisprudence des juridictions nationales et internationales et des mécanismes relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’aux dispositions des traités internationaux établissant le caractère continu ou permanent des disparitions forcées. En l’espèce, Mensud Rizvanović a été arbitrairement privé de sa liberté le 20 juillet 1992 et, depuis lors, les violations de ses droits et des droits des auteurs continuent.

Teneur de la plainte

3.1À propos de la recevabilité de la communication ratione temporis, les auteurs déclarent que, bien que les événements se soient produits avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie, les disparitions forcées de personnes sont en elles‑mêmes une violation continue de plusieurs droits de l’homme. Dans le cas des auteurs, l’absence d’information sur les causes et les circonstances de la disparition de Mensud Rizvanović, ainsi que sur les progrès et les résultats des enquêtes menées par les autorités de Bosnie-Herzégovine, continue après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif. À ce sujet, les auteurs font valoir que le fait que les autorités de Bosnie‑Herzégovine continuent de ne pas procéder d’office à une enquête diligente, impartiale, approfondie et indépendante, et de ne pas poursuivre et punir les responsables de la privation arbitraire de liberté, des mauvais traitements et de la disparition forcée infligés à Mensud Rizvanović, ainsi que la non-exécution par l’État partie de la décision de juillet 2007 rendue par la Cour constitutionnelle, constituent une violation des articles 6, 7, 9, 10 et 16 lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte en ce qui concerne Mensud Rizvanović.

3.2Les auteurs estiment que la responsabilité de faire la lumière sur le sort de Mensud Rizvanović incombe à l’État partie. Elles renvoient à un rapport du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires selon lequel les recherches incombent au premier chef aux autorités dont relève l’emplacement d’une fosse commune présumée. Les auteurs ajoutent que l’État partie a l’obligation de mener une enquête diligente, impartiale, approfondie et indépendante sur les violations flagrantes des droits de l’homme, comme les disparitions forcées, la torture ou les exécutions arbitraires. L’obligation d’enquêter s’applique également dans les cas d’homicide ou d’autres actes entravant l’exercice des droits de l’homme qui ne sont pas imputables à l’État. Dans ces cas, l’obligation d’enquêter découle du devoir de l’État de protéger toutes les personnes relevant de sa juridiction contre les actes commis par des personnes ou groupes de personnes privées, physiques ou morales, qui entraveraient l’exercice des droits de l’homme qui leur sont reconnus.

3.3En ce qui concerne l’article 6, les auteurs renvoient à la jurisprudence du Comité qui a établi que les États parties ont le devoir primordial de prendre des mesures appropriées pour protéger la vie d’une personne. Dans les cas de disparition forcée, l’État partie a l’obligation d’enquêter et de traduire les responsables en justice. Les auteurs considèrent que le fait que l’État partie ne se soit pas acquitté de cette obligation en l’espèce peut être assimilé à une violation du droit de Mensud Rizvanović à la vie, et constitue donc une violation de l’article 6 lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Mensud Rizvanović a été arrêté illégalement et il est porté disparu depuis le 20 juillet 1992. En dépit des nombreux efforts déployés par les auteurs, il n’y a eu aucune enquête d’office diligente, impartiale, approfondie et indépendante et le sort de la victime ainsi que le lieu où elle se trouve restent inconnus.

3.4Les auteurs affirment en outre que Mensud Rizvanović a été arrêté illégalement par des soldats de la VRS alors qu’aucune accusation n’était portée contre lui et qu’il a été détenu indéfiniment, sans communication avec le monde extérieur, victime de mauvais traitements répétés et soumis au travail forcé. À cet égard, les auteurs estiment que le simple fait que Mensud Rizvanović ait été vu pour la dernière fois dans le camp de Keraterm, entre les mains d’agents connus pour avoir commis des actes de torture et des exécutions arbitraires, l’exposait concrètement à un risque sérieux d’être victime de violations du droit que lui reconnaît l’article 7 du Pacte. Les auteurs se réfèrent en outre à la jurisprudence du Comité qui a affirmé que la disparition forcée constitue en soi une forme de torture, laquelle n’a en l’espèce fait l’objet d’aucune enquête diligente, impartiale, approfondie et indépendante menée d’office à ce jour en vue d’identifier les responsables, de les poursuivre, de les juger et de les punir. Les auteurs considèrent que cela constitue une violation de l’article 7, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, en ce qui concerne Mensud Rizvanović.

3.5Les auteurs font en outre valoir que l’État partie n’a donné aucune explication quant au fait que Mensud Rizvanović a été arrêté sans mandat, et quant à son transfert au camp de Keraterm par des membres de la VRS. Elles soulignent également que la détention de Mensud Rizvanović n’a été consignée dans aucun registre officiel et qu’aucune action n’a été engagée devant un tribunal pour en contester la légalité. Étant donné que l’État partie n’a donné aucune explication et que rien n’a été fait pour élucider le sort de Mensud Rizvanović, les auteurs considèrent qu’il y a eu violation par l’État partie de l’article 9, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

3.6Mensud Rizvanović a été détenu dans le camp de Keraterm et n’a pas eu la possibilité de communiquer avec le monde extérieur. Les auteurs se réfèrent à la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, qui a qualifié d’inhumaines et de dégradantes les conditions infligées à Keraterm. Elles rappellent en outre que des témoins oculaires avaient constaté que Mensud Rizvanović était maltraité. Elles rappellent la jurisprudence du Comité, qui a reconnu que la disparition forcée constitue en elle-même une violation de l’article 10 du Pacte. Étant donné que la torture et les traitements inhumains et dégradants subis par la victime en détention n’ont pas fait l’objet d’une enquête, elles considèrent que l’État partie a violé l’article 10 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, en ce qui concerne Mensud Rizvanović.

3.7Les auteurs se référent à la jurisprudence du Comité, qui a indiqué que la disparition forcée peut constituer un refus de reconnaître la personnalité juridique de la victime si celle‑ci était entre les mains des autorités de l’État partie lorsqu’elle a été vue pour la dernière fois et si les efforts faits par ses proches pour avoir accès à des recours utiles se sont systématiquement heurtés à des refus. Les efforts inlassables déployés par les auteurs pour faire la lumière sur le sort de Mensud Rizvanović et pour avoir accès à des recours potentiellement utiles ont été entravés depuis sa disparition. Les auteurs considèrent par conséquent que l’État partie est responsable d’une violation continue de l’article 16 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, en ce qui concerne Mensud Rizvanović.

3.8Les auteurs affirment en outre être elles-mêmes victimes d’une violation par la Bosnie-Herzégovine de l’article 7 du Pacte, lu séparément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, en raison de la grave détresse et de l’angoisse profonde causées par: a) la disparition de Mensud Rizvanović; b) l’obligation de facto qui leur est faite de déclarer son décès pour obtenir une pension; c) l’incertitude persistante concernant son sort et l’endroit où il se trouve; d) l’absence d’enquête et d’accès à un recours utile; e) le peu d’attention portée à leur affaire comme en témoigne, par exemple, l’utilisation de lettres types pour répondre à leurs demandes réitérées d’informations, qui demeurent sans réponse; f) l’inexécution de diverses dispositions de la loi relative aux personnes disparues, notamment celles concernant la création du Fonds de soutien aux familles des personnes disparues; g) l’inexécution par l’État partie de l’arrêt de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine. Les auteurs considèrent par conséquent avoir été victimes d’une violation distincte de l’article 7 lu séparément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

3.9Les auteurs considèrent également que le fait que les victimes civiles de la guerre doivent accomplir des formalités spécifiques et compliquées en vue d’une indemnisation pour préjudice moral, contrairement aux anciens combattants de la VRS, constitue une discrimination et une violation du paragraphe 1 de l’article 2 et de l’article 26 du Pacte. Dans cet ordre d’idées, elles affirment que le rejet de leur demande d’indemnisation pour préjudice moral en vertu de la loi sur le droit à indemnisation du préjudice matériel et moral causé par les hostilités pendant la période du 20 mai 1992 au 19 juin 1996, au motif que Mensud Rizvanović était une victime civile de la guerre, n’est pas conforme aux dispositions de la législation mentionnée, mais découle de l’interprétation qu’en fait le Bureau du Procureur général de la Republika Sprska. Elles estiment que cette interprétation constitue une discrimination et une violation de leur droit à un recours utile et à une indemnisation et une réparation justes et équitables pour le préjudice subi.

Observations de l’État partie

4.1L’État partie a présenté des observations en avril 2011. En ce qui concerne le cadre général, il déclare que, pendant la période d’après guerre, c’est-à-dire depuis 1996, un grand nombre de demandes d’indemnisation du préjudice moral ont été déposées par des citoyens devant les tribunaux de la Republika Srpska, lesquels ont rendu un grand nombre de jugements définitifs prescrivant le paiement d’indemnités à brève échéance et sans discrimination. Pour éviter de compromettre les engagements budgétaires de la Republika Srpska et d’entraver son fonctionnement, la loi sur la détermination et le règlement de la dette intérieure de la Republika Srpska a été adoptée le 15 juillet 2004; elle prévoit que les demandes d’indemnisation du préjudice matériel et moral subi pendant la guerre seront réglées par l’émission d’obligations de la Republika Srpska «ayant une maturité de 14 ans». Le paiement doit se faire en 10 versements échelonnés entre la neuvième et la quatorzième année suivant la décision. L’État partie indique en outre que, pour régler la question de l’indemnisation de manière efficace, la Republika Srpska a adopté une loi spéciale sur l’indemnisation des préjudices matériels et moraux destinée à alléger la charge de travail pesant sur les tribunaux de la Republika Srpska pour ce qui est d’indemniser les victimes de la guerre, en proposant un règlement extrajudiciaire avec l’accord de la partie lésée.

4.2En ce qui concerne la situation des auteurs, l’État partie déclare que Fatima Rizvanović a déposé une demande d’indemnisation auprès du Bureau du Procureur général de la Republika Srpska le 13 mai 2009. L’État partie indique en outre que le paragraphe 2 de l’article 8 de la loi sur l’indemnisation des préjudices matériels et moraux causés par la guerre entre le 20 mai 1992 et le 19 juin 1996 prévoit le droit de parvenir à un règlement extrajudiciaire pour les préjudices matériels et moraux causés pendant la guerre aux personnes dont les demandes ont été reçues après le 19 juin 2001, et dont le préjudice a été causé «dans le cadre des fonctions militaires et des devoirs de défense du pays». L’État partie considère que Mensud Rizvanović ayant disparu en tant que victime civile de la guerre et non en tant que militaire, le Bureau du Procureur général de la Republika Srpska n’avait pas compétence pour parvenir à un règlement extrajudiciaire en vue d’indemniser Fatima Rizvanović, et que cette dernière en avait été informée par écrit. Selon l’État partie, Fatima Rizvanović doit demander une indemnisation en engageant une procédure civile devant un tribunal compétent.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Les auteurs ont présenté leurs commentaires le 12 mai 2011. Elles mentionnent l’Observation générale no 9 (2010) du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires relative à la disparition forcée en tant que crime continu. Elles estiment que les observations de l’État partie corroborent le fait que Mensud Rizvanović reste enregistré en tant que personne disparue «dont on est sans nouvelles» et font savoir au Comité qu’aucune information n’a pu être trouvée au moyen de l’outil de recherche en ligne créé par la Commission internationale des personnes disparues. La procédure de recherche reste donc ouverte sous la responsabilité des autorités de Bosnie-Herzégovine.

5.2Les auteurs considèrent que les observations de l’État partie ne remettent pas en cause leurs allégations et qu’elles ne mentionnent aucune enquête en cours visant à identifier les responsables, ni les mesures prises pour élucider le sort de Mensud Rizvanović et le localiser. Les auteurs renvoient à la jurisprudence du Comité, qui a affirmé que, en de telles circonstances, il convient d’accorder tout le poids voulu aux griefs des auteurs. Elles estiment que le silence de l’État partie ne fait que confirmer que les autorités de Bosnie-Herzégovine ne s’acquittent pas de leur obligation d’enquêter, de traduire en justice les responsables des disparitions et de les sanctionner. Les auteurs soulignent en outre que l’Institut des personnes disparues n’a pas pris contact avec elles et considèrent ce silence comme une preuve de plus de l’absence de communication entre les autorités de l’État partie et les familles des personnes disparues.

5.3Les auteurs réitèrent leurs demandes: connaître l’identité des responsables, le sort de Mensud Rizvanović et l’endroit où il se trouve, et les progrès et les résultats de l’enquête. Elles demandent aussi à être étroitement associées à toutes les mesures prises dans le cadre de la procédure engagée par les autorités compétentes de l’État partie. À cet égard, elles renvoient à l’Observation générale no 10 (2010) du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires relative au droit à la vérité dans le contexte des disparitions forcées, selon laquelle la participation des proches de la victime fait partie de leur droit à la vérité (par. 3).

5.4Les auteurs déclarent que leur affaire doit être replacée dans le contexte général de l’impunité des crimes de guerre. De nombreux obstacles sont d’ordre pratique, tels que les ressources limitées des autorités de poursuite, le manque de services spécialisés et l’absence de protection des témoins. Les auteurs estiment également que cette situation est due à une absence de volonté d’enquêter de la part de la police, et au fait que les procureurs n’utilisent pas toutes les sources de preuve disponibles.

5.5Les auteurs font en outre valoir que, dans ses observations, l’État partie mentionne seulement la question de la demande d’indemnisation du préjudice moral présentée par Fatima Rizvanović le 19 mai 2009. Elles indiquent que l’appel que celle-ci a formé le 28 septembre 2010 contre la décision du Bureau du Procureur général de la Republika Srpska était encore pendant au moment où elles ont présenté la communication.

5.6Les auteurs considèrent que la lettre du Bureau du Procureur général de la Republika Srpska confirme l’existence d’une discrimination dans l’exercice du droit à un recours utile au détriment des victimes civiles de la guerre. Dans ses observations, l’État partie ne conteste pas l’existence de cette discrimination et ne fait aucun commentaire sur le fait que les auteurs n’ont pas obtenu réparation ni indemnisation. Les auteurs considèrent que ce silence corrobore les arguments qu’elles ont présentés à ce sujet.

5.7Les auteurs informent le Comité que, le 22 mars 2011, la Cour constitutionnelle a répondu à la demande d’adoption d’une décision sur l’inexécution de l’arrêt de la Cour du 16 juillet 2007 présentée par Fatima Rizvanović. Dans cette lettre, la Cour a déclaré que le 27 mars 2009, elle avait adopté une Information sur l’exécution des décisions de la Cour constitutionnelle pendant la période allant du 1er janvier au 31 décembre 2008, et que l’arrêt de la Cour du 16 juillet 2007 était par conséquent considéré comme exécuté. Les auteurs font valoir qu’elles ont dû attendre deux ans pour être informées de la décision, dont l’adoption ne reflète pas la réalité, vu que le Fonds n’a pas encore été mis en place, et qu’aucune information n’a été fournie sur le sort de Mensud Rizvanović et l’endroit ou il se trouve. Les auteurs considèrent que la décision en question reflète le problème systémique de l’inexécution des décisions de la Cour constitutionnelle et constitue un signe supplémentaire de l’indifférence des autorités de Bosnie-Herzégovine.

Observations supplémentaires de l’État partie

6.1Les 4 et 17 août 2011, l’État partie a donné d’autres informations en réponse aux commentaires des auteurs. Le Bureau du Procureur général de la Republika Srpska considère qu’il n’est pas compétent pour traiter la demande d’indemnisation des auteurs parce qu’il est seulement chargé de représenter et protéger les intérêts relatifs aux biens de la Republika Srpska en matière civile. C’est le Bureau du Procureur qui est compétent en matière pénale. L’État partie fait valoir par conséquent que le rejet de la plainte des auteurs est une décision prise par défaut de compétence. En outre, étant donné que la loi sur l’indemnisation des préjudices matériels et moraux causés par la guerre n’est pas la seule législation pertinente et qu’il existe d’autres procédures que les auteurs peuvent engager pour exercer leur droit à indemnisation, l’État partie considère que les auteurs n’ont pas suffisamment étayé leurs griefs concernant le caractère discriminatoire de la décision en question.

6.2L’État partie fait valoir que beaucoup d’efforts ont été faits pour améliorer la procédure de recherche des personnes disparues, en particulier avec l’adoption de la loi de 2004 relative aux personnes disparues et avec la mise en place d’une Équipe opérationnelle de recherche des personnes disparues par le Gouvernement de la Republika Srpska.

6.3L’État partie ajoute que d’importants résultats ont été obtenus dans les recherches visant à déterminer le sort des personnes disparues et l’endroit où elles se trouvent. Pendant la guerre, près de 30 000 personnes ont été portées disparues, dont plus de 20 000 ont été exhumées et plus de 18 000 identifiées. Depuis sa création, l’Institut des personnes disparues a pris des mesures pour accélérer et améliorer la procédure de recherche, notamment par la création de bureaux et d’unités organisationnelles régionaux. À la date des observations, plus de 769 exhumations avaient été effectuées, et d’autres devaient l’être, tandis que 800 personnes étaient toujours portées disparues dans la municipalité de Prijedor, parmi lesquelles Mensud Rizvanović.

6.4L’État partie considère que, pour éviter un traumatisme supplémentaire, les membres des familles ne sont généralement pas informés des exhumations et des tests ADN pratiqués. Néanmoins, l’État partie déclare que, le 16 septembre 2010, il a informé Fatima Rizvanović que des exhumations allaient être réalisées dans la région de la municipalité de Prijedor et qu’elle serait informée si une identification préliminaire de son fils devait être effectuée au moyen d’une analyse d’ADN.

Commentaires supplémentaires des auteurs

7.1Le 15 septembre 2011, les auteurs ont envoyé des commentaires supplémentaires, dans lesquels elles considéraient que la réponse de l’État partie n’apportait aucune information nouvelle concernant la disparition forcée de Mensud Rizvanović, et ne traitait pas un certain nombre des questions qu’elles avaient soulevées. Par conséquent, elles réitéraient leurs observations précédentes.

7.2Les auteurs informent en outre le Comité que, le 1er avril 2011, le Ministère de la justice de la Republika Srpska a rendu une décision rejetant l’appel présenté par Fatima Rizvanović contre la décision du Bureau du Procureur général de la Republika Srpska concernant sa demande d’indemnisation du préjudice moral, et l’invitant à s’adresser aux tribunaux ordinaires. Les auteurs font valoir que, Mensud Rizvanović étant un civil, le cadre juridique existant ne permet pas à ses proches d’obtenir une indemnité pour préjudice moral comme pourraient le faire les proches d’un ancien combattant. En outre, elles considèrent que les tribunaux ordinaires ont pour pratique de rejeter les demandes d’indemnisation du préjudice moral subi pendant la guerre, car ils appliquent un délai de prescription de trois à cinq ans (déterminé de manière subjective ou objective). Les auteurs font donc valoir qu’elles ne disposent pas d’un recours utile.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement et que les auteurs avaient épuisé tous les recours internes disponibles.

8.3Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication et que les griefs des auteurs ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Tous les critères de recevabilité ayant été satisfaits, le Comité déclare la communication recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées.

9.2Les auteurs de la communication affirment que Mensud Rizvanović a été victime de disparition forcée alors qu’il se trouvait entre les mains des agents de la VRS depuis son arrestation illégale le 20 juillet 1992 et que, malgré leurs nombreux efforts, aucune enquête diligente, impartiale, approfondie et indépendante n’a été menée par l’État partie pour élucider le sort de la victime et l’endroit où elle pourrait se trouver ni pour traduire les responsables en justice. À ce propos, le Comité rappelle son Observation générale no 31 (2004) relative à la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle le Comité indique que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées et de ne pas traduire en justice les auteurs de certaines violations (notamment les tortures et les traitements cruels, inhumains ou dégradants analogues, les exécutions sommaires et arbitraires et les disparitions forcées) pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte.

9.3Les auteurs n’affirment pas que l’État partie est directement responsable de la disparition forcée de leur proche.

9.4Le Comité relève que l’État partie indique que des efforts considérables ont été faits, au niveau général, compte tenu du fait qu’il y a eu plus de 30 000 cas de disparition forcée pendant le conflit. En particulier, la Cour constitutionnelle a établi que les autorités de l’État partie étaient responsables de l’enquête sur la disparition des proches des auteurs (voir plus haut, par. 2.8); des mécanismes internes ont été mis en place pour traiter les cas de disparition forcée et autres crimes de guerre (voir plus haut, par. 4.2); des échantillons d’ADN prélevés sur un certain nombre de corps non identifiés ont été comparés aux échantillons d’ADN des enfants de Fatima et Mensud Rizvanović.

9.5Le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme que l’obligation d’enquêter sur les allégations de disparition forcée et de traduire les auteurs en justice n’est pas une obligation de résultat mais une obligation de moyens et qu’elle doit être interprétée d’une manière qui ne fait peser sur les autorités de l’État partie aucune charge impossible à supporter ou disproportionnée. Il note néanmoins que selon les informations communiquées par les auteurs et l’État partie il n’y a pas eu de mesures spécifiques pour enquêter sur la privation arbitraire de liberté, les mauvais traitements et la disparition forcée dont a été victime Mensud Rizvanović et pour traduire les responsables en justice. Il note en outre, notamment, que la Cour constitutionnelle n’a jamais consulté les auteurs pour savoir si son arrêt du 16 juillet 2007 avait été exécuté et que les auteurs n’ont pas été informées de l’adoption par la Cour constitutionnelle, le 27 mars 2009, d’une décision dans laquelle celle-ci estime que l’arrêt en question a été exécuté; aucune information n’a été donnée sur le sort de Mensud Rizvanović et le lieu où il se trouve, et le Fonds de soutien aux familles de personnes disparues n’a pas encore été créé. Enfin, le Comité note que les informations limitées que la famille a réussi à obtenir au cours des différentes procédures ne lui ont été données qu’à sa demande, ou après de très longs délais, fait qui n’a pas été réfuté par l’État partie. Le Comité considère que les familles doivent être rapidement informées au sujet des enquêtes sur les cas de disparition forcée. En conséquence, il conclut que, dans les circonstances de l’espèce, les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec les articles 6, 7 et 9 en ce qui concerne les auteurs et leur proche disparu.

9.6Le Comité note en outre que les prestations sociales versées aux auteurs étaient subordonnées à la reconnaissance du décès de leur proche disparu, alors qu’il n’y a aucune certitude quant à son sort et à l’endroit où il se trouve. Le Comité considère qu’obliger les familles de personnes disparues à faire déclarer le décès de leur parent pour pouvoir bénéficier d’une indemnisation alors qu’une enquête sur la disparition est en cours subordonne le droit à une indemnisation à une démarche pénible, et constitue un traitement inhumain et dégradant, en violation de l’article 7, lu séparément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 en ce qui concerne les auteurs.

9.7Compte tenu des conclusions ci-dessus, le Comité n’examinera pas séparément les allégations des auteurs au titre du paragraphe 3 de l’article 2 lu conjointement avec les articles 10 et 16 du Pacte.

9.8En ce qui concerne le grief de violation du paragraphe 1 de l’article 2 et du paragraphe 26 du Pacte, le Comité prend note de l’argument des auteurs qui affirment que la loi sur l’indemnisation des préjudices matériels et moraux causés par la guerre entre le 20 mai 1992 et le 19 juin 1996 et ses modifications ultérieures n’excluent pas les civils du droit à indemnisation, que l’exclusion évoquée résulte de l’interprétation de la loi donnée par le Bureau du Procureur général et qu’elle est discriminatoire. Il note en outre que, selon l’État partie, la non-applicabilité de la législation mentionnée aux civils et à leur famille découle du paragraphe 2 de l’article 8 de ladite loi, qui précise que la loi s’applique seulement aux préjudices causés «dans le cadre des fonctions militaires et des devoirs de défense du pays». Il prend note également de l’argument de l’État partie qui affirme qu’il existe d’autres procédures permettant aux auteurs d’exercer leur droit à indemnisation, et que les auteurs n’ont donc pas suffisamment étayé le grief qu’elles tirent du caractère discriminatoire de la loi et de son interprétation. En l’absence de toute information supplémentaire, le Comité considère que les informations dont il dispose ne lui permettent pas de conclure à une violation des droits que les auteurs tiennent de l’article 26 et du paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte.

9.9Le Comité reconnaît en outre que, selon les informations les plus récentes communiquées par Ruvejda Rizvanović, Fatima Rizvanović est décédée le 19 mai 2013, sans avoir exercé son droit à la vérité, à la justice et à une réparation pour la disparition forcée de son fils.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par la Bosnie‑Herzégovine du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte lu conjointement avec les articles 6, 7 et 9 en ce qui concerne les auteurs et leur proche disparu et de l’article 7 lu séparément en ce qui concerne les auteurs.

11.En vertu du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à Ruvejda Rizvanović et à sa famille un recours utile, consistant notamment à: a) poursuivre les démarches visant à faire la lumière sur le sort de Mensud Rizvanović et l’endroit où il se trouve, comme l’exige la loi de 2004 relative aux personnes disparues; b) poursuivre les actions visant à traduire en justice les responsables de cette disparition, et le faire avant la fin de 2015 comme l’exige la Stratégie nationale sur les crimes de guerre; c)  assurer une indemnisation appropriée. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas et doit garantir en particulier que les familles des disparus aient accès aux enquêtes sur les allégations de disparition forcée et que le cadre juridique actuel soit modifié de sorte que l’octroi de prestations sociales et de mesures de réparation ne soit pas subordonné à l’obligation d’obtenir la décision d’un tribunal attestant le décès de la victime.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses trois langues officielles.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Appendice

Opinion individuelle (concordante) de M. Gerald L. Neuman, rejoint par Mme Anja Seibert-Fohr

Je m’exprime séparément pour aborder deux questions que la majorité a choisi de ne pas traiter pour des raisons que l’on peut comprendre. Les auteurs ont demandé au Comité de constater également que l’État partie avait violé l’obligation d’assurer un recours utile pour des violations des articles 10 et 16 du Pacte. Je crois bon d’examiner ces griefs, et de constater qu’ils ne sont pas étayés, pour des motifs de droit qu’il serait utile d'expliquer.

En premier lieu, de manière générale:

Le Comité a fréquemment considéré que les disparitions forcées qui sont le fait des autorités de l’État engendrent des violations de l’article 10, lequel dispose que toute personne privée de sa liberté doit être traitée avec humanité. Mais les obligations incombant à l’État au titre de l’article 10 concernent les conditions de détention qui relèvent de sa propre autorité, non les formes de privation illégale de liberté imputables à d’autres entités. L’article 10 diffère à cet égard de l’article 7, lequel impose aux États parties de «prendre des mesures positives pour que des personnes privées, physiques ou morales, n’infligent pas des tortures ou des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants à d’autres personnes en leur pouvoir». Le fait qu’une disparition forcée soit survenue ne signifie pas que l’État a violé ses obligations au titre de l’article 10 lorsque la disparition n’est pas imputable à l’État.

De même, le Comité a conclu que des disparitions forcées qui sont le fait d’autorités de l’État peuvent, dans certaines circonstances concrètes, constituer une violation de l’article 16, lequel garantit le droit de chacun à la reconnaissance de sa personnalité juridique. On voit difficilement comment des acteurs qui ne sont pas agents d’un État, et qui agissent sans collusion avec celui-ci, pourraient à eux seuls nier la reconnaissance par cet État de la personnalité juridique d’une victime. Ainsi le fait qu’une disparition forcée soit survenue sur le territoire de l’État ne signifie pas que l’État a violé l’article 16 lorsque la disparition n’est pas imputable à l’État.

En l’espèce, les auteurs n’affirment pas que la disparition forcée de Mensud Rizvanović était imputable à la Bosnie-Herzégovine mais plutôt aux forces armées qui s’opposaient à celle-ci. Elles semblent simplement supposer que, parce que le traitement atroce qui lui a été infligé peut être qualifié de disparition forcée, les articles 10 et 16 sont forcément entrés en jeu, engendrant des obligations supplémentaires d’assurer un recours utile au titre du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. J’aurais préféré expliquer que ce raisonnement est erroné. En l’absence d’autres d’éléments permettant d’établir un lien entre l’État partie et la disparition, je considérerai que les auteurs n’ont pas étayé leurs griefs de violation, par l’État partie, du paragraphe 3 de l’article 2 lu conjointement avec l’article 10 ou l’article 16.

[Fait en anglais. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois, en espagnol, en français et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]