Nations Unies

CCPR/C/110/D/1960/2010

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

20 mai 2014

Original: français

Comité des droits de l’homme

Communication no 1960/2010

Constatations adoptées par le Comité à sa 110e session,10-28 mars 2014

Communication présentée par:Claude Ory (représenté par un conseil, Jérôme Weinhard)

Au nom de:L’auteur

État partie:France

Date de la communication:1er avril 2010 (date de la lettre initiale)

Références:Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 28 juillet 2010 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:28 mars 2014

Objet: Condamnation d’un membre de la communauté des «gens du voyage» pour défaut d’assurance automobile et d’autorisation de circuler

Question s de procédure: Examen de la même question par une autre instance internationale; non-épuisement des recours internes

Questions de fond: Droit à la liberté de circulation; discrimination et égale protection de la loi

Articles du Pacte: 12 (par. 1) et 26

Article du Protocole facultatif: 5, (par. 2 a) et b))

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (110e session)

concernant la

Communication no 1960/2010 *

Présentée par:Claude Ory (représenté par un conseil, Jérôme Weinhard)

Au nom de:L’auteur

État partie:France

Date de la communication:1er avril 2010 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le28 mars 2014,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1960/2010 présentée par Claude Ory en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication datée du 1er avril 2010 est Claude Ory, né le 1er décembre 1980 à Château-Gontier, en France. Il se considère victime d’une violation par la France de ses droits au titre des articles 12, paragraphe 1, et 26 du Pacte. Il est représenté par un conseil.

1.2Le 18 octobre 2010, le Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires a décidé que la question de la recevabilité de la communication devait être examinée en même temps que celle du fond.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur fait partie des «gens du voyage». Vivant dans une caravane, au Mans (dans le département de la Sarthe), il est soumis au régime de la loi no 69-3 du 3 janvier 1969 et du décret no 70-708 du 31 juillet 1970 y relatif, qui lui impose d’avoir un titre de circulation devant être régulièrement visé par les autorités compétentes, faute de quoi il s’expose à des sanctions pénales. En 2004, étant sans ressources régulières, l’auteur était titulaire d’un carnet de circulation soumis à visa trimestriel auprès des forces de l’ordre, délivré le 2 février 1998, et qui avait été visé pour la dernière fois le 27 août 2003.

2.2Le 29 février 2004, alors qu’il conduisait son camion pour aller travailler, l’auteur a été contrôlé par des gendarmes sur la commune de Mézeray (Sarthe). Il s’est vu reprocher de ne détenir ni assurance pour son véhicule, ni visa pour son carnet de circulation. Le 11 mars 2006, lors d’un nouveau contrôle de gendarmerie à Aubigné-Racan (Sarthe), il a été informé des suites données aux deux infractions commises le 29 février 2004. Il a été conduit à la brigade où il a été entendu pendant quatre heures. Il s’est vu signifier un jugement rendu par défaut par le tribunal de police de La Flèche (Sarthe) en date du 23 novembre 2005, dans lequel il a été condamné à 150 euros d’amende pour défaut de titre de circulation en règle, ainsi qu’à une amende de 300 euros et à la suspension de son permis de conduire pendant un mois pour défaut d’assurance. L’adresse figurant sur les convocations au tribunal faisait référence à son titre de circulation ainsi qu’à sa commune de rattachement. De ce fait, la mairie d’Arnage (Sarthe) n’étant pas sa résidence habituelle, il n’y recevait pas son courrier et n’a pu être averti de la convocation à cette audience; il a donc été jugé par défaut.

2.3 L’auteur est sans domicile ni résidence fixe en France et loge de façon permanente dans son véhicule. Il reconnaît avoir omis de faire viser par l’autorité administrative compétente son livret de circulation dans les délais impartis. Il a fait opposition du jugement par défaut du 23 novembre 2005 et le substitut du procureur de la République du Mans l’a convoqué pour une audience au tribunal de police de La Flèche le 24 mai 2006. Afin d’assurer sa défense, il a sollicité l’assistance d’un avocat, qu’il a pu obtenir grâce à l’aide juridictionnelle. Ayant demandé un renvoi, il a finalement vu son affaire entendue le 27 septembre 2006. Dans ses moyens de défense, son avocat a demandé la nullité de la procédure en faisant référence au Protocole no 4 à la Convention européenne des droits de l’homme, qui prévoit en son article 2 que «[q]uiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence». Le 20 décembre 2006, le tribunal a rejeté l’exception tirée de la nullité du procès-verbal concernant le défaut de visa, a déclaré l’auteur coupable de cette infraction, et l’a condamné à une amende de 100 euros (au lieu de 150 euros initialement).

2.4 Le 28 décembre 2006, l’auteur a interjeté appel de ce jugement auprès de la cour d’appel d’Angers (département du Maine-et-Loire). Il a de nouveau sollicité l’aide juridictionnelle, qui lui a été accordée. Lors du procès, son avocat a fait référence à l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit la discrimination, dans la mesure où l’obligation à laquelle il est tenu est discriminatoire. En effet, selon l’auteur, l’obligation de faire viser son carnet de circulation, d’une part, exclut les personnes qui exercent des activités ou professions ambulantes et, d’autre part, s’applique exclusivement aux personnes qui logent de façon permanente dans un véhicule, une remorque ou tout autre abri mobile, à l’exclusion des autres personnes sans domicile ni résidence telles que les «sans domicile fixe» (SDF) ou les bateliers. Le Président de la cour d’appel a envisagé de faire un recours préjudiciel auprès de la Cour de justice de l’Union européenne, pour finalement rejeter l’appel le 19 avril 2007, au motif que la situation de l’auteur, «choisie par lui, le rend justiciable d’obligations particulières prises dans l’intérêt public national, qui n’ont donc rien de discriminatoire», et en ramenant l’amende à un montant de 50 euros. L’auteur s’est pourvu en cassation le 19 avril 2007. Sa demande d’aide juridictionnelle a été rejetée pour motif d’absence de moyens sérieux. N’ayant pu être défendu, son pourvoi a été rejeté par la Cour de cassation le 4 mars 2008.

2.5Le 22 décembre 2008, l’auteur a déposé une requête sur la même affaire auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Le 1er septembre 2009, la Cour a déclaré sa requête irrecevable au titre de l’article 35, paragraphe 1, de la Convention, puisque le délai entre la décision interne définitive (Cour de cassation) et la présentation de sa requête excédait six mois.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur précise tout d’abord qu’il ne conteste pas la première infraction, liée au défaut d’assurance automobile, mais la seconde, par laquelle il lui est reproché de n’avoir pas fait viser son carnet de circulation, alors qu’il n’avait ni domicile ni résidence fixe en France depuis plus de six mois, et tombait ainsi sous le coup de l’article 3 de la loi du 3 janvier 1969.

3.2Concernant l’atteinte à la liberté de circulation, l’auteur note que la loi française l’oblige à détenir un titre de circulation et à le présenter sur réquisition des forces de l’ordre, sous peine de sanctions pénales. Il rappelle que ce titre s’inscrit dans un schéma historique datant du xixe siècle, les titres actuels de circulation étant dans la lignée directe des «carnets de saltimbanques» instaurés par la circulaire du 6 janvier 1863, puis des «carnets anthropomorphiques d’identité nomade» instaurés par la loi du 16 juillet 1912. Les législations successives ont maintenu le principe des carnets de circulation. L’auteur est donc soumis à un contrôle policier régulier, ce qui constitue selon lui une entrave caractérisée à son droit de circuler librement à l’intérieur de son pays, prévu à l’article 12 du Pacte. Il rejette les conclusions de la cour d’appel d’Angers (par. 2.4), notant qu’il n’a pas choisi son mode de vie puisqu’il est héritier d’une longue tradition familiale de vie en abri mobile, tant par ses ascendances paternelle que maternelle. Il ajoute que lui-même a été éduqué dans ce mode de vie, que ses frères et sœurs vivent de la même manière, qu’il n’a jamais vécu dans une maison et ne connaît que la vie itinérante.

3.3Concernant l’égalité devant la loi, l’auteur précise que, en droit français, le domicile de tout citoyen quant à l’exercice de ses droits civils «est au lieu où il a son principal établissement». Or, les «gens du voyage», tels que régis par la loi no 69-3 du 3 janvier 1969, n’ont pas de domicile et résident habituellement dans un abri mobile terrestre. À la place d’un domicile, le régime juridique spécifique qui leur est applicable institue le principe d’une commune de rattachement qu’ils n’ont pas la liberté de choisir ni de modifier, contrairement aux droits prévus par les articles 103 et suivants du Code civil relatifs au changement de domicile. L’auteur en déduit qu’il n’a pas les mêmes droits civils que les citoyens ayant une résidence fixe.

3.4 Selon l’auteur, ce traitement défavorable pour les personnes soumises à ces visas constitue une discrimination à la fois légale, interne et externe. Elle est légale car prévue par la loi. Elle est interne car au sein des titres de circulation prévus par la loi no 69‑3, les personnes qui exercent des activités ou professions ambulantes ne sont pas soumises à ces visas. Parmi les autres personnes «sans domicile fixe», celles qui résident dans une péniche (régime des bateliers), ou dans la rue, ne sont pas soumises à l’obligation administrative du titre de circulation. Selon l’auteur, cette discrimination est également externe car l’immense majorité de la population logeant dans une résidence fixe, telle que définie à l’article 2 du décret 70‑708 du 31 juillet 1970, et qui donc possède un domicile, n’est plus soumise à ces «passeports» depuis un siècle. Le système des visas, et plus largement celui des titres de circulation, est donc selon l’auteur une entrave à la liberté d’aller et venir à l’intérieur d’un État pour les seules personnes qui y sont soumises, entraînant pour ces dernières des discriminations internes et externes avec une inégalité de droit au regard de la notion de domicile. L’auteur demande en conséquence réparation morale et matérielle suite à sa condamnation, ainsi que la suppression de la mention à son casier judiciaire. Il demande à être sur un pied d’égalité avec l’ensemble de ses concitoyens et réclame par conséquent la possibilité de conserver son mode de vie, le droit d’avoir un domicile comme prévu par le Code civil, et la liberté de le changer et de le choisir, sans avoir l’obligation de détenir et de présenter un titre de circulation sous peine d’être condamné.

Observations de l’État partie sur la recevabilité de la communication

4.Le 29 septembre 2010, l’État partie a présenté des observations sur la recevabilité, soutenant que la communication devrait être déclarée partiellement irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. Selon l’État partie, l’auteur se plaint devant le Comité de ne pas disposer de la liberté de choix ni de changement de son lieu de résidence. Or, devant les juridictions nationales, la procédure contentieuse n’a porté que sur le défaut de visa du carnet de circulation. C’est sur cette infraction seule que les voies de recours internes ont été épuisées. À ce titre, l’État partie est d’avis que les développements de la communication portant sur le choix de la commune de rattachement sont totalement étrangers au contentieux examiné par les juges internes, et sont, à ce titre, irrecevables au titre de l’article 5, paragraphe 2 b), du Protocole facultatif.

Observations de l’État partie sur le fond

5.1Le 28 janvier 2011, l’État partie a présenté des observations sur le fond de la communication. Il fait en premier lieu valoir de nouveau que les allégations de l’auteur relatives au choix de sa commune de résidence n’ont pas été soulevées devant les juges internes. De plus, selon l’État partie, s’agissant de la commune de rattachement, l’auteur se borne à citer les dispositions du Code civil français, sans préciser les dispositions du Pacte qui auraient été violées. En conséquence, cette partie de la communication devrait être considérée comme irrecevable.

Sur la liberté de choix et de changement de la commune de rattachement

5.2Sur le fond, l’État partie se prononce en premier lieu sur la question de la liberté de choix et de rattachement à une commune. Il rappelle que la résidence habituelle des personnes visées par la loi no 69‑3 du 3 janvier 1969est, par définition, une résidence mobile, «véhicule, remorque, ou tout autre abri mobile», selon l’article 3 de la loi. Afin que les personnes ayant une telle résidence puisse bénéficier de la jouissance et de l’exercice de leurs droits civils et politiques, et accomplir leurs devoirs, le législateur a imaginé le dispositif de la commune de rattachement, qui leur permet de conserver un lien avec les autorités administratives. Selon l’État partie, il s’agit là d’une domiciliation purement administrative et non d’une résidence au sens de l’article 12 du Pacte. La résidence permanente de telles personnes est leur remorque ou autre abri mobile, et le lieu de leur résidence est celui où se trouve, à un moment donné, ledit abri mobile. Le droit au libre choix de sa résidence, protégé par l’article 12 du Pacte, s’applique donc uniquement à la résidence permanente de l’auteur, qui est par nature mobile.

5.3L’État partie ajoute que contrairement aux affirmations de l’auteur, une personne circulant en France sans domicile ni résidence fixe dispose du choix de la commune à laquelle elle souhaite être rattachée à des fins administratives, sous réserve de sa motivation (existence d’attaches familiales, par exemple). Le préfet ne peut écarter ce choix que pour des raisons graves, tirées notamment de l’ordre public, et par une décision expressément motivée. En conséquence, selon l’État partie, les restrictions apportées au droit de choisir librement sa commune de rattachement sont extrêmement légères, et en tout cas conformes au paragraphe 3 de l’article 12 du Pacte, qui prévoit que ce droit peut faire l’objet de restrictions lorsque celles-ci sont «prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le Pacte».

5.4En ce qui concerne l’article 26 du Pacte, invoqué par l’auteur, l’État partie fait valoir que l’article 7 de la loi précitée du 3 janvier 1969 prévoit que «toute personne qui sollicite la délivrance d’un titre de circulation […] est tenue de faire connaître la commune à laquelle elle souhaite être rattachée». Ce choix d’une commune de rattachement s’applique ainsi à toute personne âgée de plus de 16 ans, dépourvue de résidence fixe depuis plus de six mois si elle loge de façon permanente dans un véhicule, une remorque ou tout autre abri mobile (article 3 de la loi). Se référant à l’observation générale no 18 (1989) du Comité, sur la non-discrimination, l’État partie ajoute en outre que le rattachement à une commune permet à la personne circulant en France, et étant sans domicile ni résidence fixe, de jouir effectivement de ses droits civils et politiques, notamment le droit de vote, et de les exercer. Par ailleurs, le Comité a indiqué que la jouissance des droits et des libertés dans des conditions d’égalité n’impliquait pas dans tous les cas un traitement identique. La mise en place d’un régime juridique spécifique, propre aux personnes circulant sans domicile ni résidence fixe, tient justement compte de la spécificité de leur situation. En toute hypothèse, il ne saurait être soutenu, selon l’État partie, que l’auteur et l’ensemble des personnes concernées dans sa situation sont, comme il le soutient, privées de leur droit à avoir un domicile, tel que garanti par le droit civil français. Il n’existe aucun obstacle juridique qui empêcherait une personne vivant en résidence mobile de changer son mode de vie, et de choisir un domicile au sens de l’article 102 du Code civil. Toutefois, dans le cadre d’un mode de vie itinérant, la solution pour l’exercice des droits est le principe de la commune de rattachement, qui n’emporte aucune discrimination.

À propos du carnet de circulation

5.5En ce qui concerne la question du titre de circulation et l’obligation de détention de visa, que l’auteur a considéré comme une entrave caractérisée à son droit de circuler librement à l’intérieur du pays, l’État partie reconnaît qu’il s’agit là d’une restriction au sens du paragraphe 3 de l’article 12 du Pacte, par les contraintes qu’elle entraîne, mais qu’une telle restriction est prévue par la loi et justifiée par des raisons d’ordre public. Selon l’État partie, l’obligation qui pèse sur les personnes sans domicile fixe ne justifiant pas de ressources régulières de faire viser à intervalle régulier leur carnet de circulation est la contrepartie du droit qui leur est reconnu de modifier, jour après jour, si elles le souhaitent, leur lieu de résidence, et qui permet aux autorités administratives de conserver avec elles un lien et une possibilité de contact, et, le cas échéant, de procéder à d’éventuels contrôles, dans des conditions qui prennent en compte leur mode de vie itinérant.

5.6Pour ce qui est du titre de circulation examiné à la lumière de l’article 26 du Pacte, l’État partie fait valoir que l’obligation de faire viser ce carnet incombe non pas à une communauté, mais à toutes «les personnes âgées de plus de seize ans […] dépourvues de domicile ou de résidence fixe depuis plus de six mois […] si elles logent de façon permanente dans un véhicule, une remorque ou tout autre abri mobile» (article 3 de la loi du 3 janvier 1969). Ainsi, toute personne qui choisit d’adopter un mode de vie itinérant, tel que défini précédemment, est tenue de posséder un titre de circulation, qui doit être visé à intervalle régulier par l’autorité administrative. À ce titre, les forains et les «caravaniers» (employés attachés aux grands chantiers) doivent également détenir un titre de circulation. L’État partie ajoute que contrairement aux affirmations de l’auteur, le mode de vie itinérant relève bien, d’un point de vue juridique, d’un choix de la personne concernée, choix qui est respecté par les pouvoirs publics.

5.7En conclusion, l’État partie réitère que la particularité du régime applicable à l’auteur et à d’autres personnes dans la même situation est la conséquence de leur grande mobilité, comparativement aux personnes ayant adopté un mode de vie sédentaire. La différence de traitement est donc objectivement justifiée par une différence de situation. Enfin, l’État partie ajoute que les revendications de l’auteur relatives au carnet de circulation ne reflètent pas la position unanime des «gens du voyage», puisque certains membres de cette communauté accordent une forte valeur identitaire à ces documents.

Commentaires de l’auteur aux observations de l’État partie sur le fond

6.1L’auteur a répondu aux observations de l’État partie sur le fond le 4 avril 2011.

Sur le grief relatif à l’article 12

6.2L’auteur ne conteste pas le fait que la commune de rattachement ne contrevient pas au principe de la liberté de choix de résidence, garanti par l’article 12. Il précise que c’est le principe de liberté de circulation qu’il souhaite faire valoir. L’auteur relève qu’un citoyen français disposant d’une résidence fixe n’a pas l’obligation de posséder un document administratif pour se déplacer sur le territoire national. Par ailleurs, parmi les «sans résidence fixe», si l’on est batelier ou «sans domicile fixe», on n’a pas non plus l’obligation de disposer d’un document administratif particulier. Seule la population considérée comme «circulant» y est toujours soumise, au titre de la loi du 3 janvier 1969. Selon l’auteur, cette simple possession de titre, qui, pour certains, est devenue le symbole d’une identité, ne serait pas très grave si elle n’était pas associée à des sanctions pénales, qui comprennent des amendes et des peines d’emprisonnement en cas de circulation sans titre ou de défaut de justification du titre. De plus, l’obligation de faire viser à intervalle régulier son carnet de circulation par les forces de l’ordre, sous peine de sanctions pénales, constitue une atteinte grave à la liberté de circuler.

6.3Ces visas permettent en outre une vérification systématique à chaque passage dans un fichier dénommé «Fichier des personnes recherchées», qui comprend les personnes recherchées pour des motifs administratifs ou judiciaires. L’auteur ajoute que l’existence des titres de circulation permet celle d’un fichier policier spécifique intitulé «Fichier des personnes sans domicile ni résidence fixe», qui regroupe actuellement plus de 200 000 fiches. La Commission nationale de l’informatique et des libertés, ainsi que d’autres acteurs, ont relevé l’existence de bases de données non déclarées et de messages associés au Fichier des personnes sans domicile ni résidence fixe. Cette affaire a également permis la diffusion d’un document confidentiel interne à la gendarmerie, datant de 1992, intitulé «la criminalité de certaines minorités ethniques non sédentarisées». Selon l’auteur, cette terminologie qualifie clairement les «gens du voyage». On y lit que «près du tiers des 120 000 individus figurant au fichier administratif des personnes sans domicile ni résidence fixe […] sont connus comme auteurs d’infractions». Il y est également noté qu’«il appartient notamment aux personnels de bien distinguer les individus qui relèvent du statut des sans domicile ni résidence fixe, pour lesquels les documents administratifs […] peuvent être exigés sans formalisme particulier, des sédentaires dont les pièces d’identité sont contrôlées dans le cadre légal défini par les articles 78-1 à 78-5 du code de procédure pénale». Selon l’auteur, de telles directives prouvent bien le caractère spécifique et discriminatoire du contrôle des titres de circulation. Ce contrôle inclut du renseignement policier sur la population particulière des «gens du voyage», qualifiée de «minorité ethnique non sédentarisée» et soumise à un contrôle spécifique, systématique et stigmatisant rendu possible par le système des titres de circulation.

Sur le grief relatif à l’article 26

6.4L’auteur affirme une nouvelle fois que le mode de vie des «gens du voyage» doit être analysé d’un point de vue sociologique, qui prenne en compte le capital culturel transmis de génération en génération, par-delà l’analyse juridique du «choix» individuel. Bien que l’habitat en dur soit aujourd’hui la norme, il ne devrait pas être imposé à des personnes ne l’ayant jamais connu. L’auteur rappelle qu’il n’a jamais connu que le mode de vie itinérant, et que ses arrières grands-parents avaient déjà un tel mode de vie et exerçaient des professions ambulantes. Il ajoute qu’au-delà de la restriction apportée à la liberté de circulation, les titres de circulation relèvent d’un traitement différencié des «gens du voyage» par rapport au reste de la population. Bien que la justification soit la mobilité de ce groupe, il apparaît que d’autres populations mobiles, comme les bateliers, les voyageurs représentants, ou les SDF, ne sont pas soumises au même type de contrôle. D’autre part, la définition des «gens du voyage» en soi n’est pas liée à la mobilité, mais au fait de résider en abri mobile depuis au moins six mois.L’absence de résidence fixe, citée par l’État partie comme justifiant le traitement spécifique des «gens du voyage», est pourtant aussi commune aux bateliers, nomades et forains, qui étaient auparavant considérés sur un pied d’égalité, au titre de l’ordonnance no 58-923 du 7 octobre 1958, qui donnait à ces trois catégories la possibilité de choisir librement un domicile, en modifiant pour ce faire le code civil. Bien que la disposition relative au domicile des bateliers ait été maintenue, celle concernant les nomades et les forains (termes remplacés dans la législation récente par la catégorie «gens du voyage»), a été abrogée par la loi du 3 janvier 1969, qui a introduit le concept de la commune de rattachement pour ces deux catégories. L’auteur ajoute que le projet de loi relatif à la loi précitée révèle que l’introduction, à l’article 8 de la loi, d’un quota de 3 % maximum de population pouvant être rattachée à la municipalité avait pour but de garantir que la situation électorale des municipalités ne soit quasiment pas modifiée par un afflux d’électeurs sans attaches réelles avec la commune. Selon l’auteur, le simple fait de chercher à diminuer la représentativité électorale effective de cette catégorie de population démontre bien l’inégalité devant la loi dont sont victimes les «gens du voyage».

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a constaté qu’une plainte similaire déposée par l’auteur avait été déclarée irrecevable par la Cour européenne des droits de l’homme le 1er septembre 2009 (requête no 3257/09) au titre de l’article 35, paragraphe 1, de la Convention, puisque le délai entre la décision interne définitive (Cour de cassation) et la présentation de sa requête excédait six mois. Le Comité rappelle, en outre, qu’au moment de son adhésion au Protocole facultatif, l’État partie a formulé une réserve à propos du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif en précisant que le Comité «ne sera pas compétent pour examiner une communication émanant d’un particulier si la même question est en cours d’examen ou a déjà été examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement». Le Comité constate cependant que la Cour européenne n’a pas «examiné» l’affaire au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, dans la mesure où sa décision portait uniquement sur une question de procédure. En conséquence, le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, tel que modifié par la réserve de l’État partie, ne constitue pas un obstacle à l’examen de la communication par le Comité.

7.3Le Comité a en outre pris note des arguments de l’État partie soutenant que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes pour ce qui est de la question du choix du domicile et de son changement sous le régime de la commune de rattachement, instauré par la loi du 3 janvier 1969 (art. 7 et suiv.). Le Comité observe que l’auteur n’a pas contesté cet argument et qu’il a en outre spécifié que, parmi les garanties énoncées au paragraphe 1 de l’article 12, il souhaitait se prévaloir uniquement du droit de circuler librement. En conséquence, le Comité déclare la partie de la communication relative au choix du domicile et de son changement irrecevable au titre du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.4Le Comité considère que tous les autres critères de recevabilité ont été remplis et déclare la communication recevable concernant les arguments soulevés par l’auteur au titre du paragraphe 1 de l’article 12 (concernant la liberté de circulation) et de l’article 26 du Pacte.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2Le Comité note l’allégation de l’auteur selon laquelle en le condamnant pénalement à une amende de 150 euros (ramenée par la cour d’appel d’Angers à une amende de 50 euros) pour défaut de visa valide apposé sur son titre de circulation, l’État partie aurait agi en violation de ses obligations de lui garantir 1) le droit de circuler librement sur le territoire, au titre du paragraphe 1 de l’article 12 du Pacte; et 2) son droit à l’égalité devant la loi et à une égale protection de la loi, sans discrimination, garanti par l’article 26 du Pacte. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les restrictions que la loi no 69-3 du 3 janvier 1969 apporte à l’article 12 sont conformes au paragraphe 3 de cette disposition, étant justifiées par des motifs d’ordre public. En particulier, l’exigence de faire viser leur titre de circulation répondrait au souci de maintenir avec les membres de groupes de population itinérante un lien administratif et de procéder à d’éventuels contrôles.

8.3Le Comité rappelle son observation générale no 27 (1999) sur la liberté de circulation, selon laquelle les limitations pouvant être imposées aux droits énoncés à l’article 12 du Pacte ne doivent pas rendre sans objet le principe de la liberté de circulation, et doivent répondre aux exigences de protection prévues au paragraphe 3 de cet article et être de surcroît compatibles avec les autres droits reconnus dans le Pacte. L’article 5 de la loi no 69‑3 du 3 janvier 1969, qui était applicable à l’auteur au moment des faits,imposait aux personnes dépourvues de domicile ou de résidence fixe depuis plus de six mois, habitant dans un abri mobile et ne disposant pas de ressources régulières, d’être munies d’un carnet de circulation devant être visé tous les trois mois pour pouvoir circuler en France. L’article 20 du décret no 70-708 du 31 juillet 1970 prévoit en outre qu’en cas de défaut d’un tel visa dans les délais, l’intéressé se rend passible d’une amende correspondant à une contravention de cinquième classe. Cette disposition constitue sans nul doute une restriction dans l’exercice du droit des personnes concernées à la liberté de circulation (art. 12, par. 1). Le Comité se doit donc de déterminer si une telle restriction est autorisée par le paragraphe 3 de l’article 12 du Pacte.

8.4Il n’est pas contesté que l’obligation de détenir un titre de circulation et celle de le faire viser à intervalle régulier par les autorités compétentes sont prévues par la loi. Le Comité observe en outre que l’État partie a affirmé que ces mesures poursuivent le but de l’ordre public. Il incombe donc au Comité d’évaluer si la restriction est nécessaire et proportionnelle au but visé. Le Comité reconnaît la nécessité pour l’État partie de contrôler, à des fins de sécurité et d’ordre public, que les personnes qui changent régulièrement de lieu de résidence soient et demeurent identifiables et joignables.

8.5Le Comité observe toutefois que l’État partie n’a pas démontré que la nécessité de faire viser le carnet de circulation à intervalles rapprochés, ainsi que d’assortir cette obligation de contraventions pénales (article 20 du décret no 70-708 du 31 juillet 1970), sont des mesures nécessaires et proportionnelles au résultat escompté. Le Comité en conclut qu’une telle restriction au droit à la liberté de circulation de l’auteur n’était pas compatible avec les conditions établies au paragraphe 3 de l’article 12 et a constitué en conséquence une violation du paragraphe 1 de l’article 12 à son égard.

8.6Au vu de sa conclusion relative au paragraphe 1 de l’article 12, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation de l’article 26 du Pacte.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie du paragraphe 1 de l’article 12 du Pacte.

10.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile, qui comprenne notamment l’expurgation de son casier judiciaire et une indemnisation adéquate pour le préjudice subi, ainsi que la révision du cadre législatif pertinent et de son application dans la pratique, en tenant compte de ses obligations en vertu du Pacte. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 de celui-ci, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 180 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité, en outre, à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en français (version originale), en anglais et en espagnol. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Appendice

Opinion individuelle (concordante) de M. Fabián Omar Salvioli

1.Je suis d’accord avec les constatations adoptées en l’affaire Ory c. France (communication no 1960/2010), dans lesquelles le Comité a conclu que l’auteur était victime d’une violation par l’État partie de l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

2.Je regrette néanmoins que le Comité n’ait pas jugé nécessaire d’examiner les griefs sérieux que tirait l’auteur de l’article 26 du Pacte. Le Comité est resté muet sur deux questions fondamentales en matière de droits de l’homme: l’égalité devant la loi et le principe de la non-discrimination, qui étaient au cœur de la communication dont il était saisi.

3.En l’espèce, les éléments présentés ont suffisamment prouvé la discrimination subie par un groupe spécifique de personnes («les gens du voyage»), dont bon nombre, comme l’auteur, sont de nationalité française. Sur les plans administratif et juridique, le concept de «commune de rattachement» est suffisant pour atteindre les objectifs visés par l’État partie (nécessité de conserver un lien avec les autorités administratives). L’État partie n’a pas démontré ni justifié en quoi l’obligation supplémentaire imposée aux «gens du voyage» de faire viser à intervalles réguliers leur carnet de circulation était nécessaire.

4.Dans ses observations, l’État partie explique cette obligation par la nécessité de conserver un lien entre l’État et les gens du voyage et de procéder à des «contrôles».

5.En ce qui concerne le premier des motifs invoqués par l’État partie, il y a lieu de signaler que l’obligation prévue à l’article 7 de la loi no 69-3, qui impose aux personnes concernées de faire connaître la commune à laquelle elles souhaitent être rattachées, suffit amplement à conserver le lien en question.

6.Pour ce qui est de la nécessité de procéder à des «contrôles», celle-ci est exposée en termes trop généraux et l’État partie ne donne pas d’explications raisonnables quant aux raisons pour lesquelles les personnes susvisées doivent faire l’objet de contrôles particuliers.

7.Le Comité a défini dans sa jurisprudence les paramètres applicables aux principes d’égalité et de non-discrimination: il a ainsi établi qu’une violation de l’article 26 peut résulter de l’effet discriminatoire d’une règle ou d’une mesure apparemment neutre ou dénuée de toute intention discriminatoire si les effets préjudiciables d’une règle ou décision affectent exclusivement ou de manière disproportionnée des personnes particulières en raison de leur race, couleur, sexe, langue, religion, opinion politique ou toute autre opinion, origine nationale ou sociale, fortune, naissance ou toute autre situation. Des règles ou décisions ayant une telle incidence ne constituent toutefois pas une discrimination si elles sont fondées sur des motifs objectifs et raisonnables.

8.Dans des situations particulières, les États peuvent prendre des mesures différenciées, mais celles-ci doivent avoir un but légitime, être prévues par la loi et, principalement, être raisonnables et proportionnelles au but visé. En l’espèce, l’obligation faite aux «gens du voyage» de faire viser leurs papiers à intervalles réguliers n’est ni raisonnable, ni nécessaire, ni proportionnelle au but visé. En conséquence, le Comité aurait également dû conclure que l’auteur de la communication était victime d’une violation de l’article 26 du Pacte, et l’État partie devrait en tenir compte en vue de prendre les mesures de réparation voulues, sous la forme notamment de la suppression de l’obligation de visa afin de garantir que les faits en cause ne se reproduisent pas.

[Fait en espagnol (version originale), en anglais et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]