Nations Unies

CCPR/C/112/D/2086/2011

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

17 novembre 2014

Original: français

Comité des droits de l’homme

Communication no 2086/2011

Constatations adoptées par le Comité à sa 112e session(7-31 octobre 2014)

Communication présentée par:

Aïcha Dehimi et Noura Ayache (représentées par Philippe Grant de l’organisation Track Impunity Always (TRIAL), association suisse contre l’impunité)

Au nom de:

Sahraoui Ayache (fils et frère des auteures) et les auteures

État partie:

Algérie

Date de la communication:

27 juin 2011 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 17 août 2011 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

30 octobre 2014

Objet:

Disparition forcée

Questions de fond:

Droit à la vie; interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains; droit à la liberté et à la sécurité de la personne; respect de la dignité inhérente à la personne humaine; reconnaissance de la personnalité juridique et droit à un recours utile; immixtion illégale dans le domicile et droit à la vie familiale

Questions de procédure:

Épuisement des recours internes

Articles du Pacte:

2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17

Article du Protocole facultatif:

5 (par. 2 b))

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (112e session)

concernant la

Communication no 2086/2011*

Présentée par:

Aïcha Dehimi et Noura Ayache (représentées par Philippe Grant de l’organisation Track Impunity Always (TRIAL), association suisse contre l’impunité

Au nom de:

Sahraoui Ayache (fils et frère des auteures) et les auteures

État partie:

Algérie

Date de la communication:

27 juin 2011 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 30 octobre 2014,

Ayant achevé l’examen de la communication no 2086/2011 présentée par Aïcha Dehimi et Noura Ayache en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteures de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif

1.1Les auteures de la communication datée du 27 juin 2011 sont Aïcha Dehimi, née en 1942, et sa fille Noura Ayache, née en 1976, toutes deux de nationalité algérienne. Elles présentent la communication en leur nom propre ainsi qu’au nom de leur fils et frère, Sahraoui Ayache, né le 18 mars 1970, qui était marchand de légumes à Constantine. Les auteures allèguent que Sahraoui Ayache est victime d’une disparition forcée imputable à l’État partie, en violation des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17 du Pacte, qu’elles sont elles-mêmes victimes de la violation des droits garantis par les articles 2 (par. 3) et 7 du Pacte. Les auteures sont représentées par Philippe Grant de l’organisation TRIAL.

1.2Le 17 août 2011, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires a décidé d’accorder les mesures de protection sollicitées par les auteures et a demandé à l’État partie de ne pas invoquer la législation nationale, notamment l’ordonnance no 06-01, du 27 février 2006, portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, contre les auteures et les membres de leur famille, en raison de la présente communication. Le 7 octobre 2011, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas séparer l’examen de la recevabilité de celui du fond de la communication.

Rappel des faits présentés par les auteures

2.1Le 12 août 1994, à 9 heures du matin, Sahraoui Ayache a été arrêté à son domicile de Constantine par un groupe de militaires en uniforme et d’agents de la sécurité militaire en civil qui menaient une vaste opération suite à l’assassinat de deux militaires dans la région de Constantine. Les membres des services de sécurité sont entrés dans tous les domiciles du quartier où Sahraoui Ayache résidait et ont obligé les hommes à sortir rapidement de leurs domiciles sans qu’ils aient même le temps de s’habiller ou de se chausser. Le père de Sahraoui Ayache a assisté à son arrestation, ainsi que celle de voisins et membres de sa famille qui habitaient dans le quartier. Les personnes arrêtées ont été rassemblées à l’extérieur et certaines d’entre elles, dont Sahraoui Ayache, ont été transférées dans des camions vers un lieu de détention inconnu. Selon les auteures, les services de sécurité n’ont à aucun moment présenté de mandat d’arrêt et n’ont pas invoqué de motif justifiant l’arrestation de Sahraoui Ayache.

2.2Selon les auteures, Sahraoui Ayache et ses 17 codétenus ont dû endurer de terribles conditions de détention: les 18 hommes étaient entassés dans une cellule de quatre mètres carrés et ils devaient rester debout faute d’espace dans la chaleur suffocante du mois d’août. En l’espace d’une journée, la majorité d’entre eux sont décédés. Les corps évacués, enroulés dans des couvertures, ont été placés dans un camion de l’armée. Il n’y a eu que très peu de survivants à cet épisode, et les auteures notent que Sahraoui Ayache est peut être décédé à ce moment-là, même si elles n’en ont pas la certitude. Quelques mois après l’arrestation, la famille a reçu la visite spontanée d’un militaire qui leur a affirmé que Sahraoui Ayache était toujours vivant et qu’il était détenu dans une prison militaire de la ville, mais il a été impossible de vérifier cette information. À ce jour, personne ne sait ce qu’il est advenu de lui ou de son corps.

2.3Durant les semaines qui ont suivi l’arrestation de Sahraoui Ayache, sa famille a contacté les autorités algériennes afin de savoir ce qui lui était arrivé. Les auteures se sont rendues dans les différents services de police et de gendarmerie de Constantine afin de demander si Sahraoui Ayache y était détenu, mais leurs recherches n’ont donné aucun résultat. Elles sont même allées à la morgue de l’hôpital de Constantine mais elles n’ont pas reconnu le corps de Sahraoui Ayache parmi les cadavres des détenus qui y étaient conservés. Le 15 octobre 1994, la mère du disparu a écrit au chef de la cinquième région militaire de Mansourah pour savoir si son fils était détenu dans cette juridiction, mais la lettre a été refusée et retournée sans avoir été ouverte.

2.4 Aïcha Dehimi a également entrepris diverses démarches, tant administratives que judiciaires, pour essayer de savoir ce qu’il était advenu de Sahraoui Ayache. Le 18 décembre 1994, elle a écrit au wali de Constantine, mais elle n’a jamais reçu de réponse. Le 19 février 1995, elle a envoyé une lettre au Procureur de la République. Le 22 mai 1995 elle a présenté une requête au Procureur près du tribunal de Constantine qui a été enregistrée par le tribunal, et le 23 juillet 1995 elle a été informée par la Direction générale de la sécurité nationale que les recherches effectuées sur la disparition de son fils s’étaient révélées infructueuses. Le 21 mai 1996, elle a envoyé une nouvelle lettre au Procureur de la République. Le 30 novembre 1996, elle a été notifiée par la police que selon les informations réunies, son fils n’avait pas été arrêté par la police mais qu’il avait fait l’objet d’une arrestation par les services de la sécurité militaire. Le 14 septembre 1998, elle a encore déposé une requête à la wilaya de Constantine qui a eu pour effet de saisir le Procureur général de Constantine qui, le 19 septembre 1998, a ordonné à la brigade criminelle de la police judiciaire de s’informer sur cette disparition. Le 7 novembre 1998, Aïcha Dehimi a été informée par la police judiciaire que les recherches n’avaient rien donné et que Sahraoui Ayache n’avait jamais été convoqué par leur service. Au début du mois de mai 2000 et dans le courant du mois de juillet 2000, elle a encore envoyé des lettres au Procureur de la République, au Procureur général, au Ministre de la justice ainsi qu’au Président de la République, qui sont toutes restées sans réponse.

2.5En 1996 et le 26 juin 2000, Aïcha Dehimi a également saisi l’Observatoire national des droits de l’homme (ONDH), qui lui a répondu ne pas disposer d’information sur le disparu. Le 20 septembre 2004, la famille Ayache a été convoquée par la Commission nationale consultative pour la promotion et la protection des droits de l’homme, qui a remplacé l’ONDH, mais la famille n’a rien appris sur le sort de Sahraoui Ayache.

2.6Tout au long de cette période, Aïcha Dehimi et son époux ont été convoqués à plusieurs reprises par les autorités algériennes au sujet de la disparition de leur fils. Durant ces convocations, ils ont dû répondre à des questions générales sans en apprendre davantage sur le sort du disparu.

2.7Confrontés à l’inaction et au manque de transparence des autorités algériennes, Aïcha Dehimi et son époux se sont résolus à accomplir les démarches requises par l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. La Charte exige des familles de personnes disparues qu’elles attestent de la mort du disparu afin de pouvoir bénéficier d’une indemnisation. Le 17 mai 2006, Aïcha Dehimi a sollicité une attestation de disparition «lors du contexte particulier généré par la tragédie nationale», qui lui a été délivrée le 17 mai 2006 par la gendarmerie de Constantine. Cette attestation a permis à l’auteure d’introduire une demande de jugement de décès pour son fils disparu. Dans le jugement qui a été rendu le 28 juin 2006 par le tribunal de Constantine, le décès de Sahraoui Ayache a été fixé au 12 août 1994, sans mentionner les circonstances de son décès. Les parents de Sahraoui Ayache ont alors obtenu chacun la somme de 960 000 dinars algériens.

Teneur de la plainte

3.1Les auteures allèguent que Sahraoui Ayache est victime d’une disparition forcée imputable à l’État partie telle que définie par l’article 7, paragraphe 2 i), du Statut de la Cour pénale internationale (Statut de Rome) et par l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcée, dans la mesure où sa disparition fait suite à son arrestation par des militaires de l’État partie qui étaient dans l’exercice de leurs fonctions, comme attesté dans la notification du 30 novembre 1996.

3.2Les auteures soulignent qu’il est possible que Sahraoui Ayache soit décédé pendant sa détention, peut-être même lors de la première nuit au cours de laquelle de nombreuses personnes détenues avec lui sont décédées. Elles considèrent que le disparu, qui était détenu dans un lieu non déterminé, était sous la responsabilité de l’État partie, qui était tenu de garantir le droit à la vie de toutes les personnes détenues. Le fait que l’État partie ne soit pas en mesure de donner des informations exactes et cohérentes sur ce qu’il est advenu d’une personne placée sous son autorité indique qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires afin de la protéger pendant sa détention, en violation de l’article 6, paragraphe 1, du Pacte. Les auteures soutiennent que dans les circonstances de sa disparition, si l’État partie ne démontre pas de manière irréfutable que le disparu est encore vivant, le Comité ne pourra que constater une violation du droit à la vie garanti par l’article 6, paragraphe 1, du Pacte.

3.3Se référant à la jurisprudence du Comité, les auteures maintiennent que la disparition forcée constitue en soi une violation de l’article 7 du Pacte puisque l’enlèvement et la disparition de Sahraoui Ayache, qui a été empêché de communiquer avec sa famille et le monde extérieur, constituent un traitement cruel et inhumain. Les auteures insistent sur le fait que la disparition forcée est un crime complexe composé d’un large faisceau de violations des droits de l’homme, qui ne saurait être réduit à la seule détention au secret. Les auteures considèrent que la détention au secret constitue une violation autonome de l’article 7 du Pacte mais que le Comité ne devrait pas retenir ce seul aspect. Les auteures rappellent par ailleurs que Sahraoui Ayache a été initialement détenu dans des conditions effroyables qui ont provoqué le décès de nombreuses personnes. Elles considèrent que de telles conditions de détention constituent des traitements inhumains qui dépassent largement le seuil d’une simple violation de l’article 10 du Pacte habituellement reconnue par le Comité et constituent bel et bien une violation autonome de l’article 7 du Pacte.

3.4Se référant à la jurisprudence du Comité, les auteures se considèrent par ailleurs victimes d’une violation de l’article 7 du Pacte en raison de l’incertitude qui règne autour des circonstances dans lesquelles Sahraoui Ayache a disparu et sur son sort, ce qui constitue une source d’angoisse et de souffrance profondes et continuelles. Les auteures affirment que le déni des autorités au sujet de l’arrestation de Sahraoui Ayache à laquelle son père avait lui-même assisté, leur inaction et l’impunité dont bénéficient les responsables, l’obligation pour les auteures de faire reconnaître le décès de leur fils et frère afin d’obtenir une indemnisation sans que les circonstances de sa disparition et éventuellement de son décès ne soient clarifiées en raison de la mise en œuvre de l’ordonnance no 06-01, constituent également des violations de l’article 7 du Pacte à l’égard des auteures.

3.5Les auteures soutiennent par ailleurs que l’arrestation et la détention au secret de Sahraoui Ayache, qui n’ont toujours pas été reconnues par l’État partie, sont arbitraires et constituent une violation de l’article 9, paragraphes 1 à 5, du Pacte. En effet, le disparu a été arrêté sans qu’un mandat d’arrêt ne soit présenté, il ne se s’est pas vu notifier les raisons de son arrestation, ni les accusations dont il faisait l’objet. Il n’a jamais été présenté devant une autorité judiciaire et il n’a pas eu la possibilité de contester la légalité de sa détention. De plus, aucune réparation pour son arrestation et sa détention arbitraires n’a été versée à ce titre à ses ayants droit.

3.6Selon les auteures, Sahraoui Ayache est également victime d’une violation de son droit à être traité avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à la personne humaine pendant sa détention, en violation de l’article 10, paragraphe 1, du Pacte. Les auteures rappellent à cet effet la jurisprudence du Comité selon laquelle il considère qu’une disparition forcée constitue une violation de l’article 10 du Pacte. Les auteures renvoient également aux conditions de détention de Sahraoui Ayache et concluent que l’État partie a violé ses droits garantis par l’article 10 du Pacte.

3.7Les auteures considèrent que Sahraoui Ayache n’a pas pu jouir de ses droits essentiels en raison de sa détention au secret, en violation de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique garantie par l’article 16 du Pacte. Elles se réfèrent à la jurisprudence du Comité selon laquelle le retrait intentionnel d’une personne de la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de sa reconnaissance devant la loi si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition, et en même temps, si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice, sont systématiquement empêchés. Dans de telles situations, les personnes disparues sont, dans les faits, privées de leur capacité d’exercer leurs droits et d’accéder à un quelconque recours en conséquence directe du comportement de l’État, ce qui doit être interprété comme le refus de la reconnaissance de la personnalité juridique de telles victimes.

3.8Les auteures allèguent que les circonstances de l’arrestation de Sahraoui Ayache au petit matin, à son domicile, par les forces de l’ordre qui y sont entrées sans mandat de perquisition, constituent une immixtion illégale et arbitraire dans le domicile du disparu, en violation de l’article 17 du Pacte.

3.9Finalement, les auteures considèrent que Sahraoui Ayache a été empêché d’exercer son droit à un recours effectif contre sa détention et les violations alléguées des articles 7; 9; 10 (par. 1), 16 et 17 du Pacte, en violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte. Les auteures allèguent également que tant que la vérité sur le sort de Sahraoui Ayache n’a pas été établie, l’État partie a l’obligation, en vertu de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec l’article 6 (par. 1) du Pacte, de mener une enquête approfondie, d’informer ses proches des avancées et des résultats de l’enquête, et de poursuivre les responsables de la disparition forcée. S’agissant des auteures, elles ont entrepris toutes les démarches disponibles pour savoir ce qu’il était advenu de Sahraoui Ayache, mais aucune suite n’a été donnée à leurs démarches par l’État partie. Les auteures considèrent que l’absence d’enquête et de diligence par l’État partie sur les allégations de détention illégale et de disparition forcée constituent également une violation de l’article 2, paragraphe 3, à leur égard et à celui de leur famille.

3.10Les auteures soutiennent que les voies de recours internes se sont toutes révélées indisponibles, inutiles ou inefficaces et que les conditions posées par l’article 5, paragraphe 2 b), du Protocole facultatif sont donc satisfaites. Après avoir multiplié sans succès les démarches auprès des forces de sécurité pour obtenir des informations sur ce qu’il était advenu de Sahraoui Ayache, Aïcha Dehimi a informé à plusieurs reprises les autorités judiciaires de sa disparition et a sollicité, en vain, qu’une enquête soit diligentée. Ces plaintes officielles sont restées sans suite.

3.11Enfin, les auteures soulignent que depuis février 2006, date de la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, il est interdit de poursuivre des personnes appartenant aux forces de défense et de sécurité algériennes. Les auteures rappellent que le Comité a déclaré que cette ordonnance promeut l’impunité et porte atteinte au droit à un recours effectif. Elles maintiennent qu’elles se sont donc trouvées dans l’incapacité de faire valoir leur droit à un recours utile.

3.12Les auteures demandent au Comité d’ordonner à l’État partie de a) remettre Sahraoui Ayache en liberté si ce dernier est encore en vie, b) de mener un enquête prompte, approfondie et efficace sur sa disparition, c) de rendre compte aux auteures et à leur famille des résultats de cette enquête, d) d’engager des poursuites à l’encontre des personnes responsables de la disparition de Sahraoui Ayache, de les traduire en justice et de les punir conformément aux engagements internationaux de l’État partie, et e) d’offrir une réparation appropriée aux ayants droit de Sahraoui Ayache pour les graves préjudices moraux et matériels qu’ils ont subis depuis sa disparition, incluant des mesures d’indemnisation, de restitution, de réhabilitation, de satisfaction et de garanties de non-répétition.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 4 octobre 2011, l’État partie a soumis un «Mémorandum de référence du Gouvernement algérien relatif à l’irrecevabilité des communications individuelles introduites devant le Comité des droits de l’homme en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale» dans lequel il conteste la recevabilité de la communication. Il considère que la présente communication, qui met en cause la responsabilité d’agents de l’État ou d’autres personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparition forcée pendant la période de 1993 à 1998, doit être examinée «selon une approche globale» et doit être déclarée irrecevable. L’État partie considère que les communications de ce genre devraient être replacées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre une forme de terrorisme dont l’objectif était de provoquer «l’effondrement de l’État républicain». C’est dans ce contexte, et conformément aux articles 87 et 91 de la Constitution, que le Gouvernement algérien a pris des mesures de sauvegarde et notifié la proclamation de l’état d’urgence au Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies, conformément à l’article 4, paragraphe 3, du Pacte.

4.2L’État partie souligne que, dans certaines zones où prolifère l’habitat informel, les civils avaient du mal à distinguer les actions de groupes terroristes de celles des forces de l’ordre, auxquelles ils attribuaient souvent les disparitions forcées. D’après l’État partie, un nombre important de disparitions forcées doit être considéré dans ce contexte. La notion générique de personne disparue en Algérie durant la période considérée renvoie en réalité à six cas de figure distincts. Le premier est celui de personnes déclarées disparues par leurs proches alors qu’elles étaient entrées dans la clandestinité de leur propre chef pour rejoindre les groupes armés, en demandant à leur famille de déclarer qu’elles avaient été arrêtées par les services de sécurité pour «brouiller les pistes» et éviter le «harcèlement» par la police. Le deuxième cas concerne les personnes signalées comme disparues suite à leur arrestation par les services de sécurité, mais qui ont en fait profité de leur libération pour entrer dans la clandestinité. Le troisième concerne des personnes qui ont été enlevées par des groupes armés qui, parce qu’ils ne sont pas identifiés ou ont agi en usurpant l’uniforme ou les documents d’identification de policiers ou de militaires, ont été assimilés à tort à des agents des forces armées ou des services de sécurité. Le quatrième cas de figure concerne les personnes recherchées par leur famille qui ont pris l’initiative d’abandonner leurs proches, et parfois même de quitter le pays, en raison de problèmes personnels ou de litiges familiaux. Le cinquième cas est celui de personnes signalées comme disparues par leur famille et qui étaient, en fait, des terroristes recherchés qui ont été tués et enterrés dans le maquis à la suite de combats entre factions, de querelles doctrinales ou de conflits autour des butins de guerre entre groupes armés rivaux. L’État partie évoque enfin un sixième cas de figure qui concerne les personnes portées disparues qui vivent sur le territoire national ou à l’étranger sous une fausse identité, obtenue grâce à un réseau de falsification de documents.

4.3L’État partie souligne également que c’est en considération de la diversité et de la complexité des situations couvertes par la notion générique de disparition que le législateur algérien, à la suite du référendum populaire sur la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, a préconisé le traitement de la question des disparus dans un cadre global à travers la prise en charge de toutes les personnes disparues dans le contexte de la «tragédie nationale», un soutien pour toutes les victimes afin qu’elles puissent surmonter cette épreuve et l’octroi d’un droit à réparation pour toutes les victimes de disparition et leurs ayants droit. Selon des statistiques élaborées par les services du Ministère de l’intérieur, 8 023 cas de disparition ont été déclarés, 6 774 dossiers ont été examinés, 5 704 ont été acceptés aux fins d’indemnisation, 934 ont été rejetés et 136 sont en cours d’examen. Un montant total de 371 459 390 dinars algériens a été versé à l’ensemble des victimes concernées à titre d’indemnisation, auquel s’ajoutent 1 320 824 683 dinars algériens versés sous forme de pensions mensuelles.

4.4L’État partie considère que les auteures n’ont pas épuisé tous les recours internes. Il insiste sur l’importance de faire une distinction entre les simples démarches auprès d’autorités politiques ou administratives, les recours non contentieux devant des organes consultatifs ou de médiation, et les recours contentieux exercés devant les diverses juridictions compétentes. L’État partie fait remarquer qu’il ressort de la plainte des auteures que celles-ci ont adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives, saisi des organes consultatifs ou de médiation et transmis une requête à des représentants du parquet (procureurs généraux ou procureurs de la République) sans avoir à proprement parler engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice de l’ensemble des voies de recours disponibles en appel et en cassation. Parmi toutes les autorités contactées par les auteures, seuls les représentants du ministère public sont habilités par la loi à ouvrir une enquête préliminaire et à saisir le juge d’instruction. Dans le système judiciaire algérien, le Procureur de la République est celui qui reçoit les plaintes et qui, le cas échéant, met en mouvement l’action publique. Cependant, pour protéger les droits de la victime ou de ses ayants droit, le Code de procédure pénale autorise ces derniers à agir par voie de plainte avec constitution de partie civile directement devant le juge d’instruction. Dans ce cas, c’est la victime et non le Procureur qui met en mouvement l’action publique en saisissant le juge d’instruction. Ce recours visé aux articles 72 et 73 du Code de procédure pénale n’a pas été utilisé alors qu’il aurait permis aux auteures de déclencher l’action publique et d’obliger le juge d’instruction à informer, même si le parquet en avait décidé autrement.

4.5L’État partie note en outre que, selon les auteures, l’adoption par référendum de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de ses textes d’application, notamment l’article 45 de l’ordonnance no 06-01, rend impossible de considérer qu’il existe en Algérie des recours internes efficaces, utiles et disponibles pour les familles de victimes de disparition. Sur cette base, les auteures ont cru qu’elles étaient dispensées de l’obligation de saisir les juridictions compétentes en préjugeant de leur position et de leur appréciation dans l’application de cette ordonnance. Or les auteures ne peuvent invoquer cette ordonnance et ses textes d’application pour s’exonérer de n’avoir pas engagé les procédures judiciaires disponibles. L’État partie rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle la «croyance ou la présomption subjective d’une personne quant au caractère vain d’un recours ne la dispense pas d’épuiser tous les recours internes».

4.6L’État partie souligne ensuite la nature, les fondements et le contenu de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de ses textes d’application. Il affirme qu’en vertu du principe d’inaliénabilité de la paix, qui est devenu un droit international à la paix, le Comité devrait accompagner et consolider cette paix et favoriser la réconciliation nationale pour permettre aux États touchés par des crises intérieures de renforcer leurs capacités. Dans cet effort de réconciliation nationale, l’État partie a adopté la Charte, dont l’ordonnance d’application prévoit des mesures d’ordre juridique emportant extinction de l’action publique et commutation ou remise de peine pour toute personne coupable d’actes de terrorisme ou bénéficiant des dispositions relatives à la discorde civile, à l’exception de celles ayant commis, comme auteurs ou complices, des actes de massacre collectif, des viols ou des attentats à l’explosif dans des lieux publics. Cette ordonnance prévoit également une procédure de déclaration judiciaire de décès, qui ouvre droit à une indemnisation des ayants droit des disparus en qualité de victimes de la «tragédie nationale». En outre, des mesures d’ordre socioéconomique ont été mises en place, parmi lesquelles des aides à la réinsertion professionnelle et le versement d’indemnités à toutes les personnes ayant la qualité de victimes de la «tragédie nationale». Enfin, l’ordonnance prévoit des mesures politiques telles que l’interdiction d’exercer une activité politique à toute personne ayant, dans le passé, contribué à la «tragédie nationale» en instrumentalisant la religion. L’ordonnance dispose également qu’aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la nation et de la préservation des institutions de la République.

4.7Outre la création du fonds d’indemnisation pour toutes les victimes de la «tragédie nationale», le peuple souverain d’Algérie a, selon l’État partie, accepté d’engager une démarche de réconciliation nationale, seul moyen de cicatriser les plaies générées. L’État partie insiste sur le fait que la proclamation de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale s’inscrit dans une volonté d’éviter les confrontations judiciaires, les déballages médiatiques et les règlements de compte politiques. L’État partie considère, dès lors, que les faits allégués par les auteures sont couverts par le mécanisme interne global de règlement induit par le dispositif de la Charte.

4.8L’État partie demande au Comité de constater la similarité des faits et des situations décrits par les auteures avec ceux décrits par les auteurs des communications antérieures visées par le Mémoire original daté du 3 mars 2009 et de tenir compte du contexte sociopolitique et sécuritaire dans lequel ils s’inscrivent. Il requiert également de conclure que les auteures n’ont pas épuisé tous les recours internes, de reconnaître que les autorités de l’État partie ont mis en œuvre un mécanisme interne de traitement et de règlement global des cas visés par les communications en cause selon un dispositif de paix et de réconciliation nationale conforme aux principes de la Charte des Nations Unies et des pactes et conventions subséquents, de déclarer la communication irrecevable, et de renvoyer les auteures à mieux se pourvoir.

Observations supplémentaires de l’État partie sur la recevabilité

5.1Le 4 octobre 2011, l’État partie a également transmis au Comité un mémoire additif au Mémorandum principal, dans lequel il s’interroge sur la finalité de la série de communications individuelles présentée au Comité depuis le début de l’année 2009, qui, aux yeux de l’État partie, relève plutôt d’un détournement de la procédure visant à saisir le Comité d’une question historique globale, dont les causes et circonstances lui échappent. L’État partie remarque que toutes ces communications «individuelles» ne font pas référence au contexte général dans lequel sont survenues les disparitions. L’État partie note que les plaintes portent exclusivement sur les agissements des forces de l’ordre, sans jamais évoquer ceux des divers groupes armés qui ont adopté des techniques criminelles de dissimulation pour en faire endosser la responsabilité aux forces armées.

5.2L’État partie indique qu’il ne se prononcera pas sur les questions de fond relatives auxdites communications avant qu’il ne soit statué sur la question de leur recevabilité. Il ajoute que l’obligation de tout organe juridictionnel ou quasi juridictionnel est d’abord de traiter les questions préjudicielles avant de débattre du fond. Il considère que la décision d’examiner de manière conjointe et concomitante les questions de recevabilité et celles se rapportant au fond dans les cas de l’espèce, outre qu’elle n’a pas été concertée, préjudicie gravement à un traitement approprié des communications soumises, tant dans leur nature globale que par rapport à leurs particularités intrinsèques. Se référant au règlement intérieur du Comité, l’État partie note que les sections relatives à l’examen par le Comité de la recevabilité de la communication et celles relatives à l’examen au fond sont distinctes et que ces questions pourraient dès lors être examinées séparément. S’agissant particulièrement de l’épuisement des recours internes, l’État partie souligne que les plaintes ou demandes d’informations formulées par l’auteure n’ont pas été présentées par des voies qui auraient permis leur examen par les autorités judiciaires internes.

5.3Rappelant la jurisprudence du Comité concernant l’obligation d’épuiser les recours internes, l’État partie réitère que de simples doutes sur les perspectives de succès ainsi que la crainte de retards ne dispensent pas l’auteur d’une communication d’épuiser ces recours. S’agissant du fait que la promulgation de la Charte rend impossible tout recours en la matière, l’État partie répond que l’absence de toute démarche de l’auteure pour soumettre ses allégations à examen a empêché les autorités algériennes de prendre position sur l’étendue et les limites de l’applicabilité des dispositions de cette Charte. En outre, l’ordonnance requiert de ne déclarer irrecevables que les poursuites engagées contre des «éléments des forces de défense et de sécurité de la République» pour des actions dans lesquelles elles ont agi conformément à leurs missions républicaines de base, à savoir la protection des personnes et des biens, la sauvegarde de la nation et la préservation des institutions. En revanche, toute allégation d’action imputable aux forces de défense et de sécurité dont il peut être prouvé qu’elle serait intervenue en dehors de ce cadre est susceptible d’être instruite par les juridictions compétentes.

Commentaires des auteures sur les observations de l’État partie

6.1Le 12 mars 2012, les auteures ont soumis des commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication et ont présenté des arguments supplémentaires sur le fond de la plainte.

6.2Les auteures relèvent que l’État partie a accepté la compétence du Comité pour examiner des communications émanant de particuliers. Cette compétence est de nature générale et son exercice par le Comité n’est pas soumis à l’appréciation de l’État partie. En particulier, il n’appartient pas à l’État partie de juger de l’opportunité de la saisine du Comité s’agissant d’une situation particulière. Il appartient au Comité de faire une telle appréciation lorsqu’il procède à l’examen de la communication. Les auteures considèrent que l’adoption par l’État partie d’un mécanisme interne global de règlement ne saurait être opposée au Comité des droits de l’homme et constituer un cause d’irrecevabilité d’une communication. En l’espèce, les mesures législatives adoptées constituent en elles-mêmes une violation des droits contenus dans le Pacte, comme le Comité l’a déjà relevé.

6.3Les auteures rappellent que la promulgation de l’état d’urgence le 9 février 1992 par l’État partie n’affecte nullement le droit des individus de soumettre des communications au Comité. L’article 4 du Pacte prévoit en effet que la proclamation de l’état d’urgence permet de déroger à certaines dispositions du Pacte uniquement et n’affecte donc pas l’exercice de droits découlant de son Protocole facultatif.

6.4Les auteures reviennent par ailleurs sur l’argument de l’État partie selon lequel l’exigence d’épuiser les voies de recours internes requiert que les auteures mette en œuvre l’action publique par le biais d’un dépôt de plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction, conformément aux articles 72 et suivants du Code de procédure pénale. Elles rappellent que cette procédure est soumise, sous peine d’irrecevabilité, au paiement d’une caution ou «frais de procédures» dont le montant est fixé arbitrairement par le juge d’instruction. Elles considèrent que cette procédure reste financièrement dissuasive pour les justiciables qui n’ont par ailleurs aucune garantie qu’elle aboutisse réellement à des poursuites contre les responsables. Les auteures considèrent que pour des crimes aussi graves que ceux allégués en l’espèce, il revenait aux autorités compétentes de se saisir de l’affaire. Les auteures se réfèrent à la jurisprudence du Comité en ce sens.

6.5Les auteures réitèrent que suite à l’arrestation de Sahrouai Ayache, elles ont entrepris de s’enquérir de sa situation auprès des forces de sécurité, sans succès. Aïcha Dehimi a également alerté le parquet du tribunal de Constantine, les institutions nationales judiciaires, gouvernementales et de droits de l’homme afin que des enquêtes soient diligentées. À aucun moment ces autorités n’ont initié d’enquête sur les violations alléguées. Il ne peut donc être reproché aux auteures de ne pas avoir épuisé les recours internes puisque c’est l’État partie qui n’a pas mené les enquêtes qui lui incombaient.

6.6Les auteures rappellent également l’interdiction d’engager des poursuites, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité en vertu de l’article 45 de l’ordonnance no 06-01. Les auteures concluent donc que l’ordonnance no 06-01 a bel et bien mis un terme à toute possibilité d’action civile ou pénale pour les crimes commis par les forces de sécurité durant la guerre civile, et que les juridictions algériennes sont obligées de déclarer irrecevable toute action en ce sens.

6.7S’agissant de l’argument de l’État partie selon lequel il serait en droit de demander que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond, les auteures se réfèrent à l’article 97, paragraphe 2, du règlement intérieur du Comité qui prévoit que le Groupe de travail ou le Rapporteur spécial peuvent, en raison du caractère exceptionnel de l’affaire, demander une réponse écrite portant exclusivement sur la question de la recevabilité. Cette prérogative n’appartient donc ni aux auteures de la communication, ni à l’État partie, et relève de la seule compétence du Groupe de travail ou du Rapporteur spécial. Les auteures considèrent que l’État partie était tenu de soumettre des explications ou des observations portant à la fois sur la recevabilité et sur le fond de la communication.

6.8Finalement, les auteures notent que l’État partie n’ayant pas soumis d’observations sur le fond de la communication, le Comité devra se prononcer sur la base des informations existantes et que les allégations des auteures doivent être considérées comme avérées en l’absence de réfutation par l’État partie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Le Comité rappelle que la décision du Rapporteur spécial de ne pas séparer la recevabilité du fond (voir par. 1.2) n’exclut pas la possibilité d’un examen séparé des deux questions par le Comité. Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité note que, selon l’État partie, les auteures n’ont pas épuisé les recours internes puisqu’elles n’ont pas saisi le juge d’instruction en se constituant partie civile en vertu des articles 72 et 73 du Code de procédure pénale. Le Comité note en outre que, selon l’État partie, les auteures ont adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives et transmis une requête à des représentants du parquet (Procureurs de la République) sans avoir engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice des voies de recours disponibles. Le Comité prend note de l’argument des auteures, selon lequel plusieurs plaintes ont été déposées auprès du parquet du tribunal de Constantine mais qu’à aucun moment ces autorités n’ont diligenté d’enquête sur les violations alléguées. Le Comité note enfin que, selon les auteures, l’article 46 de l’ordonnance no 06-01 punit toute personne qui introduirait une plainte au sujet des actions visées à l’article 45 de l’ordonnance.

7.4Le Comité rappelle que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à l’attention de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit de disparition forcée et d’atteinte au droit à la vie, mais aussi de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. La famille de Sahraoui Ayache a alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes de la disparition de l’intéressé, mais l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur ce fait, alors qu’il s’agissait d’une allégation grave de disparition forcée. En outre, l’État partie n’a pas apporté d’élément permettant de conclure qu’un recours efficace et disponible est ouvert, l’ordonnance no 06-01 continuant d’être appliquée bien que le Comité ait recommandé qu’elle soit mise en conformité avec le Pacte. Le Comité estime que la constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le Procureur de la République lui-même. Le Comité conclut par conséquent que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication.

7.5Le Comité considère qu’aux fins de la recevabilité d’une communication, les auteurs ne sont tenus d’épuiser que les recours qui permettent de remédier à la violation alléguée, soit en l’espèce, les recours permettant de remédier à la disparition forcée.

7.6Le Comité considère que les auteures ont suffisamment étayé leurs allégations dans la mesure où celles-ci soulèvent des questions au regard des articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16, 17, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte. Le Comité constate cependant que les auteures n’ont pas présenté de demande de compensation auprès des autorités de l’État partie pour la détention arbitraire ou illégale de leur fils et frère, et que la violation alléguée de l’article 9 (par. 5) n’est donc pas recevable. En conséquent, le Comité procède à l’examen de la communication sur le fond concernant les violations alléguées des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties.

8.2L’État partie a soumis des observations collectives et générales sur les allégations graves des auteures et s’est contenté de maintenir que les communications mettant en cause la responsabilité d’agents de l’État ou de personnes agissant sous l’autorité des pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparition forcée de 1993 à 1998 doivent être examinées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays, à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre le terrorisme. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. Le Pacte exige de l’État partie qu’il se soucie du sort de chaque personne et qu’il traite chaque personne avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. En l’absence des modifications recommandées par le Comité, l’ordonnance no 06-01 contribue dans le cas présent à l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.

8.3Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations des auteures sur le fond et rappelle sa jurisprudence selon laquelle la règle relative à la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement aux auteurs d’une communication, d’autant plus que ceux-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Par conséquent, et comme cela ressort de l’article 4, paragraphe 2, du Protocole facultatif, l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence d’explications de la part de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations des auteures dès lors qu’elles sont suffisamment étayées.

8.4Le Comité note que les auteures affirment que Sahraoui Ayache a été arrêté le matin du 12 août 1994 à son domicile par les forces de sécurité et a depuis disparu. Il note en outre que, selon les auteures, de nombreux décès auraient eu lieu parmi le groupe de personnes arrêtées en même temps que Sahraoui Ayache au cours de leur première nuit de détention, en raison des conditions effroyables de détention. Les auteures n’excluent pas la possibilité que Sahraoui Ayache soit lui aussi décédé cette nuit-là. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de réfuter cette allégation. Il rappelle que, dans le cas de disparition forcée, le fait de priver une personne de liberté puis de refuser de reconnaître cette privation de liberté ou de dissimuler le sort réservé à la personne disparue revient à soustraire cette personne à la protection de la loi et fait peser sur sa vie un risque constant et grave, dont l’État est responsable. En l’espèce, le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément susceptible de montrer qu’il s’est acquitté de son obligation de protéger la vie de Sahraoui Ayache. En conséquence, il conclut que l’État partie a failli à son obligation de protéger la vie de Sahraoui Ayache, en violation de l’article 6, paragraphe 1, du Pacte.

8.5Le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note en l’espèce que Sahraoui Ayache a été arrêté par les militaires le 12 août 1994 et qu’aucune information n’est disponible à ce jour sur ce qu’il est devenu. De plus, le Comité prend note des allégations des auteures quant aux effroyables conditions de détention du disparu et des autres personnes arrêtées lors de la première nuit, lesquelles ont entraîné le décès de nombreuses personnes. En l’absence d’explication satisfaisante de la part de l’État partie, le Comité considère que cette disparition, ainsi que les conditions de la détention de Sahraoui Ayache lors de la première nuit, constituent une violation de l’article 7 du Pacte à son égard.

8.6Le Comité prend également acte de l’angoisse et de la détresse que la disparition de Sahraoui Ayache cause aux auteures, y compris l’incertitude sur ce qu’il lui est advenu. Il considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 lu seul et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3, du Pacte à l’égard des auteures.

8.7En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 9, le Comité prend note des allégations des auteures qui affirment que Sahraoui Ayache a été arrêté sans mandat le 12 août 1994 par des militaires; qu’il n’a pas été inculpé ni présenté devant une autorité judiciaire auprès de laquelle il aurait pu contester la légalité de sa détention; et qu’aucune information officielle n’a été donnée à ses proches sur son sort, bien que les autorités aient attesté que sa disparition avait eu lieu «dans le contexte de la tragédie nationale». En l’absence d’explication satisfaisante de la part de l’État partie sur ces points, le Comité conclut à une violation de l’article 9 du Pacte.

8.8S’agissant du grief tiré de l’article 10, paragraphe 1, le Comité réaffirme que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté, et qu’elles doivent être traitées avec humanité et dans le respect de leur dignité. Prenant en compte les allégations selon lesquelles Sahraoui Ayache a été détenu au secret dans des conditions de détention ayant causé le décès de nombreuses personnes en une seule nuit, et en l’absence d’informations de la part de l’État partie à ce sujet, le Comité conclut à une violation de l’article 10, paragraphe 1, du Pacte.

8.9S’agissant du grief de violation de l’article 16, le Comité rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le fait de soustraire intentionnellement une personne à la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance d’une personne devant la loi, si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition, et si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice (art. 2, par. 3) du Pacte), sont systématiquement empêchés. Dans le cas présent, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucune explication sur ce qu’est devenu Sahraoui Ayache, malgré les multiples demandes que l’auteure lui a faites en ce sens. Le Comité en conclut que la disparition forcée de Sahraoui Ayache depuis près de vingt ans a soustrait celui-ci à la protection de la loi et l’a privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.

8.10En ce qui concerne le grief de violation de l’article 17, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucun élément justifiant ou expliquant que des militaires soient entrés au petit matin sans mandat au domicile de Sahraoui Ayache. Le Comité conclut que l’entrée d’agents de l’État au domicile de Sahraoui Ayache dans ces conditions constitue une immixtion illégale dans son domicile, en violation de l’article 17 du Pacte.

8.11Les auteures invoquent l’article 2, paragraphe 3, du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir un recours utile à toute personne dont les droits reconnus dans le Pacte auraient été violés. Le Comité attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits. Il rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, la famille de Sahraoui Ayache a alerté les autorités compétentes de la disparition de ce dernier, notamment le Procureur du tribunal de Constantine, mais toutes les démarches entreprises se sont révélées vaines et l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition alléguée. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue de priver Sahraoui Ayache et les auteures de tout accès à un recours utile, puisque cette ordonnance interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme la disparition forcée. L’absence d’enquête sur la disparition de Sahraoui Ayache n’est pas compensée par les versements effectués à ses parents (voir par. 2.7). Le Comité en conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte, lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17 à l’égard de Sahraoui Ayache, ainsi que de l’article 2 (par. 3) du Pacte lu conjointement avec l’article 7, à l’égard des auteures.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie de l’article 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17 du Pacte, ainsi que de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9 , 10 (par. 1), 16 et 17 à l’égard de Sahraoui Ayache. Il constate en outre une violation par l’État partie de l’article 7 séparément et lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) à l’égard des auteures.

10.Conformément à l’article 2, paragraphe 3, du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteures un recours utile, consistant notamment à: a) mener une enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition de Sahraoui Ayache; b) fournir aux auteures des informations détaillées quant aux résultats de cette enquête; c) libérer immédiatement Sahraoui Ayache s’il est toujours détenu au secret; d) dans l’éventualité où Sahraoui Ayache serait décédé, restituer sa dépouille à sa famille; e) poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises; f) indemniser de manière appropriée les auteures pour les préjudices moraux subis, ainsi que Sahraoui Ayache s’il est en vie, tout en tenant compte des versements déjà effectués et g) fournir des mesures de satisfaction appropriées aux auteures. Nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État partie devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours utile pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans les langues officielles.