Nations Unies

CAT/C/63/D/717/2015

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

21 juin 2018

Français

Original : Anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 717/2015 * , **

Communication présentée par :

A. Sh. et consorts (représentés par un conseil, Angela Stettler)

Victime(s) présumée(s):

Les auteurs

État partie :

Suisse

Date de la requête :

25 novembre 2015 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

4 mai 2018

Objet :

Expulsion vers la Fédération de Russie

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Risque de torture en cas de renvoi dans le pays d’origine ; non-refoulement

Article(s) de la Convention :

3

1.1Les requérants sont A. Sh. et son épouse, Z. H., nés en 1970 et 1974, respectivement. La requête est également présentée au nom de leurs enfants, Ah. Sh., Ash. Sh. et A. M. Sh., nés en 2003, 2004 et 2011, respectivement. Les requérants sont des Tchétchènes de confession musulmane et de nationalité russe. Au moment où la communication a été soumise, ils résidaient en Suisse et attendaient leur expulsion vers la Fédération de Russie à la suite du rejet de leur demande d’asile. Ils affirment que leur renvoi en Fédération de Russie constituerait une violation par la Suisse de l’article 3 de la Convention. Ils sont représentés par un conseil.

1.2Le 30 novembre 2015, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires, a demandé à l’État partie, en vertu du paragraphe 1 de l’article 114 de son règlement intérieur (CAT/C/3/Rev.6), de ne pas renvoyer les requérants en Fédération de Russie tant que leur requête serait à l’examen. Le 7 décembre 2015, l’État partie a informé le Comité qu’il accédait à cette demande. Le 8 juillet 2016, le Comité, agissant par l’intermédiaire du même rapporteur, a rejeté la demande de l’État partie en date du 21 janvier 2016 tendant à ce qu’il examine la recevabilité de la requête séparément du fond et lève les mesures provisoires.

Rappel des faits présentés par les requérants

2.1En 1994, A. Sh. s’est battu contre l’armée de la Fédération de Russie pendant la première campagne militaire menée par celle-ci en République tchétchène (Tchétchénie). Le 3 décembre 2000, c’est-à-dire après la deuxième campagne militaire, lui-même et un groupe d’hommes de son quartier ont été arrêtés par des soldats russes, qui les ont conduits dans un champ où ils leur ont demandé de donner les noms des insurgés tchétchènes de leur voisinage. Lorsque chacun a répondu à son tour qu’il ne connaissait pas d’insurgés, le soldat qui interrogeait A. Sh. a tiré sur lui, le blessant à l’abdomen. A. Sh. indique qu’il a été conduit à l’hôpital no 9 de Grozny et fournit un certificat médical en attestant.

2.2En septembre 2009, le beau-frère de A. Sh. a rejoint un groupe d’insurgés tchétchènes et est entré dans la clandestinité après être devenu chef de ce groupe. Après cela, A. Sh. a soutenu financièrement la famille de sa sœur. En 2010, son beau-frère lui a demandé d’acheter des médicaments pour les insurgés. Initialement réticent, A. Sh. a fini par accepter. Les insurgés sont venus chercher les médicaments chez lui durant les nuits du 3 au 4 juillet et du 31 juillet au 1er août 2010.

2.3Dans la soirée du 2 août 2010, alors qu’il rentrait du travail, A. Sh. a été arrêté par trois policiers qui l’ont emmené au poste de police d’Oktyabrsky à Grozny. Là, il a été humilié verbalement, roué de coups et étranglé presque jusqu’à en perdre connaissance. Les policiers qui l’interrogeaient lui ont demandé de « tout leur dire », faute de quoi ils le frapperaient à mort et il « disparaîtrait sans laisser de traces ».

2.4A. Sh. a reconnu avoir collaboré avec des insurgés et a été longuement interrogé sur cette collaboration. Il a reçu l’ordre de transmettre tous les messages qu’il recevrait des insurgés aux autorités et a été contraint de signer le procès-verbal de l’interrogatoire ainsi qu’une déclaration par laquelle il s’engageait à collaborer avec elles. Il a ensuite été emmené dans une cellule souterraine. La même nuit, grâce à l’intervention d’un parent qui était le chef adjoint de la police municipale de Grozny, il a été libéré. Le 4 août 2010, il a été conduit à l’hôpital de jour no 5 de Grozny, où le médecin a constaté qu’il présentait un hématome sous-cutané et de multiples ecchymoses.

2.5A. Sh. a séjourné chez des proches pendant environ un mois et demi, d’abord en Tchétchénie puis en Ingouchie, avant de quitter la Fédération de Russie. À cette époque, les insurgés ont mené une attaque dans le village où vivait Ramzan Kadyrov, l’actuel Président de la Tchétchénie. Cette attaque a entraîné une intense activité des services secrets. Dans ce contexte, A. Sh. a été recherché chez lui, chez ses parents et chez ses beaux-parents. Il a quitté légalement la Fédération de Russie le 30 octobre 2010 avec son fils aîné, Ah. Sh. Ils sont arrivés en Suisse le 3 novembre 2010.

2.6Vers le 20 novembre 2010, la police s’est présentée au magasin de A. Sh. à Grozny pour demander où il se trouvait. Son épouse a répondu qu’elle ne le savait pas et a alors reçu l’ordre de quitter le magasin, sans pouvoir prendre d’effets personnels, et d’en remettre les clefs aux policiers pour qu’ils puissent le fermer. Deux jours plus tard, la voiture de A. Sh. a été confisquée par la police. Quelques jours plus tard, son épouse est allée demander la réouverture du magasin à l’administration du district de Zavodskoï, à Grozny, où on lui a dit que le magasin resterait fermé aussi longtemps que son mari serait en fuite, puisqu’il lui appartenait. Ses visites répétées à l’administration du district de Zavodskoï ont été vaines.

2.7Quelques jours plus tard, des policiers se sont présentés dans la soirée à l’appartement des requérants et l’ont perquisitionné sans mandat tout en posant des questions sur le lieu où se trouvait A. Sh. Ils ont de plus demandé à Z. H. de leur remettre son passeport. Quand Z. H. est allée dans une chambre pour chercher le passeport, le commandant l’a suivie. Il a commencé à l’étrangler par derrière, lui a couvert la bouche et le nez de ses mains et l’a violée. La même nuit, Z. H. est partie avec son fils Ash. Sh. vivre chez sa mère et son frère. Elle indique qu’après cet événement, Ash. Sh. n’a plus parlé pendant quelques jours, ne communiquant qu’en hochant ou secouant la tête ; il s’est mis à mouiller son lit et a commencé à avoir peur de la police.

2.8Z. H. a quitté illégalement la Fédération de Russie en voiture dans la nuit du 11 au 12 décembre 2010 avec Ash. Sh. Ils sont arrivés en Suisse le 13 décembre 2010.

2.9Après le départ des requérants de la Fédération de Russie, plusieurs citations à comparaître émises par l’enquêteur et le tribunal de district de Zavodskoï à Grozny et visant le premier requérant ont été envoyées au domicile de celui-ci. Les citations émises par l’enquêteur en date du 20 janvier 2011 et du 16 février 2011 convoquaient A. Sh. en qualité de témoin, le 24 janvier 2011 et le 18 février 2011, respectivement, devant le Département d’enquête de Grozny du Comité d’enquête de la Fédération de Russie. Les citations à comparaître émises par le tribunal de district de Zavodskoï étaient datées du 2 août 2011, du 12 septembre 2011 et du 17 octobre 2011, et convoquaient A. Sh. en qualité de témoin dans le cadre d’un procès intenté en vertu de l’article 208 du Code pénal (organisation d’une formation armée illégale ou participation à une telle formation) dont les audiences devaient se tenir le 8 août 2011, le 23 septembre 2011 et le 21 octobre 2011. Ces citations ont été reçues par son père.

2.10Par la suite, le frère de A. Sh. a chargé un avocat de s’enquérir de l’état des procédures mentionnées dans les citations à comparaître. Le 28 novembre 2012, les services du Ministère de l’intérieur en Tchétchénie ont informé cet avocat qu’une action pénale avait été engagée contre A. Sh. en vertu des articles 314 (non-exécution d’une peine privative de liberté), 308 (refus d’un témoin ou d’une victime de témoigner) et 208 (organisation d’une formation armée illégale ou participation à une telle formation) du Code pénal et que A. Sh. n’avait pas participé à plusieurs audiences. Dans la même lettre, l’avocat était prié de révéler où se trouvait A. Sh.

2.11Le 23 janvier 2013, le cousin de A. Sh. a été condamné à trois ans d’emprisonnement par la Cour suprême de Tchétchénie au motif qu’il aurait apporté un soutien financier aux insurgés tchétchènes. Le 10 janvier 2015, le frère de A. Sh. a été démis de ses fonctions de policier et d’inspecteur du service d’enquête criminelle, prétendument à l’issue d’une procédure ordinaire. Les requérants pensent que ce licenciement était un acte de représailles.

2.12Les requérants ont demandé l’asile en Suisse − A. Sh. le 3 novembre 2010 et Z. H. le 14 décembre 2010. A. Sh. a eu un entretien préliminaire à l’Office fédéral des migrations le 10 novembre 2010. Z. H. a eu un entretien préliminaire le 20 décembre 2010. Tous deux ont eu leur entretien sur le fond le 9 mars 2011.

2.13Le 29 décembre 2011, l’Office fédéral des migrations a rejeté les demandes d’asile des requérants. Il a estimé que les « inconvénients » invoqués par les requérants n’existaient qu’au niveau local ou régional en Tchétchénie et que les requérants avaient donc la possibilité de trouver refuge ailleurs en Fédération de Russie. L’Office a tenu compte du fait que A. Sh. avait pu vivre en Ingouchie pendant deux mois avant son départ de la Fédération de Russie sans être inquiété par les autorités fédérales et qu’il avait pu quitter la Fédération de Russie avec son propre passeport. Il a relevé que A. Sh. avait lui-même déclaré qu’il n’était pas recherché par la police et qu’il n’avait jamais eu de problèmes avec les autorités fédérales. Il a souligné que A. Sh. et Z. H. avaient un niveau d’éducation supérieur à la moyenne et une expérience professionnelle adéquate, ce qui leur permettrait de subvenir aux besoins de leur famille et de refaire leur vie en Fédération de Russie. Enfin, l’Office fédéral des migrations a souligné que traditionnellement une grande partie de la population tchétchène vivait hors de Tchétchénie. Le système antérieur d’autorisation de résidence (propiska) avait été aboli en 1993. Les autorités de la Fédération de Russie se contentaient désormais de prendre acte de la décision d’un citoyen de s’installer dans telle ou telle région. Certaines régions avaient tenté d’empêcher les installations incontrôlées en adoptant des mesures administratives restrictives, mais celles-ci avaient été annulées par la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie comme étant inconstitutionnelles.

2.14Le 2 février 2012, les requérants ont fait appel de la décision de l’Office fédéral des migrations devant le Tribunal administratif fédéral, faisant valoir que la question de la possibilité de trouver refuge ailleurs dans le pays n’était pertinente qu’une fois qu’une crainte fondée de persécution avait été établie. A. Sh. a précisé que, contrairement à ce qu’il avait initialement déclaré, sa blessure par balle lui avait été infligée par un officier de l’armée fédérale russe lors d’un contrôle d’identité le 3 décembre 2000 et non pendant la première campagne militaire menée parcette armée en Tchétchénie. Les requérants ont également remis des copies des citations à comparaître (voir supra par. 2.9) et de leur traduction en allemand. Ils ont saisi cette occasion pour informer le Tribunal de la naissance de leur troisième enfant, A. M. Sh., en Suisse le 23 décembre 2011. Dans sa décision provisoire du 21 février 2012, le Tribunal administratif fédéral a déclaré que l’appel n’avait aucune chance d’aboutir. Le 28 février 2012, les requérants ont remis des copies de certificats médicaux et leur traduction en allemand.

2.15Le 24 mai 2012, le Tribunal administratif fédéral a rejeté l’appel. Il a estimé que A. Sh. avait menti aux autorités suisses puisqu’il avait initialement déclaré qu’il avait été blessé par balle pendant la première campagne militaire de l’armée de la Fédération de Russie en Tchétchénie, avant d’affirmer que sa blessure lui avait été infligée par un soldat russe lors d’une opération de contrôle en 2000. Le Tribunal n’a pas accepté l’argument de A. Sh. selon lequel c’était de crainte d’être considéré comme un insurgé tchétchène par les autorités suisses qu’il n’avait pas dit la vérité sur l’origine de sa blessure par balle. Dans ce contexte, il a noté qu’en tout état de cause, l’incident allégué s’était produit plus de dix ans avant que le requérant ne quitte la Fédération de Russie et n’était donc pas lié à son départ. Il a confirmé la décision de l’Office fédéral des migrations selon laquelle il existait pour les citoyens russes d’origine tchétchène une possibilité de trouver refuge ailleurs dans le pays sous certaines conditions. En d’autres termes, les demandeurs d’asile d’origine tchétchène n’ont pas à craindre d’être persécutés collectivement sur le territoire de la Fédération de Russie, sauf s’ils ne peuvent bénéficier de la protection effective des autorités de leur nouveau lieu de résidence parce qu’ils sont persécutés par les autorités fédérales russes. En l’espèce, le Tribunal a estimé que les requérants, qui craignaient d’être persécutés par les autorités tchétchènes, pouvaient s’adresser aux autorités fédérales russes pour être protégés efficacement. Il a spécifiquement noté dans ce contexte que A. Sh. n’avait eu aucun problème avec les autorités fédérales russes et pouvait donc compter sur leur protection. Par conséquent, il a déclaré que l’Office fédéral des migrations pouvait se dispenser de déterminer s’il existait ou non une crainte fondée de persécution avant de se prononcer sur la possibilité pour les requérants de trouver refuge ailleurs dans le pays. Enfin, le Tribunal a mis en doute la crédibilité des requérants, qui avaient adapté leur relation des faits au fil de la procédure d’asile et n’avaient pas présenté de preuves concernant notamment la fermeture de leur magasin, la confiscation de leur voiture, l’interrogatoire de A. Sh. ou l’existence de la déclaration par laquelle celui-ci se serait engagé à collaborer avec les autorités. Le Tribunal n’a pas été convaincu par les explications fournies par les requérants à cet égard, puisque l’oncle de A. Sh., qui était un policier de haut rang à Grozny, devait avoir accès auxdites preuves et aurait pu les transmettre aux requérants. De plus, il a considéré que, puisque les citations à comparaître n’impliquaient pas de poursuites pénales contre A. Sh. mais visaient simplement à obtenir sa déposition en tant que témoin, elles n’étaient pas pertinentes aux fins de la demande d’asile des requérants.

2.16Le 6 mai 2013, les requérants ont déposé une demande de réexamen de la décision auprès de l’Office fédéral des migrations, sur la base de nouveaux rapports médicaux attestant que A. Sh., Z. H. et leur fils Ash. Sh. souffraient de troubles post-traumatiques et étayant les allégations de viol de Z. H. Plusieurs rapports médicaux de la clinique universitaire de psychiatrie et de psychothérapie de Berne (datés du 31 août 2012, du 23 janvier 2013, du 11 avril 2013 et du 19 mars 2013), en particulier, indiquaient que Z. H. souffrait de stress post-traumatique suite à un viol. Les requérants faisaient notamment valoir, sur la base d’un document d’information daté du 31 janvier 2013 émanant du Département de la protection du Comité international de la Croix-Rouge à Grozny, qu’en Tchétchénie aucun hôpital n’offrait de traitement pour le stress post-traumatique. Des obstacles médicaux rendaient par conséquent l’exécution de la mesure de renvoi déraisonnable. Le 6 février 2014, l’Office fédéral des migrations a rejeté la demande de réexamen des requérants, estimant que Z. H. avait eu de nombreuses occasions au cours de la procédure d’asile d’invoquer d’autres motifs d’asile possibles et qu’elle ne l’avait pas fait. Il a en outre noté que les requérants n’avaient mentionné leurs problèmes psychologiques qu’après le jugement définitif du Tribunal administratif fédéral et dans la perspective de leur expulsion. Il a conclu que les requérants pouvaient recevoir dans leur pays d’origine le traitement indiqué pour les troubles post-traumatiques visés dans les rapports médicaux qu’ils avaient soumis et que, par conséquent, ils ne dépendaient pas de ce traitement en Suisse.

2.17Le 11 mars 2014, les requérants ont fait appel de la deuxième décision négative de l’Office fédéral des migrations auprès du Tribunal administratif fédéral. Par une décision provisoire du 17 mars 2014, le Tribunal a suspendu l’exécution de l’expulsion. Le 28 septembre 2015, le Tribunal a rejeté l’appel des requérants, estimant que leurs problèmes psychologiques n’étaient pas suffisants pour justifier l’application du principe de non-refoulement, car les États n’étaient pas tenus de surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi lorsque la personne concernée avait des idées suicidaires. Si nécessaire, des mesures adéquates pouvaient être prises pour pallier les tendances suicidaires pendant la procédure de renvoi. En outre, les requérants pouvaient obtenir un traitement pour leurs troubles post-traumatiques en Fédération de Russie puisqu’ils avaient la possibilité de trouver refuge dans une autre région du pays.

Teneur de la plainte

3.1Les requérants affirment qu’ils risqueraient d’être soumis à la torture s’ils étaient renvoyés en Fédération de Russie. Leur renvoi constituerait donc une violation par la Suisse de l’article 3 de la Convention, en particulier de l’obligation de non-refoulement. Ils font valoir qu’ils ont fourni suffisamment de preuves à l’appui de leurs allégations, y compris des rapports médicaux confirmant que A. Sh. a été torturé lors de son interrogatoire au poste de police d’Oktyabrsky le 2 août 2010. Le fait qu’il n’ait pas expliqué correctement lors de son entretien initial l’origine de sa blessure par balle était justifié par sa crainte d’être considéré comme un insurgé tchétchène par les autorités suisses. Le Tribunal administratif fédéral a adopté une approche excessivement formaliste en refusant d’admettre les copies des citations à comparaître comme preuves (voir supra par. 2.15) et en attendant des requérants qu’ils produisent, avec l’aide de l’oncle de A. Sh, des preuves émanant des autorités tchétchènes concernant la fermeture illégale de leur magasin, la confiscation de leur voiture ou la perquisition sans mandat de leur appartement. Cet oncle se serait mis lui-même en danger et aurait attiré l’attention des autres policiers s’il avait tenté d’obtenir de telles preuves. Les citations à comparaître émises au nom de A. Sh. avaient pour seul objet de l’amener à se présenter aux autorités.

3.2En ce qui concerne les allégations de viol de Z. H., les requérants rappellent la jurisprudence du Comité, selon laquelle le viol cause une douleur et des souffrances aiguës à des fins non permissibles et constitue donc un acte de torture. Ils estiment que les autorités de l’État partie ont appliqué un critère de preuve très rigoureux et renvoient à plusieurs décisions du Comité dans lesquelles celui-ci a estimé que le fait de signaler tardivement des violences sexuelles ne portait pas atteinte à la crédibilité de la victime. L’Office fédéral des migrations a fondé sa décision uniquement sur le fait que Z. H. n’avait pas mentionné son viol lors de la première procédure d’asile, bien qu’il soit expliqué dans les rapports médicaux soumis que le fait d’éviter les souvenirs traumatiques était l’un des principaux symptômes du stress post-traumatique. De plus, le Tribunal administratif fédéral n’a pas non plus examiné la crédibilité des allégations de viol de Z. H.

3.3En raison des événements traumatisants qu’eux-mêmes et les membres de leur famille ont vécus en Tchétchénie, les requérants souffrent de stress post-traumatique et de troubles dépressifs graves, y compris de pensées suicidaires, et suivent une thérapie psychiatrique et psychologique en Suisse. Leur fils Ash. Sh., qui souffre lui aussi de troubles post-traumatiques et d’une énurésie sans lien avec une substance ou un état physiologique connu, reçoit également des soins psychologiques.

3.4Pour ce qui est de trouver refuge ailleurs dans le pays, les requérants font valoir qu’ils n’en ont pas la possibilité étant donné qu’ils ont été maltraités et persécutés par des « agents de l’État ou d’autres personnes agissant à titre officiel dans le Caucase du Nord ». Ils craignent donc d’être persécutés par l’État. Ils se réfèrent au document du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés de 2003 selon lequel la réinstallation dans une autre région de la Fédération de Russie n’est pas une solution envisageable lorsque l’auteur des persécutions redoutées est un agent de l’État. Les lignes directrices sur le traitement des personnes déplacées, des demandeurs d’asile et des réfugiés tchétchènes en Europe du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés telles que révisées en 2007 indiquent que, pour les Tchétchènes ayant besoin d’une protection internationale, il n’existe pas de solution viable de protection interne. Se référant à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire I  c . Suède et aux lignes directrices du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés telles qu’actualisées en mars 2011, les requérants font valoir que les Tchétchènes de souche rentrant de l’étranger sont convoqués par le Service fédéral de sécurité et le Ministère de l’intérieur, dont les agents les interrogent, souvent en les menaçant, en les maltraitant et en tentant de leur soutirer de l’argent. Les jeunes hommes, en particulier, sont amenés à collaborer avec les services de sécurité. Ces entités opèrent sur l’ensemble du territoire de la Fédération de Russie. Il n’y a donc pas de possibilité de trouver refuge ailleurs dans le pays pour les personnes originaires du Caucase du Nord, qui peuvent être interrogées et contraintes de collaborer avec le régime dans toute la Fédération de Russie. Même si les autorités tchétchènes ne peuvent exercer directement leur pouvoir hors de Tchétchénie, elles collaborent avec les autorités fédérales russes, qui obtiennent d’elles des informations sur les personnes soupçonnées d’être des insurgés. Par conséquent, il est évident pour les requérants − des Tchétchènes de souche accusés par les autorités tchétchènes de collaborer avec les insurgés − que les autorités fédérales russes ne les protégeront pas puisqu’ils agissent contre les intérêts du Gouvernement fédéral russe. Par conséquent, les requérants courent un risque réel d’être interrogés, torturés puis transférés en Tchétchénie par les autorités fédérales russes.

3.5Les requérants font également valoir que la région du Caucase du Nord est depuis un certain temps le théâtre d’un conflit politique et civil et que face à l’instabilité les forces de sécurité de la Fédération de Russie prennent des mesures draconiennes, y compris des sanctions extrajudiciaires et un renforcement de la surveillance pouvant conduire à des perquisitions, des arrestations, des actes de tortures et des meurtres. Dans ce contexte, ils citent les observations finales concernant la Fédération de Russie adoptées en 2012 par le Comité, selon lesquelles la torture et les mauvais traitements sont couramment utilisés pour extorquer des aveux et les autorités ne mènent pas rapidement des enquêtes efficaces et indépendantes sur les allégations d’actes de torture et de mauvais traitements commis par des agents de l’État. Ils se réfèrent également à la décision adoptée récemment par le Comité dans une affaire concernant une extradition vers la Fédération de Russie, dans laquelle le Comité a conclu que l’existence de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme et d’un risque important de torture ou d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants dans la région du Caucase du Nord de la Fédération de Russie avait été suffisamment établie. Ils citent en outre des rapports émanant de plusieurs organisations non gouvernementales selon lesquels les forces de l’ordre et les services de sécurité de la région du Caucase du Nord continuent de punir les proches des personnes qu’ils considèrent comme des insurgés et ceux qu’ils soupçonnent de soutenir celles-ci. Selon ces rapports, les membres de la famille de militants de la résistance tchétchène risquent d’être torturés, enlevés ou même tués par les forces de sécurité de la Fédération de Russie.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une lettre datée du 21 janvier 2016, l’État partie conteste la recevabilité de la requête. Il rappelle que, dans leur communication au Comité, les requérants font valoir que : a) les autorités fédérales russes ont engagé une procédure pénale contre le premier requérant ; b) le 23 janvier 2013, la Cour suprême de Tchétchénie a condamné le cousin du requérant à trois ans d’emprisonnement ; c) le frère de A. Sh. a été licencié de la police le 10 janvier 2015. Ces éléments n’ont pas été soulevés devant les autorités de l’État partie au cours de la procédure de réexamen. De plus, les requérants n’ont présenté aucune preuve à l’appui de ces allégations aux autorités de l’État partie. L’État partie aurait dû avoir la possibilité d’évaluer tout nouvel élément de preuve avant que le Comité ne soit saisi. Dans le cadre de la procédure de réexamen, les requérants se sont pour l’essentiel contenté d’invoquer leurs problèmes de santé, l’absence d’infrastructures médicales en Fédération de Russie et le bien-être de leurs enfants, qui seraient déracinés en cas de renvoi. L’État partie affirme que A. Sh. et ses trois enfants auraient pu présenter une deuxième demande d’asile en se fondant sur les nouveaux éléments de preuve devenus disponibles après la clôture de la première procédure d’asile. L’ouverture d’une nouvelle procédure pour l’examen d’une deuxième demande d’asile confère en effet le droit de rester en Suisse jusqu’à la fin de la procédure. En ce qui concerne les recours extraordinaires pour la présentation de faits nouveaux, ni l’Office fédéral des migrations (dans le cadre d’une demande de réexamen), ni le Tribunal administratif fédéral (dans le cadre d’une demande de révision) ne peuvent accorder de mesures avec effet suspensif. Dans tous les cas, la décision de suspendre l’exécution de l’expulsion ou de considérer le recours comme une nouvelle demande d’asile est prise à l’issue d’un examen individuel, qui comprend une évaluation des risques au regard de l’article 3 de la Convention.

4.2L’État partie conclut donc que A. Sh. et ses trois enfants n’ont pas épuisé les recours internes puisqu’ils ne se sont pas prévalus de moyens effectifs de présenter de nouvelles demandes et de nouveaux éléments de preuve à l’Office fédéral des migrations, dont la décision négative aurait également pu faire l’objet d’un recours devant le Tribunal administratif fédéral.

Commentaires des requérants sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans leur lettre du 18 mars 2016, les requérants font valoir que dans le recours qu’il a introduit auprès du Tribunal administratif fédéral le 2 février 2012, A. Sh. a mentionné les citations à comparaître émises à son nom par les autorités tchétchènes. Le 14 février 2012, le conseil des requérants a remis des copies de ces citations à comparaître accompagnées de leur traduction en allemand (voir supra par. 2.14). Toutefois, dans sa décision provisoire du 21 février 2012, le Tribunal administratif fédéral a déclaré que A. Sh. avait été cité comme témoin et non comme accusé, et que les citations à comparaître « ne suffiraient pas » pour réfuter l’argument selon lequel les requérants avaient la possibilité de trouver refuge ailleurs en Fédération de Russie. Le conseil des requérants a demandé une nouvelle audience concernant les faits nouveaux, mais le Tribunal a rejeté cette demande le 24 mai 2012 et a réaffirmé que les citations ne concernaient pas la personne même de A. Sh. et n’étaient pas pertinentes aux fins de la demande d’asile des requérants. S’agissant des décisions susmentionnées du Tribunal administratif fédéral, les requérants affirment que les autorités compétentes de l’État partie ont eu amplement la possibilité d’examiner l’affirmation de A. Sh. − ainsi que les éléments de preuve à l’appui − selon laquelle les autorités tchétchènes avaient engagé une action pénale contre lui.

5.2Contrairement à ce qu’affirme l’État partie, les requérants ne pouvaient pas présenter une nouvelle demande d’asile en se fondant sur les citations à comparaître, car un demandeur ne peut introduire une telle demande que s’il est en mesure d’invoquer de nouveaux motifs d’asile. Comme les citations à comparaître avaient déjà été examinées par le Tribunal administratif fédéral, l’ouverture d’une procédure pénale contre A. Sh. ne constituait pas un fait nouveau. Les requérants font donc valoir à cet égard qu’ils ont épuisé tous les recours internes.

5.3Les requérants reconnaissent que, ni dans le cadre de la procédure d’asile ni lors de la procédure de réexamen, ils n’ont mentionné que le cousin de A. Sh. avait été condamné à trois ans d’emprisonnement par la Cour suprême de Tchétchénie le 23 janvier 2013 et que son frère avait été licencié de la police le 10 janvier 2015. Lorsqu’ils ont introduit leur demande de réexamen, le 6 mai 2013, ils n’avaient pas connaissance de ces faits. Quant à l’argument de l’État partie selon lequel ils auraient pu présenter une deuxième demande d’asile sur la base des nouveaux éléments de preuve, les requérants font valoir qu’une nouvelle demande d’asile est un recours extraordinaire et qu’ils avaient déjà expliqué les raisons pour lesquelles ils demandaient l’asile dans le cadre de la première procédure puis de la procédure de réexamen. Les faits nouveaux évoqués par l’État partie concernent des membres de la famille des requérants et constituent simplement d’autres éléments de preuve corroborant la crainte des requérants d’être torturés et persécutés, que les autorités compétentes de l’État partie ont déjà examinée quant au fond. Une nouvelle demande d’asile ne constituerait pas un recours interne effectif dans leur situation, puisqu’elle ne permettrait aux autorités compétentes de l’État partie d’examiner les faits nouveaux qu’indépendamment du reste de l’affaire, les décisions antérieures des autorités de l’État partie étant de ce fait automatiquement considérées comme fondées. Les requérants soutiennent dans ce contexte que les décisions de l’Office fédéral des migrations et du Tribunal administratif fédéral les concernant sont viciées. Par conséquent, ils devraient présenter une demande de réexamen qualifiée en vertu de l’article 111 c) de la loi sur l’asile. Toutefois, ni une telle demande, ni un recours ultérieur contre la décision de l’Office fédéral des migrations n’auraient d’effet suspensif. Il ne s’agit donc pas d’un recours effectif. Les requérants ajoutent qu’en tout état de cause, ils ne peuvent pas déposer une demande de réexamen ou une nouvelle demande d’asile en invoquant la condamnation du cousin de A. Sh. et le licenciement de son frère en Tchétchénie.

5.4Les requérants rappellent que les faits nouveaux concernent des événements survenus en Tchétchénie et ne permettent donc pas de réfuter l’argument selon lequel il existe une possibilité de trouver refuge ailleurs dans le pays. Ils affirment que, même s’ils avaient présenté une deuxième demande d’asile, l’Office fédéral des migrations l’aurait rejetée en vertu du paragraphe 2 de l’article 111 c) de la loi sur l’asile. Enfin, ils font valoir que si les autorités de l’État partie estimaient que les faits nouveaux étaient pertinents, elles avaient la possibilité de réexaminer la demande d’asile présentée par les requérants en vertu de l’article 111 b) de la loi sur l’asile, après avoir été informées que la présente requête avait été soumise au Comité, ce qu’elles n’ont pas fait. Par conséquent, aucun recours interne effectif n’est ouvert aux requérants pour ce qui est des faits nouveaux identifiés par l’État partie.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Le 27 juin 2016, l’État partie a présenté ses observations sur le fond. Il a rappelé qu’il contestait la recevabilité de la requête en ce qui concerne A. Sh. et ses trois enfants pour non-épuisement des recours internes (voir supra par. 4.1 et 4.2) et a indiqué que, ses autorités n’ayant pas été en mesure de se prononcer sur les nouveaux éléments évoqués par les requérants, il limiterait ses observations aux questions examinées dans le cadre de la procédure interne.

6.2L’État partie reconnaît que la situation des droits de l’homme en Tchétchénie est préoccupante à de nombreux égards. Toutefois, cette situation n’est pas en soi suffisante pour conclure que les requérants risquent d’être soumis à la torture à leur retour en Fédération de Russie. Les requérants n’ont pas démontré qu’ils courraient un risque personnel, actuel et réel d’être torturés s’ils étaient renvoyés.

6.3Se référant à l’observation générale no 1 (1997) du Comité, relative à l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22, l’État partie rappelle que les actes de torture ou les mauvais traitements infligés aux requérants par le passé constituent l’un des éléments à prendre en compte pour déterminer si les intéressés risqueraient d’être torturés en cas de renvoi dans leur pays d’origine. À cet égard, l’État partie se fonde sur la conclusion de ses autorités compétentes selon laquelle les « mesures de persécution » alléguées par les requérants « n’existaient qu’au niveau local ou régional » (voir supra par. 2.13) et ajoute que ces autorités ont pour pratique, en vertu du principe de subsidiarité, de n’accorder l’asile ou l’admission provisoire que s’il n’existe aucune possibilité pour les personnes concernées de trouver refuge ailleurs dans leur pays. En ce qui concerne les Tchétchènes, la possibilité de s’installer dans une autre région de la Fédération de Russie est soumise à certaines conditions, qui font l’objet d’un examen individuel. En particulier, la personne doit disposer, sur son nouveau lieu de résidence, d’un réseau familial ou autre qui puisse dans un premier temps l’aider à se loger. Le fait de disposer de ressources financières suffisantes peut aussi faciliter l’établissement dans un nouvel endroit. Doivent également être pris en compte l’âge, l’état de santé, le sexe, le niveau d’éducation et l’expérience professionnelle de la personne concernée. L’État partie cite une décision récente du Comité dans laquelle celui-ci a conclu que le renvoi d’un Tchétchène en Fédération de Russie ne constituait pas une violation de la Convention.

6.4Conformément à la pratique susmentionnée, les autorités de l’État partie ont considéré que les requérants pouvaient s’installer en Fédération de Russie ailleurs qu’en Tchétchénie (voir supra par. 2.13). Dans ce contexte, A. Sh. a indiqué aux autorités de l’État partie qu’il avait à Moscou des amis qui lui avaient proposé de créer avec eux, à Tver, une société de négoce de céréales. Selon lui, cette activité lui permettrait de subvenir aux besoins de sa famille. Son épouse a déclaré qu’elle avait à Moscou une tante et une cousine avec lesquelles elle entretenait des contacts réguliers. Par conséquent, les requérants disposent d’un réseau personnel et familial qui pourrait au départ les soutenir et les aider à se loger. Tous deux sont relativement jeunes et ont un très bon niveau d’éducation et une expérience professionnelle adéquate. Ils tenaient ensemble un magasin de vêtements pour hommes et de matériel vidéo.

6.5L’enregistrement des personnes originaires de Tchétchénie s’installant dans une autre région a été considérablement simplifié ces dernières années, puisque les personnes concernées sont simplement tenues de s’inscrire dans leur nouveau lieu de résidence, ce qu’elles peuvent aussi faire via Internet.

6.6L’État partie fait également valoir que, contrairement à ce que prétendent les requérants, il y a des raisons de penser que les autorités tchétchènes ne sont pas en mesure d’exercer leur pouvoir hors de Tchétchénie et qu’elles ne peuvent donc persécuter quiconque dans le reste de la Fédération de Russie. Si toutefois les autorités tchétchènes en venaient à le faire, les requérants pourraient s’adresser aux autorités fédérales russes, dont l’État partie estime qu’elles les protégeraient. Il est en effet peu probable que les autorités fédérales russes laissent les autorités tchétchènes persécuter quiconque hors du territoire qu’elles contrôlent. En outre, les requérants ont confirmé qu’ils n’avaient pas eu de problèmes avec les autorités fédérales russes. Rien n’indique non plus que les requérants risquent d’être exposés hors de Tchétchénie à des représailles des insurgés tchétchènes . Il convient également de souligner que toute discrimination à l’égard des requérants en raison de leur origine tchétchène ne constitue pas un traitement contraire à la Convention.

6.7Étant donné que les requérants ont la possibilité de s’installer dans une autre région de la Fédération de Russie, le fait qu’ils aient subi des mauvais traitements ne signifie pas en l’espèce qu’ils seraient exposés à un risque sérieux d’être soumis à un traitement contraire à la Convention en cas de renvoi. Compte tenu de l’existence de cette possibilité, les autorités de l’État partien’ont certes pas examiné en détail la crédibilité des allégations des requérants mais elles l’ont mise en doute. Elles ont noté, entre autres, que A. Sh. avait présenté deux versions différentes des événements à l’origine de sa blessure par balle (voir supra par. 2.14 et 2.15). De plus, les requérants n’ont pas présenté de preuves de leurs allégations de fermeture de leur magasin, de confiscation de leur voiture, d’interrogatoire de A. Sh. et de l’existence de la déclaration par laquelle A. Sh. se serait engagé à collaborer avec les autorités (voir supra par. 2.15). L’État partie fait valoir à cet égard qu’une allégation n’est pas suffisamment étayée lorsque, sur un point essentiel, des détails précis et circonstanciels font défaut, ce qui prouve que les requérants n’ont pas vécu les événements décrits. De même, une allégation n’est pas plausible lorsque, sur un point essentiel, elle est contraire à la logique ou à l’expérience commune.

6.8Un autre élément à prendre en compte dans l’évaluation du risque que courraient les requérants d’être soumis à la torture en cas de renvoi en Fédération de Russie est de savoir s’ils se sont livrés à des activités politiques dans leur pays d’origine ou en dehors de celui-ci. Sur ce point, l’État partie fait valoir que les requérants ne déclarent pas s’être livrés à des activités politiques dans leur pays ou en Suisse.

6.9En ce qui concerne l’état de santé de A. Sh., Z. H. et de leur fils Ash. Sh., l’État partie affirme que celui-ci n’est pas tel que leur renvoi en Fédération de Russie les exposerait à un traitement constitutif de torture. Il rappelle à cet égard que les requérants ont la possibilité de s’installer dans une autre région de la Fédération de Russie, en particulier celle de Moscou. Cette région dispose d’une infrastructure médicale appropriée et les requérants pourraient y recevoir le traitement et les médicaments nécessaires.

6.10L’État partie note aussi que, bien que cela ne soit pas directement déterminant au regard de la Convention, ses autorités nationales ont également examiné de manière détaillée le renvoi des requérants à la lumière du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant.

6.11Compte tenu des considérations qui précèdent, l’État partie conclut que rien n’indique qu’il y ait de sérieuses raisons de craindre que les requérants soient exposés à un risque réel et personnel d’être soumis à la torture à leur retour en Fédération de Russie.

Commentaires des requérants sur les observations de l’État partie sur le fond

7.1Dans leurs commentaires du 8 septembre 2016, les requérants affirment que le risque personnel, réel et actuel d’être soumis à la torture qu’ils courraient résulte de l’effet individuel et cumulé des facteurs suivants : a) leurs liens familiaux avec des insurgés tchétchènes ; b) le soutien apporté aux insurgés par A. Sh. ; et c) le fait que A. Sh. et Z. H. ont déjà attiré l’attention des autorités et ont été soumis à la torture. Dans ce contexte, ils notent que l’État partie n’a pas contesté qu’ils ont été torturés par le passé. L’État partie a cependant fait valoir qu’ils n’avaient subi cette persécution qu’au niveau local ou régional, c’est-à-dire qu’ils n’étaient recherchés que par les autorités tchétchènes et non par les autorités fédérales russes. Les requérants rappellent toutefois qu’ils ont présenté des éléments prouvant qu’une action pénale a été engagée contre A. Sh. en application des articles 314 (non-exécution d’une peine privative de liberté), 308 (refus d’un témoin ou d’une victime de témoigner) et 208 (organisation d’une formation armée illégale ou participation à une telle formation) du Code pénal. Par conséquent, les autorités le recherchent toujours et il existe un risque réel, personnel et actuel qu’il soit de nouveau soumis à la torture à l’occasion d’un interrogatoire ou d’un placement en détention.

7.2Les autorités de l’État partie n’ont pas évalué de manière approfondie les allégations formulées par les requérants au niveau national ni conclu qu’elles manquaient de crédibilité. Elles se sont en effet dispensées de procéder à une telle évaluation après avoir conclu que les requérants avaient la possibilité de trouver refuge ailleurs dans le pays. Or il n’existe pas de zone « sûre » pour les requérants en Tchétchénie ou dans le reste de la Fédération de Russie puisque la police recherche A. Sh. et qu’une action pénale a été engagée contre lui.

7.3Les requérants réitèrent leurs arguments concernant la coopération entre les autorités tchétchènes et les autorités fédérales russes (voir supra par. 3.4). Ils ajoutent que les autorités fédérales russes ont mis en place un régime tchétchène pro-russe et que le Président de la Fédération de Russie lui-même s’est engagé à prendre des mesures plus sévères contre les insurgés tchétchènes, considérés comme des « terroristes nationaux ». Par conséquent, des réfugiés du Caucase du Nord comme les requérants n’ont pas la possibilité de trouver refuge ailleurs dans le pays puisqu’ils peuvent être interrogés et arrêtés sur tout le territoire de la Fédération de Russie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.2Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la requête en ce qui concerne A. Sh. et ses trois enfants pour non-épuisement des recours internes. L’État partie fait valoir en particulier que les autorités nationales compétentes n’ont pas eu la possibilité d’évaluer les nouveaux éléments présentés par les requérants dans leur communication au Comité, à savoir : a) l’action pénale engagée contre A. Sh. par les autorités de la Fédération de Russie ; b) la condamnation alléguée du cousin de A. Sh. à trois ans d’emprisonnement par la Cour suprême de Tchétchénie en janvier 2013 ; c) le licenciement du frère de A. Sh. de la police en janvier 2015. Le Comité prend note également de l’affirmation de l’État partie selon laquelle les requérants auraient pu présenter une deuxième demande d’asile sur la base des nouveaux éléments de preuve apparus après la clôture de la première procédure d’asile.

8.3Dans ce contexte, le Comité note que les requérants reconnaissent qu’ils n’ont mentionné la condamnation et le licenciement de membres de la famille de A. Sh. en Tchétchénie ni lors la procédure d’asile ni lors de la procédure de réexamen (voir supra par. 5.3). Il note également que les requérants font valoir que les nouveaux éléments constituent des preuves supplémentaires corroborant leur crainte de subir des actes de torture et de persécution que les autorités nationales compétentes ont déjà examinée quant au fond, et non de « nouveaux motifs d’asile ». Par conséquent, même s’ils avaient déposé une deuxième demande d’asile, l’Office fédéral des migrations l’aurait rejetée en vertu du paragraphe 2 de l’article 111 c) de la loi sur l’asile, en tant que « demande multiple ou répétée ». En outre, les nouveaux éléments concernent des événements survenus en Tchétchénie et ne permettent donc pas de réfuter l’argument des autorités de l’État partie concernant la possibilité pour les requérants de trouver refuge ailleurs en Fédération de Russie. Le Comité note à cet égard que l’État partie ne conteste pas les arguments détaillés des requérants concernant l’inefficacité d’une deuxième demande d’asile dans les circonstances particulières de l’espèce.

8.4Le Comité considère en outre que les griefs soumis par les requérants au Comité sont fondés sur un ensemble de faits qui ont été examinés par les autorités de l’État partie et qui ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il note à cet égard que l’État partie ne conteste pas la recevabilité de la requête pour d’autres motifs et conclut donc qu’il n’y a pas d’obstacles à la recevabilité.

8.5En conséquence, le Comité déclare la requête recevable en ce qui concerne les faits et les griefs portés devant les autorités de l’État partie et va procéder à son examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si le renvoi des requérants en Fédération de Russie constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie, en vertu du paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention, de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture.

9.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que les requérants risqueraient personnellement d’être soumis à la torture s’ils étaient renvoyés en Fédération de Russie. Pour ce faire, conformément au paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, il doit tenir compte de tous les facteurs pertinents, y compris l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette analyse est de déterminer si les intéressés courent personnellement un risque prévisible et réel d’être victimes de torture dans le pays où ils seraient renvoyés. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour établir qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

9.4Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017), relative à l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22, aux termes de laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire que l’intéressé risque d’être soumis à la torture dans l’État vers lequel il doit être expulsé, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Le Comité a pour pratique de considérer que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Les facteurs de risque personnels peuvent inclure, notamment : l’origine ethnique du requérant ; les actes de torture subis antérieurement ; la détention au secret ou une autre forme de détention arbitraire et illégale dans le pays d’origine ; la fuite clandestine du pays d’origine suite à des menaces de torture ; et la violence à l’égard des femmes, y compris le viol.

9.5 Le Comité rappelle également que c’est au requérant qu’il incombe de présenter des arguments défendables, c’est-à-dire de montrer de façon détaillée qu’il court personnellement un risque prévisible, réel et actuel d’être soumis à la torture. Toutefois, lorsque le requérant se trouve dans une situation dans laquelle il n’est pas en mesure de donner des précisions par exemple lorsqu’il a démontré qu’il n’avait pas de possibilité d’obtenir les documents concernant ses allégations de torture ou lorsqu’il est privé de sa liberté, la charge de la preuve est inversée et il incombe à l’État partie concerné d’enquêter sur les allégations et de vérifier les informations sur lesquelles la communication est fondée. Le Comité rappelle en outre qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné, mais qu’il n’est pas tenu par ces constatations et qu’il apprécie librement les informations dont il dispose, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes pour chaque cas.

9.6S’agissant d’apprécier le risque de torture en l’espèce, le Comité note que A. Sh. affirme qu’en août 2010, il a été détenu en Tchétchénie, interrogé sur sa collaboration avec les insurgés tchétchènes, torturé en détention et forcé de signer une déclaration par laquelle il s’engageait à collaborer avec les autorités. Il note également que les requérants affirment que les autorités ont continué de s’intéresser à A. Sh. après sa libération et son départ de la Fédération de Russie, puisqu’elles ont fait fermer son magasin, confisqué sa voiture et perquisitionné son domicile et celui de ses parents et de ses beaux-parents. En novembre 2012, une action pénale a été engagée contre A. Sh. sur le fondement des articles 314 (non-exécution d’une peine privative de liberté), 308 (refus d’un témoin ou d’une victime de témoigner) et 208 (organisation d’une formation armée illégale ou participation à une telle formation) du Code pénal. Le Comité prend note en outre de l’allégation des requérants selon laquelle Z. H. a été violée par un policier dans son appartement à Grozny lors d’une perquisition non autorisée visant à localiser son mari. Il note que les requérants ont fourni un certificat médical délivré par l’hôpital de jour de Grozny, attestant les blessures subies par A. Sh. en août 2010, ainsi que les rapports médicaux établis par le psychiatre et les psychologues en Suisse, confirmant qu’A. Sh. et Z. H. souffraient d’un syndrome de stress post-traumatique et d’un trouble dépressif majeur et que leur fils, Ash. Sh., présentait également des troubles post-traumatiques.

9.7Le Comité prend aussi note de l’affirmation des requérants selon laquelle le risque personnel, réel et actuel qu’ils courraient d’être soumis à la torture à leur retour en Fédération de Russie résulte de l’effet individuel et cumulé des facteurs suivants : a) leurs liens familiaux avec des insurgés tchétchènes ; b) le soutien apporté aux insurgés par A. Sh. ; et c) le fait que A. Sh. et Z. H. ont déjà attiré l’attention des autorités et ont été soumis à la torture par le passé. L’État partie n’a pas contesté que les requérants avaient été torturés par le passé mais il n’a pas cherché à évaluer leur crédibilité ni à déterminer s’il existait des raisons de craindre qu’ils soient persécutés à leur retour en Fédération de Russie puisque ses autorités nationales avaient conclu qu’ils avaient la possibilité de trouver refuge dans une autre région de leur pays d’origine, ce que les requérants ont contesté. Les requérants font valoir, entre autres, que les Tchétchènes qui reviennent de l’étranger sont convoqués par des organes de l’État opérant sur l’ensemble du territoire de la Fédération de Russie, comme le Service fédéral de sécurité et le Ministère de l’intérieur, dont les agents les interrogent, souvent en les menaçant, en les maltraitant et en tentant de leur soutirer de l’argent, et sont fréquemment contraints de collaborer avec les services de sécurité (voir supra par. 3.5). Le Comité note également que les autorités nationales ont exprimé des doutes quant à la crédibilité d’A. Sh. et se sont demandé pourquoi Z. H. n’avait pas mentionné son viol lors de la première procédure d’asile. Il relève que, d’après les rapports médicaux établis par le psychiatre et les psychologues suisses, A. Sh. et Z. H. souffrent de troubles post-traumatiques en raison du traitement auquel ils ont été soumis avant leur départ de la Fédération de Russie et considère donc, puisqu’on ne saurait attendre une exactitude parfaite de la part des victimes de torture, que le retard dans le signalement de sévices sexuels ne porte pas atteinte à la crédibilité de la victime. Le Comité rappelle également sa jurisprudence, qui établit que le viol consiste à « causer une douleur et des souffrances aiguës à des fins non permissibles, dont l’interrogatoire, l’intimidation, la punition, les représailles, l’humiliation et la discrimination fondée sur le sexe », et qu’il a conclu dans d’autres affaires que « les abus sexuels commis par la police constituent des actes de torture » même lorsqu’ils n’ont pas été perpétrés dans des lieux de détention officiels.

9.8Le Comité note que, du fait que les autorités de l’État partie ont décidé de rejeter les demandes des requérants parce qu’elles estimaient que ceux-ci avaient la possibilité de trouver refuge ailleurs en Fédération de Russie, les allégations des requérants concernant le risque découlant de leur expérience passée dans leur pays d’origine et de leurs liens familiaux réels ou perçus et leur collaboration avec les insurgés tchétchènes n’ont pas été pleinement examinées. Il rappelle à cet égard que la possibilité de fuite ou de réinstallation dans une autre région du pays ne constitue pas une solution fiable et durable lorsque l’absence de protection est généralisée et exposerait l’intéressé à un risque supplémentaire de persécution ou de préjudice grave. Dans ce contexte, le Comité note que le système d’enregistrement du lieu de résidence et des migrations internes des ressortissants russes existe toujours en Fédération de Russie et qu’il est rigoureusement appliqué. En vertu de l’article 5 de la loi relative au droit des citoyens de la Fédération de Russie de circuler librement et de choisir librement leur lieu de résidence sur le territoire de la Fédération de Russie, les citoyens russes doivent s’enregistrer auprès des autorités compétentes dans les quatre-vingt-dix jours de leur arrivée dans un nouveau lieu de résidence. Le fait de vivre quelque part sans avoir procédé à l’enregistrement permanent ou temporaire de sa résidence est considéré comme une infraction administrative prévue à l’article 19.15.1 du Code des infractions administratives de la Fédération de Russie. Le Comité note également que, selon des informations disponibles dans le domaine public, les autorités fédérales russes coopèrent étroitement avec les autorités tchétchènes, s’agissant en particulier de l’échange d’informations sur les personnes soupçonnées d’être des insurgés. Il note en outre que les dirigeants actuels de la Tchétchénie jouissent du soutien et de la protection des autorités fédérales russes au plus haut niveau politique. Par conséquent, si les requérants sont renvoyés en Fédération de Russie, ils seront légalement tenus d’informer les autorités fédérales russes de leur lieu de résidence et ces informations seront accessibles aux autorités tchétchènes. Le Comité considère donc qu’en rejetant les demandes d’asile des requérants au motif qu’il existerait une possibilité de trouver refuge dans une autre région du pays, sans accorder suffisamment de poids à la question de savoir s’ils risqueraient d’être persécutés, l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 3 de la Convention.

10.Compte tenu de ce qui précède, le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que le renvoi des requérants en Fédération de Russie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

11.Le Comité est d’avis que, conformément à l’article 3 de la Convention, l’État partie est tenu de s’abstenir de renvoyer de force les requérants en Fédération de Russie ou dans tout autre pays où ils courraient un risque réel d’être expulsés ou renvoyés vers la Fédération de Russie. Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus.