Nations Unies

CAT/C/67/D/854/2017

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

11 septembre 2019

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 854/2017 * ’ **

Communication présentée par :

A (représentée par un conseil, Philip Grant,

de TRIAL International)

Au nom de :

La requérante

État partie :

Bosnie-Herzégovine

Date de la requête :

1er novembre 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 115 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 10 mai 2016 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

2 août 2019

Objet :

Droit à une indemnisation équitable et adéquate

Question(s) de procédure :

Néant

Question(s) de fond :

Droit à un recours et à une indemnisation

Article(s) de la Convention :

14 (par. 1), conjointement avec l’article premier (par. 1)

1.La requérante est A, ressortissante de Bosnie-Herzégovine, née dans l’ex‑Yougoslavie en 1961. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient du paragraphe 1 de l’article 14, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article premier, de la Convention contre la torture. Elle est représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1En 1992, la requérante et sa fille âgée de 10 ans résidaient à Semizovac, dans la municipalité de Vogosca, région contrôlée par les forces de l’Armée de la Republika Srpska (Vojska Republike Srpske) pendant le conflit armé non international en Bosnie‑Herzégovine. La requérante vivait en permanence dans la peur car, durant la guerre civile, les minorités ethniques étaient exposées à des menaces, des assassinats, des viols et des détentions arbitraires.

2.2À une date non précisée entre mai et juin 1993, Slavko Savić, un membre de l’Armée de la Republika Srpska, s’est introduit dans le domicile de la requérante avec une arme à feu. Sous la menace de son arme, il l’a embarquée dans sa voiture, l’a conduite jusqu’à la gare routière et l’y a violée. Il l’a de nouveau violée ultérieurement.

2.3La requérante s’est retrouvée enceinte et a dû avorter. Ces événements l’ont profondément marquée, lui laissant des séquelles psychologiques graves et permanentes. Du fait de ce traumatisme, elle a commencé à être en proie à des frayeurs, des insomnies, des pensées intrusives, des cauchemars et des réminiscences de la scène du viol. En 2008, elle a entamé un traitement psychiatrique, et un trouble permanent de la personnalité et un état de stress post-traumatique chronique ont été diagnostiqués. Un expert a déclaré devant la Cour de Bosnie-Herzégovine que « la qualité de vie générale de la partie lésée a été définitivement réduite de 25 % à cause de la transformation de sa personnalité induite par cette expérience catastrophique… ».

2.4La requérante n’a pas signalé immédiatement ce qui lui était arrivé, craignant de parler tant qu’elle vivait dans une localité contrôlée par l’Armée de la Republika Srpska. Même une fois le conflit terminé, elle a mis des années avant de pouvoir évoquer sans crainte ce qu’elle avait vécu. Elle a fini par trouver le courage de signaler les faits aux autorités à la suite d’autres femmes qui avaient pris la parole, et, le 5 novembre 2014, le Bureau du Procureur a mis Slavko Savić en accusation du chef de crimes de guerre contre la population civile.

2.5Le 19 janvier 2015, la Chambre des crimes de guerre I de la Cour de Bosnie‑Herzégovine a décidé que les données personnelles de la requérante et de sa fille étaient confidentielles, leur attribuant respectivement les pseudonymes A et E à titre de mesure de protection. Le 29 juin 2015, la Chambre des crimes de guerre I a reconnu Slavko Savić coupable de crimes de guerre contre des civils pour le viol de la requérante et l’a condamné à une peine de huit ans d’emprisonnement et à verser à la requérante, dans un délai de quatre‑vingt‑dix jours, la somme de 30 000 marks (environ 15 340 euros) à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral. Le 24 novembre 2015, la Cour, siégeant en formation d’appel, a confirmé la condamnation. M. Savić n’a pas versé à la requérante la somme fixée par la Cour.

2.6Le 10 juin 2016, la requérante a déposé une demande d’exécution du jugement afin d’obtenir le paiement des dommages-intérêts. Le 8 août 2016 et le 27 mars 2017, elle a été informée par la Cour de Bosnie-Herzégovine que M. Savić ne possédait pas de biens ; elle a donc été obligée de retirer sa demande d’exécution le 7 avril 2017.

2.7En ce qui concerne la recevabilité de la communication ratione temporis, la requérante fait observer que la Bosnie-Herzégovine est partie à la Convention depuis le 1er octobre 1993. Le viol et les mauvais traitements qu’elle a subis ont eu lieu en mai-juin 1993 mais ils mettent en jeu l’obligation permanente qui incombe à la Bosnie-Herzégovine d’enquêter sur les faits, de poursuivre et de punir le coupable et de garantir que A obtienne réparation et ait droit à une indemnisation. De plus, tous les faits relatifs à l’absence persistante de réparation en faveur de A se sont produits après le 4 juin 2003. Par conséquent, le Comité est compétent à la fois ratione loci et ratione temporis pour examiner la présente communication.

2.8La requérante se réfère à la pratique suivie par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, qui considère que les violations dont il connaît ont des effets continus bien qu’elles soient antérieures à la date d’entrée en vigueur des protocoles facultatifs pour l’État intéressé. Elle soutient que le Comité contre la torture devrait envisager d’appliquer, mutatis mutandis, le même raisonnement et d’aboutir aux mêmes conclusions dans son cas, et déclarer sa communication recevable, en considérant comme il se doit que non seulement les violations qu’elle allègue ont un caractère continu, mais aussi que les effets du viol et des mauvais traitements qu’elle a subis continuent.

2.9La requérante affirme ensuite qu’elle a épuisé tous les recours internes disponibles et que, dans son cas, ces recours se sont avérés inutiles ; il n’existe pas en Bosnie‑Herzégovine d’autre moyen de recours susceptible de lui donner satisfaction. La requérante fait valoir que la Convention comme le règlement intérieur du Comité précisent qu’un requérant n’est pas tenu d’exercer les recours internes s’il est peu probable que ceux‑ci lui donneraient satisfaction. La position constante du Comité est que les requérants ne sont pas censés épuiser des recours internes qui n’ont aucune chance réaliste d’aboutir. La requérante soutient que sa situation relève précisément de ce cas puisque l’introduction d’une nouvelle demande devant les autorités bosniaques n’aurait pas la moindre chance d’aboutir. Elle souligne que, dans son cas, le fait que l’introduction d’une action civile en réparation du préjudice moral subi ne déboucherait sur aucun résultat concret fait en soi partie des violations qu’elle allègue dans sa communication puisqu’une telle action serait considérée comme prescrite. La loi applicable prévoit un délai de prescription que la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine, depuis l’adoption de sa décision du 23 décembre 2013, a interprété comme signifiant que toute action en réparation d’un préjudice moral intentée contre des personnes morales plus de cinq ans après que la partie lésée a pris connaissance du dommage et de l’identité de son auteur, est prescrite. Sur ce point, la requérante pense qu’il est irréaliste de s’attendre à ce qu’une victime de viol ou de tout autre crime lié à un conflit soit en mesure de faire valoir ses droits dans les premières années de l’après-guerre, quand la situation est instable et que beaucoup craignent encore des représailles de la part des institutions publiques, d’où l’inutilité d’un tel moyen de recours. Les victimes qui ont néanmoins porté plainte ont vu leur demande rejetée pour les raisons mentionnées et ont ensuite été obligées de payer entre 2 000 et 10 000 marks (environ 1 020 et 5 110 euros).

2.10La requérante note que, dans ses observations finales sur la Bosnie-Herzégovine adoptées en mars 2017, le Comité des droits de l’homme s’est dit préoccupé par l’interprétation jurisprudentielle de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine qui, selon lui, privait de tout recours utile les victimes de crimes relevant du droit international, et en particulier les victimes de violences sexuelles commises en temps de guerre.

2.11La requérante ajoute qu’il est peu probable que la saisine d’une autre autorité bosniaque lui apporterait satisfaction eu égard à la jurisprudence des tribunaux internes et de la Cour constitutionnelle, qui déclare prescrites les actions en réparation d’un préjudice moral intentées pour des violations perpétrées pendant la guerre et ne reconnaît pas la responsabilité subsidiaire de l’État ou d’autres entités (en l’occurrence, l’Armée de la Republika Srpska).

2.12La requérante dit qu’en l’espèce les faits doivent être considérés dans le contexte de la pratique généralisée consistant à ne pas procéder immédiatement à une enquête et à ne pas verser d’indemnisation équitable et adéquate à raison des crimes commis durant le conflit armé, qui fait naître à la charge de l’État intéressé une responsabilité aggravée s’agissant d’indemniser les victimes équitablement et de manière adéquate. La requérante déclare aussi que les viols et les violences sexuelles et mauvais traitements auxquels elle a été soumise constituent des actes de torture au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la Convention. Malgré tous ses efforts, la requérante n’a reçu aucune espèce d’indemnisation pour le préjudice qu’elle a subi. Cela constitue pour elle une violation continue du paragraphe 1 de l’article 14, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article premier de la Convention puisque la Bosnie-Herzégovine ne lui a pas garanti, juridiquement ou pratiquement, la possibilité d’obtenir réparation. L’État partie ne lui a pas non plus garanti le droit d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible.

2.13La requérante fait observer que le viol est interdit par le droit international humanitaire coutumier et peut dans certaines circonstances constituer un crime de guerre. En l’espèce, la Cour de Bosnie-Herzégovine a, en 2015, déclaré coupable de crimes de guerre l’auteur des viols et des mauvais traitements infligés à la requérante. Le fait que l’interdiction de la torture est devenue une norme impérative, ou norme du jus cogens, a des conséquences importantes, l’une d’elle étant que « la torture ne peut être couverte par la prescription ».

2.14Selon la requérante, le droit à réparation des victimes de la torture, qui comprend l’indemnisation, la restitution, la réadaptation, la satisfaction et des garanties de non‑répétition, est bien établi en droit international et dans la jurisprudence internationale. Le droit incontesté des victimes de la torture, notamment des victimes de violences sexuelles, à obtenir réparation a deux corollaires qui sont au cœur de la présente communication. D’une part, les demandes d’indemnisation relatives à des crimes de droit international, notamment les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, ne sauraient se prescrire, car dans le cas contraire le droit à réparation serait privé d’effet. D’autre part, une responsabilité subsidiaire doit pouvoir être engagée pour que ce droit soit exécutoire même lorsque l’auteur de l’infraction n’a pas été identifié ou, comme en l’espèce, ne peut pas ou ne veut pas verser d’indemnisation.

2.15La requérante observe que puisqu’aucun délai de prescription ne s’applique en cas de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, il ne doit pas y en avoir non plus pour les procédures pénales ou civiles intentées par des victimes de tels crimes en vue d’obtenir des réparations complètes. En ce sens, dans le souci de faire progresser le droit international, l’imprescriptibilité devrait s’appliquer aussi aux recours en responsabilité délictuelle relatifs à des crimes relevant du droit international, dans le cadre de procédures aussi bien civiles que pénales.

2.16Imposer aux victimes d’actes de torture commis pendant le conflit armé en Bosnie‑Herzégovine, notamment aux victimes de violences sexuelles, un délai de prescription de trois à cinq ans pour l’introduction d’actions civiles en réparation de leur préjudice moral rend de facto ineffectif le droit à réparation de ces victimes, y compris celui de la requérante. Les victimes de viols ou d’autres formes de violences sexuelles sont particulièrement stigmatisées, apeurées et marginalisées, ce qui souvent les empêche de se faire connaître, de dénoncer les crimes et de saisir la justice pour obtenir une indemnisation. Leur imposer un délai de prescription de trois à cinq ans, comme le fait l’article 366 de la loi sur les obligations civiles, est assurément abusivement restrictif et constitue un obstacle insurmontable à la réalisation de leur droit à une indemnisation. Cet article ne tient pas compte du caractère continu des effets de la torture ni du temps qu’il faut pour reconstruire un système de justice fiable et indépendant au lendemain d’un conflit, et prive les victimes de réparation et d’indemnisation. De plus, la jurisprudence des tribunaux de Bosnie‑Herzégovine à cet égard, avalisée par la Cour constitutionnelle, méconnaît le fait que les crimes en question sont des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité et, en tant que tels, sont imprescriptibles aussi bien au pénal qu’au civil.

2.17Les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire contiennent deux autres dispositions qui sont pertinentes et qui ne sont pas respectées dans la pratique et la jurisprudence de la Bosnie-Herzégovine, comme le montre le cas de A. Selon le principe 15, « l’État assure aux victimes la réparation des actes ou omissions qui peuvent lui être imputés et qui constituent des violations flagrantes du droit international des droits de l’homme ou des violations graves du droit international humanitaire. Dans les cas où la responsabilité de la réparation incombe à une personne physique, à une personne morale ou à une autre entité, la personne ou l’entité devrait assurer réparation à la victime ou indemniser l’État lorsque celui-ci a déjà assuré réparation à la victime ». D’autre part, aux termes du principe 17, « les États devraient prévoir, dans leur législation interne, des mécanismes efficaces pour assurer l’exécution des décisions de réparation ». Dans le cas de A, non seulement la Bosnie-Herzégovine n’a offert aucun mécanisme efficace pour garantir l’exécution de la décision rendue en 2015 par la Cour de Bosnie-Herzégovine mais, à cause de sa jurisprudence déficiente avalisée par la Cour constitutionnelle de Bosnie‑Herzégovine, aucune responsabilité subsidiaire ne peut être engagée et la victime se retrouve ainsi privée de tout droit à réparation et indemnisation.

2.18Le système juridique de la plupart des pays prévoit que les préjudices personnels causés par un fait illicite donnent naissance à une obligation de réparer, en particulier au moyen d’une indemnisation. Il a été observé que dans la majorité des pays, l’auteur du fait illicite et l’État sont tous deux responsables. Dans la plupart des pays, l’État est responsable du fait illicite de ses agents, soit directement soit en sa qualité d’employeur. La législation de la Bosnie-Herzégovine souffre de carences à cet égard et la jurisprudence existante ignore totalement la notion de responsabilité subsidiaire, privant par conséquent les victimes − dont A − de tout droit à indemnisation.

Teneur de la plainte

3.1La requérante affirme que les faits exposés font apparaître une violation continue du paragraphe 1 de l’article 14, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article premier de la Convention, parce que l’État partie ne lui a pas garanti dans son système juridique ou dans la pratique la possibilité d’obtenir réparation et le droit d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible.

3.2En dépit du grave préjudice subi et des conséquences psychologiques et médicales dont elle continue de pâtir en raison des violences sexuelles et des mauvais traitements auxquels elle a été soumise, la requérante n’a obtenu ni réparation ni indemnisation. Elle demande donc au Comité, en application du paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur et conformément à sa pratique bien établie, de prier instamment l’État partie d’adopter des mesures de réparation adéquates en sa faveur. En fait, de telles mesures ne sauraient se limiter à une indemnisation financière mais doivent également comprendre la réadaptation, la satisfaction et des garanties de non-répétition.

3.3La requérante rappelle les constatations adoptées par le Comité selon lesquelles la réparation doit couvrir l’ensemble des dommages subis par la victime et englober, entre autres mesures, la restitution, l’indemnisation et des garanties de non-répétition, compte tenu des circonstances de chaque affaire. Le Comité a souligné en particulier que « [l]a notion générale de réparation comport[ait] donc la restitution, l’indemnisation, la réadaptation, la satisfaction et les garanties de non-répétition » ; que « [l]a réparation [devait] être suffisante, effective et complète » ; et que « l’indemnisation financière seule n’[était] pas une réparation suffisante pour la victime de torture ou de mauvais traitements ». En ce qui concerne les moyens de réadaptation, le Comité a indiqué qu’ils devraient être globaux et comporter une prise en charge médicale et psychologique ainsi que l’accès à des services juridiques et sociaux, et que la satisfaction devrait comporter une déclaration officielle ou décision de justice rétablissant la victime et les personnes qui ont un lien étroit avec elle dans leur dignité, leur réputation et leurs droits ; des sanctions judiciaires et administratives à l’encontre des responsables des violations ; des excuses publiques, y compris la reconnaissance des faits et l’acceptation de la responsabilité ; et des commémorations et hommages aux victimes. Enfin, s’agissant des garanties de non‑répétition, le Comité a déclaré que les États parties devraient prendre des mesures pour lutter contre l’impunité des auteurs de violations de la Convention, notamment veiller à ce que toutes les procédures soient conformes aux normes internationales relatives à la régularité de la procédure, l’équité et l’impartialité ; dispenser aux membres des forces de l’ordre ainsi que des forces armées et des forces de sécurité un enseignement sur les droits de l’homme ; et dispenser une formation spécifique sur le Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul) aux professionnels de la santé et du droit et aux membres des forces de l’ordre.

3.4La requérante demande au Comité de prier instamment l’État partie de faire en sorte qu’elle obtienne une réparation adéquate pour les préjudices qu’elle a subis. Cela comprend les préjudices matériel et moral et englobe des mesures visant à assurer la restitution, la réadaptation, la satisfaction (y compris le rétablissement dans la dignité et la réputation) et des garanties de non-répétition. En particulier, l’État partie devrait être prié : a) de lui assurer une indemnisation rapide, équitable et adéquate, proportionnée à la gravité des violations dont elle a fait l’objet; b) de lui dispenser immédiatement et gratuitement des soins médicaux et psychologiques ; c) de lui présenter, ainsi qu’à sa famille, des excuses officielles ; d) de veiller à ce que les actions civiles en réparation du préjudice moral relatives à des crimes de droit international (en particulier les violences sexuelles et la torture) soient imprescriptibles ; e) de veiller à ce que, lorsqu’une victime se voit accorder une indemnisation dans le cadre d’une instance pénale, cette décision soit effectivement exécutée même si le délinquant prétend être indigent ; f) d’informer le Comité dans un délai de quatre‑vingt‑dix jours des mesures prises et de faire traduire sa décision.

3.5La requérante demande aussi au Comité de prier instamment l’État partie de remédier aux carences de sa législation et de sa pratique afin de garantir que les actions civiles en dommages et intérêts relatives à des crimes de droit international soient imprescriptibles − qu’elles visent les auteurs des crimes ou l’État ou l’entité responsable − et de prévoir une responsabilité subsidiaire pour le cas où les individus n’ont pas les moyens de verser l’indemnisation. À cet égard, la création d’un fonds spécial doit être envisagée. De même, A souhaite être indemnisée équitablement et de manière adéquate pour le préjudice subi, obtenir des moyens de réadaptation et recevoir des excuses publiques de la part des autorités de Bosnie-Herzégovine.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations en date du 7 janvier 2019, l’État partie se réfère aux lettres que lui ont adressées huit institutions et entités publiques en ce qui concerne les mesures prises dans la présente affaire.

4.2En ce qui concerne la demande d’indemnisation rapide, équitable et adéquate formulée par la requérante, la Cour de Bosnie-Herzégovine a déclaré qu’elle s’était acquittée de ses obligations envers la requérante en accordant à celle-ci, en réparation de son préjudice moral, des dommages-intérêts d’un montant de 30 000 marks. En ce qui concerne l’exécution de cette décision, son service exécutif l’avait informée que la requérante avait décidé de retirer sa demande d’indemnisation parce qu’elle savait que l’auteur des infractions ne possédait aucun bien susceptible d’être affecté à l’indemnisation de son préjudice et parce qu’elle pouvait intenter une action civile au titre de la loi sur les obligations civiles ou déposer une nouvelle demande de dommages-intérêts devant la Cour de Bosnie-Herzégovine. La Cour a aussi indiqué que la législation prévoyait la possibilité de prendre des mesures conservatoires pour garantir le versement des dommages-intérêts accordés en matière pénale mais que la requérante n’avait pas demandé de telles mesures.

4.3L’État partie rappelle les dispositions de la loi sur les obligations civiles qui prévoient l’indemnisation du préjudice moral et définissent le délai de prescription correspondant, ainsi que l’article 19 du Code pénal, qui dispose que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles.

4.4L’État partie indique ensuite que, conformément à la loi sur la protection sociale, la protection des victimes de guerre civiles et la protection des familles avec enfants, la requérante, en tant que victime civile de guerre, reçoit depuis le 1er février 2008 une allocation financière, le « revenu personnel mensuel », d’un montant de 59 494 marks.

4.5Dans sa lettre du 19 mars 2018, le Ministère des droits de l’homme et des réfugiés a indiqué que la réparation demandée pour la requérante était partiellement acceptable parce que A n’avait pas reçu d’indemnisation rapide, équitable et adéquate, que ses droits n’avaient été réalisés que partiellement et que le délai de prescription en vigueur ne lui permettait pas de demander l’indemnisation de son préjudice moral.

4.6En ce qui concerne la demande d’accès immédiat et gratuit à des soins médicaux et psychologiques, le Ministère des droits de l’homme et des réfugiés a indiqué que, conformément à la loi sur la protection sociale, la protection des victimes de guerre civiles et la protection des familles avec enfants, la requérante bénéficiait gratuitement des services des centres de santé mentale et des centres d’action sociale ainsi que de soins de santé primaires et secondaires. La plupart de ces services sont gratuits, seuls certains services médicaux spécialisés étant payants.

4.7Le Ministère des droits de l’homme et des réfugiés a indiqué que durant le procès pénal la requérante avait bénéficié d’un accompagnement psychologique du Service d’assistance aux témoins de la Cour de Bosnie-Herzégovine. Ce service dispense à toutes les personnes témoignant devant la Cour un soutien d’ordre notamment psychologique, affectif, logistique et administratif. Le Ministère déclare que la réparation en question n’a donc pas besoin d’être accordée puisque la requérante a déjà accès à tous les soins médicaux et psychologiques qu’elle demande.

4.8En ce qui concerne la présentation d’excuses officielles à la requérante et à sa famille, l’État partie déclare que, même si la législation en vigueur et la pratique en matière d’application de la loi ne prévoient pas la présentation d’excuses officielles aux victimes de la torture, il juge une telle réparation acceptable.

4.9En ce qui concerne le délai de prescription appliqué aux demandes d’indemnisation du préjudice moral causé par des crimes de torture et des actes de violence sexuelle liés aux conflits armés, l’État partie indique que la réparation demandée, à savoir une modification de sa législation et sa pratique en vigueur, est acceptable puisque la Bosnie-Herzégovine n’a pas aligné sa législation sur les dispositions de la Convention ni sur celles de la Convention européenne relative au dédommagement des victimes d’infractions violentes.

4.10S’agissant de la demande de la requérante exigeant, en application du principe de responsabilité subsidiaire, de recevoir son indemnisation même si l’auteur des infractions n’a pas les moyens de verser celle-ci, l’État partie juge cette réparation acceptable puisqu’il est tenu d’aligner sa législation sur les normes internationales.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie

5.1Le 21 février 2019, la requérante a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie, réitérant les faits de la cause et l’ensemble de ses arguments et de ses griefs. Elle ajoute que, depuis qu’elle a saisi le Comité, son état de santé physique et psychologique s’est détérioré à cause du stress supplémentaire engendré par la procédure.

5.2La requérante apporte certaines précisions quant au fait que l’État partie n’a contesté ni la recevabilité ni le fond de la communication. Elle précise que le retrait de sa demande d’indemnisation est une conséquence directe du fait que la Cour de Bosnie-Herzégovine l’avait informée que l’auteur des infractions ne possédait aucun bien, indiquant par‑là clairement qu’il n’y avait aucun moyen de faire exécuter sa décision, ce qui ne lui laissait pas d’autre option que de retirer sa demande.

5.3La requérante fait observer que si elle bénéficie bien d’une pension d’invalidité au titre de la loi sur la protection sociale, la protection des victimes de guerre civiles et la protection des familles avec enfants, le montant de cette pension n’est pas de 59 494 marks par mois, comme le prétend l’État partie, mais de 600 marks. De plus, il s’agit d’une prestation sociale, et non de l’indemnisation à laquelle elle a droit en vertu de la décision de la Cour de Bosnie-Herzégovine et du paragraphe 1 de l’article 14 de la Convention. Les mesures administratives de protection sociale en faveur des victimes de violations flagrantes des droits de l’homme peuvent compléter, mais non remplacer, l’indemnisation équitable et adéquate du préjudice subi.

5.4La requérante relève que les engagements pris par l’État partie ne couvrent pas toutes les mesures de réparation qu’elle a demandées. À cet égard, elle réitère l’ensemble de ses demandes en matière de réparation. Elle ajoute que l’adoption de la loi sur les droits des victimes de la torture et son application devraient être considérées comme une mesure supplémentaire nécessaire pour remédier à un problème structurel et offrir des garanties de non-répétition.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme le paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté que la requérante avait épuisé tous les recours internes disponibles.

6.3Le Comité fait observer que même si les faits dénoncés se sont produits avant la date d’entrée en vigueur de la Convention pour l’État partie, la décision du Bureau du Procureur d’ouvrir une enquête pénale sur les allégations de crime de guerre contre la population civile date du 5 novembre 2014 et le verdict a été rendu par la Cour de Bosnie‑Herzégovine le 29 juin 2015 et confirmé en seconde instance le 24 novembre 2015, c’est-à-dire après que l’État partie eut fait la déclaration prévue à l’article 22 de la Convention. Par conséquent, le manquement allégué de l’État à son obligation de garantir à la requérante une réparation et un droit à une indemnisation équitable et adéquate est intervenu après qu’il a reconnu la compétence du Comité au titre de l’article 22 de la Convention. Le Comité note de plus que l’État partie ne conteste pas sa compétence ratione temporis. Dans ces circonstances, le Comité considère qu’il n’est pas empêché ratione temporis d’examiner les allégations de la requérante concernant des violations des droits qu’elle tient du paragraphe 1 de l’article 14, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article premier de la Convention.

6.4Le Comité prend aussi note de l’argument de l’État partie selon lequel la requérante pouvait introduire une action civile au titre de la loi sur les obligations civiles ou déposer une nouvelle demande de dommages-intérêts devant la Cour de Bosnie-Herzégovine après avoir rempli certaines conditions. À cet égard, le Comité considère que, faute pour l’État partie d’avoir adopté une législation et une pratique adéquates et effectives en matière d’application de la loi, il est pratiquement impossible pour la requérante d’exercer un recours susceptible de lui assurer, dans les circonstances particulières de l’espèce, une réparation effective et suffisante. De plus, on ne saurait exiger, aux fins du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, de quelqu’un qui a exercé un recours sans succès qu’il épuise les autres recours possibles lorsque ceux-ci ont essentiellement le même but et n’ont pas, en tout état de cause, davantage de chances de succès. Dans ces circonstances, le Comité conclut qu’il n’est pas empêché par le paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention d’examiner la communication.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité note que la requérante invoque une violation du paragraphe 1 de l’article 14, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article premier, de la Convention, au motif que l’État partie a manqué à son obligation de garantir dans son système juridique aux victimes d’un acte de torture le droit d’obtenir réparation et d’être indemnisées équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à leur réadaptation la plus complète possible. Ces dispositions sont applicables pour autant qu’il est établi que les actes auxquels la requérante a été soumise sont des actes de torture au sens de l’article premier de la Convention. À cet égard, le Comité prend note de la décision de la Cour de Bosnie-Herzégovine constatant que la requérante a été victime d’un viol considéré comme un crime de guerre contre la population civile commis pendant le conflit armé. Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté cette allégation de la requérante.

7.3Le Comité note qu’entre 1992 et 1995, le territoire où vivait la requérante était contrôlé par l’Armée de la Republika Srpska et que, pendant la guerre civile, les minorités ethniques étaient exposées à des menaces, des assassinats, des viols et des détentions arbitraires. Le Comité prend note de l’allégation de la requérante selon laquelle, en mai et juin 1993, elle a été entraînée de force hors de son domicile sous la menace d’une arme à feu puis violée par un membre de l’Armée de la Republika Srpska, à la suite de quoi elle s’est retrouvée enceinte et a dû avorter. Le Comité observe que le viol et les autres violences sexuelles et mauvais traitements auxquels elle a été soumise lui ont causé de profondes douleurs et souffrances physiques et psychologiques et lui ont été infligés délibérément pendant le conflit armé dans l’État partie afin de la punir et de l’intimider, de l’humilier et de l’avilir, ce qui représente une forme de discrimination à son égard fondée sur le sexe et l’appartenance ethnique. Le Comité considère que, compte tenu de la description détaillée et cohérente du viol faite par la requérante, qui est corroborée par la décision de la Cour de Bosnie-Herzégovine en date du 28 juin 2015 et coïncide avec les violences sexuelles systématiques, en particulier les viols de femmes, commises pendant le conflit armé interne et attestées par divers rapports intergouvernementaux et non gouvernementaux, le crédit voulu doit être accordé aux allégations de la requérante. Le Comité conclut que les faits exposés constituent un acte de torture au sens de l’article premier de la Convention.

7.4Le Comité prend note de la déclaration de la requérante selon laquelle, puisque le viol et les actes de violence sexuelle et les mauvais traitements auxquels elle a été soumise à deux reprises en 1993 constituent des actes de torture au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la Convention, l’État partie est tenu, entre autres, de lui offrir une indemnisation adéquate et une réparation intégrale conformément au paragraphe 1 de l’article 14 de la Convention. Le Comité relève que l’État partie n’a pas contesté ces griefs.

7.5En ce qui concerne la violation du paragraphe 1 de l’article 14 de la Convention invoquée par la requérante, le Comité prend note des allégations de celle-ci selon lesquelles l’État partie l’a privée de son droit à une indemnisation équitable et adéquate en n’assurant pas son indemnisation, faute d’avoir adopté une législation adéquate et développé une pratique d’application de la loi garantissant que les victimes de torture obtiennent réparation et la réalisation de leur droit à indemnisation. Le Comité rappelle que l’article 14 de la Convention non seulement reconnaît le droit des victimes d’un acte de torture à être indemnisées équitablement et de manière adéquate, mais demande aussi aux États parties de garantir leur droit d’obtenir réparation. Le Comité rappelle que l’obligation de réparer énoncée à l’article 14 est double : elle porte sur les procédures et sur le fond. Pour satisfaire aux obligations de procédure, les États parties doivent promulguer une législation et mettre en place des mécanismes de plainte, et faire en sorte que ces mécanismes et organes soient efficaces et accessibles à toutes les victimes. Le Comité rappelle que compte tenu du caractère continu des effets de la torture, il ne devrait pas y avoir de prescription, car celle‑ci prive les victimes de la réparation, l’indemnisation et la réadaptation qui leur sont dues. Le Comité rappelle également ses observations finales concernant le sixième rapport périodique de l’État partie dans lesquelles il a demandé instamment à celui-ci de prendre toutes les mesures nécessaires pour permettre aux victimes d’actes de torture et de mauvais traitements, y compris les victimes d’actes de violence sexuelle commis dans le contexte du conflit, d’exercer leur droit à réparation. Le Comité considère que cette réparation devrait couvrir tous les préjudices subis par la victime, et comprendre la restitution, l’indemnisation, la réadaptation de la victime et des mesures pour garantir que les violations ne se reproduisent pas, tout en prenant toujours en considération les circonstances de chaque affaire. Étant donné la gravité de l’acte de torture et le droit de la requérante à une indemnisation, et étant donné l’impossibilité pour la requérante de faire valoir son droit aussi pleinement que possible, le Comité conclut que l’État partie a manqué aux obligations que l’article 14 de la Convention met à sa charge.

7.6Le Comité constate que bien qu’une indemnisation ait été accordée à la requérante, celle-ci ne peut la percevoir en pratique puisque l’auteur des infractions n’a ni les biens ni les moyens financiers nécessaires pour l’indemniser. Le Comité note que la législation interne régissant les actions civiles en réparation d’un préjudice moral assujettit celles-ci à un délai de prescription, et que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle en la matière, qui interprète l’article 377 de la loi sur les obligations civiles, ne reconnaît pas le principe de la responsabilité subsidiaire. Le Comité est donc d’avis que l’État partie a manqué aux obligations que lui impose l’article 14 de la Convention en ne permettant pas à la requérante d’obtenir réparation, y compris une indemnisation équitable et adéquate.

8.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 1 de l’article 14, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article premier de la Convention.

9.Le Comité est d’avis que l’État partie est tenu : a) de faire en sorte que la requérante obtienne une indemnisation rapide, équitable et adéquate ; b) de faire en sorte que la requérante reçoive des soins médicaux et psychologiques immédiatement et gratuitement ; c) de présenter publiquement à la requérante des excuses officielles ; d) de se conformer aux observations finales du Comité, notamment en se dotant au niveau national d’un mécanisme efficace habilité à accorder toute forme de réparation aux victimes de crimes de guerre, y compris d’actes de violence sexuelle, et en concevant et adoptant une loi-cadre qui définisse clairement les critères pour la reconnaissance du statut de victime de crimes de guerre, y compris d’actes de violence sexuelle, et qui définisse un ensemble de droits et d’aides garantis aux victimes sur tout le territoire de l’État partie.

10.Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre‑vingt‑dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci‑dessus.