Nations Unies

CAT/C/67/D/780/2016

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

4 septembre 2019

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 780/2016 * , **

Communication présentée par :

V. P. (non représenté par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Fédération de Russie

Date de la requête :

21 juillet 2016 (date de la lettre initiale)

Références  :

Décision prise en application de l’article 115 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 11 novembre 2016

Date de la présente décision :

26 juillet 2019

Objet :

Mauvais traitements infligés par le personnel de l’hôpital pénitentiaire

Question(s) de procédure :

Griefs non étayés ; non-épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Torture et mauvais traitements

Article(s) de la Convention :

1, 2, 4, 6, 11, 12 et 13

1.Le requérant est V. P., de nationalité russe, né en 1991. Il affirme que la Fédération de Russie a violé les droits qu’il tient des articles 1, 2, 4, 6, 11, 12 et 13 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le 2 novembre 2011, le tribunal du district de Kirov à Krasnoïarsk a jugé le requérant coupable de meurtre et de lésions corporelles et l’a condamné à dix ans de prison. Le tribunal de district a pris en compte, entre autres, l’examen psychiatrique médico-légal du requérant, qu’il a estimé apte à être jugé.

2.2Le 11 juin 2015, le requérant a été admis à l’hôpital pénitentiaire no 1 (KTB-1) de la région de Krasnoïarsk afin d’y recevoir un traitement pour hypertension artérielle. Lors de son admission à l’hôpital, il a été transféré dans le service no 6 (unité psychiatrique) et y est resté jusqu’au 9 septembre 2015. Selon le requérant, les conditions de vie dans le service étaient insupportables : manque d’espace (16,9 m2 pour 16 personnes), pas de ventilation, pas d’éclairage, pas de récipient d’eau potable, des lits superposés inadaptés, des barreaux de sécurité aux fenêtres, une hygiène insuffisante et des taches de sang sur les draps. Les détenus étaient conduits deux fois par jours aux toilettes, où ils ne pouvaient aller qu’en présence d’un gardien.

2.3Pendant son séjour à l’hôpital, le requérant a reçu des médicaments inadaptés, dont certains étaient interdits dans la Fédération de Russie depuis 1993, notamment le Galloperedol (deux fois par jour) et l’Aménosin (chaque semaine). Les médicaments ont provoqué des frissons, des pertes de mémoire temporaires et des maux de tête. Selon le médecin traitant du requérant, ces médicaments sont administrés à des personnes atteintes de maladies mentales incurables placées en soins intensifs. Le requérant invoque la peine qui lui a été infligée et l’expertise réalisée au préalable, d’après laquelle il était considéré comme mentalement apte à être jugé et n’avait pas besoin de faire l’objet d’un traitement médical forcé. Cependant, quand il s’est opposé au traitement, les doses ont été augmentées. Il ne pouvait plus se lever du lit, ni manger ou aller aux toilettes sans assistance. Il frissonnait, sa vision était trouble, il perdait connaissance et souffrait d’étourdissements et de maux de tête fréquents. Au moment où il a présenté la communication, il souffrait toujours des séquelles du traitement, notamment de maux de tête constants.

2.4Le 13 janvier 2016, le requérant a signalé à la commission d’enquête du bureau du procureur de la région de Krasnoïarsk les mauvais traitements et le placement inapproprié dans le service médical de l’hôpital KTB-1 dont il avait fait l’objet et a demandé l’ouverture d’une enquête pénale. Le 28 janvier 2016, la commission d’enquête régionale a transmis sa demande à la commission d’enquête du district de Zheleznodorozhnyi. En l’absence de réponse, le 18 février 2016, le requérant a demandé à la commission d’enquête régionale de l’informer des progrès de l’enquête. Le 11 mars 2016, la commission d’enquête régionale a de nouveau transmis sa demande à la commission d’enquête du district. Au moment de la soumission de la présente communication, le requérant n’avait reçu aucune réponse.

2.5Le requérant avance qu’il ne pouvait pas saisir la justice sans avoir au préalable reçu une réponse sur le fond à la plainte qu’il avait soumise à la commission d’enquête. Celle-ci ayant pris un retard indu dans l’examen de ses griefs, il n’a pas pu épuiser les recours internes.

2.6Le 9 février 2017, le requérant a informé le Comité qu’il avait reçu une lettre de la commission d’enquête du district (datée du 17 mars 2016 et reçue le 26 juillet 2016) et une lettre de la commission d’enquête régionale (datée du 14 octobre 2016 et reçue le 1er novembre 2016). Ces lettres indiquaient que la demande du requérant visant l’ouverture d’une enquête pénale sur la conduite du personnel de l’hôpital pénitentiaire avait été rejetée au motif que l’existence d’une infraction n’avait pas été démontrée. Elles indiquaient aussi que s’il voulait contester la décision des commissions d’enquête, le requérant pouvait faire appel de la décision en s’adressant aux responsables des commissions, au procureur du district de Zheleznodorozhnyi ou au tribunal de district de Zheleznodorozhnyi, à Karsnoïarsk.

Teneur de la plainte

3.Le requérant affirme le personnel médical de l’hôpital KTB-1 lui a fait subir des mauvais traitements entre le 11 juin et le 9 septembre 2015. Il affirme que les articles 1, 2, 4, 6, 11, 12 et 13 de la Convention ont été violés, sans apporter d’informations complémentaires.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 6 octobre 2016, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête et a déclaré que les griefs du requérant étaient irrecevables parce que celui-ci n’avait pas épuisé les recours internes et qu’il n’avait pas été victime d’une violation de ses droits.

4.2L’État partie soutient que le requérant n’a pas épuisé les recours internes, comme le veut le paragraphe 5b) de l’article 22 de la Convention. Le requérant prétend avoir été privé de la possibilité d’engager une procédure judiciaire en l’absence de réponse des commissions d’enquête à sa plainte. L’État partie explique que le requérant avait la possibilité de demander réparation pour les dommages causés par les actes ou l’inaction de fonctionnaires, y compris s’agissant des conditions de détention et de questions liées à l’assistance médicale, dans le cadre d’une procédure civile ou administrative. Ces procédures sont régies par les articles 245 à 250 et 254 à 258 du Code de procédure civile et par le chapitre 22 du Code de procédure administrative. En outre, le requérant aurait pu se plaindre des conditions de détention et des traitements médicaux subis entre le 11 juin et le 9 septembre 2015 auprès d’un tribunal, indépendamment de la réponse de la commission d’enquête.

4.3Sur le fond de la communication, l’État partie argue que le requérant était sous surveillance psychiatrique et qu’il a reçu à plusieurs reprises un traitement stationnaire pour troubles émotionnels et volitifs. Le 29 mai 2011, une commission médico-légale d’experts en psychologie et en psychiatrie a conclu, dans le cadre de l’enquête pénale concernant le requérant, que celui-ci souffrait d’un trouble organique de la personnalité et de troubles mixtes. Pendant qu’il purgeait sa peine, le requérant a reçu deux fois un traitement ambulatoire. Du 4 juillet au 4 septembre 2012, il a séjourné à l’hôpital KTB-1 pour un diagnostic de « trouble organique de la personnalité et troubles mixtes ». Du 28 avril au 1er juin 2015, il a été admis à l’infirmerie de la prison no 15 avec un diagnostic de « trouble organique de la personnalité et troubles mixtes − syndrome de dépression, état présuicidaire ». Du 11 juin au 22 septembre 2015, le requérant a été soigné à l’unité psychoneurologique de l’hôpital KTB-1 pour un diagnostic de « trouble schizotypique de la personnalité, décompensation ».

4.4Les allégations du requérant ont été examinées par le Service fédéral de surveillance sanitaire (Roszdravnadzor) et par le centre médical no 24 du Service pénitentiaire fédéral. Ces services n’ont constaté aucune violation de la part du personnel de l’hôpital KTB-1 dans l’administration des soins ou des médicaments au requérant. Les médicaments dont le requérant dit qu’ils sont « interdits » sont dûment enregistrés et autorisés dans la Fédération de Russie. Le traitement a été prescrit au requérant conformément à la réglementation applicable du Ministère de la santé. Les dossiers des psychiatres et du neurologue qui ont suivi l’intéressé ne contiennent aucune plainte du requérant au sujet d’effets secondaires. Le requérant est actuellement suivi par le psychiatre de la prison pour « troubles schizotypiques de la personnalité, avec décompensation ».

4.5Les allégations du requérant concernant des conditions sanitaires inadaptées pendant son hospitalisation à l’hôpital KTB-1 en 2015 n’ont pas pu être confirmées pendant l’enquête. Le requérant était détenu au service no 6. La superficie de la salle est de 20,1 m2. Le requérant avait un lit séparé. Deux autres détenus étaient soignés dans la même salle. L’unité médicale était nettoyée trois fois par jour. La ventilation était assurée par une petite fenêtre. Il y avait des récipients d’eau potable dans la salle. L’eau était changée et les contenants nettoyés conformément à la réglementation. Les détenus étaient conduits aux toilettes à leur demande. La salle disposait de suffisamment de lumière naturelle et artificielle, provenant de fenêtres et de lampes, conformément à la réglementation du Ministère de la justice du 2 juin 2003. Le linge de lit était convenablement lavé et désinfecté dans une blanchisserie spécialement équipée de l’hôpital KTB-1. Rien n’indique que le linge de lit et le pyjama du requérant étaient inadéquats.

4.6L’État partie répond également aux allégations du requérant selon lesquelles la commission d’enquête n’a pas dûment examiné ses griefs concernant une hospitalisation dans des conditions non conformes à la loi à l’hôpital KTB-1. Selon l’État partie, la plainte du requérant datée du 13 janvier 2016 est parvenue à la commission d’enquête de district le 3 février 2016. La réponse a été envoyée au requérant le 15 février 2016. La commission d’enquête du district a répondu aux demandes du requérant concernant l’avancement de l’examen de ses griefs, datées du 18 février et du 15 juin 2016, respectivement le 17 mars et le 8 juillet 2016. D’après les registres de la prison no 15, où il purgeait sa peine, le requérant a reçu les lettres du 15 février et du 17 mars 2016 (la date n’est pas précisée), mais n’a pas reçu la réponse du 8 juillet. Celle-ci a été envoyée par courrier ordinaire et il n’est pas possible d’en retrouver la trace.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Le 18 septembre 2018, le requérant a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie.

5.2Le requérant argue que le 27 novembre 2017, il a saisi le tribunal du district de Zheleznodorozhny à Krasnoïarsk d’une action civile en réparation contre l’hôpital KTB-1. Il a demandé réparation pour les tortures subies en détention entre le 28 avril et le 11 juin 2015 et entre le 11 juin et le 21 septembre 2015. Il affirme qu’après qu’il a saisi le tribunal, le personnel de la prison no 30, où il était alors détenu, l’a battu pour tenter de le forcer à retirer sa plainte, ce qu’il a finalement fait. Toutefois, le 8 mai 2018, il a écrit au tribunal au sujet des traitements subis et le tribunal a repris l’examen de sa demande au civil sur la base de faits nouveaux. L’audience devait se tenir le 20 septembre 2018.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Cette règle ne s’applique pas s’il est établi que les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables ou qu’il est peu probable qu’elles donnent satisfaction à la victime.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel le requérant n’a pas épuisé les recours internes disponibles. Selon l’État partie, le requérant n’a pas saisi le tribunal d’une demande d’indemnisation dans le cadre d’une procédure civile ou administrative au sujet des conditions de détention et du traitement médical subis entre le 11 juin et le 9 septembre 2015 alors qu’il aurait pu le faire indépendamment de la réponse des commissions d’enquête. Le Comité relève par ailleurs l’argument du requérant selon lequel il n’a pas pu épuiser les recours internes parce qu’il ne pouvait pas saisir la justice sans que les commissions d’enquête aient répondu à sa plainte.

6.4Le Comité note que le requérant a soumis à la commission d’enquête régionale le 13 janvier 2016, soit quatre mois environ après sa libération du service médical concerné, une plainte pour tortures infligées à l’hôpital KTB-1 entre le 11 juin et le 9 septembre 2015. La commission d’enquête régionale a pris une décision sur la plainte du requérant le 15 février 2016. Bien que les informations dont dispose le Comité ne permettent pas de savoir si le requérant a effectivement reçu la décision, il a reçu de la commission d’enquête du district, le 26 juillet 2016, une réponse datée du 17 mars 2016 à sa demande de renseignements sur l’état d’avancement de l’examen de sa plainte. Le 1er novembre 2016, il a également reçu une lettre de la commission d’enquête régionale datée du 14 octobre 2016. Dans ces circonstances, et d’après les renseignements dont il dispose, le Comité ne saurait conclure que l’examen des plaintes du requérant a été indûment prolongé par les commissions d’enquête.

6.5Le Comité note que, malgré la réponse de la commission d’enquête, qui indiquait comment introduire un recours en cas de désaccord avec la décision, le requérant n’a pas fait appel du refus d’ouvrir une enquête pénale contre le personnel de l’hôpital KTB-1. Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que le requérant n’a pas épuisé les recours internes dont il disposait et que ses griefs sont donc irrecevables au regard du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention.

7.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la requête est irrecevable au regard du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention ;

b)Que la présente décision sera communiquée au requérant et à l’État partie.