Nations Unies

CCPR/C/135/D/3736/2020

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

1er mars 2023

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 3736/2020 * , ** , ***

Communication présentée par :

Mukadder Alakus (représentée par son mari, Fatih Alakus, et par un conseil, Kurtulus Bastimar)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteure

État partie :

Türkiye

Date de la communication :

23 décembre 2019 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du Règlement intérieur du Comité (devenu l’article 92), communiquée à l’État partie le 8 avril 2020 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

26 juillet 2022

Objet :

Conditions de détention ; accès aux soins de santé en prison ; détention arbitraire

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; fondement des griefs

Question(s) de fond :

Droit à la vie ; torture et mauvais traitements ; arrestation et détention arbitraires ; conditions de détention ; droit à un procès équitable

Article(s) du Pacte :

6, 7, 9, 10, 14, 15, 18, 19, 21, 22, 25, 26 et 27

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteure de la communication est Mukadder Alakus, de nationalité turque, née en 1971, actuellement détenue dans la prison de type L d’Eskişehir. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 6, 7, 9, 10, 14, 15, 18, 19, 21, 22, 25, 26 et 27 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour la Türkiye le 24 février 2007. L’auteure est représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1L’auteure est enseignante et souffre de spondylarthrite, de rhumatisme psoriasique, de calculs biliaires, de problèmes dentaires, d’asthme et de bronchite chroniques. Elle a également subi des opérations du ménisque. Sa spondylarthrite nécessite un suivi médical très important, notamment de la physiothérapie et des visites chez des médecins spécialistes, ainsi que la prise régulière de médicaments.

2.2L’auteure a été accusée d’être membre du mouvement Gülen, également désigné par l’État partie sous le nom d’organisation terroriste Fetullah, et placée en garde à vue le 4 septembre 2018. Elle est restée une journée en détention sans nourriture ni eau ou médicaments. Le 5 septembre 2018, elle a été transférée à la prison de typeH d’Eskişehir. L’accusation pénale d’appartenance à une organisation terroriste portée contre elle reposait sur le fait qu’elle avait déposé de l’argent sur des comptes de la Bank Asya, qu’elle avait téléchargé l’application ByLock sur son téléphone et qu’elle avait participé à un rassemblement pacifique. L’auteure affirme qu’elle n’a pas pu s’exprimer de manière adéquate pendant les audiences, qui se sont déroulées par l’intermédiaire d’un système de vidéoconférence.

2.3Le 28 décembre 2018, le tribunal pénal de Manisa a condamné l’auteure à sept ans et six mois d’emprisonnement. Elle a fait appel de cette décision devant le tribunal régional d’Izmir qui, le 22 mars 2019, a confirmé la décision du tribunal de première instance. L’auteure a ensuite formé un recours devant la Cour de cassation qui, le 11 février 2020, a confirmé cette décision.

2.4L’état de santé de l’auteure s’est détérioré, celle-ci ayant été contrainte de dormir sur un matelas posé à même le sol et n’ayant pas pu avoir accès à ses médicaments pendant plusieurs mois après son arrestation. Pour utiliser les toilettes, elle avait besoin de l’aide de détenus, du fait de l’état de ses genoux. Or en raison des mesures d’isolement imposées du fait de la pandémie de COVID-19, elle ne pouvait plus se faire aider de la sorte. Elle a également ressenti des douleurs constantes et eu des épisodes de vomissements dus à ses calculs biliaires. Son asthme et sa bronchite chroniques se sont également aggravés du fait du manque d’hygiène.

2.5Entre septembre et octobre 2018, l’auteure a soumis toutes les semaines à l’administration pénitentiaire des demandes tendant à ce qu’elle puisse consulter un médecin spécialiste, qui sont restées sans réponse. Le 30 octobre 2018 et le 8 novembre 2018, elle a envoyé des requêtes au tribunal pénal de Manisa concernant ses conditions de détention et son manque d’accès aux médicaments et aux traitements, dans lesquelles elle demandait la libération conditionnelle pour raisons médicales, en vain.

2.6Le 23 novembre 2018, le conseil de l’auteure a adressé à l’administration pénitentiaire une demande tendant à ce que l’auteure suive un traitement pour la spondylarthrite. Le 30 novembre 2018, elle a été conduite à l’hôpital d’État d’Eskişehir, à Odunpazarı, où elle a consulté un médecin généraliste avant de retourner à la prison plus tard dans la journée. Le 3 décembre 2018, elle a été contrainte de signer une décharge indiquant que ses problèmes de santé avaient été résolus après sa visite à l’hôpital. L’auteure a commencé à prendre du Xanax et du Duxet, en raison de l’état de détresse psychologique dans lequel elle se trouvait du fait de ne pas recevoir de traitement médical. Elle a été emmenée à l’hôpital municipal d’Eskişehir après des épisodes de douleurs et de vomissements dus à des calculs biliaires, et à son retour en prison on lui a administré des analgésiques.

2.7Le 23 septembre 2019, le mari de l’auteure a demandé à l’administration pénitentiaire d’autoriser un médecin spécialiste à rendre visite à sa femme. Le 5 octobre 2019, il a envoyé une autre requête au Centre de communication de la Présidence, dans laquelle il demandait qu’un traitement adéquat soit dispensé à son épouse. Suite à cette demande, l’administration pénitentiaire s’est engagée à fournir à l’auteure le traitement médical dont elle avait besoin, ce qu’elle n’a toutefois jamais fait.

2.8Le 20 octobre 2019, un médecin a officiellement diagnostiqué chez l’auteure des calculs biliaires et a recommandé qu’elle se fasse opérer. Celle-ci a toutefois décidé de ne pas se faire opérer car elle s’inquiétait du manque d’hygiène et de l’impossibilité dans laquelle elle serait d’accéder aux médicaments après l’opération dans le centre de détention.

2.9Outre ces demandes soumises aux autorités pénitentiaires concernant ses conditions de détention et son état de santé, l’auteure a déposé des plaintes relatives à cette question auprès du tribunal pénal de Manisa, de la cour d’appel de la région et de la Cour de cassation.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme qu’il y a eu violation des droits qu’elle tient des articles 6, 7, 9, 10, 14, 15, 18, 19, 21, 22, 25, 26 et 27 du Pacte. Elle soutient que ses conditions de détention mettent sa vie en danger et sont constitutives d’un traitement inhumain et dégradant, en violation des articles 6, 7 et 10 du Pacte. La prison est surpeuplée et il n’y a pas suffisamment de nourriture ni d’accès à l’eau chaude pour tous les détenus. L’eau de boisson destinée aux détenus est recueillie au plafond et distillée. Les mauvaises conditions d’hygiène dans lesquelles elle est détenue et son manque d’accès à un traitement médical approprié et à une nourriture suffisante ont aggravé encore son état de santé et augmenté le risque qu’elle décède. Elle soutient que le fait de procéder à des examens médicaux dans sa cellule de prison insalubre et non équipée, en présence du personnel pénitentiaire, constitue un traitement inhumain et dégradant. L’auteure affirme en outre que l’État partie refuse l’accès aux soins médicaux aux prisonniers politiques, et qu’il s’agit-là d’un acte de cruauté intentionnel visant à extorquer des informations.

3.2L’auteure affirme que son arrestation et sa détention constituaient une violation de l’article 9 du Pacte car elles étaient fondées sur le seul fait qu’elle utilisait l’application ByLock, ce qui n’est pas une infraction. En outre, elle a été placée en détention sans qu’il y ait d’éléments solides donnant fortement à penser qu’elle avait commis une infraction. Elle affirme également que le mandat d’arrêt la visant ne mentionnait pas de faits ou d’éléments de preuves qui auraient justifié son maintien en détention provisoire pendant près de quatre mois.

3.3En ce qui concerne les griefs qu’elle tire de l’article 14, l’auteure affirme qu’elle a été traduite devant le juge sans avoir été notifiée des accusations portées contre elle et sans avoir suffisamment préparé sa défense avec son avocat. Elle a néanmoins été contrainte de signer des déclarations rédigées par la police, indiquant qu’elle avait été informée de ces accusations et qu’elle avait correctement préparé sa défense. L’auteure soutient en outre qu’il y a eu des violations du principe de l’égalité des armes, étant donné qu’elle n’a pas été autorisée à citer des témoins ou à en interroger et qu’elle s’est vu refuser l’accès à l’intégralité du dossier. Deplus, elle n’a pas pu s’exprimer de manière adéquate du fait de son dentier déplacé et de la conduite des audiences par l’intermédiaire d’un système de vidéoconférence. En outre, l’auteure soutient que les remarques négatives du juge sur le mouvement Gülen pendant le procès et le fait que celui-ci ait dit à son avocat qu’elle devrait avouer devant le tribunal mettent en évidence les préjugés du juge concernant son innocence. L’auteure affirme que les tribunaux n’ont pas motivé les rejets de sa démarche visant à contester la légalité de sa détention.

3.4L’auteure affirme qu’il y a eu violation des droits qu’elle tient de l’article 15 du Pacte, ainsi que du principe de légalité, car elle a été reconnue coupable de faits qui n’étaient pas qualifiés d’infraction par le droit interne. Des accusations ont été portées contre elle parce qu’elle avait téléchargé l’application ByLock, échangé des informations, détenu un compte à la Bank Asya et participé à un rassemblement pacifique, ce qui n’est pas interdit par la législation interne.

3.5L’auteure soutient que toutes les accusations portées contre elles concernaient des actes licites et protégées par les articles 18, 19, 21, 22, 25, 26 et 27 du Pacte. Elle affirme que bien qu’elle n’ait pas téléchargé ou utilisé cette application, ces activités sont légales et protégées par les articles 19 à 26 du Pacte. L’auteure soutient que la détention d’un compte à la Bank Asya est parfaitement légale et protégée par les articles 21, 25, 26 et 27 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale datée du 7 décembre 2020, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et sur le fond. Il dit que l’auteure a été placée en détention sur ordre du cabinet d’instruction de Turgutlu, car elle était soupçonnée d’appartenir à une organisation terroriste armée. Le jour suivant, sa déclaration en réponse aux accusations portées contre elles a été recueillie en présence d’un avocat désigné pour la représenter, et elle a ensuite été arrêtée car elle était fortement soupçonnée d’avoir commis une infraction. L’auteure a été accusée de l’infraction d’« appartenance à une organisation terroriste armée », sur le fondement de conversations enregistrées dans l’application cryptée ByLock, qui est utilisé exclusivement par les membres de l’organisation terroriste Fetullah, de dépôts à une banque affiliée à l’organisation et de sa participation à des activités organisées par l’organisation. Elle a été condamnée à sept ans et six mois d’emprisonnement, conformément à l’article 314 (par. 2) du Code pénal. L’État partie indique que le recours introduit par l’auteure devant la Cour constitutionnelle le 4 juin 2020 est toujours pendant.

4.2S’agissant de la recevabilité, l’État partie fait valoir que l’auteure n’a pas épuisé les recours internes, car le recours individuel dont elle a saisi la Cour constitutionnellereste pendant, celui-ci ayant été introduit après la soumission de la communication. L’État partie fait observer que les griefs que l’auteure tire des articles 18, 19, 21, 22, 25 et 27 du Pacten’ont été soulevés devant aucune autorité nationale, et ne l’ont pas été non plus dans le recours introduit devant la Cour constitutionnelle.

4.3En réponse à l’allégation concernant les recours internes, l’État partie renvoie à des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme dans lesquels celle-ci a indiqué qu’elle considérait que la procédure de recours individuel devant la Cour constitutionnelle constituait un recours utile. L’État partie souligne que l’auteure, à l’appui de ses affirmations, ne fait qu’exprimer de simples doutes quant aux chances de voir un recours aboutir. Concernant la durée des procédures devant la Cour constitutionnelle, l’État partie affirme que des mesures ont été prises après la déclaration de l’état d’urgence afin de réduire la durée d’examen des recours, malgré l’arriéré découlant de la tentative de coup d’État de juillet 2016, lequel n’était pas prévisible. L’État partie mentionne la Commission d’enquête sur les mesures prises au titre de l’état d’urgence, qui examine les recours concernant les actes administratifs accomplis en vertu des décrets-lois introduits dans le cadre de l’état d’urgence. La Commission d’indemnisation établie par la loi no 6384, dont la saisine est considérée comme un recours effectif par la Cour européenne des droits de l’homme, offre une indemnisation aux personnes qui saisissent la Cour constitutionnelle dans le cadre d’affaires qui concernent la non-exécution ou l’exécution tardive de décisions judiciaires.

4.4Les affirmations de l’auteure concernant, entre autres, l’absence d’assistance juridique et de représentation en justice, les mauvaises conditions de détention, la signature de déclarations sous la contrainte et le manque d’accès aux soins médicaux ne sont pas étayées par des preuves. L’État partie souligne qu’aucun fait n’est exposé et aucune explication fournie pour montrer en quoi les droits que l’auteure tient des articles 18, 21, 22, 25 et 27 ont été violés, de sorte que la communication devrait être déclarée irrecevable pour défaut de fondement.

4.5L’État partie considère que la communication constitue un abus du droit de présenter une communication car celle-ci est rédigée en des termes injurieux et motivés par des considérations politiques et comporte des affirmations trompeuses. L’auteure affirme qu’elle n’a pas pu préparer correctement sa défense et qu’elle a été contrainte de signer des documents, tout en omettant d’indiquer qu’elle a été représentée tout au long de la procédure judiciaire et que toutes ses déclarations ont été recueillies en présence de son avocat. L’État partie rejette également les affirmations de l’auteure concernant la privation de soins médicaux, et soutient qu’on lui a fourni des médicaments et qu’elle a été traitée par des médecins spécialistes.

4.6En ce qui concerne les griefs que l’auteure tire des articles 6, 7 et 10 du Pacte, l’État partie fait valoir que celle-ci a subi un examen à son arrivée à l’établissement pénitentiaire. On lui a recommandé une intervention chirurgicale ayant pour objet de retirer ses calculs biliaires, qu’elle a refusée le 28 décembre 2019. Elle a été examinée et soignée à l’infirmerie de la prison à neuf reprises, où on lui a également fourni des médicaments. Elle a été traitée à l’hôpital d’État d’Eskişehir à trois reprises et par le dentiste de la prison à quatre reprises. Pour ce qui est du grief de l’auteure concernant le caractère inadapté de la nourriture fournie, l’État partie affirme que, le 30 mars 2020, le médecin de la prison a recommandé qu’elle suive un régime alimentaire approprié eu égard à ses calculs biliaires. L’État partie souligne en outre que rien dans son dossier médical n’indique que son état résulte d’une privation de nourriture. En ce qui concerne les conditions de détention de l’auteure, l’État partie soutient que les cellules dudit établissement sont conformes aux normes internationales et qu’elles peuvent être inspectées régulièrement. L’auteure n’a pas déposé de plainte officielle devant quelque autorité que ce soit concernant les actes de torture et les mauvais traitements allégués ou l’insuffisance ou la qualité de la nourriture. L’État partie souligne également qu’elle n’a pas saisi la Cour constitutionnelle d’une demande de mesures provisoires visant à remédier au refus de soins de santé et le risque subséquent pour sa vie allégués.

4.7En ce qui concerne les griefs tirés des articles 9 et 14 du Pacte, l’État partie affirme que l’auteure a été informée immédiatement des motifs de son arrestation et de ses droits. Sa déclaration a ensuite été recueillie en présence de son avocat. S’agissant de l’utilisation du système de vidéoconférence pour les audiences, l’État partie soutient qu’elle n’a pas porté atteinte au droit de l’auteure à un procès équitable, car elle ne l’a pas empêchée d’avoir accès aux éléments de preuves et d’en présenter et d’en contester, ni d’échanger avec le tribunal. En outre, l’auteure n’a pas demandé à assister aux audiences en personne. L’État partie souligne que la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la tenue d’audiences au moyen de systèmes de vidéoconférence ne viole pas le droit à un procès équitable si les défendeurs peuvent voir, entendre et participer de manière adéquate à l’audience et ne sont pas désavantagés lorsqu’ils présentent leur défense.

4.8La détention de l’auteure était fondée sur l’article 100 (par. 3) du Code de procédure pénale, qui prévoit le placement en détention lorsque des éléments donnent fortement à penser qu’il y a eu commission d’une infraction contre l’ordre constitutionnel et son fonctionnement. L’État partie soutient que compte tenu des accusations et du risque certain de fuite dans le cas de l’auteure, les autres solutions auraient été inadéquates. En outre, la légalité de la détention de l’auteure a été régulièrement réexaminée par la juridiction nationale concernée et l’intéressée a pu faire appel de la décision sur sa culpabilité et former un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. En ce qui concerne l’indépendance des juges, l’État partie fait valoir que la Constitution dispose clairement que les pouvoirs législatif et exécutif ne peuvent pas donner d’instructions aux juges. Les griefs de l’auteure selon lesquelles elle a été contrainte d’accepter des déclarations qui avaient déjà été rédigées et que son avocat et elle-même se sont vu refuser l’accès au dossier sont sans fondement, et n’ont pas été officiellement formulés devant une quelconque autorité nationale.

4.9L’État partie conteste le grief soulevé au titre de l’article 15 du Pacte, puisque l’auteure a été accusée et reconnue coupable d’une infraction pénale prévue par la loi. En outre, l’organisation terroriste Fetullah a été officiellement déclarée organisation terroriste par les autorités.

4.10S’agissant des griefs que l’auteure formule au titre des articles 18, 19, 21, 22 et 25, l’État partie conteste l’allégation selon que celle-ci a vu sa liberté de pensée, de conscience et de religion restreinte car les faits, les éléments de preuve et les accusations retenus contre elle ne concernaient que son appartenance à une organisation armée. Il souligne également que l’auteure conteste avoir téléchargé et utilisé l’application ByLock, mais pas l’appréciation faite de ces éléments. L’État partie indique que la Cour de cassation et la Cour constitutionnelle ont établi que le téléchargement et l’utilisation de l’application ByLock constituaient une preuve déterminante de l’appartenance à l’organisation terroriste Fetullah, étant donné que l’application n’était pas disponible au téléchargement à l’époque des faits et qu’elle était installée exclusivement par des membres de l’organisation à l’aide d’un serveur externe. L’État partie soutient en outre que les griefs que l’auteure tire de l’article 22 du Pacte sont dépourvus de fondement. Le mouvement Gülen n’est pas une association établie conformément à la loi. En tant qu’organisation terroriste armée, l’organisation terroriste Fetullah ne saurait être reconnue comme une association aux fins de l’article 22. Enfin, l’État partie considère que les griefs formulés par l’auteure au titre de l’article 25 ne sont pas pertinents et sont dénués de fondement, et que rien n’indique que celle-ci a subi un traitement discriminatoire au sens de l’article 27 du Pacte.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

5.1Dans une note en date du 31 décembre 2020, l’auteure a soumis des commentaires sur les observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond. Elle affirme que bien que son recours individuel devant la Cour constitutionnelle ait été introduit après la soumission de sa communication, il l’a néanmoins été avant l’examen par le Comité de la recevabilité de ladite communication.

5.2L’auteure réaffirme qu’elle a épuisé tous les recours internes disponibles et soutient que la procédure de recours individuel devant la Cour constitutionnelle est inopérante et excède des délais raisonnables. L’auteure affirme que la Cour elle-même a jugé qu’il s’agissait d’un recours extraordinaire, lequel est donc inefficace et ne doit pas être épuisé. Elle soutient également que les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme mentionnés par l’État partie ne sont pas pertinents car ils concernaient la disponibilité de recours contre des licenciements auxquels il avait été procédé en vertu de décrets-lois dans le contexte d’un état d’urgence.

5.3L’auteure réaffirme qu’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle n’a pas de chances raisonnables d’aboutir, et cite des cas où les juridictions inférieures n’ont pas tenu compte d’arrêts de ladite Cour constitutionnelle. Cela a conduit la Cour européenne des droits de l’homme à déclarer que l’on pouvait avoir de sérieux doutes quant à l’utilité de ce recours dans le cas de la détention provisoire. L’auteure affirme donc qu’on ne peut pas s’attendre à ce qu’elle épuise ce recours, qui ne devrait pas être considéré comme utile aux fins de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

5.4S’agissant de la durée de la procédure de recours individuelle devant la Cour constitutionnelle, l’auteure renvoie à la jurisprudence du Comité, qui a considéré que ce recours était d’une durée déraisonnable. Compte tenu du nombre de recours pendants et de recours examinés chaque année par la Cour constitutionnelle, l’auteure affirme que celle-ci prendrait un an et demi pour examiner sa demande, laps de temps qui viendrait s’ajouter aux deux années déjà écoulées depuis qu’elle a entrepris d’épuiser les recours internes.

5.5L’auteure conteste que soumettre une demande d’indemnisation à la Commission d’indemnisation constituerait un recours utile. Cette procédure concerne les requêtes introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. La réparation qu’elle cherche à obtenir étant sa remise en liberté, une demande d’indemnisation ne serait pas utile et n’offrirait pas non plus de perspectives raisonnables d’obtenir satisfaction à cet égard. L’auteure fait valoir que le Comitéet la Cour européenne des droits de l’homme ont, par le passé, rejeté l’argument de l’État partie tendant à ce qu’il déclare une communication irrecevable pour défaut de soumission d’une demande d’indemnisation au titre de l’article 141 du Code de procédure pénale, pour des motifs similaires, considérant que ce recours ne mettrait pas fin à la détention provisoire de l’auteur. Bien que la Cour européenne ait estimé que la soumission d’une demande à la Commission d’indemnisation était susceptible de permettre d’obtenir réparation dans une affaire concernant le droit à la propriété, cette décision ne peut être appliquée aux recours visant à obtenir la cessation d’une privation deliberté.

5.6L’auteure conteste les affirmations de l’État partie selon lesquelles sa communication constitue un abus du droit de présenter une communication, car elle a été soumise au Comité dans les délais prescrits. Ses remarques n’étaient pas insultantes ou motivées par des considérations politiques, mais étaient corroborées par des conclusions du Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire; elles visaient à souligner que les adeptes du mouvement Gülen sont considérés comme des opposants politiques et placés en détention pour des motifs discriminatoires.

5.7L’auteure rejette l’affirmation de l’État partie selon laquelle ses griefs sont sans fondement, et soutient que tout au long des procédures internes elle a montré en quoi les droits qu’elle tient du Pacte ont été violés, et qu’elle a développé plus avant son argumentation dans ses observations sur le fond. Elle réaffirme que son arrestation et sa détention constituaient des violations des droits qu’elle tient de l’article 9 (par. 1 et 2) du Pacte et étaient contraires au droit interne, car aucun des éléments invoqués ne donnait fortement à penser qu’elle avait commis une infraction, et qu’au contraire ces éléments concernaient des actes autorisés par la loi et protégés par le Pacte. En ce qui concerne les articles 9 (par. 2) et 14 (par. 3 a)) du Pacte, l’auteure réaffirme qu’elle n’a pas reçu, au moment de son arrestation, d’informations précises sur les accusations portées contre elle, allant au-delà du fondement juridique général de ladite arrestation.

5.8L’auteure réaffirme que, bien qu’elle ait demandé à être présente à son procès, cela lui a été refusé et elle a été reliée à la salle d’audience par l’intermédiaire d’un système de vidéoconférence, en violation de l’article 14 (par. 3 d)) du Pacte. Elle reprend également tous les griefs qu’elle a formulés au titre de l’article 14 (par. 3 b), e) et g)) du Pacte dans sa lettre initiale et soutient que le fait de ne pas fournir des soins de santé de qualité suffisante peut également constituer une violation du droit aux garanties d’un procès équitable, consacré par l’article 14.

5.9L’auteure répète que, bien qu’elle nie avoir utilisé l’application ByLock, la privation de liberté sur le fondement du simple fait d’avoir utilisé cette application est arbitraire car cette utilisation relève de l’exercice de droits protégés par l’article 19 du Pacte. Dans le même ordre d’idées, l’auteure répète que le fait de détenir un compte à la Bank Asya est un acte légal, protégé par les articles 21 et 22 du Pacte.

5.10Bien que l’auteure nie les accusations portées contre elle, elle réaffirme que lorsqu’elle a été arrêtée et ultérieurement reconnue coupable et condamnée, la détention d’un compte à la Bank Asya et l’utilisation de l’application ByLock n’étaient pas constitutifs d’infractions, et que son placement en détention pour ces motifs constitue une violation de l’article 15 du Pacte.

5.11L’auteure réaffirme que ses conditions de détention constituaient une violation de l’article 7 du Pacte, car elle a été placée dans une cellule surpeuplée, a dû dormir à même le sol et n’a pas eu accès à l’eau chaude et à des toilettes adaptées à l’état de ses genoux. L’auteure affirme que les mesures prises par l’État partie pour réduire le surpeuplement des prisons sont insuffisantes. Elle cite plusieurs arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme concluant à une violation de l’interdiction de la torture du fait de conditions de détention similaires aux siennes.

5.12L’auteure conteste les observations de l’État partie concernant les griefs qu’elle tire de l’article 6 du Pacte. Le rapport sur son état de santé annexé aux observations de l’État partie ne donne pas d’informations détaillées sur le rhumatisme chronique dont elle souffre. L’auteure affirme que bien que des indications sur un régime alimentaire figurent dans le rapport, l’administration pénitentiaire n’a jamais donné suite à ces indications et elle n’a jamais bénéficié d’un régime alimentaire approprié. Elle affirme également qu’elle n’a jamais subi d’examen médical complet, notamment d’examen pratiqué par un rhumatologue, ayant pour objet de faire en sorte que les soins médicaux nécessaires puissent être dispensés par les autorités.

5.13L’auteure conteste l’affirmation de l’État partie selon laquelle elle n’a pas épuisé les recours internes concernant les griefs qu’elle soulève au titre des articles 18, 19, 21, 22, 25 et 27 du Pacte. Elle a contesté les accusations liées à sa détention d’un compte à la Bank Asya, dont elle affirme qu’elle est protégée par les articles 21, 25, 26 et 27 du Pacte, dans ses recours devant le troisième tribunal pénal chargé de connaître de certaines infractions graves de Manisa, le tribunal régional d’Izmir et la Cour de cassation.

5.14Enfin, l’auteure rejette l’affirmation selon laquelle ses griefs concernant le refus de fournir des soins médicaux, le manque d’eau et de nourriture et les mauvaises conditions de détention sont sans fondement. Elle répète que de nombreuses demandes de soins médicaux ont été adressées à l’administration pénitentiaire et sont restées sans réponse. Les demandes subséquentes adressées au Centre de communication de la Présidence et au troisième haut tribunal pénal de Manisa concernaient le manque de soins médicaux, de médicaments et d’eau pour se doucher.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Dans une note en date du 7 mai 2021, l’État partie a soumis des observations complémentaires sur la recevabilité et sur le fond de la communication, dans lesquelles il répète que celle-ci est irrecevable pour non-épuisement des recours internes, eu égard au recours formé par l’auteure devant la Cour constitutionnelle, qui est pendant. Pour ce qui est de l’utilité de cette voie de recours, l’État partie affirme que les arrêts de la Cour constitutionnelle sont exécutoires, qu’ils ont force obligatoire pour tous les organes de l’État et que les autorités concernées ne peuvent donc pas les méconnaître. L’État partie souligne que dans l’affaire Uzun, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu que la procédure devant la Cour constitutionnelle était un mécanisme approprié de protection des droits de l’homme et constituait un recours qui devait être épuisé. L’État partie considère que les arrêts de la Cour européenne cités par l’auteure ne sont pas pertinents dans son cas et qu’y renvoyer est trompeur car son recours individuel est toujours pendant.

6.2L’État partie rejette l’affirmation de l’auteure touchant le délai excessif de la procédure de recours individuel, compte tenu de ce qu’elle n’a pas tenté de l’épuiser. Un délai de six mois, à compter de la date de la deuxième lettre de l’auteure au Comité, ne devrait pas être considéré comme excessif au regard de la jurisprudence du Comité.

6.3L’État partie maintient que les affirmations de l’auteure selon lesquelles elle n’a pas été informée des raisons de son arrestation et n’a pas reçu de soins médicaux ne sont pas fondées et qu’il a fourni des preuves du contraire dans ses observations initiales. En outre, il regrette que l’auteure ait donné des exemples d’autres affaires ou des renseignements concernant les conditions générales de détention en Türkiye qui ne sont pas pertinents et qui ne concernent pas les éléments précis de son affaire, ce qui constitue un abus de la procédure de présentation de communications émanant de particuliers.

6.4L’État partie fait valoir que le 16 janvier 2020, la commission médicale de l’hôpital d’État d’Eskişehir a indiqué que l’état de santé de l’auteure ne nécessitait pas le report de l’exécution de sa peine de prison. Il réaffirme que l’auteure n’est pas dans une cellule surpeuplée et qu’elle continue de recevoir des soins médicaux et une alimentation appropriés.

6.5L’État partie affirme que la référence faite par l’auteure aux avis du Groupe de travail sur la détention arbitraire pour étayer les griefs qu’elle tire de l’article 9 du Pacte est trompeuse et non pertinente. Il réaffirme en outre que l’auteure n’a jamais contesté l’acte d’accusation dressé contre elle. En ce qui concerne l’utilisation du système de vidéoconférence pour conduire les audiences, l’État partie affirme qu’elle ne constituait pas une violation de l’article 14. Il conteste également l’allégation de l’auteure selon laquelle elle avait demandé à assister aux audiences.

6.6En ce qui concerne les griefs soulevés par l’auteure au titre des articles 15, 18, 19, 21, 22, 25 et 27 du Pacte, l’État partie fait valoir que l’auteure n’a pas été accusée d’utiliser l’application ByLock ou de détenir un compte à la Bank Asya, mais d’appartenance à une organisation terroriste armée, sur le fondement de l’article 314 du Code pénal. L’État partie réaffirme que l’utilisation de l’application ByLock et la détention d’un compte à la Bank Asya ont été considérées par les tribunaux nationaux comme des éléments déterminants pour établir la réalité de cette infraction, auxquels sont venus s’ajouter six déclarations de témoins qui ont identifié l’auteure comme un membre de l’organisation terroriste Fetullah.

Observations supplémentaires

Observations supplémentaires de l’auteure

7.1Le 17 juin 2021, le Comité, agissant par l’intermédiaire de ses Rapporteurs spéciaux chargés des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé d’accéder à la demande de l’auteure, en date du 8 juin 2021, tendant à ce qu’elle soumette des informations et des éléments de preuve complémentaires. S’agissant du caractère non exécutoire des arrêts de la Cour constitutionnelle, l’auteure réaffirme que cette question a également été soulevée par la Cour européenne dans les affaires Altan, Alpay et Koçintar.

7.2L’auteure rejette l’argument de l’État partie selon lequel la question des délais excessifs d’un recours donné ne devrait être appréciée qu’au regard de ce recours précis, sans prendre en compte la durée de la procédure judiciaire qui a précédé l’introduction de ce recours. Elle soutient que l’exercice de nouvelles voies de recours pourrait constituer une procédure excédant des délais raisonnables compte tenu de la durée des précédents recours exercés. L’auteure conteste également la comparaison faite par l’État partie avec l’affaire Zündel c. Canada, car elle a, elle, fourni des explications sur les raisons pour lesquelles l’examen de son recours par la Cour constitutionnelle excéderait des délais raisonnables.

7.3L’auteure conteste l’affirmation de l’État partie selon laquelle ses griefs concernant le refus de fournir des soins médicaux ne sont pas fondés. Elle indique que, le 9 mars 2021, elle a présenté une demande au Bureau de la communication de la Présidence tendant à ce qu’elle reçoive un traitement médical approprié et à ce qu’elle soit traitée dans un hôpital bien équipé. Le 18 janvier 2021, l’auteure a présenté une requête à la Cour constitutionnelle portant sur le refus de lui dispenser un traitement médical et la mesure dans laquelle ce refus a eu une incidence négative sur sa capacité à s’exprimer devant la justice et à présenter sa défense. Danscette requête, l’auteure affirme également qu’elle a été contrainte de retirer les demandes de traitement médical pour sa polyarthrite rhumatoïde qu’elle avait adressées à l’administration pénitentiaire et qu’elle a été fouillée à nu à plusieurs reprises, en violation de l’article 7 du Pacte. Le 2 mars 2021, l’auteure a porté cette dernière plainte à l’attention du Bureau du Procureur général d’Eskişehir qui, le 17 mai 2021, a refusé d’ouvrir une enquête.

7.4L’auteure affirme qu’elle avait expressément demandé à assister en personne aux audiences dans les observations qu’elle avait adressées au troisième tribunal pénal chargé de connaître de certaines infractions graves de Manisa et à la Cour de cassation. Le tribunal régional d’Izmir a justifié l’utilisation du système de vidéoconférence pendant le procès de l’auteure par le nombre élevé d’affaires relatives à des infractions liées au terrorisme. De plus, l’auteure affirme que dans son cas, le procès mené au moyen de ce système n’offrait pas les garanties d’un procès équitable. Elle affirme que la mauvaise connexion l’empêchait d’entendre correctement et qu’elle n’était pas autorisée à intervenir ou à poser des questions. Elle s’est vu refuser l’accès à l’enregistrement du procès par le troisième tribunal pénal chargé de connaître de certaines infractions graves de Manisa, qui a indiqué qu’en fait, le procès n’avait pas été enregistré.

Observations supplémentaires de l’État partie

8.1Dans une note verbale en date du 15 octobre 2021, l’État partie a soumis des observations complémentaires. S’agissant de l’utilité du recours devant la Cour constitutionnelle, l’État partie affirme que les arrêts de la Cour avaient bien été exécutés dans les affaires auxquelles l’auteure fait référence et que la Cour européenne des droits de l’homme a, à plusieurs reprises, jugé ce recours utile en ce qui concernait les plaintes émanant de personnes privées de liberté. Il affirme en outre que la Cour constitutionnelle examine les recours sans faire de discrimination et qu’elle a déjà statué en faveur de personnes poursuivies pour appartenance à l’organisation terroriste Fetullah.

8.2L’État partie maintient que le délai du recours de l’auteure devant la Cour constitutionnelle ne saurait être considéré comme excessif et que la référence faite par l’auteure à l’affaire Özçelik est trompeuse en ce que le Comité n’a pas considéré que les délais du recours étaient excessifs, mais a plutôt souligné que l’État partie n’avait pas soutenu le contraire.

8.3L’État partie fournit des éléments de preuve concernant les médicaments prescrits à l’auteure entre le 6 septembre 2018 et le 13 mars 2019, ainsi que l’opération dentaire pratiquée par l’hôpital d’État. Il considère que les affirmations de l’auteure concernant le refus de fournir des soins médicaux sont malveillantes, et rappelle que celle-ci a refusé la cholécystectomie qui lui avait été proposée.

8.4En ce qui concerne le recours dont l’auteure a saisi la Cour constitutionnelle le 18 janvier 2021, l’État partie soutient que l’auteure n’apporte aucun élément de preuve à l’appui de ses griefs. Il fait observer en outre que l’auteure a présenté cette requête après avoir soumis ses observations au Comité et qu’elle n’avait pas soulevé les griefs en question auparavant. L’État partie indique également que l’auteure a sollicité des mesures provisoires auprès de la Cour constitutionnelle, soutenant que son état de santé menaçait gravement sa vie, demande qui a été rejetée le 8 janvier 2021.

8.5Les griefs soulevés dans la requête adressée par le mari de l’auteure au Bureau de la communication de la Présidence le 9 mars 2021 sont soulevés pour la première fois devant le Comité, ce qui prouve que l’auteure n’a pas épuisé les recours internes avant de soumettre sa communication. L’État partie conteste les allégations concernant les fouilles à nu, qui ne constituent pas en soi une violation de l’article 7 du Pacte, comme l’a constaté le Bureau du Procureur général d’Eskişehir le 17 mai 2021. Le Bureau du Procureur d’Eskişehir a également constaté que l’auteure n’avait jamais demandé d’assistance psychosociale. L’État partie soutient que la demande de l’auteure tendant à ce qu’elle se fasse couper les cheveux en l’absence de vidéosurveillance a été refusée pour des raisons de sécurité et que ce refus ne constitue pas une violation de l’article 7 du Pacte. L’accès à certains livres lui a également été refusé pour des motifs similaires et conformément à la loi.

8.6L’État partie réaffirme que dans sa requête en date du 14 janvier 2018, l’auteure n’avait pas demandé à assister aux audiences du tribunal, mais plutôt à être confrontée aux témoins, ce qui a été rendu possible grâce au système de vidéoconférence. L’État partie soutient également qu’il était dans l’intérêt de l’auteure que les audiences se déroulent en ligne. Il fait observer que l’auteure a demandé les enregistrements vidéo des audiences du tribunal un an et demi après la dernière audience. En vertu de la réglementation nationale pertinente, les enregistrements vidéo sont transcrits et remis aux parties à leur demande, comme dans le cas de l’auteure. L’État partie soutient que le fait que l’auteure n’a pas demandé ces enregistrements vidéo rapidement et n’a pas adressé quelque plainte que ce soit aux autorités montre qu’elle n’est pas de bonne foi, ce qui étaye son affirmation selon laquelle la communication constitue un abus du droit de présenter une communication.

8.7En ce qui concerne les griefs que l’auteure soulève au titre des articles 6, 7 et 10 du Pacte, l’État partie renvoie au rapport de visite établi en février 2021 par l’Institution turque des droits de l’homme et de l’égalité concernant la prison où l’auteure est actuellement détenue, qui prouve le caractère infondé des allégations de l’auteure.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

9.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

9.3Le Comité prend note de l’observation de l’État partie selon laquelle la communication constitue un abus du droit de présenter des communications au regard de l’article 3 du Protocole facultatif, puisque les remarques de l’auteure sont insultantes ou motivées par des considérations politiques. Il est d’avis que les éléments dont il est saisi ne montrent pas que l’auteure a présenté sa communication de mauvaise foi et estime qu’elle a fourni toutes les informations et tous les documents dont elle disposait. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité ne considère pas que la communication constitue un abus du droit de présenter une communication au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

9.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication devrait être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes, le recours formé par l’auteure devant la Cour constitutionnelle étant toujours pendant. Il prend note également de l’argument de l’État partie selon lequel la Cour européenne des droits de l’homme a estimé, dans des affaires concernant la privation de liberté, qu’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle constituait un recours utile.

9.5Le Comité prend note de l’argument de l’auteure selon lequel l’introduction d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle ne constitue pas un recours utile car : a) il n’offre pas de perspectives raisonnables de déboucher sur sa libération, du fait de l’inexécution des arrêts de la Cour par les juridictions inférieures ; b) la procédure serait d’une durée excessive compte tenu de la première tentative qu’elle a faite d’épuiser les recours devant les juridictions internes le 4 septembre 2018 et de l’arriéré de la Cour constitutionnelle. Le Comité prend note à cet égard de l’argument de l’auteure selon lequel il faudrait un an et demi à la Cour constitutionnelle pour traiter son recours. Il prend note de l’argument de l’État partie selon lequel, en vertu de la Constitution, les arrêts de la Cour constitutionnelle ont force exécutoire pour tous les organes de l’État, et des juridictions inférieures ont entamé un nouveau procès ou ordonné la remise en liberté de demandeurs à la suite d’arrêts de la Cour. Il prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel le recours de l’auteure, formé le 4 juin 2020, ne peut pas être considéré comme ayant des délais excessifs, et que la durée de la procédure pénale distincte de ce recours ne devrait pas être prise en compte pour apprécier si la durée de celui-ci est déraisonnable. Le Comité constate qu’au moment de l’examen de la communication, deux ans s’étaient écoulés depuis que l’auteure avait introduit son recours devant la Cour constitutionnelle. Dans les circonstances de l’espèce, et conformément à sa jurisprudence, le Comité ne considère pas qu’un délai de deux ans pour examiner une action constitutionnelle soit excessif. Cela étant, il fait observer, comme il l’a déjà fait par le passé, que la Cour européenne des droits de l’homme a exprimé des préoccupations quant à l’utilité de ce recours dans des affaires concernant la détention provisoire, en raison de la non-exécution par les juridictions inférieures de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle dans deux affaires dans lesquelles elle avait constaté des violations. Le Comité fait également observer qu’il appartenait à l’État partie de prouver que cette voie de recours est utile, tant en théorie qu’en pratique, dans le cadre d’affaires concernant le droit à la liberté et à la sûreté. Le Comité estime qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas démontré qu’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle visant à contester la détention de l’auteure aurait été utile dans la pratique.

9.6Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure n’a pas épuisé les recours internes car elle n’a pas soulevé les griefs qu’elle tire des articles 18, 19, 21, 22, 25 et 27 devant une autorité nationale. Le Comité prend note des arguments de l’auteure selon lequel la détention d’un compte à la Bank Asya est un acte protégé par les articles 21, 25, 26 et 27 du Pacte, et elle a soutenu devant des tribunaux nationaux que cette détention ne saurait être considérée comme une infraction. Le Comité constate toutefois que l’auteure n’a pas fourni d’informations concrètes à ce sujet ni d’éléments montrant qu’elle a soulevé des griefs précis concernant la violation des droits qu’elle tient des articles 18, 19, 21, 22, 25, 26 et 27 devant les autorités nationales compétentes, et rappelle que les auteurs de communications doivent faire preuve de diligence raisonnable dans l’exercice des recours disponibles. En conséquence, le Comité déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

9.7Le Comité prend note des griefs de l’auteure selon lesquels elle a été contrainte de signer des déclarations qui avaient déjà été rédigées et d’avouer sa culpabilité, et qu’elle n’a pas été rapidement informée des motifs de son arrestation ou des accusations portées contre elle. Il fait toutefois observer que ces griefs ne semblent pas avoir été formulés à quelque moment que ce soit au cours des procédures internes. En conséquence, cette partie de la communication, qui soulève des questions au regard des articles 9 (par. 2) et 14 (par. 3 a) et g)) du Pacte, est déclarée irrecevable parce que tous les recours internes n’ont pas été épuisés comme l’exige l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

9.8Le Comité prend note de ce que, selon l’État partie, l’intégralité de la communication devrait être déclarée irrecevable pour défaut de fondement.

9.9Le Comité prend note également des affirmations de l’auteure selon lesquelles elle s’est vu refuser l’accès aux médicaments, aux traitements et aux thérapies pendant toute la durée de sa détention, ainsi que du fait qu’elle a envoyé de nombreuses demandes à ce sujet à plusieurs autorités nationales. Il prend note en outre de ses affirmations selon lesquelles elle a été soumise à des fouilles à nu et on lui a coupé les cheveux en présence de caméras de surveillance. Le Comité note toutefois que l’État partie conteste ces affirmations et qu’il fournit des copies des ordonnances délivrées à l’auteure et de la liste des médicaments qui lui ont été administrés en 2018, 2019 et 2020, ainsi que des preuves des opérations dentaires pratiquées sur elle. Le Comité note également que l’auteure a rejeté la proposition de se faire opérer pour qu’on lui retire ses calculs biliaires et qu’elle n’a pas apporté d’informations ou d’éléments de preuve pour contester les affirmations de l’État partie concernant ses transferts à l’hôpital et les traitements reçus à l’infirmerie de la prison. Il note en outre que l’auteure ne fournit pas d’informations indiquant si, et en quoi, les fouilles à nu et les autres traitements subis pendant la détention étaient arbitraires ou déraisonnables et constituaient un traitement cruel, inhumain ou dégradant.

9.10Le Comité rappelle qu’en tout état de cause, l’État partie reste responsable de la vie et du bien-être des détenus. Toutefois, compte tenu des preuves apportées par l’État partie concernant les traitements médical et dentaire fournis et les médicaments prescrits à l’auteure, et étant donné que l’auteure n’a pas produit de pièce à l’appui de ses allégations, le Comité ne peut pas conclure que celle-ci s’est vu refuser l’accès aux soins médicaux ou qu’elle a été soumise à un traitement cruel, inhumain ou dégradant pendant sa détention, qui aurait été constitutif d’une violation des droits garantis par les articles 6 et 7 du Pacte. En l’absence d’autres renseignements sur ce point dans le dossier, le Comité considère que l’auteure n’a pas suffisamment étayé ces griefs aux fins de la recevabilité. Le Comité déclare donc cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.11En ce qui concerne l’affirmation de l’auteure selon laquelle le juge du tribunal de première instance a tenu des propos négatifs et partiaux à son égard, le Comité rappelle qu’en l’absence de preuve du contraire, un juge doit être présumé impartial et qu’il doit exister des faits objectifs vérifiables pour soulever des doutes à ce sujet. En l’absence de toute autre information sur ce point dans le dossier, le Comité considère que l’auteure n’a pas suffisamment étayé le grief, tiré de l’article 14 (par. 1) du Pacte, concernant l’impartialité du juge. En conséquence, il déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.12Le Comité considère toutefois que l’auteure a suffisamment étayé les autres griefs qu’elle soulève au titre des articles 9, 10, 14 et 15 du Pacte aux fins de la recevabilité, et il passe à leur examen au fond.

Examen au fond

10.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

10.2Le Comité prend note du grief soulevé par l’auteure au titre des articles 9 (par. 1) du Pacte concernant le caractère illégal et arbitraire de son arrestation et de sa détention. Il prend note des affirmations de l’auteure selon lesquelles son arrestation et sa détention étaient uniquement fondées sur son utilisation présumée de l’application ByLock, sur sa détention d’un compte à la Bank Asya et sur sa participation à un rassemblement pacifique, sans qu’il y ait d’éléments solides donnant fortement à penser qu’elle avait commis une infraction, et le mandat d’arrêt la visant ne mentionnait pas de faits ou d’éléments de preuves qui auraient justifié son maintien en détention provisoire pendant une si longue période. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure n’a pas été accusée d’utiliser l’application ByLock ou de détenir un compte à la Bank Asya, bien que celui-ci convienne que ces éléments ont été considérés comme déterminants par les tribunaux (par. 6.6 ci‑dessus), mais plutôt sur le fondement de sa participation aux activités de l’organisation terroriste Fetullah, qui a été confirmée par six déclarations de témoins. Il prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel la détention de l’auteure était fondée sur l’article 100 (par. 3) du Code de procédure pénale, compte tenu de ce que celle-ci était fortement soupçonnée d’avoir commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste et du risque qu’elle fuie.

10.3Le Comité rappelle que l’expression « arbitraire » doit recevoir une interprétation large, intégrant le caractère inapproprié, l’injustice, le manque de prévisibilité et le non‑respect des garanties judiciaires, ainsi que les principes du caractère raisonnable, de la nécessité et de la proportionnalité. Le Comité constate toutefois que l’État partie n’a fourni qu’une copie partielle du compte rendu de l’audience du 28 décembre 2018 et n’a fourni aucun document concernant les éléments retenus contre l’auteure qui justifierait sa détention, tel qu’un mandat d’arrêt ou un ordre de détention. Dans ces conditions, le Comité considère que l’État partie n’a pas démontré que la détention de l’auteure répondait aux critères du caractère raisonnable et de la nécessité. Le Comité conclut par conséquent que la détention de l’auteure constituait une violation des droits garantis par l’article 9 (par. 1) du Pacte.

10.4En ce qui concerne l’article 15 (par. 1) du Pacte, le Comité note que l’auteure affirme avoir été déclarée coupable d’actes qui n’étaient pas qualifiés d’infraction ni interdits par le droit interne, tels que le téléchargement de l’application ByLock, le partage d’informations au moyen de cette application, la détention d’un compte à la Bank Asya et la participation à un rassemblement pacifique. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure a été accusée et reconnue coupable d’appartenance à une organisation terroriste armée, infraction prévue par la loi. Il note également que la Cour de cassation a estimé que l’activité de tout individu faisant appel à l’application ByLock prouve, au-delà de tout doute, qu’il y a un lien entre cet individu et l’organisation terroriste puisque l’application de messagerie ByLock est un réseau de communication exclusivement conçu et développé pour répondre aux besoins de communication de l’organisation.

10.5Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle c’est aux juridictions des États parties qu’il appartient d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée, ou la manière dont la législation interne a été appliquée, à moins qu’il ne soit établi que cette appréciation, ou cette application, a été clairement arbitraire ou manifestement entachée d’erreur ou a constitué un déni de justice.

10.6Le Comité rappelle que le principe de légalité en matière pénale, en tant que l’un des principes fondamentaux de l’état de droit, veut que la responsabilité pénale et les peines soient définies dans des dispositions claires et précises d’une loi au moment où l’action ou l’omission a eu lieu. À cet égard, le Comité se bornera à examiner la question de savoir si les actes de l’auteure, au moment où ils ont été commis, constituaient des infractions pénales suffisamment bien définies par le droit pénal ou le droit international. Le Comité constate que l’article 314 (par. 1) du Code pénal définit l’infraction d’appartenance à une organisation armée comme « le fait, pour quiconque, de créer ou de commander une organisation armée dans le but de commettre les infractions énumérées dans les quatrième et cinquième parties du présent chapitre ». Compte tenu de cette définition large, et en l’absence d’informations de la part de l’État partie concernant l’existence de dispositions juridiques nationales qui précisent les critères utilisés pour déterminer quels sont les actes constitutifs de l’infraction définie à l’article 314 (par. 1) du Code pénal, le Comité ne peut pas conclure que l’utilisation alléguée par l’auteure de l’application ByLock et la détention d’un compte à la Bank Asya constituaient des infractions pénales et que cela était suffisamment clair et prévisible au moment où les actes ont été commis. Le Comité considère que, par principe, le simple fait d’utiliser ou de télécharger un moyen de communication crypté ou de posséder un compte bancaire ne saurait constituer, en soi, une preuve d’appartenance à une organisation armée illégale, à moins que cela ne soit corroboré par d’autres éléments de preuve, tels que des enregistrements de conversations. En l’absence de preuves écrites fournies par l’État partie, le Comité conclut que, dans ces conditions, les droits que l’auteure tient de l’article 15 (par. 1) du Pacte ont été violés.

10.7Le Comité prend note des affirmations de l’auteure selon lesquelles elle n’a pas reçu de nourriture, d’eau ou de médicaments pendant sa garde à vue et a ensuite été détenue dans une cellule surpeuplée à la prison de type L d’Eskişehir et à la prison de type H d’Eskişehir, où elle partageait avec 14 autres détenus une cellule conçue pour sept personnes. Il prend également note des affirmations de l’auteure selon lesquelles elle dormait sur un matelas posé à même le sol, ne bénéficiait pas d’un régime alimentaire médicalement adéquat et ne disposait pas d’eau chaude et de toilettes accessibles compte tenu de son état de santé particulier. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la prison de type L d’Eskişehir n’est pas surpeuplée et est conforme aux normes internationales, comme en témoigne le fait que l’auteure est placée dans un quartier comportant sept chambres de 8,83 mètres carrés chacune. Il prend note de la référence faite par l’État partie au rapport établi par l’Institution turque des droits de l’homme et de l’égalité après sa visite au centre de détention, qui montre le caractère infondé des griefs de l’auteure.

10.8En ce qui concerne les conditions de détention en général, le Comité souligne que certaines normes minimales doivent être observées quel que soit le niveau de développement d’un État partie donné, notamment les règles 10, 12, 17, 19 et 20 de l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus des Nations Unies (Règles Nelson Mandela). Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucune information pour réfuter les affirmations de l’auteure concernant ses conditions de garde à vue et de détention à la prison de type H d’Eskişehir. Il relève que les informations données par l’État partie concernant la surface disponible à la prison de type L d’Eskişehir sont présentées en termes généraux, sans précisions sur le nombre de détenus avec lesquels l’auteure partage sa cellule ni sur la surface précise dont elle dispose. Le Comité relève également que l’État partie n’a pas contesté les affirmations de l’auteure concernant ses conditions de couchage, son manque d’accès effectif à un régime alimentaire approprié et l’inaccessibilité des toilettes compte tenu de l’état de ses genoux et de l’absence d’accompagnant. Il estime que dans les circonstances de l’espèce, et en particulier eu égard au caractère général des informations fournies par l’État partie, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteure. Le Comité rappelle que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privation ou de contrainte autre que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté. Dans ces conditions, et en l’absence d’informations ou d’explications supplémentaires de la part l’État partie à ce sujet, le Comité conclut qu’il n’a pas été satisfait à plusieurs prescriptions minimales et que l’État partie a violé les droits que l’auteure tient de l’article 10 (par. 1).

10.9Le Comité prend note des griefs soulevés par l’auteure au titre de l’article 14 (par. 3 b), d) et e)), à savoir : elle n’a pas pu préparer sa défense convenablement ; elle s’est vu refuser l’accès à l’intégralité du dossier ; elle n’a pas été autorisée à citer des témoins et à contre-interroger les témoins ; elle n’a pas été autorisée à être présente en personne à son procès malgré sa demande en date du 14 décembre 2018 ; la conduite de la procédure en ligne et le fait que son dentier était déplacé l’a empêchée de s’exprimer de manière adéquate. Le Comité prend note de ce que l’État partie conteste que l’auteure ait demandé à assister à son procès et que l’utilisation du système de vidéoconférence a violé les garanties d’un procès équitable dues à l’auteure en ce qu’elle l’a désavantagée pour ce qui était d’accéder aux éléments de preuve, d’en présenter et d’en contester ou d’échanger avec le tribunal. Il prend également note de ce que l’état partie conteste les affirmations de l’auteure concernant le refus de lui accorder l’accès au dossier et le manque d’indépendance ou d’impartialité du juge. Il constate toutefois que l’État partie n’a fourni qu’une copie partielle des comptes rendus des audiences qui se sont déroulées le 28 décembre 2018 et qu’il n’a pas fourni d’explications ou de preuves documentaires suffisantes, telles que des comptes rendus complets d’audience, pour étayer les arguments qu’il avance pour réfuter les affirmations de l’auteure concernant son droit à un procès équitable.

10.10Le Comité rappelle que la charge de la preuve concernant les questions factuelles ne saurait incomber uniquement à l’auteur d’une communication donnée, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que, souvent, seul l’État partie dispose des informations nécessaires. Il considère que l’État partie n’a pas fourni d’éléments suffisants, tels que les comptes rendus complets des audiences, qui montreraient que l’auteure : a) a pu s’exprimer de manière adéquate tout au long de la procédure ; b) qu’elle a pu contre-interroger les témoins ; et c) qu’elle a pu préparer sa défense malgré ses conditions de détention. Le Comité rappelle que l’article 14 (par. 3 d)) du Pacte dispose que l’accusé a le droit d’être présent à son procès, et que les procès en l’absence de l’accusé ne sont autorisés que lorsqu’il en va de la bonne administration de la justice. Il souligne à cet égard que la tenue d’audiences par l’intermédiaire de systèmes de vidéoconférence ne constitue pas nécessairement en soi une violation des garanties d’un procès équitable. Le Comité note toutefois que l’auteure a adressé une demande au tribunal de première instance le 14 décembre 2018, tendant à ce qu’elle soit présente au procès. En l’absence d’informations ou d’explications de l’État partie sur ce point qui justifieraient en particulier la décision de conduire le procès de l’auteure à distance et le rejet de la demande de celle-ci tendant à ce qu’elle soit présente au dit procès, autres que les considérations pratiques exposées dans la décision du tribunal régional d’Izmir, il constate une violation de l’article 14 (par. 3 b), d) et e)) du Pacte.

11.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des articles 9 (par. 1), 10, 14 (par. 3 b), d) et e)) et 15 du Pacte.

12.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures voulues pour remettre l’auteure en liberté et pour lui accorder une réparation appropriée pour les violations qu’elle a subies. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

13.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsque la réalité d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles‑ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.

Annexe I

Opinion conjointe (partiellement dissidente) de Carlos Gómez Martínez et VasilkaSancin

1.Nous ne souscrivons pas à la conclusion du Comité selon laquelle il y a eu violation de l’article 15 du Pacte.

2.L’article 314 du Code pénal turc concerne la participation, dans une mesure plus ou moins importante (création, direction et adhésion), à une organisation armée, dans le but de commettre l’une quelconque des infractions prévues dans les quatrième et cinquième parties du chapitre dans lequel la disposition figure. Ces quatrième et cinquième parties prévoient un large éventail d’infractions contre la sécurité de l’État et contre l’ordre constitutionnel et son fonctionnement.

3.Nous ne partageons pas l’avis selon lequel l’infraction de terrorisme ou d’appartenance à une organisation armée est définie de manière trop large dans le Code pénal et que le fait pour les autorités de l’État partie de l’avoir retenue a constitué une violation de l’article 15. Nous sommes d’avis que le texte est suffisamment précis pour que les personnes accusées d’avoir commis une infraction pénale sur le fondement de celui-ci puissent se défendre et, qu’en outre, il n’y a pas de différence importante entre la définition d’une telle infraction en Türkiye et d’autres définitions juridiques du terrorisme, telles que celle énoncée dans la Décision-cadre du Conseil de l’Union européenne du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme ou celle donnée dans la Directive (UE) 2017/541 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2017 relative à la lutte contre le terrorisme.

4.De plus, rien n’indique que, dans le cadre des procédures internes, l’auteure ait dénoncé une violation de l’article 15 du Pacte au motif que l’infraction dont elle était accusée n’était pas suffisamment précise, ce qui soulève un problème de recevabilité pour un tel grief en raison de l’obligation de commencer par épuiser les voies de recours internes.

5.Le Comité conclut que l’insuffisance des preuves (utilisation de l’application ByLock et détention d’un compte à la Bank Asya) met en évidence l’insuffisance de la caractérisation de l’infraction, mais un tel raisonnement découle d’une confusion de niveaux : la description de l’infraction, faite au niveau législatif, et l’appréciation des preuves, qui se fait au niveau judiciaire. Cela est clairement mis en évidence au paragraphe 10.6 des constatations du Comité, dans lequel celui-ci, après avoir affirmé que l’infraction visée à l’article 314 du Code pénal est définie en des termes très larges, conclut que l’utilisation par l’auteure d’une application cryptée et le fait qu’elle soit titulaire d’un compte bancaire ne constituent pas des preuves suffisantes de son appartenance à une organisation armée illégale. Les arguments utilisés par le Comité évoquent une possible appréciation erronée des preuves à charge par les autorités nationales, peut-être contraire au droit à la présomption d’innocence − qui constituerait une violation de l’article 14 (par. 2) du Pacte, que l’auteure n’a pas dénoncée − mais pas réellement contraire au principe de légalité ou d’incrimination au regard de l’article 15 du Pacte.

6.Nous regrettons également que le Comité (par. 9.11) n’ait pas pris en considération le grief de l’auteure selon lequel le juge du tribunal de première instance avait fait des commentaires négatifs et partiaux à son égard, ce qui, associé à l’application par le tribunal de l’article 314 du Code pénal, pouvait étayer suffisamment les griefs tirés par l’auteure de l’article 14 (par. 1), à savoir que le tribunal n’avait pas agi de manière indépendante et impartiale.

7.Il en va tout autrement du fait que les autorités de l’État partie, en se fondant sur l’article 314 du Code pénal, ont agi en violation du droit de ne pas être arbitrairement privé de liberté (article 9 du Pacte) et en manquement des garanties procédurales essentielles, qui sont également des droits de l’homme (article 14 (par. 3 b), d) et e) du Pacte), violations constatées par le Comité, ce avec quoi nous sommes pleinement en accord.

Annexe II

Opinion individuelle (partiellement dissidente) de Hernán Quezada Cabrera

1.Je souscris à la décision du Comité en ce que les faits examinés font apparaître une violation des droits que l’auteure tient des articles 9 (par. 1), 10 et 14 (par. 3 b), d) et e)) du Pacte. Toutefois, je ne souscris pas à la décision rendue à la majorité concernant l’article 15 du Pacte.

2.L’auteure a été condamnée pour son appartenance à une « organisation terroriste armée », telle que définie à l’article 314 (par. 2) et eu égard au paragraphe 1 de ce même article du Code pénal turc, qui punit quiconque devient membre d’une organisation armée dont l’objectif est de commettre des infractions contre la sécurité de l’État, l’ordre constitutionnel et son fonctionnement prévues par ce même texte législatif. À cet égard, le Comité considère que cette définition « large » ne précise pas les critères utilisés pour déterminer quels actes constituent une telle infraction, et que la seule utilisation par l’auteur de l’application ByLock et la détention d’un compte à la Bank Asya ne constituent pas en soi des preuves d’appartenance à une organisation armée illégale, à moins que cela ne soit corroboré par d’autres éléments de preuve (voir par. 10.6).

3.À mon avis, ce raisonnement confond le principe de légalité, consacré par l’article 15 du Pacte, avec l’appréciation des preuves dans le cadre d’une procédure pénale. Si la définition susmentionnée de l’infraction peut faire l’objet d’un débat, la conclusion de la majorité du Comité repose essentiellement sur la question de la preuve, élément qui n’entre pas dans le champ du principe énoncé à l’article 15 du Pacte. En outre, selon la jurisprudence du Comité, l’appréciation des preuves relève des juridictions des États parties, sauf s’il est démontré que cette appréciation a été manifestement arbitraire ou entachée d’erreur ou qu’elle a constitué un déni de justice, question qui n’a pas été soulevée.