Nations Unies

CCPR/C/135/D/3227-3230/2018CCPR/C/135/D/3293/2019, CCPR/C/135/D/3619/2019

CCPR/C/135/D/3621/2019,CCPR/C/135/D/3770/2020

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

6 février 2024

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant les communications nos 3227/2018, 3228/2018, 3229/2018, 3230/2018, 3293/2019, 3619/2019, 3621/2019 et 3770/2020 * , **

Communication soumise par :

Momtali Yusupov, Zhalaldin Sadykov, Sirozhidin Moidinov, KakhramonMamazhanov, Abdulaziz Saliev, Abdulboki Mamadaliev, FurkatbekAbduzhabbarov et TazhidinAbdullaev (représentés par un conseil, Sardorbek Abdukhalilov)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs

État partie :

Kirghizistan

Date des communications :

10 mai et 10 octobre 2018 (dates des lettres initiales)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 9 juillet 2018, le 27 août 2018, les 3, 7 et 11 juin 2019 et le 2 juillet 2020 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

15 juillet 2022

Objet :

Torture et mauvais traitement

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Torture ; défaut d’enquête ; détention arbitraire ; privation du droit à un procès équitable

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 7, 9 (par. 1), 10 (par. 1) et 14 (par. 1 et 3 b), d), e) et g))

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2 b))

1.1Les auteurs des huit communications, tous de nationalité kirghize, sont MomtaliYusupov, Zhalaldin Sadykov, Sirozhidin Moidinov, Kakhramon Mamazhanov, Abdulaziz Saliev, Abdulboki Mamadaliev, Furkatbek Abduzhabbarov et Tazhidin Abdullaev. Ils affirment que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent des articles 2 (par. 3) 7, 9 (par. 1), 10 (par. 1) et 14 (par. 1 et 3) b), d), e) et g)) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 7 janvier 1995. Les auteurs sont représentés par un conseil.

1.2Le 15 juillet 2022, le Comité, en vertu de l’article 97 (par. 3) de son règlement intérieur, a décidé d’examiner conjointement les communications nos 3227/2018, 3228/2018, 3229/2018, 3230/2018, 3293/2019, 3619/2019, 3621/2019 et 3770/2020, soumises par un seul et même conseil au nom des huit auteurs, et de rendre une décision commune, compte tenu des fortes similarités qu’elles présentent sur le plan des faits et du droit.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les auteurs affirment que, du 10 au 14 juin 2010, le sud du Kirghizistan a été le théâtre d’affrontements interethniques entre des groupes ethniques kirghizes et ouzbeks. Plus de 470 personnes ont été tuées et de nombreux biens ont été détruits. La plupart des victimes étaient des membres de la minorité ouzbèke et la plupart des biens endommagés appartenaient à des membres de cette communauté. Plus d’un million d’habitants se sont enfuis en Ouzbékistan, et 300 000 personnes ont été déplacées. L’état d’urgence, assorti d’un couvre-feu, a été imposé par les autorités kirghizes du 13 au 22 juin 2010. En 2013, le Bureau du Procureur général du Kirghizistan a indiqué que 5 647 procédures pénales avaient été engagées en lien avec les événements survenus en juin 2010.

2.2Les procédures pénales engagées à la suite de ces événements ont été marquées par des allégations de violations des droits de l’homme, commises contre des détenus et des accusés. L’une des affaires les plus marquantes, dans laquelle les accusés ont dit avoir été victimes de torture et de mauvais traitements, est l’affaire dite de la SANPA. Selon les enquêteurs, entre le 12 et le 14 juin 2010, une série d’événements se sont produits, lesquels ont été déclenchés quand un groupe de personnes d’origine ethnique ouzbèke ont allumé un feu qui a rendu impraticable une route à proximité de l’usine de transformation de coton SANPA, située près de Suzak, un village du sud du pays. Les personnes ainsi rassemblées ont versé du gazole sur la route et l’ont enflammé, pour bloquer la circulation. Elles auraient ensuite abattu les conducteurs qui avaient dû immobiliser leur véhicule en raison du feu, ainsi que leurs passagers. Seize personnes ont trouvé la mort et neuf véhicules ont été incendiés. Le 14 juin 2010, le Procureur du district de Suzak à l’époque, Z. H., a ouvert une enquête pénale sur ces faits et un groupe d’enquêteurs a été constitué.

2.3À différentes dates et dans différents lieux, les auteurs ont tous été détenus, torturés et jugés comme suite à ces faits. Ils affirment ce qui suit :

a)Le 28 juin, vers 20 heures, trois policiers se sont rendus au domicile de M. Yusupov, dans le village de Suzak. Ils lui ont dit que la voiture du chef de la police du district de Suzak était tombée en panne et lui ont demandé, comme il était mécanicien, s’il pouvait y jeter un coup d’œil. Ils l’ont emmené à un poste de police dans un véhicule jaune. Là, les agents l’ont interrogé sur sa participation aux événements de la SANPA. Ils ont commencé à l’insulter et l’un des policiers l’a brusquement frappé avec une matraque. Ensuite, trois autres policiers ont commencé à le battre. L’un d’eux l’a frappé au ventre et aux cuisses avec la crosse de sa mitraillette. L’auteur a été menotté à une chaise et les policiers lui ont enfilé un masque à gaz afin de l’étouffer. Il a été battu par plusieurs policiers qui voulaient le forcer à avouer son implication dans les événements de la SANPA. L’auteur a refusé de coopérer, et il a été battu par les policiers pendant trois ou quatre heures. Pour finir, l’auteur, incapable de supporter la douleur plus longtemps, a signé plusieurs feuilles de papier vierge. On lui a dit que s’il signait une déclaration, il serait remis en liberté dans les cinq à six jours. En plus des pages blanches, il a donc signé une déclaration qui avait été rédigée pour lui. Après cela, l’auteur a été placé dans les locaux de détention temporaire du poste de police. La cellule n’avait pas de lumière naturelle et les lumières étaient toujours allumées, de sorte que l’auteur ne peut pas dire combien de temps il y a passé ;

b)Avant d’être arrêté, M.Sadykov travaillait comme mécanicien. Le 28 juin 2010, il est allé chercher le repas de midi pour lui et ses collègues. Alors qu’il attendait les repas, il a reçu un appel téléphonique d’une personne qui s’est présentée comme étant un policier. Le policier a dit que la voiture de l’auteur correspondait à la description d’un véhicule impliqué dans un accident de la route et que la police devait l’examiner. Des policiers sont venus chercher l’auteur et l’ont emmené au poste de police du district de Suzak. En chemin, l’auteur s’est vu demander de payer 20 000 soms pour obtenir sa libération. L’auteur a refusé de payer. Au poste de police, l’auteur à vu son collègue, A. T., qui se faisait battre par des policiers. Les policiers ont demandé à l’auteur d’enlever sa chemise et son pantalon et ont commencé à le frapper avec des bâtons en bois. L’auteur a eu le nez fracturé, plusieurs de ses dents étaient déplacées et il pouvait à peine voir avec ses yeux enflés. L’auteur n’a pu se souvenir que des prénoms des officiers : Kalyk, Inal et Marat. Deux autres policiers sont entrés et, d’après leur façon de parler, l’auteur a compris qu’ils venaient de Bichkek. L’un des policiers l’a pointé du doigt et l’a accusé d’avoir participé au meurtre de personnes d’ethnie kirghize près de l’usine SANPA. L’auteur a enfin compris le motif de son arrestation. Les policiers l’ont traité de « nazi », de « fasciste » et d’autres noms insultants. Marat, qui semblait être en état d’ébriété, a fait tomber les cendres de sa cigarette dans l’oreille de l’auteur et, lorsqu’il a eu fini de fumer, a éteint la cigarette sur l’oreille gauche de l’auteur. Les coups ont continué, les policiers utilisant des matraques pour frapper les pieds de l’auteur. Un autre policier est entré dans la pièce et a exigé 100 000 dollars, en promettant de libérer l’auteur. Lorsque l’auteur a refusé, les policiers ont continué à le frapper. L’une des raisons de ces tortures, a-t-on dit à l’auteur, était le fait qu’il était d’ethnie ouzbèke. Les policiers ont également étouffé l’auteur avec un masque à gaz, lui ont mis un casque de policier sur la tête et ont recommencé à le frapper avec des bâtons et des matraques. Pour finir, l’auteur a accepté de signer n’importe quoi pour ne plus être torturé. Les policiers lui ont promis qu’il serait condamné à trois ou quatre mois de liberté conditionnelle s’il coopérait. Les coups ont continué après que l’auteur a été placé dans les locaux de détention temporaire, où il a été menotté à une chaise ;

c)M. Moidinov a été arrêté le 21 juin 2010, lorsque sa voiture a été arrêtée par plusieurs personnes armées en uniforme militaire. Elles lui ont demandé ses documents d’identité et, après les avoir contrôlés, lui ont demandé de les accompagner au poste de police du district de Suzak. Là, il lui a été demandé de rédiger une déclaration concernant l’endroit où il se trouvait pendant les événements de la SANPA. Dans sa déclaration, l’auteur a indiqué que, pendant les émeutes, il avait emmené sa mère et sa sœur dans un endroit sûr, près de la frontière avec l’Ouzbékistan. Les policiers ont lu sa déclaration et l’un d’entre eux a commencé à crier sur lui, l’accusant de mentir. À ce moment-là, quatre ou cinq autres policiers, dont deux portaient des masques, sont entrés dans la pièce et ont commencé à le battre. Les mains et les jambes de l’auteur ont été entravées et il a été torturé avec des pinces, des matraques, des bâtons et une aiguille. L’un des policiers a arraché l’une de ses dents à l’aide d’une pince, une aiguille a été enfoncée dans son estomac et des agents ont éteint leurs cigarettes sur son corps. Après cela, l’auteur a été placé dans une cellule de détention administrative, où il a été suspendu au plafond, ses pieds touchant à peine le sol. Un agent l’a frappé, lui cassant deux côtes. Il se souvient que cet officier s’appelait Maksat. Il se souvient également des noms d’autres policiers, dont Inom, Rakhim et Kalyk. L’auteur a ensuite été placé dans les locaux de détention temporaire du district de Suzak, où il a continué d’être torturé et a notamment été plongé dans un réservoir d’eau. Après avoir été battu sans relâche, il a finalement accepté de signer des aveux pour éviter de nouvelles tortures. On lui a promis qu’à son procès il serait libéré dans la salle d’audience. Les policiers ont également menacé de violer sa mère et sa sœur s’il ne coopérait pas. L’auteur a fini par signer des aveux et deux feuilles de papier vierges. Même après avoir signé les aveux et une déclaration incriminant à tort d’autres personnes, les coups ont continué ;

d)M. Mamazhanov se trouvait à son domicile, le 22 juin 2010, lorsque quatre policiers lui ont demandé de les accompagner au poste de police du district de Suzak pour faire une déclaration sur le fusil de chasse qu’il possédait. Au poste, l’auteur a été interrogé sur les événements de la SANPA. L’auteur a été soudainement frappé par-derrière et est tombé au sol, où plusieurs agents ont continué à le frapper. Il a été contraint d’enlever sa chemise et son pantalon et les policiers ont continué à le battre, exigeant qu’il avoue avoir participé aux événements de la SANPA. L’auteur a refusé catégoriquement. Il a déclaré que, bien que sa maison soit située à 300 ou 400 mètres de l’usine SANPA, il n’avait pas pris part aux émeutes. L’un des policiers a été envoyé au domicile de l’auteur pour récupérer son fusil de chasse. Lorsque le policier est arrivé avec le fusil, les coups ont continué et l’auteur a été accusé de s’être embusqué pendant les émeutes et d’avoir abattu des personnes. Le même jour, après le déjeuner, l’auteur a été à nouveau torturé par quatre hommes portant des uniformes militaires. Pendant tout ce temps, il a été maintenu menotté à une chaise et régulièrement battu par des agents. Il a ensuite été placé dans des locaux de détention temporaire, où deux agents, Kalyk et Zhyldyz, ont continué de le torturer, le battant et le piétinant avec leurs chaussures. L’auteur a été conduit dans la cour des locaux de détention temporaire, où on l’a aspergé d’eau froide. Il a ensuite été conduit dans un bureau, où on lui a dit d’enlever ses vêtements et où il a été à nouveau battu. Les agents lui ont mis un sac en plastique sur la tête, l’asphyxiant jusqu’à ce qu’il perde connaissance. L’agent Zhyldyz a menacé de tirer sur l’auteur et l’a frappé à deux reprises avec son arme. Pour finir, l’auteur a signé une déclaration qui avait été rédigée pour lui ;

e)Après les premières émeutes de juin, les autorités ont tenté d’organiser des dialogues de réconciliation entre des groupes kirghizes et ouzbeks. M. Saliev a pris part à l’un de ces dialogues, le 13 juin 2010, auquel ont participé les gouverneurs de district et de région. Au cours de la manifestation, les participants ont été informés que le corps d’une personne inconnue avait été retrouvé dans un champ de maïs voisin. On a demandé à l’auteur d’aider à transporter le corps à la morgue locale, ce qu’il a accepté. L’un des médecins ambulanciers a demandé à l’auteur et à quelques autres personnes de ne pas quitter les lieux et a appelé la police. Plusieurs policiers en uniforme militaire sont arrivés et ont commencé à battre l’auteur. Après cela, on lui a ordonné d’aider à charger le corps dans l’ambulance. Il a résisté, mais a fini par aider et est resté dans l’ambulance pendant qu’elle se rendait dans la ville de Zhalal-Abad. L’auteur et deux autres personnes, craignant d’être soupçonnés de meurtre, ont décidé de sauter hors de l’ambulance. L’auteur a sauté, s’est cogné la tête et a perdu connaissance. Lorsqu’il a repris connaissance, il se trouvait à l’hôpital régional d’Andijon, en Ouzbékistan, où il est resté jusqu’au 24 juin 2010. Pendant son séjour, il a reçu la visite de la Ministre de la santé du Kirghizistan, Damira Niazalieva, qui lui a promis une assistance médicale s’il retournait dans son pays d’origine. Le 24 juin 2010, l’auteur et d’autres patients ont été transférés en ambulance d’hôpitaux ouzbeks vers le Kirghizistan. Lorsque l’ambulance est entrée en territoire kirghize, elle a été accompagnée par plusieurs médecins et policiers kirghizes. À un moment donné, l’ambulance s’est arrêtée et l’auteur a reçu l’ordre de sortir. L’auteur, qui se tenait sa tête, qui était bandée, a été accusé d’avoir tué des Kirghizes. Il a été battu par des policiers et a perdu connaissance. Lorsqu’il a repris connaissance, il se trouvait à l’hôpital du district de Suzak, où il a dû rester pendant 16 jours. Le 12 juillet 2010, deux policiers sont entrés dans sa chambre d’hôpital et l’ont emmené au poste de police du district de Suzak. Là, il a été à nouveau battu, ce qui a fait saigner la blessure qu’il avait à la tête. Il a ensuite été emmené dans une cellule de détention temporaire, où il a été à nouveau battu et torturé avec une grande aiguille et des cigarettes. Malgré ce traitement, l’auteur a refusé de signer des aveux. Par conséquent, contrairement aux autres auteurs, il n’y a pas d’aveux dans le dossier et l’auteur n’a pas non plus témoigné contre d’autres accusés. Après cela, l’auteur a de nouveau été torturé dans les locaux de détention temporaire et au poste de police ;

f)M. Mamadaliev se trouvait à son domicile, le 28 juin 2010, lorsque trois inconnus sont entrés dans sa cour, l’ont menotté sans son consentement et l’ont forcé à monter dans un véhicule de police. L’auteur a été interrogé sur sa participation aux événements de la SANPA et, lorsqu’il a nié les faits, plusieurs policiers ont commencé à le battre. L’auteur se souvient de quelques prénoms, dont Altyn, Kalyk et Timur, et du nom du chef adjoint de la police du district de Suzak, N. Shadykanov. L’auteur a ensuite été menotté à un tuyau dans l’un des bureaux, où on a continué de le battre. Lorsqu’il a de nouveau refusé d’avouer sa participation aux événements de la SANPA, les policiers l’ont déshabillé et l’un d’eux, Altyn, a saisi ses organes génitaux et lui a dit d’avouer. L’auteur est resté nu et menotté au tuyau pendant plusieurs heures. Il a finalement été emmené dans une salle de réunion plus grande, où un groupe d’une vingtaine de policiers lui ont demandé de chanter l’hymne national du Kirghizistan. Lorsqu’il a dit qu’il n’en connaissait pas les paroles, il a été à nouveau battu. Les coups ont ensuite continué dans le bureau de Timur et dans la cellule de détention administrative où il a été placé pendant la nuit. Au cours de la nuit, l’auteur a été emmené dans l’un des bureaux, où on lui a demandé de signer des aveux. Pendant la matinée, la torture s’est poursuivie, les policiers utilisant une pince pour arracher les ongles de deux des doigts de l’auteur. L’auteur refusait toujours de signer les documents, et les policiers lui ont dit qu’ils signeraient simplement pour lui. Dans cette déclaration, il est dit que l’auteur a commis des infractions à proximité de l’usine SANPA. Certains des autres auteurs de la communication conjointe ont également été mis en cause dans la déclaration. Le 29 juin 2010, l’auteur a déclaré par écrit que la signature sur les aveux n’était pas la sienne. On ne lui avait pas donné d’eau depuis son arrestation et il avait soif. Sa famille n’a pas été informée du lieu où il se trouvait. L’auteur a continué d’être soumis à la torture après le 29 juin 2010, principalement par deux officiers, Timur et Rakhim, qui, au cours de l’un des passages à tabac, lui ont cassé l’oreille gauche ;

g)Le 27 août 2010, M. Abduzhabbarov a reçu un appel téléphonique, au cours duquel son interlocuteur l’a invité à se rendre au poste de police de Suzak pour faire une déclaration au sujet d’un objet volé. L’auteur était étonné que des policiers soient occupés à enquêter sur un simple vol dans une période aussi difficile pour le pays, mais, le lendemain matin, il a décidé de se rendre au poste de police avec son père. Lorsqu’il est entré dans l’un des bureaux, un policier nommé Kalyk l’a menotté à un tuyau fixé au mur. Les agents lui ont posé des questions sur l’objet volé. Soudain, leur ton a changé et ils ont commencé à lui poser des questions sur les événements de la SANPA. Ils juraient et utilisaient des noms péjoratifs pour désigner les Ouzbeks. Un autre policier, Altyn, est entré dans la pièce et a commencé à battre l’auteur. L’auteur a été conduit dans une autre pièce, où il a été battu avec des matraques. Altyn l’a accusé d’avoir tué des Kirghizes pendant les émeutes. Il a été conduit dans des locaux de détention temporaire, souffrant d’énormes douleurs. Plus tard, il a été ramené dans l’une des pièces du poste de police, où il a vu son père. On avait demandé à son père d’apporter 100 000 soms pour obtenir la libération de son fils. On a dit à l’auteur que s’il ne signait pas les déclarations qui avaient été préparées, on ferait venir son père et on le battrait devant lui. L’auteur, inquiet pour la sécurité de son père, a signé tous les documents ;

h)Le 2 juillet 2010, quatre hommes sont entrés dans la maison de M. Abdullaev. L’un d’entre eux était un policier du district de Suzak. Les autres se sont présentés comme étant des agents du Département des affaires intérieures du district de Suzak. Ils ont affirmé que l’auteur avait été impliqué dans un accident de la route le 30 juin 2010 et lui ont demandé de les accompagner au Département des affaires intérieures. Arrivé sur les lieux, il a été conduit au bureau du Directeur adjoint du Département des affaires intérieures, où il a été accusé d’avoir participé aux émeutes qui s’étaient produites près de l’usine SANPA et aux meurtres commis dans ce contexte, et d’avoir commis d’autres infractions. Au cours de la journée, l’auteur a été battu à plusieurs reprises par différents agents. Ils ont proféré des insultes à caractère ethnique et menacé de violer ses filles à l’aide d’une matraque s’il n’avouait pas être coupable de ces infractions. L’auteur a été conduit dans une pièce, où on l’a obligé à retirer tous ses habits. Il a été humilié, et on a éteint des cigarettes sur son corps. L’un des agents lui a mis un sac en plastique sur la tête et à commencé à l’étrangler. Plustard, les agents lui ont mis un masque à gaz, tout en bloquant l’arrivée d’air dans le masque. Unagent lui a serré les doigts avec une pince. Après avoir été battu, il a été emmené dans une cellule, où il a perdu connaissance du fait de la douleur. Dans la soirée, les agents ont continué à chercher à obtenir ses aveux, le battant et menaçant de le tuer s’il n’avouait pas les crimes. Le 3 juillet 2010, l’auteur a été conduit dans une pièce où plusieurs stagiaires de la police l’ont frappé avec des matraques pendant environ une heure. Sous la torture, l’auteur a signé une page contenant des aveux. Il a continué d’être battu jusqu’aux audiences, qui ont débuté le 13 septembre 2010.

2.4L’arrestation et le placement en détention des auteurs n’ont pas été enregistrés, les policiers ayant profité de cette période pour les torturer. Deux ou trois jours après leur arrestation, les auteurs ont été présentés devant un juge, alors qu’il n’avaient pas été prévenus qu’il y aurait une audience préliminaire. Les avocats des auteurs, qui n’étaient pas présents à l’audience préliminaire, leur ont demandé de reconnaître qu’ils avaient commis toutes les infractions dont on les accusait. Les auteurs se sont plaints auprès des juges d’être torturés, mais le Président du tribunal n’a pas répondu et a ordonné la mise en détention de tous les auteurs dans l’attente de leur procès.

2.5En détention, les auteurs ont souffert du manque d’espace, d’air frais et de lumière naturelle, entre autres. Les toilettes n’étaient pas séparées du reste de la cellule, qui mesurait environ sept mètres carrés et accueillait 8 à 12 détenus à la fois. Dans de telles conditions, il leur était impossible de préparer correctement leur défense, puisqu’ils n’avaient ni table, ni lumière, ni espace suffisant. Tout au long de leur détention, les auteurs étaient constamment qualifiés de tueurs de Kirghizes et se sentaient menacés. Il avait déjà été fait état auparavant des conditions de détention déplorables, notamment dans un rapport de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) publié en 2011. Les locaux de détention temporaire, qui ne doivent accueillir des détenus que pour des périodes brèves de quelques heures avant que ceux-ci soient transférés dans des centres de détention provisoire, ont au contraire servi à accueillir des détenus pendant plusieurs mois. Lorsque les auteurs étaient transférés de locaux de détention provisoire vers d’autres locaux de détention provisoire, les autres détenus leur « souhaitaient la bienvenue » en les rouant de coups. Les auteurs ont demandé à voir un médecin, mais leurs demandes ont été ignorées.

2.6Les auteurs ont été accusés d’infractions visées par divers articles du Code pénal du Kirghizistan, telles que port ou achat, vente, stockage ou transport illégaux d’armes à feu (art. 241), homicide dans le contexte de la commission d’une infraction violente, mise en danger de la vie d’autrui motivée par la haine ethnique ou raciale (art. 97), vol, appropriation des biens d’autrui par la violence, en bande organisée, avec usage d’armes, et organisation d’émeutes et participation à celles-ci (art. 168, 174 et 233 du Code pénal). Le procès s’est ouvert le 13 septembre 2010 devant le tribunal de district de Suzak. Dix-neuf accusés ont été jugés, dont les huit auteurs de la communication commune. Tous les accusés étaient ouzbeks. Plus de 40 représentants des victimes étaient présents. Les audiences ont été perturbées par les proches des victimes et ont dû être reportées. Le 17 septembre 2010, les audiences ont été transférées au tribunal de district de Nooken, qui ne dispose que d’une seule salle d’audience, pouvant accueillir 30 personnes, et d’une « cage », à savoir un caisson métallique de six mètres carrés, qui devait accueillir les 19 accusés.

2.7Au cours du procès, tous les auteurs ont déclaré au Président du tribunal qu’on les avait torturés pour les faire avouer, qu’ils avaient signé des déclarations rédigées à l’avance ou des feuilles de papier vierges et, pour certains, qu’ils ne savaient pas lire ni écrire. Le Président du tribunal n’a pas retenu ces plaintes et le procureur n’a pas pris les mesures voulues pour qu’elles donnent lieu à une enquête. Le procès lui-même a été entaché de graves vices de procédure. Les représentants et les proches des victimes, qui y assistaient, interrompaient régulièrement les audiences en criant, et notamment en proférant des menaces contre les auteurs. Les avocats des auteurs, qui ne faisaient que leur travail, étaient eux aussi menacés d’atteintes à leur intégrité physique et de mort. À une occasion, au cours d’une pause, des altercations physiques ont eu lieu entre des avocats de la défense et des proches des victimes ; un de ces proches a attaqué l’un des avocats de la défense avec un objet métallique et l’audience a dû être reportée.

2.8Le 30 septembre 2010, après une nouvelle série de faits de violence commis dans le prétoire, les avocats de la défense ont porté plainte auprès du tribunal régional de Zhalal‑Abad, qui leur a assuré que les audiences à venir se dérouleraient dans des conditions plus sûres. Ona continué de menacer les avocats de les tuer s’ils persistaient à faire leur travail.

2.9En outre, pendant les suspensions d’audience, des agents ont continué de battre et de torturer les auteurs pour les forcer à avouer devant le juge. Le 30 septembre 2010, à l’issue de la première audience, les accusés ont été conduits au poste de police de Suzak, où plusieurs policiers ont agressé les auteurs. Les policiers qui ont torturé les accusés les ont sommés de faire des aveux devant le tribunal et leur ont dit qu’ils seraient condamnés à la réclusion à perpétuité, qu’ils avouent ou non.

2.10Le Président du tribunal a interdit aux proches des auteurs d’assister au procès en raison de la taille de la salle d’audience et parce qu’il ne pouvait pas garantir leur sécurité. Avec le consentement tacite des forces de l’ordre, des représentants des victimes ont agressé en toute impunité les proches des auteurs dans l’enceinte du tribunal de district de Nooken. Pendant le procès, des représentants des victimes interrompaient les auteurs et ne laissaient pas les avocats de la défense poser des questions ni présenter des preuves. Le Président du tribunal n’a rien fait pour empêcher ces actes. Plusieurs proches des auteurs ont été grièvement blessés et ont dû être hospitalisés.

2.11Au cours des audiences d’appel, on a vu se répéter le même scénario de violence, d’intimidation et de menaces. Les quelques témoins autorisés par le juge à déposer étaient interrompus par les proches des victimes qui criaient, faisaient preuve d’agressivité à leur égard et s’en prenaient à eux dans la salle d’audience. Le Président du tribunal a été contraint d’interrompre les audiences. Après chaque audience, les accusés étaient reconduits aux locaux de détention temporaire et, en chemin, ils étaient battus par les gardes et les membres des forces d’intervention spéciale antiémeutes.

2.12Le 12 octobre 2010, deux inconnus se sont présentés dans les bureaux de l’organisation non gouvernementale Justice, qui représentait plusieurs des accusés et leur famille. Ces deux personnes, qui ont dit être des proches des victimes, ont intimé aux avocats de rester « discrets et silencieux » au cours des audiences, faute de quoi ils en subiraient les conséquences. Ils ont demandé aux avocats pourquoi ils défendaient des meurtriers et ont exigé qu’on leur communique le nom complet de tous les employés et cadres de l’organisation. Le 14 octobre 2010, peu avant une audience prévue ce jour-là, les avocats de Justice ont reçu des menaces liées à leur rôle. Ils ont signalé ces faits au Bureau du Procureur et adressé une plainte à la Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme. Le Procureur du district de Zhalal-Abad a dit aux avocats que de tels faits ne se reproduiraient pas. Les avocats ont toutefois continué de recevoir des menaces et ont été empêchés de s’acquitter de leurs fonctions. Le 15 octobre 2010, à l’occasion d’une conférence de presse tenue dans la ville d’Och, les avocats de la défense ont annoncé que, si l’on n’assurait pas leur protection et celle de leurs proches, ils ne participeraient plus aux audiences. Ils ont également déclaré qu’ils ne pouvaient pas s’acquitter des obligations qui leur incombaient en tant qu’avocats de la défense en raison des pressions constantes exercées par les victimes et les personnes qui les soutenaient.

2.13Pendant le procès, le juge, sans fournir d’explication, a rejeté les demandes des auteurs tendant à ce qu’il fassent des déclarations ; leurs proches et d’autres témoins de la défense n’ont pas été interrogés et le tribunal n’a tenu aucun compte des incohérences dans les dépositions d’autres témoins. Les témoins à charge ont déclaré, par exemple, qu’ils se rappelaient du nom des accusés, mais qu’ils ne pouvaient pas décrire les vêtements que ceux‑ci portaient ni aucun autre élément permettant d’identifier les agresseurs présumés. Quant aux témoins de la défense, ils avaient trop peur pour témoigner, et les avocats des auteurs craignaient pour leur sécurité et n’ont donc pas pu poser les questions voulues.

2.14Le 23 novembre 2010, les auteurs ont été reconnus coupables des faits qui leur étaient reprochés et condamnés à la réclusion à perpétuité, assortie de la confiscation de leurs biens. Le 9 mars 2011, le tribunal régional de Zhalal-Abad a rejeté toutes les demandes tendant à ce que de nouveaux témoins soient entendus dans le cadre de la procédure d’appel et a confirmé la décision rendue en première instance. Le jugement du tribunal régional est la copie conforme de la déclaration de culpabilité et de la condamnation initialement prononcées. Le 21 juin 2011, la Cour suprême du Kirghizistan a à son tour confirmé la décision rendue par la juridiction inférieure, la reprenant également mot pour mot. Ainsi, par exemple, le fait que les auteurs ont été inculpés plusieurs fois d’infraction à l’article 97 du Code pénal est une erreur qui a été reproduite dans la décision du tribunal régional et dans celle de la Cour suprême.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent de l’article 7 du Pacte en leur faisant subir des actes de torture pour leur arracher des aveux pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis. Ils ont notamment été battus et étouffés, et ont été victimes d’autres formes de torture physique et psychologique. Trois des huit auteurs, à savoir MM. Mamazhanov, Moidinov et Yusupov, ont en outre produit un certificat médical, signé par T. K. Asanov, expert en psychiatrie médico-légale. L’expert avait conclu que ses constatations concordaient avec les dires des auteurs concernant les actes de torture qu’ils auraient subis. Les auteurs fournissent également des déclarations détaillées décrivant les traitements dont ils ont été victimes.

3.2En outre, l’État partie n’a pas fait en sorte que ces allégations de torture donnent lieu à une enquête impartiale et efficace, comme l’exige la jurisprudence du Comité. Bien que les auteurs se soient plaints au cours des audiences et aient demandé au Bureau du Procureur d’ouvrir une enquête, l’État partie n’a pris aucune mesure en ce sens, en violation des droits que les auteurs tiennent de l’article 2 (par. 3) du Pacte, lu conjointement avec l’article 7.

3.3L’État partie a également violé les droits que les auteurs tiennent de l’article 9 (par. 1) du Pacte. Les auteurs affirment qu’ils ont été appréhendés, mais que leur détention n’a pas été officialisée ou enregistrée pendant des heures, voire plusieurs jours. Cela est contraire à l’article 95 du Code de procédure pénale, qui dispose qu’il doit être procédé à l’enregistrement dans les trois heures suivant l’appréhension initiale. L’enregistrement a été retardé pour donner le temps aux policiers de torturer les auteurs. Au cours de l’audience de placement en détention, le tribunal n’a jamais envisagé de mesure de substitution à la détention. De plus, au cours de ces audiences, les auteurs étaient représentés par des avocats fantoches, désignés par les autorités publiques, qui n’ont fait valoir aucun argument pour défendre leurs clients.

3.4Les conditions de détention des auteurs ont porté atteinte aux droits qu’ils tiennent de l’article 10 (par. 1) du Pacte. Les auteurs disent avoir été maintenus en détention pendant plusieurs mois, au cours desquels ils n’ont pas bénéficié d’une prise en charge médicale digne de ce nom. Leurs cellules n’étaient pas suffisamment éclairées ni aérées. Les auteurs devaient partager leurs cellules avec des personnes qui avaient déjà fait l’objet d’une condamnation, en violation du Pacte. Ils étaient détenus dans des lieux d’isolement temporaire censés accueillir des détenus pour quelques heures seulement, et non des mois durant. Dans les cellules, les conditions d’hygiène étaient médiocres, les toilettes n’étant pas séparées du reste de la cellule. Toutes les cellules étaient surpeuplées.

3.5L’État partie a en outre violé le droit des auteurs à ce que leur cause soit entendue équitablement et publiquement. Les familles et les avocats des accusés ont été menacés par les représentants des victimes et les autorités n’ont pas pu assurer des conditions de sécurité de nature à permettre aux avocats des auteurs de faire comparaître des témoins, de les interroger, d’exprimer clairement leur position, de contester celle du procureur et de consulter les auteurs, entre autres choses, en violation des droits qui sont reconnus à ceux-ci par l’article 14 (par. 1). Le procès s’est tenu à huis clos, et notamment en l’absence des familles des auteurs, bien que le tribunal n’ait pas officiellement statué en ce sens. Les audiences étaient entachées de partialité, puisque la défense n’était pas en mesure d’exercer les mêmes droits que l’accusation. Enfin, les auteurs n’ont pas été jugés équitablement, toujours en raison des menaces proférées contre eux et contre leurs avocats et leurs familles, et des agressions dont ils ont été victimes.

3.6Les auteurs n’ont pas disposé du temps ni des moyens nécessaires à la préparation de leur défense. On a fait pression sur eux pour les obliger à signer des feuilles de papier vierges, sur lesquelles seraient ensuite rédigés des aveux et une mention attestant qu’ils avaient signé après avoir pris connaissance de la teneur du document. En outre, les intéressés n’ont pas eu suffisamment le temps ni la possibilité de s’entretenir avec leurs avocats. Les avocats privés engagés par les auteurs ont été agressés ; en outre, ils étaient menacés et n’étaient pas autorisés à communiquer librement avec leurs clients, et ce, tant pendant l’instruction qu’au cours du procès, en violation des droits reconnus aux auteurs par l’article 14 (par. 3 b) et d)) du Pacte.

3.7Les aveux des auteurs, obtenus par la torture, ont été retenus contre eux pour démontrer leur culpabilité, en violation de l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte. Les auteurs affirment qu’en raison des actes de torture physique et psychologique dont ils étaient victimes, des menaces proférées contre leurs familles et leurs proches et des menaces et des coups reçus de la part de policiers et de codétenus, ils étaient prêts à signer tous les documents que les enquêteurs leur présentaient.

3.8En outre, les auteurs n’ont pas pu faire citer des témoins à décharge, en violation des droits qu’ils tiennent de l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte. Conscients que ce droit est limité, les auteurs affirment toutefois que le tribunal a refusé d’appeler à comparaître des personnes dont le témoignage aurait permis de démontrer leur innocence. Les autorités ont également prétendu que les témoins en question ne pouvaient pas être entendus parce qu’ils avaient été menacés et que l’on ne pouvait assurer leur sécurité.

3.9Les auteurs demandent au Comité de conclure que tous les articles du Pacte qu’ils ont cités ont été violés et d’enjoindre l’État partie de leur assurer un recours utile et la pleine indemnisation des préjudices causés par les violations qu’ils ont subies, de prendre des mesures pour les faire libérer, de faire annuler les déclarations de culpabilité et les condamnations prononcées contre eux et, si nécessaire, de les juger de nouveau en veillant au plein respect du droit à un procès équitable, notamment du droit à la présomption d’innocence et des autres garanties de procédure. Les auteurs demandent également que l’État partie mène rapidement une enquête impartiale sur leurs allégations de torture et qu’une juste indemnisation leur soit versée, notamment que les amendes, les dépens et autres frais de justice leur soient remboursés.

3.10L’État partie devrait également être invité à établir une procédure indépendante et efficace permettant d’enquêter sur toutes les plaintes pour torture conformément au Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul). L’État partie devrait également apporter les modifications nécessaires à son Code de procédure pénale pour garantir que les allégations de torture donnent effectivement lieu à une enquête.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1L’État partie a soumis des observations sur la recevabilité et sur le fond dans des notes datées du 14 mai 2019, concernant la communication no3227-3230/2018, du 25 novembre 2019, concernant les communications nos 3293/2019, 3619/2019 et 3621/2019, et du 2 novembre 2020, concernant la communication no 3770/2020.

4.2L’État partie affirme que, les 12 et 13juin 2010, à proximité de l’usine de transformation de coton SANPA, située dans le village de Suzak, un groupe d’individus d’origine ouzbèke a bloqué la circulation sur un tronçon de l’autoroute qui relie Bichkek à Och. Ces individus, qui avaient en leur possession des armes à feu, des substances explosives dans des bouteilles de verre, des bâtons de bois et des objets métalliques, ont incendié et détruit 11 véhicules et, ce faisant, ont abattu les conducteurs et les passagers qui se trouvaient à leur bord.

4.3Les corps non identifiés de cinq hommes et de deux femmes ont été conduits à la morgue de l’hôpital régional de Zhalal-Abad. Le 14 juin 2010, la police du district de Suzak a ouvert une enquête criminelle sur ces faits. Le 15 juin 2010, un autre corps a été retrouvé, à savoir celui de Z. T. O., tué par balle ; sa voiture carbonisée a également été retrouvée à proximité. Le même jour, le corps d’A. B. Y., également tué par balle, a été retrouvé près du village de Suzak. Le 15 juin 2010, la police a identifié et arrêté l’un des suspects, A. Y., qui avait en sa possession un couteau et des cartouches. Cette personne a ensuite été inculpée sur le fondement de divers articles du Code pénal du Kirghizstan, notamment les articles 97 (meurtre), 174 (destruction intentionnelle des biens d’autrui) et 241 (détention illégale d’armes à feu).

4.4À une date inconnue, ces enquêtes criminelles ont été regroupées en une seule enquête et plusieurs autres suspects ont été arrêtés, dont MM. Yusupov, Sadykov, Moidinov, Mamazhanov, Saliev, Mamadaliev, Abduzhabbarov, Abdullaev et d’autres. Sur le fondement d’une décision de justice, ils ont tous été placés en détention provisoire et, le 16 juillet 2010, leur affaire a été renvoyée devant le tribunal de district de Suzak pour jugement.

4.5Le 23 novembre 2010, M. Abduzhabbarov a été condamné à 25 ans de prison et tous les autres auteurs ont été condamnés à la réclusion à perpétuité. Par une décision rendue en appel par le tribunal régional de Zhalal-Abad, datée du 9 mars 2011, la décision du tribunal de première instance a été modifiée en partie et M. Abduzhabbarov a également été condamné à la réclusion à perpétuité. Les autres décisions et condamnations sont restées inchangées. Par son arrêt du 21 juin 2011, la Cour suprême du Kirghizistan a confirmé la décision rendue par la juridiction inférieure. Il convient de noter que M. Moidinov n’a pas déposé de plainte dans le cadre d’une procédure de contrôle.

4.6L’État partie affirme que la culpabilité de tous les auteurs a été établie par des preuves, telles que l’enquête menée sur les lieux du crime, l’examen des véhicules, des corps et d’autres éléments, l’identification des témoins et les témoignages de 21 victimes, de 2 représentants des victimes et de 18 témoins. En outre, les autorités ont procédé à des examens médico-légaux, chimiques, biologiques et criminalistiques et ont fourni d’autres preuves incontestables. Au cours de l’enquête, les affaires concernant plusieurs des accusés ont été séparées en une enquête pénale distincte en raison du fait que ces personnes n’avaient pas pu être localisées.

4.7Deux ans et six mois après l’arrestation de M. Sadykov, son épouse, L. K. A., a déposé une plainte, alléguant qu’en juin 2010, son mari avait été soumis à des « méthodes d’enquête et d’investigation non autorisées », notamment qu’il avait été battu et détenu illégalement, et qu’on l’avait forcé à faire des aveux. Le 28 juin 2013, après un examen préliminaire, le Bureau du Procureur du district de Suzak a refusé d’ouvrir une enquête pénale. Trois ans et huit mois après leur détention initiale, MM. Mamazhanov, Moidinov et Yusupov ont déposé une plainte dans laquelle ils affirment avoir été battus et contraints de faire des aveux. Le même Bureau du Procureur du district de Suzak, par une décision datée du 14 février 2014, a décidé de ne pas ouvrir d’enquête pénale sur ces plaintes. Cette décision a été confirmée par le tribunal du district de Suzak, le tribunal régional de Zhalal-Abad et la Cour suprême du Kirghizistan.

4.8Le 29 mai 2014, un avocat représentant MM. Abduzhabbarov, Mamadaliev et Saliev a déposé une plainte, alléguant que plusieurs infractions avaient été commises contre eux par des agents des forces de l’ordre. Ces griefs ont été examinés dans le cadre d’une procédure d’examen préliminaire, et rejetés le 6 juin 2014. Cette décision a été confirmée par le tribunal du district de Suzak, le tribunal régional de Zhalal-Abad et la Cour suprême du Kirghizistan. Les 7 mai et 2 octobre 2019, la Cour suprême a décidé de réexaminer les affaires pénales de MM. Abduzhabbarov, Mamadaliev et Saliev. Son arrêt et les peines prononcées sont toutefois restés inchangés.

4.9En ce qui concerne M. Abdullaev, l’État partie fait valoir que l’auteur ne s’est pas plaint d’avoir été torturé pendant le procès, qu’il n’a pas reconnu sa culpabilité et qu’il a déclaré qu’il était sous l’influence de l’alcool et qu’il ne se souvenait donc de rien, mais qu’il n’avait pas pris part à quelque acte illégal que ce soit. Quatre ans après sa détention initiale, le 26 mai 2014, l’auteur a déposé une plainte, qui a été rejetée le 6 juin 2014. Les autorités de l’État partie ont mené une enquête préliminaire et ont pris contact avec les centres de détention où l’auteur avait été détenu, mais elles n’ont pas trouvé d’élément de preuve indiquant que l’auteur avait demandé une assistance médicale parce qu’il avait été battu. La décision a été confirmée par les tribunaux, la dernière décision étant celle rendue par la Cour suprême le 14 septembre 2015. L’État partie affirme que l’auteur s’est plaint d’avoir été torturé quatre ans après les faits pour se disculper et éviter de purger sa peine.

4.10L’État partie fait toutefois valoir que les auteurs n’ont pas déposé de demande d’examen au titre de la procédure de contrôle, comme la Constitution du Kirghizistan et l’article 384 du Code de procédure pénale en prévoient la possibilité. Selon les dispositions des articles pertinents, les auteurs avaient le droit de contester des déclarations de culpabilité et des condamnations devenues exécutoires, pour différents motifs, notamment s’ils estimaient que des preuves avaient été recueillies en violation des règles de procédure, ou que les enquêteurs, les procureurs ou les juges avaient illégalement agi ou omis d’agir ou que certains éléments permettaient de démontrer leur innocence. De telles demandes n’ayant pas été introduites, les plaintes déposées par les auteurs auprès du Comité devraient être jugées irrecevables.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Dans des notes en date du 24 septembre 2019, concernant la communication no 3227‑3230/2018, et du 19 février 2021, concernant les communications nos 3293/2019, 3619/2019, 3621/2019 et 3770/2020, les auteurs ont répondu aux observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond et ont repris les griefs qu’ils avaient précédemment exposés.

5.2Les auteurs affirment que l’État partie n’a pas fait en sorte que leurs allégations de torture donnent lieu à une enquête impartiale et efficace, comme l’exige la jurisprudence du Comité. Les autorités de l’État partie se sont limitées à recueillir les déclarations de policiers du district de Suzak, qui ont déclaré qu’ils ne pratiquaient pas la torture. Le Bureau du Procureur n’a pas procédé à un examen médico-légal ou psychologique qui aurait permis de déterminer que des actes de torture avaient été commis. Les autorités de l’État partie doivent s’employer sérieusement à établir la vérité et ne peuvent pas mettre fin à une enquête prématurément, avant d’avoir identifié les auteurs des faits. Les lacunes dans l’enquête sur les allégations de torture peuvent tenir à un manque de rigueur dans l’enquête.

5.3L’État partie ne répond à aucune des allégations concernant les conditions inhumaines et dégradantes de détention des auteurs. La législation nationale fixe les conditions de détention, notamment en ce qui concerne l’hygiène, la sécurité incendie, les lits individuels, la nourriture et l’aération. Les cellules doivent également offrir un espace d’au moins 3,25 m2 par détenu. La détention des auteurs dans les locaux d’isolement temporaire des districts de Suzak et de Nooken constituait une violation de leur droit de ne pas subir de traitements inhumains. Les auteurs ne pouvaient pas se plaindre de leurs conditions de détention pendant qu’ils étaient détenus en raison de l’attitude hostile des responsables de ces lieux.

5.4L’État partie ne répond pas non plus aux griefs circonstanciés formulés par les auteurs au titre de l’article 14 du Pacte concernant les tortures constantes qu’ils ont subies, les menaces dont ils ont fait l’objet et les violences et menaces visant leurs proches et leurs avocats. De plus, les auteurs n’ont pas pu faire citer des témoins à décharge et n’ont pas pu contre-interroger les témoins à charge.

5.5L’État partie ne répond pas non plus aux allégations selon lesquelles les auteurs ont été détenus illégalement. Selon la jurisprudence du Comité, un détenu ne peut être placé en détention qu’en vertu d’une décision de justice régulière, conformément à une procédure prévue par la loi. Pendant leur détention provisoire, les auteurs n’ont pas disposé des moyens et du temps nécessaires pour rencontrer leurs avocats et préparer leur défense.

5.6Les auteurs ont correctement déposé des plaintes pour torture auprès du Bureau du Procureur. Lorsque le Bureau a refusé d’ouvrir une enquête pénale sur les allégations de torture, ces décisions ont été contestées devant les tribunaux. Les tribunaux de district et régionaux ainsi que la Cour suprême se sont tous rangés du côté du Bureau et ont confirmé sa décision. Les auteurs ont donc épuisé tous les recours internes disponibles et utiles.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par.2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité des communications au motif que les auteurs n’ont pas épuisé les voies de recours internes disponibles puisqu’ils n’ont pas déposé de demande d’examen au titre de la procédure de contrôle. À cet égard, le Comité rappelle sa jurisprudence, selon laquelle les demandes de contrôle de décisions judiciaires devenues exécutoires adressées au président d’un tribunal et subordonnées au pouvoir discrétionnaire du juge constituent un recours extraordinaire, et l’État partie doit montrer qu’il existe des chances raisonnables que ces demandes constituent un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Il constate qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas montré que des demandes adressées à la Cour suprême au titre de la procédure de contrôle avaient été accueillies dans des affaires d’allégations de torture et de mauvais traitements ni indiqué, le cas échéant, dans combien d’affaires elles avaient abouti. En conséquence, le Comité considère qu’il n’est pas empêché par l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif d’examiner les communications.

6.4Le Comité prend note des griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 14 (par. 1) du Pacte, qui concernent l’impartialité et l’équité de la procédure judiciaire intentée contre eux. Cependant, en l’absence de toute autre information pertinente dans le dossier, le Comité estime que les auteurs n’ont pas suffisamment étayé ces griefs aux fins de la recevabilité. Il déclare donc cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité estime que les griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) et les articles 9 (par. 1), 10 (par. 1), 14 (par. 1 (hormis les dispositions concernant l’impartialité et l’équité des procès) et 3 b), d), e) et g)), ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, et passe par conséquent à leur examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont soumises les parties.

7.2Le Comité prend note des griefs des auteurs selon lesquels ils ont été battus, asphyxiés, torturés et forcés d’avouer des crimes qu’ils n’avaient pas commis, et ces aveux ont été retenus contre eux, en violation des droits qu’ils tiennent de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) et l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte. Il prend note également des affirmations des auteurs selon lesquels, à différentes dates, ils ont été conduits dans des postes de police où des policiers, des gardes et d’autres détenus les ont, à tour de rôle, battus et asphyxiés avec des sacs en plastique et des masques à gaz. Les auteurs étaient privés de nourriture, d’eau, d’accès à des installations sanitaires et de soins médicaux. Le Comité prend note en outre des affirmations des auteurs selon lesquelles ils n’ont pas cessé d’être torturés après avoir signé des aveux dans lesquels ils reconnaissaient avoir participé aux meurtres et, dans certains cas, toujours sous la torture, dénonçaient d’autres personnes comme complices. On a continué de les battre, leur a-t-on dit, pour les punir d’avoir tué des personnes d’ethnie kirghize. Le Comité constate que les auteurs ont déposé de nombreuses plaintes auprès du Bureau du Procureur, de la police et du Président du tribunal pendant leur procès, mais que toutes ces plaintes sont restées lettre morte ou ont été rejetées. Il constate également que les autorités de l’État partie n’ont jamais ouvert d’enquête pénale en bonne et due forme sur les multiples allégations de torture formulées par les auteurs, et ce, en dépit des descriptions détaillées faites par ceux-ci, et se sont au contraire bornées à procéder à un examen préliminaire (voir par. 4.7 ci-dessus).

7.3Le Comité prend note des observations succinctes que lui a adressées l’État partie, dans lesquelles celui-ci affirme que les allégations de torture ont donné lieu à un examen préliminaire, que les victimes, leurs représentants et des témoins ont été interrogés et que le Bureau du Procureur a refusé d’ouvrir une enquête pénale, décision qui a été confirmée par tous les degrés de juridiction, y compris la Cour suprême. Il prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel la culpabilité des auteurs a été établie au moyen d’éléments de preuve, notamment de rapports médico-légaux, qui ont été examinés par le tribunal. En outre, le Comité constate que l’État partie n’a pas produit d’exemplaire de ces rapports, ni des conclusions qui y figurent, pour aucun des auteurs.

7.4Le Comité rappelle qu’il ressort de sa jurisprudence constante que les violations des droits de l’homme, notamment des droits protégés par l’article7 du Pacte, doivent nécessairement donner lieu à une enquête pénale et à des poursuites. Bien que l’obligation de traduire en justice les responsables de violations de l’article7 soit une obligation de moyens et non une obligation de résultats, les États parties doivent enquêter de bonne foi, sans délai et de manière approfondie, sur toutes allégations de violations graves du Pacte formulées contre eux et contre leurs représentants. À cet égard, le Comité constate que les autorités de l’État partie n’ont pas fait procéder à un examen médical des auteurs à la suite du dépôt de leur plainte pour torture, et que trois des auteurs, MM.Mamazhanov, Moidinov and Yusupov, ont produit un rapport établi par un expert psychiatre indépendant, qui a conclu que ses constatations concordaient avec les allégations de torture formulées par les auteurs. Le Comité constate également que tous les auteurs ont fourni des déclarations écrites décrivant en détail les tortures qu’ils ont subies, en indiquant les noms des policiers qui auraient infligé les tortures.

7.5Le Comité rappelle en outre que la charge de la preuve concernant les questions factuelles ne saurait incomber uniquement à l’auteur de la communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que, souvent, seul l’État partie dispose des informations nécessaires, et ce, tout spécialement s’il est dit que les blessures se sont produites alors que l’auteur était détenu par les autorités de l’État partie. À cet égard, le Comité prend note des récits détaillés faits par les auteurs des actes de torture qu’ils ont subis en détention. Ces allégations ont été portées à l’attention du Bureau du Procureur et, fait très important, les procès-verbaux d’audience montrent que les auteurs se sont plaints des actes de torture dont ils étaient victimes tant en première instance qu’auprès de la juridiction d’appel, mais que leurs plaintes sont restées lettre morte ou ont été rejetées. Le Comité considère de ce fait que les éléments versés au dossier ne lui permettent pas de conclure que l’enquête sur les allégations de torture a été menée avec l’efficacité voulue ni que des suspects ont été identifiés, malgré les informations détaillées communiquées par les auteurs, les dépositions des témoins et le rapport détaillé faisant état de signes de torture. En l’absence d’explications détaillées de la part de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations des auteurs, dès lors que ces dernières sont suffisamment étayées. Le Comité constate en outre que le tribunal a utilisé les aveux des auteurs, entre autres éléments de preuve, pour les déclarer coupables, bien que ceux-ci aient affirmé au cours des audiences que ces aveux avaient été obtenus par la torture. En conséquence et dans ces conditions, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que les auteurs tiennent de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) et l’article 14 (par. 3 g)).

7.6Le Comité prend note ensuite des griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 9 (par. 1), selon lesquels ils ont été arrêtés et détenus arbitrairement, leur arrestation ayant été ni consignée ni enregistrée. Les auteurs affirment que cette façon d’agir avait pour but de permettre aux policiers de les torturer. L’État partie ne formule aucune observation concernant ces griefs. Le Comité renvoie à son observation générale no 35 (2014) sur la liberté et la sécurité de la personne, selon laquelle il peut y avoir arrestation au sens de l’article 9 sans que l’intéressé soit officiellement arrêté selon la législation nationale. Le Comité rappelle que le Pacte dispose que nul ne peut être privé de liberté, si ce n’est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi. En l’absence d’une quelconque explication pertinente de l’État partie concernant le lieu où les auteurs se trouvaient et leur statut pendant la période en question, les conditions de leur détention et la consignation de leur arrestation, le Comité considère que les droits que les auteurs tiennent de l’article 9 (par. 1) du Pacte ont été violés.

7.7En ce qui concerne les griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 14 (par. 1) du Pacte, le Comité prend note du fait non contesté que les proches des accusés, y compris des auteurs, n’ont pas été autorisés à assister aux audiences. Il constate que l’État partie n’a formulé aucune observation à ce sujet. Selon les auteurs, le Président du tribunal de première instance a expliqué qu’il ne pouvait assurer la sécurité de leurs proches (voir par. 2.10 ci‑dessus). Le Comité rappelle le paragraphe 28 de son observation générale no 32 (2007) sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, dans lequel il a indiqué que tous les procès en matière pénale ou concernant des droits et obligations de caractère civil doivent en principe faire l’objet d’une procédure orale et publique. L’article 14 (par. 1) du Pacte reconnaît aux tribunaux le droit de prononcer le huis clos total ou partiel pendant un procès soit dans l’intérêt des bonnes mœurs, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, soit lorsque l’intérêt de la vie privée des parties en cause l’exige, soit dans la mesure où le tribunal l’estimera absolument nécessaire lorsqu’en raison des circonstances particulières de l’affaire la publicité nuirait aux intérêts de la justice. L’État partie n’a toutefois pas expliqué en quoi il était nécessaire de n’interdire l’accès au prétoire qu’aux proches des auteurs, en s’appuyant sur l’un des motifs énoncés à l’article 14 (par. 1), alors que les familles des victimes étaient, quant à elles, autorisées à assister aux audiences. En l’absence d’explication pertinente de la part de l’État partie, le Comité conclut que celui-ci a imposé une restriction disproportionnée au droit des auteurs à un procès équitable et public, et, partant, que les droits que les auteurs tiennent de l’article 14 (par. 1) ont été violés.

7.8Le Comité prend note également de l’affirmation des auteurs selon laquelle leur droit de disposer du temps et des moyens nécessaires pour préparer leur défense a été violé. Il note que, selon les auteurs, les locaux d’isolement et les centres de détention étaient surpeuplés et n’étaient pas suffisamment éclairés ni aérés pour leur permettre de préparer leur procès. En outre, les auteurs affirment qu’à plusieurs occasions, les proches des victimes ont menacé leurs avocats et s’en sont pris physiquement à eux à l’intérieur comme à l’extérieur de la salle d’audience, et que la police et les procureurs locaux ne sont pas intervenus, faisant ainsi régner un climat de peur incompatible avec l’exercice effectif des fonctions d’un avocat de la défense. Les faits non contestés survenus le 12 octobre 2010, quand deux personnes qui se sont présentées comme étant des proches des victimes ont proféré des menaces contre les avocats des auteurs, viennent confirmer ces dires. De telles menaces ont continué d’être proférées le 14 octobre 2010 (voir par. 2.12 ci-dessus). Le Comité note que, le 15 octobre 2010, les avocats, craignant pour leur sécurité, ont annoncé publiquement qu’ils ne participeraient plus aux audiences. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les faits tels qu’ils sont exposés font apparaître une violation des droits que les auteurs tiennent de l’article 14 (par. 3 b) et d)) du Pacte.

7.9Le Comité prend note, en outre, des allégations des auteurs selon lesquelles leur procès a été entaché de plusieurs irrégularités, puisqu’il a notamment été perturbé par le comportement des proches des victimes dans la salle d’audience et par les faits de violence commis par ceux-ci. Les auteurs affirment également n’avoir pas pu faire entendre des témoins à décharge, étant donné que ceux qui avaient été appelés à comparaître étaient menacés par les proches des victimes. Sur ce point, le Comité, s’appuyant sur sa jurisprudence constante, rappelle que l’article 14 du Pacte garantit le droit des accusés de faire entendre et d’interroger des témoins. Cette disposition est importante, car elle permet à l’accusé et à son conseil de conduire effectivement la défense, et garantit donc à l’accusé les mêmes moyens juridiques qu’à l’accusation pour obliger les témoins à être présents et pour interroger tous les témoins à charge ou les soumettre à un contre-interrogatoire. Le Comité constate que l’État partie n’a communiqué aucune information à ce sujet. Dans ces conditions, et compte tenu des éléments dont il est saisi, le Comité conclut que l’État partie a violé les droits que les auteurs tiennent de l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte.

7.10Compte tenu de ces constatations, le Comité décide de ne pas examiner les griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 10 (par. 1) du Pacte.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), et des articles 9 (par. 1) et 14 (par. 1 et 3 b), d), e) et g)).

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures voulues pour : a) annuler la déclaration de culpabilité des auteurs et, si nécessaire, tenir un nouveau procès dans le respect du droit à un procès équitable, du principe de la présomption d’innocence et des autres garanties procédurales ; b) faire procéder sans délai à une enquête efficace sur les actes de torture qu’auraient subis les auteurs, et poursuivre et punir les responsables ; c) accorder aux auteurs une indemnisation suffisante pour les violations subies. Il est également tenu de prendre les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsque la réalité d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.