Nations Unies

CCPR/C/130/D/2727/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

22 avril 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2727/2016* , **,***

Communication présentée par:

NikolaiAlekseev

Victime(s) présumée(s):

L’auteur

État partie:

Fédération de Russie

Date de la communication:

24 novembre 2014 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 15 février 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations:

16 octobre 2020

Objet:

Droit de réunion pacifique ; non-discrimination

Question(s) de procédure:

Défaut de fondement

Question(s) de fond:

Restrictions injustifiées imposées au droit de réunion pacifique ; discrimination envers les lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres

Article(s) du Pacte:

21 et 26

Article(s) du Protocole facultatif:

2 et 5

1.L’auteur de la communication est Nikolai Alekseev, de nationalité russe, né en 1977. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 21 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1er janvier 1992. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur se présente comme un militant des droits des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres et dit qu’il est président de l’organisation de défense des droits humains des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres de la Fédération de Russie, GayRussia.ru. Avec d’autres militants, il essaye depuis mai 2006 d’organiser des manifestations pacifiques (défilés de la gay pride) à Moscou mais celles-ci sont systématiquement interdites par les autorités locales.

2.2Le 9avril 2014, avec d’autres militants, l’auteur a notifié au maire de la municipalité de Simferopol leur intention d’organiser une gay pride afin de défendre les droits et libertés des gays en Fédération de Russie et de protester contre la discrimination à leur égard. La notification contenait des informations sur la date, l’heure et le lieu de la manifestation prévue et des garanties que les participants respecteraient l’ordre public et se conformeraient aux bonnes mœurs. L’auteur a également dit aux autorités que les organisateurs étaient disposés à modifier le parcours du défilé si nécessaire. Le 11avril 2014, la municipalité de Simferopol a fait savoir aux organisateurs qu’elle n’était pas en mesure d’autoriser la manifestation et que, si l’auteur l’organisait quand même, sa responsabilité serait engagée parce que le défilé contreviendrait à la législation interdisant la promotion de relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs, qu’il « provoquerait une réaction négative de la société » et que ce type de manifestations portait atteinte à l’ordre public. L’auteur a décidé de ne pas organiser le défilé.

2.3L’auteur a donc annulé le défilé prévu et, le 5mai 2014, a porté plainte devant le tribunal du district Preobrazhensky de Moscou, faisant valoir que les lois et règlements de la Fédération de Russie ne permettaient pas d’interdire des défilés dont l’objectif et les modalités n’enfreignaient pas la législation. Le 3 juin 2014, le tribunal a rejeté la plainte.

2.4L’auteur a ensuite saisi le tribunal de la ville de Moscou qui, le 12août 2014, a confirmé la décision de la juridiction inférieure. Le 23septembre 2014, le collège des juges du tribunal de la ville de Moscou a rejeté le recours en cassation de l’auteur.

2.5Le 13janvier 2016, l’auteur a ajouté une information, à savoir que, le 5mai 2014, il avait porté plainte devant le tribunal du district Zheleznodorozhny de Simferopol, au motif que les lois et règlements de la Fédération de Russie ne permettaient pas d’interdire les défilés dont l’objectif et les modalités n’enfreignaient pas la législation. Le 2 juillet 2014, le tribunal a rejeté la plainte. Le 22 juillet 2014, l’auteur a contesté la décision devant la Cour d’appel de la République de Crimée. Le 3 décembre 2014, la Cour a annulé la décision du 2 juillet 2014 mais a rejeté les griefs de l’auteur quant au fond.

2.6L’auteur a aussi saisi la Cour suprême de la République de Crimée, qui l’a débouté le 29juin 2015. Le 14août 2015, la Cour suprême de la Fédération de Russie a rejeté le recours en cassation de l’auteur.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’en lui refusant, ainsi qu’à d’autres militants, la possibilité d’organiser un défilé, l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 21 et 26 du Pacte. Il soutient qu’il a fait l’objet d’une discrimination fondée sur son orientation sexuelle.

3.2L’auteur affirme que l’État partie a violé son droit de réunion pacifique, consacré par l’article 21 du Pacte, en soumettant le défilé qu’il avait l’intention d’organiser à une interdiction générale. Le refus des autorités n’a pas été imposé « conformément à la loi » et n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». En effet, la législation nationale n’interdit pas les rassemblements dont les objectifs et les modalités sont conformes à la loi et pacifiques. En outre, les restrictions imposées n’étaient pas « nécessaires dans une société démocratique » et ne servaient aucun des buts légitimes énoncés à l’article 21 du Pacte. Le fait que les autorités ont refusé de proposer un autre lieu pour la manifestation concernée et affirmé qu’un tel défilé, organisé dans un endroit public où se déroulaient les festivités de Pâques et à proximité d’établissements scolaires, porterait atteinte au développement moral des mineurs, démontre que leur objectif réel était d’empêcher que la minorité gay et lesbienne de la Fédération de Russie devienne visible de tous et qu’elle attire l’attention du grand public sur ses préoccupations.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 25 juillet 2016, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et sur le fond et a demandé que la communication soit déclarée irrecevable pour défaut de fondement.

4.2L’État partie soutient que les décisions rendues par le tribunal du district Zheleznodorozhny et la Cour d’appel de la République de Crimée étaient fondées sur l’application de la Constitution de la Fédération de Russie.

4.3L’État partie dit que la liberté d’association et la liberté d’expression peuvent faire l’objet de restrictions. Celles-ci doivent être fondées sur la loi, servir un objectif socialement utile et être proportionnées.

4.4L’État partie soutient qu’en l’espèce, la juridiction d’appel a appliqué la loi fédérale sur la protection des enfants contre les informations préjudiciables à leur santé et à leur développement (art. 5 (par. 2 et 4) et art. 16 (par. 3)) et la loi fédérale sur les garanties fondamentales relatives aux droits de l’enfant en Fédération de Russie (art. 14 (par. 1)), qui visent toutes deux à empêcher la diffusion d’informations susceptibles de donner aux personnes qui ne sont pas en mesure de les examiner de manière critique et indépendante une représentation faussée de l’égalité sociale des relations conjugales traditionnelles et non traditionnelles. Dans sa décision, cette juridiction a déclaré que le parc Gagarine, où le défilé était censé s’arrêter, était un espace public dans lequel se rassemblaient de très nombreuses personnes, dont des enfants. Une école et un centre de loisirs et de sports se trouvaient également sur le parcours du défilé.

4.5L’État partie soutient qu’en application de la loi fédérale sur les rassemblements, réunions, manifestations, marches et piquets, lorsque les informations fournies dans une notification permettent de conclure que l’objectif ou la tenue d’une manifestation publique proposée ne respectent pas la Constitution ou d’autres lois, les autorités sont tenues d’informer les organisateurs que, si la manifestation a lieu, leur responsabilité sera engagée. La juridiction d’appel a jugé que ces dispositions obligeaient les autorités à ne pas autoriser la manifestation publique tant que les organisateurs n’auraient pas rectifié les éléments non conformes à la loi.

4.6L’État partie fait observer qu’en l’espèce, l’objectif du rassemblement était de défendre les droits et libertés des personnes homosexuelles en Fédération de Russie et de protester contre la discrimination à leur égard. La juridiction a jugé que cette tentative d’appel à la tolérance vis-à-vis des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres présents dans des lieux traditionnellement destinés aux loisirs pour les adultes et les enfants et à proximité d’établissements scolaires constituerait une menace pour le développement moral et spirituel des enfants. La juridiction a donc considéré que les restrictions imposées au rassemblement que l’auteur voulait organiser étaient conformes à la loi. L’objectif de ces restrictions était de protéger les enfants contre toute information, propagande ou campagne susceptible de nuire à leur développement moral et spirituel et à leur santé. Cet objectif est énoncé dans les dispositions des accords internationaux ratifiés par la Fédération de Russie.

4.7L’État partie fait observer que les juridictions d’appel et de cassation ont fondé leurs décisions respectives sur les dispositions et exigences du Code de la famille (art. 1er, 12 et47) et de la loi sur les garanties fondamentales relatives aux droits de l’enfant en Fédération de Russie (art. 14) selon lesquelles les autorités de l’État sont tenues de prendre des mesures pour protéger les enfants contre des informations préjudiciables, y compris la propagande en faveur de relations sexuelles non traditionnelles. Cette nécessité de protéger les enfants émane aussi de la jurisprudence des organes conventionnels et des traités relatifs aux droits de l’homme.

4.8L’État partie soutient en outre que le jour prévu pour le rassemblement était le jour de Pâques. Dès lors, les juridictions, conscientes de la nécessité de protéger les enfants contre des informations susceptibles de nuire à leur développement moral et spirituel et à leur santé, un objectif que seule l’imposition de restrictions aux droits de l’organisateur permettait d’atteindre, ont légitimement conclu qu’il n’était pas possible d’autoriser ce rassemblement à la date proposée.

4.9L’État partie soutient que l’interdiction d’organiser le défilé n’était aucunement motivée par une quelconque intolérance à l’égard des personnes ayant une orientation sexuelle non traditionnelle et qu’elle était uniquement fondée sur la nécessité de protéger les droits des enfants.

4.10L’État partie fait observer que les juridictions ont légitimement conclu que les autorités locales n’étaient pas tenues de proposer une autre date et un autre lieu pour le défilé puisque les objectifs de la manifestation, à savoir la promotion de l’homosexualité, enfreignaient les dispositions de la législation, et portaient atteinte aux droits des enfants.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le 15 septembre 2015, l’auteur a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il soutient que la Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt du 21 octobre 2010 en l’affaire Alexeïev c. Russie, a jugé que le refus d’autoriser des défilés de type gay pride prévus en 2006, 2007 et 2008 révélait une violation des articles 11 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme).

5.2L’auteur dit que, dans son Avis sur l’interdiction de la « propagande de l’homosexualité » à la lumière de la législation récente dans certains États membres du Conseil de l’Europe (Avis 707/2012), la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) a conclu que les dispositions légales interdisant la « propagande de l’homosexualité » étaient incompatibles avec les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et les normes internationales relatives aux droits de l’homme, et a de ce fait recommandé que ces dispositions soient abrogées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que l’auteur dit avoir épuisé tous les recours internes disponibles. Il note également qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté l’affirmation de l’auteur sur ce point. En conséquence, il considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

6.4Le Comité note en outre que, selon l’auteur, les droits qu’il tient des articles 21 et 26 du Pacte ont été violés puisqu’il s’est vu refuser la possibilité d’organiser un défilé de la gay pride et qu’il a fait l’objet d’une discrimination fondée sur son orientation sexuelle. Le Comité considère que ces griefs ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il déclare donc la communication recevable et passe à leur examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle il y a eu violation des droits qu’il tient des articles 21 et 26 du Pacte. Il rappelle son observation générale no 37 (2020), dans laquelle il est écrit que le droit de réunion pacifique protège la capacité de chacun à exercer son autonomie tout en étant solidaire d’autrui. Associé à d’autres droits connexes, il forme le socle même des systèmes de gouvernance participative fondés sur la démocratie, les droits de l’homme, l’état de droit et le pluralisme (par. 1). De plus, les États doivent veiller à ce que leurs lois et l’interprétation et l’application qui en sont faites n’entraînent pas de discrimination dans la jouissance du droit de réunion pacifique, fondée par exemple sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre (par. 25).

7.3Le Comité rappelle également dans cette même observation générale que l’article 21 du Pacte protège les réunions pacifiques, qu’elles se déroulent à l’extérieur, à l’intérieur ou en ligne, dans l’espace public ou dans des lieux privés (par. 6). L’exercice du droit de réunion pacifique ne peut faire l’objet que des seules restrictions : a) imposées conformément à la loi ; et b) qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui. Il incombe aux États parties de justifier les restrictions imposées au droit protégé à l’article 21 du Pacte et de démontrer qu’elles ne constituent pas un obstacle disproportionné à l’exercice de ce droit (par. 36). Les autorités doivent être en mesure de démontrer que toute restriction répond à l’exigence de légalité, et qu’elle est à la fois nécessaire et proportionnée à au moins un des motifs de restriction autorisés énumérés à l’article 21. Les restrictions ne doivent pas être discriminatoires ni porter atteinte à l’essence du droit visé ; elles ne doivent pas non plus avoir pour but de décourager la participation à des réunions ni avoir un effet dissuasif. Lorsque cette preuve n’est pas faite, il y a violation de l’article 21 (ibid.).

7.4Le Comité note, en outre, que les États parties ont l’obligation positive de faciliter la tenue des réunions pacifiques et de permettre aux participants d’atteindre leurs objectifs. Les États doivent donc promouvoir un environnement propice à l’exercice du droit de réunion pacifique sans discrimination et mettre en place un cadre juridique et institutionnel dans lequel ce droit puisse être exercé effectivement. Dans certains cas, les autorités peuvent avoir à prendre des mesures spécifiques. Elles peuvent, par exemple, être obligées de bloquer des rues, de dévier la circulation ou de veiller à la sécurité. Lorsque cela s’impose, les États doivent aussi protéger les participants contre certains abus que pourraient commettre des acteurs non étatiques, tels que des interventions ou des actes de violence d’autres membres du public, de contre-manifestants ou de prestataires de services de sécurité privés.

7.5En l’espèce, le Comité constate que l’État partie et l’auteur conviennent tous deux que le refus d’autoriser la tenue d’un défilé de la gay pride dans le centre de Simferopol, le 21 avril 2014 de 11 heures à 13 heures, portait atteinte au droit de réunion de l’auteur, mais qu’ils ne sont pas d’accord sur la question de savoir si cette restriction était légitime.

7.6Le Comité prend note de l’argument de l’État partie, qui considère que sa décision de ne pas autoriser le défilé avec l’objectif annoncé − la promotion des droits et libertés des minorités sexuelles − était nécessaire et proportionnée, et constituait la seule mesure possible dans une société démocratique pour atteindre l’objectif social poursuivi, à savoir protéger les mineurs contre des informations préjudiciablesà leur développement moral et spirituel et à leur santé. Le Comité prend note également des arguments de l’État partie selon lesquels le défilé risquait de heurter les sentiments religieux et moraux d’autres personnes, provoquerait une réaction négative de la société et des actes illégaux de la part de personnes ne partageant pas la position de l’auteur, et risquait aussi de perturber la circulation. Il prend note en outre de ce que l’auteur s’était dit disposé à garantir que, tandis qu’il exercerait son droit de réunion pacifique avec l’objectif annoncé, il respecterait l’ordre public et se conformerait aux bonnes mœurs, et de ce qu’il avait informé les autorités qu’il était disposé à modifier l’itinéraire du défilé.

7.7Dans son observation générale no 37 (2020), le Comité a dit que des restrictions à la tenue de réunions pacifiques ne devaient être imposées qu’exceptionnellement pour protéger la « moralité publique ». Si toutefois ce motif était invoqué, il ne devrait pas l’être dans le but de défendre une conception de la morale procédant exclusivement d’une tradition sociale, philosophique et religieuse unique, et toute restriction de cette nature doit être interprétée à la lumière de l’universalité des droits de l’homme, du pluralisme et du principe de non‑discrimination. Des restrictions fondées sur ce motif ne peuvent pas être imposées, par exemple, pour empêcher l’expression de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre (par. 46).

7.8Les restrictions imposées pour « protéger les droits et libertés d’autrui » peuvent concerner la protection des droits garantis par le Pacte ou d’autres droits dont jouissent les personnes qui ne participent pas au rassemblement. En l’espèce, le Comité partage la position de la Cour européenne des droits de l’homme et considère que rien ne permet de penser que la « simple mention de l’homosexualité », l’expression publique d’une identité homosexuelle ou l’appel au respect des droits des homosexuels puisse porter atteinte aux droits et libertés des mineurs.

7.9Dans son observation générale no 37 (2020), le Comité rappelle en outre que les États doivent permettre aux participants de choisir librement l’objectif de la réunion, de mettre en avant des idées et des aspirations dans la sphère publique et de déterminer le degré de soutien ou d’opposition que celles-ci suscitent. L’exigence que les restrictions imposées au droit de réunion pacifique soient neutres quant au contenu de la réunion et ne soient donc, en principe, pas liées au message que celle-ci véhicule est un élément central de la réalisation de ce droit (par. 22). Si elle n’est pas respectée, cela empêche la réalisation de l’objet même des réunions pacifiques, qui est d’être un outil de participation politique et sociale (par. 48). Par conséquent, le Comité considère qu’en l’espèce, les restrictions que l’État partie a imposées au droit de réunion de l’auteur étaient directement liées à l’objectif et au thème choisis pour le rassemblement, à savoir l’affirmation de l’homosexualité et des droits des homosexuels.

7.10Le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel, en refusant d’autoriser le défilé de la gay pride, les autorités lui ont fait subir une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Il prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel le refus d’autoriser le défilé n’était aucunement motivé par une quelconque intolérance à l’égard des personnes ayant une orientation sexuelle non traditionnelle et qu’elle était uniquement fondée sur la nécessité de protéger les droits des mineurs.

7.11Le Comité fait observer, comme il l’a rappelé dans son observation générale no 37 (2020), que les États ne doivent pas opérer de distinction entre les rassemblements, y compris de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Des efforts particuliers devraient être consentis pour garantir une protection égale et efficace du droit de réunion pacifique des personnes appartenant à des groupes qui sont ou ont été victimes de discrimination (par. 25).

7.12Le Comité rappelle les termes du paragraphe 1 de son observation générale no 18 (1989) sur la non-discrimination, à savoir que conformément à l’article 26 du Pacte, toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit à une égale protection de la loi, et la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. Il renvoie à sa jurisprudence et réaffirme que l’interdiction de la discrimination énoncée à l’article 26 concerne aussi la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre.

7.13Le Comité prend note des arguments de l’État partie selon lesquels la décision des autorités ne comportait aucune expression directe d’intolérance à l’égard des personnes ayant une orientation sexuelle non traditionnelle, et la politique de l’État vise à protéger les mineurs des éléments qui ont une influence négative sur leur développement moral et spirituel. Il considère toutefois que les autorités désapprouvaient l’objet, en rapport avec l’homosexualité, du défilé proposé, établissant ainsi une distinction fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre et que, de ce fait, la décision a constitué une différence de traitement fondée sur des motifs interdits par l’article 26 du Pacte.

7.14Renvoyant à sa jurisprudence, le Comité rappelle que toute différence de traitement fondée sur les motifs énoncés à l’article 26 du Pacte ne constitue pas nécessairement une discrimination, pour autant qu’elle repose sur des critères raisonnables et objectifs et qu’elle vise un but légitime au regard du Pacte. Bien que conscient du rôle que les autorités de l’État partie ont à jouer dans la protection du bien-être des mineurs, le Comité fait observer que celui-ci n’a pas montré que les restrictions imposées à la tenue de rassemblements pacifiques étaient fondées sur des critères raisonnables et objectifs. De plus, aucun élément n’a été avancé qui tendrait à montrer l’existence de facteurs susceptibles de justifier cette appréciation.

7.15Dans ces circonstances, l’État partie avait pour obligation de protéger l’auteur dans l’exercice des droits qu’il tient du Pacte et non de contribuer à abolir ces droits. Le Comité rappelle en outre avoir déjà conclu que les lois interdisant la « promotion de relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs » dans l’État partie renforçaient les stéréotypes négatifs à l’égard de certaines personnes au motif de leur orientation sexuelle et de leur identité de genre et représentaient une restriction disproportionnée de leurs droits garantis par le Pacte, et qu’il a demandé que ces lois soient abrogées. Par conséquent, le Comité considère que l’État partie n’a pas démontré que la restriction imposée au droit de réunion pacifique de l’auteur était fondée sur des critères raisonnables et objectifs et visait un but légitime au regard du Pacte et que, de ce fait, l’interdiction du défilé a constitué une violation des droits que l’auteur tient des articles 21 et 26 du Pacte.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, par l’État partie, des articles 21 et 26 du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés, y compris une indemnisation appropriée. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures voulues pour assurer aux auteurs une indemnisation adéquate. Il est également tenu de prendre toutes les mesures qui s’imposent pour que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité rappelle que, conformément aux obligations que lui imposent l’article 2 (par. 2) du Pacte, l’État partie devrait revoir sa législation de façon à garantir, sur son territoire, le plein exercice des droits consacrés par l’article 21 et 26 du Pacte.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent-quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.

Annexe

Opinion individuelle (concordante) de Gentian Zyberi

1.Je souscris à la décision par laquelle le Comité, sur le fond, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 21 et 26 du Pacte. Mon opinion individuelle porte sur des questions de recevabilité et de référence, dans la mesure où la violation s’est produite à Simferopol, la capitale de la République autonome de Crimée, dont l’annexion militaire en 2014 par la Fédération de Russie reste une question litigieuse sur le plan international. La plainte est déposée contre la Fédération de Russie, étant donné qu’elle exerce un contrôle de facto sur le territoire. Bien que le Comité soit guidé par son souci premier de veiller à ce que les droits civils et politiques consacrés par le Pacte soient protégés en tout temps et en tout lieu, y compris dans les territoires occupés, il convient de réfléchir à ce point. Il découle également des résolutions de l’Assemblée générale sur la situation des droits de l’homme en Crimée et du droit international public général.

Résolutions de l’Assemblée générale sur la situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine)

2.Dans plusieurs résolutions adoptées entre mars 2014 et décembre 2019, l’Assemblée générale des Nations Unies a abordé la situation dans la République autonome de Crimée et affirmé son attachement à la souveraineté, à l’indépendance politique, à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues. Dans sa résolution 68/262 de mars 2014, elle a souligné que le référendum organisé dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol le 16mars 2014, n’ayant aucune validité, ne saurait servir de fondement à une quelconque modification du statut de la République autonome de Crimée ou de la ville de Sébastopol. En outre, elle a demandé à tous les États, organisations internationales et institutions spécialisées de s’abstenir de tout acte ou contact susceptible d’être interprété comme valant reconnaissance d’une telle modification de statut.

3.L’Assemblée générale a répété au fil des ans les difficultés liées à la protection des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée. Dans sa résolution 72/190 de décembre 2017, elle a prié la Fédération de Russie de respecter les obligations que lui impose le droit international en respectant les lois qui étaient en vigueur en Crimée avant l’occupation. Plus récemment, en décembre 2019, dans sa résolution 74/168, elle a demandé à toutes les organisations internationales et institutions spécialisées des Nations Unies d’employer, pour désigner la Crimée dans leurs communications, publications et documents officiels, y compris dans leurs documents relatifs aux données statistiques de la Fédération de Russie, la dénomination « la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) temporairement occupées par la Fédération de Russie », et engagé tous les États et les autres organismes internationaux à faire de même.

4.Étant donné que le Comité des droits de l’homme fait partie du système des Nations Unies et qu’il rend compte chaque année de ses activités à l’Assemblée générale, il doit tenir compte de ces résolutions de celle-ci dans le cadre de ses travaux. Par conséquent, ma modeste suggestion est que, chaque fois que le Comité examine la communication d’un particulier provenant de Crimée, il devrait inclure dans la section « examen de la recevabilité », une brève explication indiquant que l’affaire concerne « la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) temporairement occupées par la Fédération de Russie ».

5.De cette manière, le Comité suivrait les recommandations faites par l’Assemblée générale dans ses résolutions de 2014 et 2019, ainsi que les exigences générales du droit international relatives à la non-reconnaissance d’une situation illicite.