Nations Unies

CCPR/C/130/D/2160/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

1er février 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2160/2012 * , **

Communication présentée par :

Bakhadyr Dzhuraev (représenté par un conseil, Khusanbai Saliev)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

20 avril 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 12 juin 2012 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

29 octobre 2020

Objet :

Torture ; détention arbitraire ; déni du droit à un procès équitable ; discrimination fondée sur l’origine ethnique

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Torture ; détention arbitraire ; déni du droit à un procès équitable ; discrimination fondée sur l’origine ethnique

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3 a)), 7, 9 (par. 1), 14 (par. 1 et 3 e) et g)) et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Bakhadyr Dzhuraev, de nationalité kirghize et d’origine ethnique ouzbèke, né en 1974. Il affirme que le Kirghizistan a violé les droits qu’il tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)), et des articles 9 (par. 1), 14 (par. 1 et 3 e) et g)) et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 7 janvier 1995. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 29 octobre 2010, l’auteur a été condamné par le tribunal du district de Kara-Suu à une peine de vingt-cinq ans d’emprisonnement pour organisation d’émeutes, destruction de biens, utilisation illégale d’armes à feu et homicide de deux personnes ou plus. L’auteur affirme que les poursuites pénales engagées contre lui sont liées aux événements qui se sont produits dans le sud du Kirghizistan en juin 2010.

2.2Le 21 juin 2010 à 6 heures du matin, des soldats des forces spéciales et des policiers sont entrés chez l’auteur qui habite dans le district de Kara-Suu (province d’Osh), et l’ont roué de coups, ainsi que son neveu de 15 ans. Ils l’ont fait sortir de sa maison, emmené un peu plus loin et finalement abandonné inconscient dans la rue. C’est là que ses voisins l’ont trouvé, avant de le conduire à l’hôpital du village de Nariman. L’auteur soutient que le récit qu’il a fait du passage à tabac est corroboré par les informations détaillées que sa femme et sa sœur ont transmises à une organisation non gouvernementale locale de défense des droits de l’homme. Le même jour à 16 heures, des policiers sont venus chercher l’auteur à l’hôpital et l’ont emmené dans les locaux de la direction provinciale de la police à Osh, où il a été à nouveau battu. Plus tard dans la soirée, des proches de l’auteur ont versé 1 200 dollars des États-Unis à la police et ainsi obtenu qu’il soit libéré. Le lendemain matin, ils l’ont emmené à l’hôpital de Nariman, où il a été soigné pour des blessures à la tête, au visage et aux jambes. D’après le dossier d’hospitalisation, l’auteur a dit aux médecins qu’il avait été battu chez lui par des personnes en uniforme militaire.

2.3Le 23 juin 2010, l’auteur a de nouveau été conduit au poste de police local où il a été entendu en tant que témoin dans une affaire pénale. Le 24 juin 2010, il a été officiellement arrêté car il était soupçonné d’avoir participé aux affrontements ethniques. L’auteur affirme qu’après son arrestation, la police a réclamé 10 000 dollars à ses proches, en échange de sa libération.

2.4Le 26 juin 2010, le tribunal de la ville d’Osh a ordonné que l’auteur soit placé en détention provisoire. L’auteur affirme que l’audience a duré trente minutes, que l’enquêteur n’a pas expliqué en quoi la détention provisoire était nécessaire et que le juge n’a pas examiné la légalité de l’arrestation ni cherché à connaître la cause de ses blessures. Alors même que la décision de justice prévoyait son placement au centre de détention provisoire (SIZO) no 5, l’auteur est resté au centre de détention temporaire (IVS) de la direction provinciale de la police à Osh, jusqu’au 30 juin 2010 au moins. Il affirme que son maintien dans les locaux de la police avait pour but de cacher les blessures causées par les coups, étant donné que le personnel du centre de détention provisoire établirait un compte rendu officiel de toutes ses blessures à son arrivée.

2.5Le 28 juin 2010, l’avocat de l’auteur a écrit au Ministère de l’intérieur pour l’informer que l’auteur avait subi un grave traumatisme crânien qui nécessitait des soins médicaux d’urgence. Dans sa lettre, il affirmait qu’une ambulance avait été appelée le 26 juin 2010 au centre de détention temporaire pour l’auteur et que les médecins avaient recommandé de faire soigner les blessures à l’hôpital. Il demandait que l’auteur soit transféré, soit à l’hôpital, soit au centre de détention provisoire no 5 qui disposait d’installations médicales suffisantes pour que les blessures en question soient soignées. Le 30 juin 2010, l’avocat a reçu une lettre du département des enquêtes du Ministère de l’intérieur, l’informant que le responsable du centre de détention temporaire d’Osh avait été prié de transférer l’auteur au centre de détention provisoire no 5. Pendant qu’il se trouvait en détention provisoire, par peur de représailles, l’auteur et son avocat n’ont pas osé demander aux autorités d’ouvrir une enquête pour actes de torture. L’auteur affirme toutefois que, même en l’absence de plainte officielle de sa part, une enquête aurait dû être ouverte par l’enquêteur qui avait pu constater ses blessures lors de l’audition des 23 et 24 juin 2010, ou par le tribunal de la ville d’Osh le 26 juin 2010.

2.6Lors du procès, tenu le 29 septembre 2010, l’auteur et ses coaccusés ont dit au juge du tribunal du district de Kara-Suu que leurs aveux avaient été obtenus par la torture et les mauvais traitements et qu’ils ne pouvaient servir d’éléments de preuve. Pendant la suspension de l’audience, tous les accusés, y compris l’auteur, ont été placés dans des cellules et battus par des soldats de l’unité militaire locale qui leur ont dit de s’avouer coupables. Le 30 septembre 2010, plusieurs avocats représentant les accusés se sont plaints au tribunal des passages à tabac du 29 septembre, mais ni le juge ni le Procureur n’ont réagi. Bien au contraire, alors que les avocats quittaient la salle après l’audience, ils ont eux-mêmes été pris à partie par des amis et proches de victimes des affrontements ethniques.

2.7L’auteur affirme en outre que le procès a été entaché de nombreuses irrégularités. Ainsi, le procès s’est déroulé dans les locaux d’une unité militaire à Osh, et non au tribunal du district de Kara-Suu. Certains proches des accusés n’ont pas été autorisés à assister à l’audience. Le tribunal n’a pris aucune mesure pour assurer la sécurité des participants au procès ou contrôler le comportement hostile de certaines personnes, si bien que les avocats et les proches des accusés ont été constamment menacés ou agressés par des proches de victimes, souvent en présence de policiers qui ont choisi de ne pas intervenir. Des témoins ont eu peur de se rendre au procès et de témoigner en faveur des accusés, et d’autres qui souhaitaient yassister en ont souvent été empêchés par des proches de victimes. L’auteur affirme que son avocat a fourni au tribunal une liste de témoins qui auraient pu confirmer son alibi mais que ceux-ci n’ont pas été appelés. Il se réfère au rapport de Human Rights Watch intitulé Distorted Justice (Justice pervertie, en anglais seulement), qui étaye ses dires au sujet du procès non équitable, des menaces contre les avocats, de l’intimidation et l’agression de témoins et de proches des accusés et qui rapporte d’autres violations. Selon ce rapport, à un moment donné, les menaces étaient devenues si graves que les avocats de la défense ont été contraints d’annoncer, en conférence de presse, qu’ils entendaient cesser de travailler sur les affaires liées aux événements de juin 2010 tant que les autorités n’assureraient pas leur sécurité.

2.8L’auteur soutient qu’il a été poursuivi parce qu’il était d’origine ethnique ouzbèke. Il se réfère au rapport Still waiting for justice. One year on from the violence in southern Kyrgyzstan (Un an après les violences dans le sud du Kirghizistan : justice n’a toujours pas été rendue, en anglais seulement) publié en 2011 par Amnesty International, dans lequel l’organisation a conclu que le parti pris ethnique qui avait caractérisé les opérations de maintien de l’ordre liées aux violences de juin 2010 s’était aussi clairement manifesté dans les enquêtes et poursuites pénales qui avaient suivi. Selon ce rapport, les Ouzbeks représentaient 75 % des victimes et avaient subi 90 % des pertes matérielles. Toutefois, les chiffres officiels publiés en novembre 2010 révélaient que sur les 271 personnes arrêtées à la suite des violences, 230 étaient d’origine ethnique ouzbèke et seulement 29 étaient d’origine kirghize. L’auteur renvoie également au rapport de Human Rights Watch selon lequel les autorités kirghizes ont ciblé de manière disproportionnée l’ethnie ouzbèke et se sont montrées relativement négligentes dans les enquêtes et poursuites pénales concernant des infractions plus probablement commises par des personnes d’origine ethnique kirghize. Tandis que les victimes des violences de juin 2010 étaient majoritairement d’origine ethnique ouzbèke, c’était également le cas des détenus (près de 85 %). En outre, les déclarations reproduites dans le rapport montrent que pendant la détention, les Ouzbeks étaient constamment visés par des insultes à caractère ethnique, et que pendant le procès, rien n’était fait pour contrôler les menaces et violences motivées par l’appartenance ethnique.

2.9Le 27 décembre 2010, le tribunal de la province d’Osh a rejeté l’appel de l’auteur. Le 12 mai 2011, la Cour suprême du Kirghizistan a rejeté sa demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle. L’auteur affirme qu’il a épuisé tous les recours internes disponibles.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’il a été torturé et maltraité par des agents des forces de l’ordre et que l’État partie n’a pas ouvert d’enquête concernant ses plaintes, en violation de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte.

3.2L’auteur dénonce également une violation de l’article 9 (par. 1) du Pacte, car le tribunal de la ville d’Osh n’a pas examiné la légalité de son arrestation et n’a pas envisagé d’autres options que le placement en détention.

3.3L’auteur soutient que sa cause n’a pas été entendue équitablement et publiquement, en violation des droits qu’il tient de l’article 14 (par. 1) du Pacte, étant donné que son procès s’est déroulé dans les locaux d’une unité militaire. Il dénonce également une violation de l’article 14 (par. 3 e)), parce que le tribunal n’a pas cité à comparaître des témoins qui auraient pu confirmer son alibi et qu’en général, à cause de risques pour leur sécurité, la défense n’a pu obtenir que les témoins à décharge comparaissent et soient interrogés dans les mêmes conditions que les témoins à charge ; il dénonce en outre une violation de l’article 14 (par. 3 g)) parce qu’il a été forcé de s’avouer coupable des infractions dont il était accusé.

3.4L’auteur affirme en outre qu’il a été injustement pris pour cible en raison de son origine ethnique ouzbèke, en violation de l’article 26 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale datée du 4 octobre 2012, l’État partie a présenté ses observations sur le fond de la communication. Il affirme que le 13 juin 2010, ayant reçu des informations au sujet d’émeutes et d’affrontements ethniques, le chef de la police du district de Kara-Suu, son chauffeur et l’adjoint du maire du district se sont rendus en voiture dans le quartier de Tadjik-Abad (district de Kara-Suu) afin de rétablir l’ordre. Alors qu’ils parlaient avec des responsables ouzbeks, ils ont été attaqués par des inconnus et le chef de la police et son chauffeur ont été tués. Le bureau du Procureur de la province d’Osh a inculpé 10 hommes, dont l’auteur. Le 29 octobre 2010, le tribunal du district de Kara-Suu a déclaré l’auteur coupable des infractions dont il était accusé et l’a condamné à une peine de vingt‑cinq ans d’emprisonnement assortie de la confiscation de ses biens. Le 27 décembre 2010, le tribunal de la province d’Osh a requalifié l’une des infractions dont l’auteur avait été reconnu coupable, la faisant passer d’homicide à complicité d’homicide, mais a confirmé la condamnation finale. Le 12 mai 2011, la Cour suprême du Kirghizistan a confirmé la décision rendue par le tribunal de la province d’Osh.

4.2L’État partie soutient que le tribunal de la ville d’Osh a examiné la légalité et le caractère raisonnable de l’arrestation de l’auteur et qu’il a décidé de le placer en détention provisoire. Il fait observer que l’auteur n’a pas fait appel de la décision du tribunal de première instance devant la cour de cassation.

4.3S’agissant du jugement rendu par le tribunal du district de Kara-Suu le 29 octobre 2010, l’État partie rappelle qu’il a été confirmé à la fois par le tribunal de la province d’Osh et par la Cour suprême du Kirghizistan. Il fait observer que l’arrêt de la Cour suprême est définitif et non susceptible d’appel.

4.4L’État partie affirme que, selon le dossier médical de l’auteur, celui-ci a été transféré le 10 juillet 2010 du centre de détention temporaire au centre de détention no 50 ; un examen médical y a été pratiqué, et a permis de conclure que l’auteur ne présentait aucun problème de santé et que son état était satisfaisant. Le 4 février 2011, l’auteur a été transféré au centre de détention no 21 pour y purger sa peine et, à ce jour, il ne s’est jamais plaint auprès du personnel médical des blessures qui lui auraient été infligées.

Renseignements complémentaires de l’auteur

5.Le 29 mars 2015, l’auteur a fait savoir au Comité que le 27 mars 2015, le département provincial d’Osh du Comité de la sécurité nationale avait procédé à des perquisitions dans les bureaux de l’organisation de défense des droits de l’homme « Bir Duyno Kyrgyzstan » où travaille son avocat, ainsi qu’au domicile de ce dernier et à celui de son collègue, Valerian Vakhitov. Au cours des perquisitions, les autorités ont notamment saisi des ordinateurs portables, des cartes mémoire, des enregistreurs vocaux et des CD-ROM, qui contenaient des informations relatives aux affaires pénales sur lesquelles les avocats travaillaient. Les ordinateurs contenaient aussi des renseignements sur les communications soumises au Comité, y compris celle de l’auteur. L’auteur soutient que les perquisitions ont constitué de graves violations du droit interne et international.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Dans une note verbale datée du 24 juillet 2015, l’État partie a fourni des renseignements concernant la perquisition menée dans les bureaux de l’organisation de défense des droits de l’homme « Bir Duyno Kyrgyzstan ». Il affirme que, le 25 mars 2015, deux agents du Service des migrations du Kirghizistan ont demandé à la police de la ville d’Osh de prendre des mesures contre Umar Farouk, un ressortissant des États-Unis qui aurait recueilli des informations sur les migrations dans la région. Le même jour, la police a arrêté M. Farouk, l’a fouillé et a saisi son matériel électronique personnel, deux documents de procédure émis par le département provincial du Comité de la sécurité nationale et accusant deux hommes de la région d’incitation à la haine interethnique et religieuse, divers textes sur la religion musulmane et les cartes de visite de l’avocat de l’auteur et de son collègue. Il a été établi que M. Farouk s’était fait passer pour un journaliste travaillant pour divers médias étrangers et recueillant des informations sur les relations interreligieuses et interethniques dans le sud du pays et sur la situation à sa frontière. M. Farouk n’était toutefois pas accrédité en tant que journaliste étranger par le Ministère des affaires étrangères, en violation de la loi.

6.2Il est ressorti de l’analyse criminalistique et théologique des fichiers vidéo découverts sur l’ordinateur portable de M. Farouk que ceux-ci contenaient des appels au djihad et aux dissensions interreligieuses. Le 26 mars 2015, une procédure pénale a été ouverte par le Comité de la sécurité nationale pour « appels publics au renversement de l’ordre constitutionnel par la violence » et « incitation à la haine interreligieuse ».

6.3Le 27 mars 2015, sur décision de justice, des perquisitions ont été menées dans les bureaux du conseil actuel de l’auteur et de son collègue et à leurs domiciles respectifs ; dans ce cadre, plusieurs CD-ROM, ordinateurs portables, cartes mémoire et documents ont été saisis. L’État partie fait observer que les agents qui ont procédé aux perquisitions n’ont pas saisi de documents relatifs aux affaires pénales sur lesquelles travaillaient les avocats. Le 30 avril 2015, le tribunal de la province d’Osh a jugé infondée la décision par laquelle le tribunal de la ville d’Osh avait autorisé les perquisitions dans les bureaux et aux domiciles des avocats. À la demande de ces derniers, le matériel électronique et les documents saisis lors de la perquisition du 27 mars 2015 leur ont été partiellement restitués. Le 18 mai 2015, les avocats se sont plaints et ont demandé au tribunal de la ville d’Osh que tous les équipements et documents saisis leur soient rendus. Le 19 mai 2015, le bureau du Procureur de la province d’Osh a saisi la Cour suprême du Kirghizistan d’un recours contre la décision rendue le 30 avril 2015 par le tribunal de la province d’Osh ; la procédure d’appel est toujours en cours. L’État partie propose de communiquer d’autres informations à ce sujet une fois que la Cour suprême du Kirghizistan aura rendu sa décision.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

7.1Le 12 décembre 2017, l’auteur a réaffirmé qu’il avait épuisé tous les recours internes. Concernant les allégations de torture, il n’aurait pu épuiser tous les recours internes parce que, s’il avait déposé plainte, il aurait mis en danger la vie de témoins et de ses proches.

7.2L’auteur rejette l’argument de l’État partie selon lequel son état de santé était satisfaisant et conteste l’allégation selon laquelle il ne s’est pas plaint de ses blessures au personnel médical du centre de détention provisoire. Il fait valoir que la photographie figurant dans son dossier pénal, sur laquelle il apparaît assis au poste de police avec un bandage autour de la tête et un hématome sous l’œil droit, prouve qu’il a été battu. En outre, le 29 septembre 2010, il a de nouveau été soumis à la torture pendant la suspension de l’audience : plusieurs soldats de l’unité militaire locale et des policiers sont entrés dans les cellules dans lesquelles lui et ses coaccusés étaient détenus, et ont commencé à les battre pour qu’ils avouent leur culpabilité dans toutes les infractions dont ils étaient accusés. L’auteur soutient que les faits susmentionnés viennent démentir les allégations de l’État partie, à savoir que l’examen médical pratiqué après son transfèrement du centre de détention temporaire au centre de détention no 50 avait permis de conclure que son état de santé était satisfaisant.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité note que, selon l’État partie, l’auteur n’a pas épuisé les recours internes concernant son allégation d’arrestation arbitraire parce qu’il n’a pas fait appel de la décision prise par le tribunal de la ville d’Osh de le placer en détention provisoire. L’auteur n’ayant pas fourni d’explication satisfaisante sur ce point, le Comité considère que, s’agissant du grief tiré de l’article 9 (par. 1), l’auteur n’a pas épuisé les recours internes comme l’exige l’article 5 (par. 2 b) du Protocole facultatif ; il déclare ce grief irrecevable.

8.4Le Comité fait en outre observer que, pour étayer l’allégation de violation de l’article 26, l’auteur se réfère à des chiffres et des informations figurant dans divers rapports publiés par des organisations internationales de défense des droits de l’homme. Le Comité ne remet pas en question l’exactitude de ces informations. Toutefois, il considère qu’elles ne corroborent pas suffisamment ce qu’avance l’auteur, à savoir que dans les circonstances de l’espèce, il a été personnellement victime d’une discrimination directe et indirecte fondée sur son origine ethnique. En conséquence, le Comité déclare que cette partie de la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.5Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’il tire de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)), et l’article 14 (par. 1 et 3 e) et g)) du Pacte. Il les déclare donc recevables et passe à leur examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2Le Comité note que l’auteur a affirmé ce qui suit : le 21 juin 2010, tôt le matin, des soldats des forces spéciales et des policiers sont entrés chez lui, dans le district de Kara-Suu (province d’Osh), et l’ont roué de coups, ainsi que son neveu de 15 ans ; ils l’ont fait sortir de sa maison, emmené un peu plus loin et finalement abandonné inconscient dans la rue ; ses voisins l’ont trouvé et emmené à l’hôpital du village de Nariman où ses blessures ont été constatées ; plus tard le même jour, des policiers sont venus le chercher à l’hôpital et l’ont emmené dans les locaux de la direction provinciale de la police, à Osh, où il a été à nouveau battu. Le Comité constate que l’auteur a donné un récit détaillé des mauvais traitements qu’il dit avoir subis et qu’il a fourni des preuves médicales et des comptes rendus de témoins oculaires. Le Comité constate également que l’État partie n’a pas réfuté les allégations de l’auteur, si ce n’est en affirmant que le 10 juillet 2010, lorsque que l’auteur a été transféré du centre de détention temporaire au centre de détention no 50, un examen médical a été pratiqué et a permis de conclure que l’auteur ne présentait aucun problème de santé et que son état était satisfaisant.

9.3Le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel, au procès du 29 septembre 2010, lui-même et ses coaccusés ont dit au juge du tribunal du district de Kara‑Suu que leurs aveux avaient été obtenus par la torture et les mauvais traitements. Il note également que, selon l’auteur, des policiers et des soldats les ont battus, lui et ses coaccusés, pendant la suspension de l’audience le même jour, et qu’ils leur ont dit de reconnaître leur culpabilité devant le tribunal. Le Comité constate que l’État partie n’a pas contesté ces allégations.

9.4Le Comité rappelle que lorsqu’une plainte pour traitement contraire à l’article 7 a été déposée, l’État partie est tenu de procéder rapidement à une enquête impartiale. En l’absence de toute information pertinente de l’État partie indiquant en particulier qu’une enquête efficace a été entreprise pour que les allégations formulées par l’auteur soient dûment examinées, avec diligence et en toute indépendance, il convient d’accorder le poids voulu à ces allégations. Dans ces circonstances, le Comité considère qu’il ressort des faits présentés que l’État partie a manqué à son devoir d’enquêter de manière satisfaisante sur les allégations formulées par l’auteur. Par conséquent, il conclut que les faits tels qu’ils sont exposés constituent une violation des droits que l’auteur tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte.

9.5Le Comité prend note du grief que l’auteur tire de l’article 14 (par. 1), à savoir que le procès s’est déroulé dans les locaux d’une unité militaire à Osh et que certains des proches des accusés n’ont pas été autorisés à y assister. Il prend également note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle le tribunal n’a pris aucune mesure pour assurer la sécurité des participants au procès ou contrôler le comportement hostile de certaines personnes, si bien que les avocats et les proches des accusés ont été constamment menacés ou agressés par des proches de victimes, souvent en présence de policiers qui ont choisi de ne pas intervenir. Il rappelle son observation générale no 32 (2007), dans laquelle il a déclaré que tous les procès en matière pénale ou concernant des droits et obligations de caractère civil devaient en principe faire l’objet d’une procédure orale et publique et que le caractère public des audiences assurait la transparence de la procédure et constituait une importante sauvegarde dans l’intérêt de l’individu et de toute la société. Il fait observer que l’article 14 (par. 1) prévoit que le huis clos total ou partiel peut être prononcé par le tribunal pendant un procès soit dans l’intérêt des bonnes mœurs, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, soit lorsque l’intérêt de la vie privée des parties en cause l’exige, soit dans la mesure où le tribunal l’estimera absolument nécessaire lorsqu’en raison des circonstances particulières de l’affaire, la publicité nuirait aux intérêts de la justice. Toutefois, l’État partie n’a pas établi que l’une quelconque des ces conditions s’appliquait en l’espèce. Le Comité rappelle qu’un procès n’est pas équitable si, par exemple, le tribunal ne contrôle pas les manifestations d’hostilité du public à l’égard de l’accusé dans la salle d’audience ou de soutien à l’une des parties qui portent atteinte aux droits de la défense, ou d’autres manifestations d’hostilité avec des effets similaires. En l’absence de toute explication de l’État partie sur ce point, le Comité considère que le crédit voulu doit être accordé aux allégations de l’auteur. Il conclut donc que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 14 (par. 1) du Pacte.

9.6Ayant conclu à la violation des droits que l’auteur tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), et de l’article 14 (par. 1) du Pacte, le Comité décide de ne pas examiner séparément les griefs que l’auteur tire de l’article 14 (par. 3 e) et g)) du Pacte.

10.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, par l’État partie, des droits que l’auteur tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), et l’article 14 (par. 1) du Pacte.

11.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En l’espèce, l’État partie est tenu, entre autres : a) d’annuler la déclaration de culpabilité de l’auteur et, si nécessaire, d’organiser un nouveau procès, dans le respect des principes d’un procès équitable et des autres garanties procédurales prévues dans le Pacte ; b) d’enquêter rapidement et de manière impartiale sur les allégations de torture formulées par l’auteur et, si celles-ci sont confirmées, de poursuivre les personnes responsables ; c) d’accorder à l’auteur une indemnisation appropriée. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.