Nations Unies

CCPR/C/130/D/2661/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

10 juin 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2661/2015* , **

Communication présentée par :

Polat Bekzhan, Leon Weaver Jr. et Helmut Echtle (représentés par des conseils, Shane H. Brady et Haykaz Zoryan)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication :

27 mars 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 30 octobre 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

30 octobre 2020

Objet :

Refus d’autoriser l’importation de publications religieuses

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; statut de victime ; actio popularis

Question(s) de fond :

Liberté de pensée, de conscience et de religion ; liberté d’expression ; protection des minorités

Article(s) du Pacte :

18 (par. 1 et 3), 19 (par. 2 et 3) et 27

Article(s) du Protocole facultatif :

1, 2, 3 et 5 (par. 2 b))

1.Les auteurs de la communication sont Polat Bekzhan, de nationalité kazakhe, né en 1953, Leon Weaver Jr., de nationalité américaine, né en 1938, et Helmut Echtle, de nationalité allemande, né en 1938. Ils affirment que l’État partie a violé les droits qui leur sont garantis aux articles 18 (par. 1 et 3), 19 (par. 2 et 3) et 27 du Pacte. Ils ajoutent qu’ils présentent leur communication au nom des 17 500 Témoins de Jéhovah du Kazakhstan et affirment que l’État partie a violé les droits que ceux-ci tiennent des articles 18 (par. 1) et 27 du Pacte. Les auteurs sont représentés par des conseils.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les auteurs sont des Témoins de Jéhovah, chacun étant un représentant autorisé d’une des trois organisations religieuses qui fournissent des Bibles et d’autres textes religieux aux Témoins de Jéhovah de l’État partie. M. Bekzhan importe des ouvrages des Témoins de Jéhovah au Kazakhstan, M. Weaver Jr. publie des ouvrages utilisés par les Témoins de Jéhovah dans l’exercice de leur culte et M. Echtle imprime et envoie des ouvrages dans l’État partie, où vivent plus de 17 500 Témoins de Jéhovah et où 30 000 personnes assistent aux rassemblements religieux de ceux-ci.

2.2Le 11 octobre 2011, l’État partie a adopté la loi no 483-IV sur l’activité religieuse et les associations religieuses. En application du paragraphe 3 de l’article 9 de cette loi, une organisation religieuse enregistrée ne peut importer des ouvrages religieux pour son propre usage et celui de ses membres qu’après avoir obtenu un avis favorable à l’issue d’une expertise religieuse. Les paragraphes 1 et 4 de l’article 6 de la loi stipulent que l’organe chargé des expertises examine tous les ouvrages, à l’exception de ceux destinés à un usage personnel, selon la procédure définie par l’État.

2.3Les auteurs indiquent que, même si cela n’est pas expressément stipulé par la loi sur l’activité religieuse et les associations religieuses, l’Agence pour les affaires religieuses a la responsabilité d’approuver l’importation au Kazakhstan de tous les ouvrages religieux utilisés par les organisations religieuses enregistrées. Aux termes du paragraphe 3 de l’article 4 du décret no 209 du 7 février 2012 portant directives régissant la conduite des expertises religieuses, tous les ouvrages importés utilisés par les organisations religieuses doivent faire l’objet d’une expertise, dont le but est d’établir s’ils sont conformes à la Constitution et la législation du Kazakhstan. Les auteurs soulignent que la loi de 2011 n’indique pas en application de quels critères les demandes des organisations religieuses souhaitant importer des matériels d’information religieuse sont approuvées ou rejetées.

2.4L’utilisation d’ouvrages religieux non autorisés par l’Agence pour les affaires religieuses tombe sous le coup de l’article 375 1) du Code des infractions administratives, qui dispose que toute violation donne lieu à un avertissement ou à une amende, avec ou sans suspension des activités de l’association concernée.

2.5En septembre, novembre et décembre 2012, le Centre chrétien des Témoins de Jéhovah du Kazakhstan a demandé l’autorisation d’importer 10 publications religieuses, demande qui a été rejetée par l’Agence pour les affaires religieuses sur la base des conclusions de l’expertise religieuse. Les auteurs ont contesté cette décision auprès du Président de l’Agence, lequel a rejeté leur recours le 31 janvier 2013, déclarant que les publications en cause devaient être interdites parce qu’elles contenaient des idées décourageant l’éducation laïque, pouvant entraîner la dissolution des liens familiaux et présentant la religion qu’elles enseignaient comme supérieure au christianisme traditionnel, dont elles rejetaient les préceptes fondamentaux. Il a recommandé aux auteurs de modifier le contenu des publications.

2.6En mai 2013, les auteurs ont introduit une requête devant le tribunal économique interdistrict spécialisé d’Astana, contestant les décisions de l’Agence. Le 3 juillet 2013, le tribunal a rejeté cette requête, considérant que les décisions contestées étaient conformes à la loi, que les droits et libertés des auteurs n’avaient pas été violés et que l’expertise religieuse avait été réalisée dans le strict respect de la loi. Le tribunal a en outre indiqué que les publications en question pouvaient être corrigées et soumises à une nouvelle expertise, et il a donc jugé que la distribution des ouvrages religieux n’avait été ni entravée ni restreinte.

2.7Les auteurs ont saisi la chambre d’appel du tribunal municipal d’Astana, qui a confirmé la décision du 3 juillet 2013 le 27 août 2013. Les auteurs ont alors saisi la chambre de cassation du tribunal municipal d’Astana, qui a confirmé la décision le 6 mai 2014. Les auteurs ont ensuite saisi la Cour suprême, au titre de la procédure de contrôle, d’une requête qui a été rejetée le 4 septembre 2014.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que les décisions de l’Agence pour les affaires religieuses leur refusant l’autorisation d’importer dans l’État partie 10 publications religieuses destinées à l’exercice de leur culte par des Témoins de Jéhovah constituent une violation des droits qu’ils tiennent des articles 8 (par. 1 et 3), 19 (par. 2 et 3) et 27 du Pacte.

3.2Les auteurs affirment que restreindre ou interdire la diffusion, la distribution ou la vente d’un ouvrage porte atteinte à la liberté d’expression et, lorsqu’il s’agit d’une publication religieuse, à la liberté de religion. Les décisions de l’Agence pour les affaires religieuses refusant d’autoriser l’importation des publications religieuses en question ont donc porté atteinte aux droits des auteurs et à ceux de l’ensemble des Témoins de Jéhovah en tant que minorité religieuse de l’État partie. Les auteurs ajoutent qu’une telle atteinte ne relève pas des restrictions prévues à l’article 18 (par. 3) du Pacte car tous les passages des publications religieuses auxquels l’Agence a trouvé à redire ne font qu’exposer les croyances religieuses des Témoins de Jéhovah. Par conséquent, l’atteinte portée par l’Agence à leur droit à la liberté de religion n’est pas justifiable dans la mesure où elle ne poursuit pas un but légitime et n’est pas nécessaire dans une société démocratique.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale en date du 29 décembre 2015, l’État partie indique que les auteurs contestent la décision du 3 juillet 2013 du tribunal économique interdistrict spécialisé d’Astana, qui a rejeté la requête introduite contre l’Agence pour les affaires religieuses de l’État partie par l’association religieuse régionale Centre chrétien des Témoins de Jéhovah et les associations Watchtower Bible and Tract Society of New York, Inc. et Wachtturm Bibel‑ und Traktat-Gesellschaft der Zeugen Jehovas, e. V. Les auteurs demandaient à ce que soient déclarées illégales les conclusions de l’expertise leur refusant l’autorisation d’importer le numéro de novembre 2012 de la revue Awake ! (en russe) et de la brochure Examining the Scriptures Daily - 2013 (en russe et en kazakh), le numéro du 15 mars 2013 de la revue The Watchtower (en russe et en kazakh), le numéro d’octobre-décembre 2012 de la revue The Watchtower (en kazakh), le numéro du 15 janvier 2013 de la revue The Watchtower en russe et en kazakh, et le numéro du 15 février 2013 de la revue The Watchtower (en russe et en kazakh), et à ce qu’il soit remédié à cette violation de leurs droits. De l’avis des auteurs, l’État partie a violé les droits garantis à M. Bekzhan par le Pacte.

4.2L’État partie rappelle qu’en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte et de l’article 99 de son règlement intérieur, le Comité peut déclarer irrecevable toute communication qui a été présentée anonymement, c’est-à-dire qui n’est pas signée par son auteur, ou présentée par un représentant n’ayant pas été dûment autorisé à cet effet. L’alinéa a) de l’article 99 dispose que, pour décider de la recevabilité d’une communication, le Comité s’assure que la communication n’est pas anonyme et qu’elle émane d’un particulier, ou de particuliers, relevant de la juridiction d’un État partie au Protocole facultatif.

4.3L’État partie soutient que ni le conseil des auteurs ni les associations religieuses étrangères au nom desquelles la communication a également été présentée ne relèvent de sa juridiction puisque le conseil n’a pas la nationalité kazakhe et que les associations religieuses ne sont pas enregistrées dans l’État partie. De plus, ces associations ne sont pas parties à des relations juridiques concernant l’importation de matériels d’information religieuse dans le territoire de l’État partie. Conformément au paragraphe 3 de l’article 9 de la loi de 2011 sur l’activité religieuse et les associations religieuses, seules les associations religieuses enregistrées − en l’espèce l’association religieuse régionale Centre chrétien des Témoins de Jéhovah − peuvent être parties à de telles relations.

4.4L’État partie fait observer qu’en vertu de l’alinéa b) de l’article 99 de son règlement intérieur, le Comité, afin de décider de la recevabilité d’une communication, s’assure que la communication est présentée par le particulier qui prétend être victime d’une violation, par l’État partie, de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte, ou par son représentant. Une communication présentée par un représentant peut être acceptée lorsque le particulier en cause ne peut la présenter lui-même.

4.5Selon l’État partie, il n’est pas expliqué dans la communication pourquoi les auteurs, en tant que représentants des associations religieuses, les associations religieuses elles‑mêmes, les membres de la famille de M. Bekzhan ou les 17 500 Témoins de Jéhovah de l’État partie n’ont pu présenter eux-mêmes la communication au Comité. En outre, pour que le Comité examine une communication émanant d’un groupe de personnes alléguant des violations des droits qui leur sont reconnus par le Pacte, la communication doit être présentée par le groupe lui-même en son nom propre ou par un représentant ayant reçu une autorisation à cet effet.

4.6L’État partie soutient que la communication ne contient pas d’élément indiquant que les membres de la famille de M. Bekzhan ou les 17 500 Témoins de Jéhovah de l’État partie aient chargé quiconque de présenter une communication au Comité ou de les représenter devant le Comité. La communication n’indique pas non plus si les actes constitutifs des 59 associations religieuses locales des Témoins de Jéhovah enregistrées dans l’État partie (statuts définissant les droits et obligations mutuels des associations religieuses, de leurs organes administratifs et de leurs membres) autorisent quiconque, notamment M. Bekzhan (qui préside l’association religieuse régionale), à saisir le Comité en leur nom.

4.7L’État partie fait observer qu’aux termes des articles 2 et 5 du Protocole facultatif et de l’alinéa f) de l’article 96 du règlement intérieur du Comité, celui-ci peut déclarer une communication irrecevable si tous les recours internes disponibles n’ont pas été épuisés. Par sa décision du 3 juillet 2013, le tribunal économique interdistrict spécialisé d’Astana a rejeté la requête introduite par l’association religieuse régionale Centre chrétien des Témoins de Jéhovah et par Watchtower Bible and Tract Society of New York, Inc. et Wachtturm Bibel‑und Traktat-Gesellschaft der Zeugen Jehovas, e. V., contre l’Agence pour les affaires religieuses de l’État partie. Il était demandé dans cette requête que soient déclarées illégales les conclusions de l’expertise refusant d’autoriser l’importation des ouvrages religieux en russe et en kazakh, et qu’il soit remédié à cette violation des droits des requérants. Le 27 août 2013, le tribunal municipal d’Astana a confirmé la décision rendue en première instance. La chambre de cassation du tribunal municipal d’Astana a confirmé ces décisions judiciaires le 6 mai 2014. Par son arrêt du 4 septembre 2014, la chambre de contrôle en matière civile et administrative de la Cour suprême a refusé d’engager une procédure de contrôle.

4.8En outre, l’association religieuse régionale n’a pas saisi le Procureur général selon la procédure et dans les délais prévus par les articles 385 et 388 du Code de procédure civile (en vigueur lorsque les décisions judiciaires ont été rendues) afin qu’il demande à la Cour suprême d’examiner cette décision au titre de la procédure de contrôle. En substance, parce qu’elle n’a pas introduit une requête dans le délai fixé par la loi et s’est ainsi privée volontairement de moyens efficaces de protection juridique, l’association religieuse régionale s’est placée dans une situation telle que sa communication au Comité constitue un abus du droit de présenter des communications. De plus, la communication ne contient pas d’arguments suffisants montrant que saisir le Procureur général d’une telle requête constituerait pour l’association religieuse régionale un moyen de protection juridique inutile et inefficace.

4.9Par conséquent, l’État partie affirme que la communication doit être déclarée irrecevable au regard des articles 1er et 3 du Protocole facultatif et des alinéas a) et b) de l’article 99 du règlement intérieur du Comité.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 5 janvier 2016, les auteurs ont réaffirmé que leur communication portait sur la censure de publications religieuses en application de la loi de 2011 de l’État partie sur l’activité religieuse et les associations religieuses. Sur la suggestion de l’État partie, ils ont demandé au Comité de suspendre provisoirement son examen pour permettre aux parties d’étudier la possibilité de parvenir à un accord. Le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de suspendre l’examen de la communication jusqu’au 18 juillet 2016.

5.2Le 18 juillet 2016, les auteurs ont informé le Comité que l’affaire n’avait pas été réglée et lui ont demandé d’en reprendre l’examen. Ils contestent l’affirmation de l’État partie selon laquelle la communication est irrecevable parce que les différents plaignants ne l’ont pas présentée « eux-mêmes ». L’alinéa b) de l’article 99 du règlement intérieur dispose que « [n]ormalement, la communication doit être présentée par le particulier lui-même ou par son représentant ». Les trois auteurs ont individuellement autorisé deux avocats à les représenter devant le Comité. La communication est donc pleinement conforme au règlement du Comité.

5.3Les auteurs contestent également l’affirmation de l’État partie selon laquelle la communication est irrecevable parce que ni M. Weaver ni M. Echtle n’ont la nationalité kazakhe et qu’ils ne relèvent donc pas de sa juridiction. Ces auteurs sont membres du conseil d’administration de deux entités religieuses étrangères des Témoins de Jéhovah, aux États‑Unis d’Amérique et en Allemagne, qui publient et impriment les ouvrages religieux des Témoins de Jéhovah et les expédient dans l’État partie à l’intention des Témoins de Jéhovah qui y vivent pour que ceux-ci les étudient au sein de leur famille ou de leur congrégation.

5.4Les juridictions de l’État partie ont admis que les deux personnes morales étrangères en cause avaient été affectées par les décisions des autorités de refuser l’importation des ouvrages religieux et qu’elles avaient qualité pour contester ces décisions en justice. La violation de leurs droits s’étant produite dans l’État partie et ayant été commise par les autorités de celui-ci, les deuxième et troisième auteurs ont qualité pour saisir le Comité de cette violation.

5.5En tout état de cause, l’État partie ne conteste pas le droit du premier auteur de présenter la communication en tant que ressortissant kazakh. Celui-ci a participé directement à toutes les procédures internes et son droit de contester les actes de l’État partie n’a jamais été mis en cause devant les tribunaux internes.

5.6En outre, les auteurs réfutent l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable parce qu’ils n’ont pas adressé de requête au Bureau du Procureur général afin qu’il porte l’affaire devant la Cour suprême. Ils répètent qu’ils ont directement saisi la Cour suprême et que leur demande d’autorisation de pourvoi a été rejetée. À cet égard, ils renvoient à la jurisprudence du Comité selon laquelle une requête adressée au Bureau du Procureur général pour qu’il présente un pourvoi en contrôle juridictionnel à la Cour suprême ne constitue pas un recours utile. Ils ajoutent qu’en l’espèce, la Cour suprême avait déjà refusé de les autoriser à former un pourvoi. Les auteurs ont donc épuisé tous les recours internes utiles dont ils disposaient.

5.7Enfin, les auteurs rappellent que le Comité a accepté de suspendre provisoirement l’examen de la communication pour une période de six mois, l’État partie ayant demandé aux trois auteurs d’adresser des requêtes au Bureau du Procureur général pour qu’il saisisse la Cour suprême d’un recours contre les décisions les concernant. Les auteurs l’ont fait mais, à l’expiration de la période de six mois, le Bureau du Procureur général n’avait pas saisi la Cour suprême ni pris aucune décision.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans une note verbale en date du 2 mai 2016, l’État partie a fait part de ses observations sur le fond de la communication. Il indique que, en vertu de l’article 9 de la loi de 2011 sur l’activité religieuse et les associations religieuses, les associations religieuses enregistrées ne peuvent importer des matériels à contenu religieux dans l’État partie qu’après avoir obtenu un avis favorable dans le cadre d’une expertise religieuse. En vertu du paragraphe 6 de l’article 4 de la loi et des directives régissant la conduite des expertises religieuses, confirmées par le décret no 1311 du 15 octobre 2012, l’organisme chargé de réaliser les expertises religieuses est l’Agence pour les affaires religieuses.

6.2Le Centre chrétien des Témoins de Jéhovah a demandé à l’Agence pour les affaires religieuses de procéder à une expertise religieuse, lui faisant tenir des exemplaires en kazakh et en russe des revues Awake ! et The Watchtowerainsi quede la brochure Examining the Scriptures Daily - 2013. Sur les 79 publications soumises, 39 ont été approuvées, 23 ont été retournées au Centre chrétien sans avoir été examinées à la demande de celui-ci et 7 sont à l’examen. Dix ont reçu un avis défavorable interdisant leur importation dans l’État partie, à savoir le numéro de novembre 2012 de la revue Awake ! (en russe), les numéros des 15 janvier, 15 février et 15 mars 2013 de la revue The Watchtower(en russe et en kazakh), le numéro d’octobre-décembre 2012 de la revue The Watchtower (en kazakh), et la brochure Examining the Scriptures Daily-2013 (en russe et en kazakh).

6.3D’après l’expertise religieuse, les 10 publications refusées contenaient des appels à l’incitation à la discorde sociale et religieuse, des idées proclamant la supériorité de la religion concernée sur les autres religions, favorisant la dissolution des liens familiaux et encourageant les attitudes négatives à l’égard des organisations politiques, des autres religions et des religions traditionnelles et mondiales, et de la propagande exposant qu’il était souhaitable et nécessaire de détruire toutes les religions.

6.4À l’audience, le Centre chrétien a contesté les résultats de l’expertise et déclaré que les décisions de l’agence de l’État portaient atteinte à la liberté de religion. Le tribunal économique interdistrict spécialisé de la ville d’Astana, par décision du 3 juillet 2013, a rejeté une demande de l’association religieuse régionale Centre chrétien des Témoins de Jéhovah tendant à voir déclarer illégale l’expertise de l’Agence pour les affaires religieuses refusant d’autoriser l’importation des publications religieuses et à ce qu’il soit remédié à la violation. Dans son arrêt du 27 août 2013, la chambre d’appel en matière civile et administrative du tribunal municipal d’Astana a confirmé cette décision. Cet arrêt a été confirmé le 6 mai 2014 par la chambre de cassation du tribunal municipal d’Astana. Par décision du 4 septembre 2014, la Cour suprême a refusé d’ouvrir une procédure de contrôle.

6.5Sur le fond, l’État partie indique que, comme il a été établi au cours des procédures judiciaires, l’expertise a permis de déceler des signes d’incitation à la discorde sociale et religieuse dans le contenu des revues et de la brochure en cause. Conformément au paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte, tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi. L’État partie renvoie à l’observation générale no 22 (1993), dans laquelle le Comité indique que la manifestation d’une religion ou de convictions ne peut correspondre à une forme de propagande en faveur de la guerre ou à un appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence (par. 7).

6.6L’État partie se réfère aux restrictions prévues aux articles 18 (par. 3) et 19 (par. 3) du Pacte. Selon les Principes de Syracuse concernant les dispositions du Pacte qui autorisent des restrictions ou des dérogations, l’expression « ordre public », telle qu’elle est utilisée dans le Pacte, peut être définie comme étant la somme des règles qui assurent le fonctionnement de la société ou l’ensemble des principes fondamentaux sur lesquels repose la société. Le respect des droits de l’homme fait partie de l’ordre public. Dans l’État partie, des conditions juridiques garantissent la réalisation, la protection et le respect des droits et libertés de chacun s’agissant de la manifestation de sa religion ou de ses convictions, notamment l’interdiction de la discrimination fondée sur l’attitude à l’égard de la religion.

6.7L’État partie, dans le strict respect des obligations que lui imposent les articles 18 (par. 3), 19 (par. 3) et 20 (par. 2) du Pacte, a incorporé dans sa législation les dispositions pertinentes interdisant les appels à la haine et l’hostilité religieuses, y compris sous peine de poursuites pénales. Par exemple, selon la loi relative à la lutte contre l’extrémisme, l’incitation à l’hostilité ou à la discorde religieuse constitue une forme d’extrémisme (art. 1) et, selon la loi relative à la sécurité nationale, l’une des principales menaces à la sécurité nationale (art. 6, par. 1 et 8). La loi relative à la lutte contre l’extrémisme interdit l’utilisation sur le territoire de l’État partie de réseaux ou d’outils de communication à des fins d’extrémisme, ainsi que l’importation, la production, la préparation et/ou la distribution de matériels à caractère extrémiste (art. 12). Selon le Code pénal, les personnes physiques qui enfreignent ces dispositions sont passibles de poursuites pénales (art. 174) et les organisations impliquées peuvent être déclarées extrémistes et interdites par un tribunal. À cet égard, l’expertise religieuse prescrite par les articles 6 et 9 (par. 3) de la loi de 2011 sur l’activité religieuse et les associations religieuses vise à prévenir l’importation et la diffusion d’ouvrages religieux et autres matériels d’information religieuse qui appellent à la haine et à l’hostilité religieuse. Ainsi, les expertises religieuses éliminent toute possibilité d’importer et de distribuer des matériels appelant à la haine et à l’hostilité fondées sur des motifs religieux, y compris envers les membres de la communauté des Témoins de Jéhovah eux-mêmes.

6.8Les mesures que l’État partie a prises s’agissant des publications en cause des Témoins de Jéhovah étaient nécessaires, proportionnées et minimales ; l’importation de ces publications n’a tout simplement pas été autorisée. En outre, bien qu’il eût été légalement fondé à le faire, l’État partie n’a pas saisi la justice pour qu’elle déclare ces publications extrémistes et en interdise la diffusion, notamment sur Internet ou au moyen d’autres réseaux de communication. Actuellement, les adeptes de la communauté des Témoins de Jéhovah sur le territoire de l’État partie peuvent lire et utiliser ces publications, qui sont en libre accès sur Internet.

6.9En vertu du paragraphe 3 de l’article 9 de la loi de 2011, les adeptes de la communauté des Témoins de Jéhovah peuvent importer des publications pour leur usage personnel. De plus, parce qu’il était proportionné, nécessaire et minimal, le refus d’autoriser l’importation des publications en question n’a aucunement empêché les adeptes des Témoins de Jéhovah de manifester leur religion ou de rechercher, recevoir et répandre librement des informations et des idées de toute espèce. Par conséquent, les droits des croyants garantis aux articles 18 et 19 du Pacte n’ont pas été violés ; le refus d’autoriser l’importation dans l’État partie d’exemplaires de 10 publications par l’association religieuse Centre chrétien des Témoins de Jéhovah est fondé en droit et conforme à l’article 20 (par. 2) du Pacte, qui interdit tout appel à la haine et l’hostilité religieuses.

6.10S’agissant de l’allégation d’une violation de l’article 27 du Pacte qui aurait résulté du refus de l’Agence pour les affaires religieuses d’autoriser l’importation des publications en cause, l’État partie soutient que les membres de l’association religieuse des Témoins de Jéhovah n’ont jamais été privés de leur droit de pratiquer leur religion avec d’autres membres du groupe. Le refus d’autoriser l’importation des 10 publications susvisées a été présenté à tort et sans fondement comme une privation par l’État du droit de professer une religion. Les auteurs ne contestent pas qu’il y a actuellement plus de 17 000 adeptes de l’association religieuse des Témoins de Jéhovah dans l’État partie, qu’ils utilisent librement leurs ouvrages religieux, que leur communauté dispose de 55 lieux de culte et qu’ils sont regroupés dans 59 associations religieuses locales et une association religieuse régionale enregistrées qui mènent leurs activités de façon autonome et indépendante. Par conséquent, dans l’État partie, les droits des Témoins de Jéhovah sont réalisés conformément aux dispositions de l’article 27 du Pacte.

6.11Selon l’État partie, les conseils des auteurs, en affirmant que la loi de 2011 sur l’activité religieuse et les associations religieuses « contrevient aux obligations internationales du Kazakhstan en matière de droits de l’homme », ont fait une déclaration inacceptable, sans fondement et erronée, et outrepassé leurs pouvoirs d’avocats. Cette loi a été adoptée après avoir recueilli l’avis des représentants des principales communautés religieuses de l’État partie et compte tenu des instruments juridiques internationaux et de la pratique internationale en matière de liberté de religion ; elle ne contrevient pas aux obligations de l’État partie. Par exemple, le paragraphe 10 de l’article 3 de la loi, qui interdit la création et l’activité d’associations religieuses ayant pour but d’inciter à l’hostilité et à la discorde religieuses, est parfaitement conforme à l’article 20 (par. 2) du Pacte. En outre, on trouve des informations détaillées sur la conformité de la loi au Pacte et aux autres instruments juridiques internationaux dans les observations de l’État partie concernant le rapport du Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction.

6.12Les exemples tirés de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et les recommandations de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe auxquels renvoient les auteurs sont inappropriés et ne s’appliquent pas à l’État partie, notamment pour l’examen de la présente communication par le Comité. Premièrement, l’État partie n’est pas partie à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il n’est pas membre du Conseil de l’Europe et, en vertu des dispositions impératives de l’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969, n’a pas assumé les obligations qui en découlent. Deuxièmement, le Pacte et le Protocole facultatif s’y rapportant ne contiennent pas de dispositions permettant d’invoquer les décisions d’autres organes chargés de la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales lors de l’examen de communications individuelles. Compte tenu de l’article 2 (par. 1) du Pacte, de l’article premier du Protocole facultatif se rapportant au Pacte et du paragraphe 3 de l’observation générale no 31 (2004) du Comité, les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme et de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ne créent pas et ne peuvent pas créer d’obligations juridiques internationales pour l’État partie. Cela est également pertinent dans le présent contexte.

6.13De l’avis de l’État partie, c’est à tort que les auteurs invoquent le jugement no 1 du Conseil constitutionnel en date du 11 février 2009. Le Conseil constitutionnel a rendu ce jugement dans le cadre de l’examen de la constitutionnalité de la loi modifiant et complétant certains textes législatifs concernant la liberté de culte et les associations religieuses. Il a considéré que cette loi n’était pas conforme à la Constitution et a jugé qu’en application du paragraphe 1 de l’article 74 de la Constitution, elle ne devait pas être promulguée ni appliquée. Ainsi, le jugement no 1 du Conseil constitutionnel est sans rapport avec la présente communication et ne s’applique pas à la loi de 2011 sur l’activité religieuse et les associations religieuses.

6.14L’État partie conteste la conclusion des auteurs signifiant, à ce qu’il comprend, que le droit à la liberté de religion serait absolu et ne souffrirait aucune restriction. Dans son observation générale no 22 (1993), le Comité souligne que l’article 18 du Pacte distingue la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction, et la liberté de manifester sa religion ou sa conviction. Il n’autorise aucune restriction quelle qu’elle soit à la liberté de pensée et de conscience ou à la liberté d’avoir ou d’adopter la religion ou la conviction de son choix. Ces libertés sont protégées sans réserve au même titre que le droit de chacun de ne pas être inquiété pour ses opinions, énoncé à l’article 19 (par. 1) du Pacte. Compte tenu de cette considération et de l’article 18 (par. 3) du Pacte, l’exercice de la liberté de manifester sa religion ou ses convictions et les droits énoncés à l’article 19 (par. 3) du Pacte ne peuvent être soumis qu’aux restrictions prévues par la loi et nécessaires pour protéger l’ordre public et les libertés et droits fondamentaux d’autrui. À cet égard, l’État partie note que sa constitution et sa législation ne prévoient ni n’autorisent aucune espèce de restriction à la liberté de pensée et de conscience et à la liberté d’avoir ou d’adopter la religion ou les convictions de son choix ; c’est-à-dire que chacun a le droit d’adhérer ou de ne pas adhérer à n’importe quelle religion.

6.15La loi de 2011 sur l’activité religieuse et les associations religieuses, qui est fondée sur la Constitution et ne contrevient pas aux dispositions du Pacte, définit la procédure régissant la réalisation du droit de manifester sa religion, y compris l’importation d’ouvrages religieux ou de matériels d’information religieuse. De plus, le système de l’expertise religieuse, associé aux dispositions du paragraphe 3 de l’article 9 de la loi de 2011, ne porte pas atteinte à la réalisation du droit à la liberté d’avoir ou d’adopter la religion ou la conviction de son choix, ce qui est pleinement conforme aux dispositions de l’article 18 (par. 2) du Pacte.

6.16Le système de l’expertise religieuse n’est pas un instrument de censure et de discrimination destiné à limiter l’activité de la communauté des Témoins de Jéhovah dans l’État partie. Aux termes du paragraphe 1 de l’article 20 de la Constitution, la censure est interdite dans l’État partie. La décision prise par l’agence compétente sur la base des résultats de l’expertise religieuse ne concernait que 10 publications des Témoins de Jéhovah dans lesquelles des indices d’intolérance et d’hostilité religieuses avaient été décelés. La plupart des publications des Témoins de Jéhovah, après avoir été soumises à une expertise religieuse et obtenu un avis favorable, sont importées et distribuées sans entraves dans l’État partie. Par exemple, sur les 99 publications contenant des informations religieuses des Témoins de Jéhovah qui ont fait l’objet d’une expertise religieuse en 2014, seules 13 (soit 13 %) ont obtenu un avis défavorable ; en 2015, seules 6 (soit 10 %) des 64 publications contenant des informations religieuses des Témoins de Jéhovah soumises à expertise ont obtenu un avis défavorable. L’État partie fait valoir que la communication devrait être rejetée parce qu’elle est irrecevable et sans fondement.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Le 19 septembre 2016, les auteurs ont fait observer que l’État partie ne contestait aucun des faits qu’ils avaient exposés dans leur communication, notamment : a) le fait que la loi de 2011 sur l’activité religieuse et les associations religieuses ne fournit à l’Agence pour les affaires religieuses (désormais le Comité aux affaires religieuses) aucun critère pour décider d’approuver ou de rejeter les demandes émanant des organisations religieuses souhaitant importer des ouvrages religieux ; b) le fait qu’il est interdit à une organisation religieuse n’ayant pas obtenu l’approbation de l’Agence d’importer des ouvrages religieux dans l’État partie ; c) les faits de la cause.

7.2L’État partie ne conteste pas non plus les convictions religieuses des Témoins de Jéhovah auxquelles l’Agence a trouvé à redire, ni les erreurs flagrantes commises par celle‑ci dans la représentation de ces convictions, ce qui confirme les dangers que présentent les enquêtes avalisées par l’État sur la légitimité de convictions religieuses.

7.3Selon les auteurs, aucune des objections de l’État partie à l’invocation de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et du jugement du 11 février 2009 du Conseil constitutionnel n’est fondée. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, même si elle ne lie pas l’État partie, a une autorité persuasive lorsqu’il s’agit d’interpréter des droits et libertés similaires garantis par le Pacte. Le jugement du Conseil constitutionnel interprète le droit à la liberté de religion consacré par la Constitution et l’interdiction des actes arbitraires de l’État contre ce droit, et il est de toute évidence pertinent pour montrer que, même en droit interne, les décisions et actions de l’Agence pour les affaires religieuses étaient illicites.

7.4Les raisons avancées par l’État partie pour interdire l’importation des publications religieuses en question ne satisfont pas aux prescriptions de l’article 18 (par. 3) et de l’article 19 (par. 2) du Pacte. On ne trouve dans ces publications religieuses ni appel à la violence ni incitation à la haine religieuse. Cela ressort clairement du contenu des publications et du fait que des dizaines de millions d’exemplaires en ont été pacifiquement utilisés et distribués par les Témoins de Jéhovah dans le monde entier.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité prend note de l’allégation de l’État partie selon laquelle ni le conseil des auteurs ni les associations religieuses étrangères au nom desquelles la communication a également été présentée ne relèvent de sa juridiction et ces associations religieuses ne sont pas parties à des relations juridiques concernant l’importation de matériels d’information religieuse sur son territoire et n’ont donc pas qualité pour présenter une communication au Comité. Sur ce point, le Comité prend également note de l’argument des auteurs selon lequel la violation des droits s’est produite dans l’État partie et a été commise par ses autorités et donc que les deuxième et troisième auteurs, bien que n’étant pas de nationalité kazakhe, ont qualité pour contester la violation de leurs droits devant le Comité. Le Comité note de plus que les deuxième et troisième auteurs sont membres du conseil d’administration de deux entités religieuses étrangères des Témoins de Jéhovah qui publient, impriment et expédient dans l’État partie des ouvrages religieux destinés à l’usage des Témoins de Jéhovah. Il relève en outre que les tribunaux de l’État partie ont reconnu que ces deux personnes morales étrangères avaient été affectées par les décisions des autorités de refuser l’importation de ces ouvrages religieux et avaient donc qualité pour attaquer devant les tribunaux internes la décision de refus qui avait affecté l’exercice de leurs droits. Pour ces raisons, le Comité conclut que les auteurs ont démontré qu’ils ont été directement affectés par le refus de l’État partie d’autoriser l’importation d’ouvrages religieux et relèvent de la juridiction de l’État partie. Le Comité prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle la communication est irrecevable parce qu’elle n’a pas été présentée par les auteurs eux-mêmes. Il relève toutefois que chacun des trois auteurs a dûment autorisé deux avocats professionnels à le représenter devant le Comité. Le Comité note à cet égard que l’État partie n’a pas contesté le droit du premier auteur de présenter la communication en tant que ressortissant kazakh. En conséquence, le Comité conclut qu’il n’est pas empêché par l’article premier du Protocole facultatif d’examiner la communication.

8.4Le Comité prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel la plainte déposée par les auteurs au nom de tous les Témoins de Jéhovah vivant sur son territoire équivaut à une actio popularis. Le Comité note de plus que les auteurs n’ont pas produit d’autorisation émanant des 17 500 Témoins de Jéhovah vivant dans l’État partie les habilitant à agir en leur nom, ni expliqué les raisons pour lesquelles ils sont habilités à les représenter. Par conséquent, et en l’absence d’autres informations pertinentes figurant au dossier, le Comité conclut que cette partie de la communication est irrecevable au regard des articles 1er et 3 du Protocole facultatif.

8.5Le Comité prend note de l’affirmation des auteurs selon laquelle tous les recours internes disponibles ont été épuisés. Il prend également note de l’observation de l’État partie selon laquelle les auteurs n’ont pas demandé au Bureau du Procureur général d’engager une procédure de contrôle devant la Cour suprême et n’ont donc pas épuisé les recours internes. À cet égard, le Comité relève que les auteurs ont saisi directement la Cour suprême d’une requête au titre de la procédure de contrôle mais que cette requête a été rejetée. Le Comité rappelle en outre sa jurisprudence selon laquelle une requête adressée au Bureau du Procureur au titre de la procédure de contrôle des décisions judiciaires passées en force de chose jugée, qui relève du pouvoir discrétionnaire du Procureur, ne fait pas partie des recours à épuiser aux fins de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

8.6Le Comité prend note des griefs formulés par les auteurs au titre de l’article 27 du Pacte, à savoir que les décisions des autorités de l’État partie leur refusant l’autorisation d’importer les 10 publications religieuses ont privé les membres de la minorité religieuse du droit de professer et de pratiquer leur religion puisque ces ouvrages religieux étaient essentiels à l’exercice régulier du culte religieux des Témoins de Jéhovah dans l’État partie. Le Comité prend également note des observations de l’État partie selon lesquelles, sur les 79 publications soumises à expertise, 39 ont reçu un avis favorable, 23 ont été retournées au Centre chrétien des Témoins de Jéhovah à sa demande sans avoir été examinées, 7 sont en cours d’examen et 10 ont reçu un avis négatif interdisant leur importation. Il prend également note de l’observation de l’État partie indiquant que les membres de l’association religieuse des Témoins de Jéhovah n’ont jamais été privés du droit de pratiquer leur religion avec d’autres membres du groupe et que − ce que n’ont pas contesté les auteurs − il y a dans l’État partie plus de 17 000 adeptes de l’association, qu’ils utilisent librement leurs ouvrages religieux, que leur communauté possède 55 lieux de culte et qu’ils sont regroupés dans 59 associations religieuses locales et une association religieuse régionale enregistrées. À la lumière de ces considérations, et en l’absence de toute autre information ou explication, le Comité conclut que le grief que les auteurs tirent de l’article 27 du Pacte n’est pas suffisamment étayé aux fins de la recevabilité et est donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.7Le Comité considère que les auteurs ont suffisamment étayé les griefs qu’ils tirent des articles 18 et 19 du Pacte aux fins de la recevabilité. En conséquence, il déclare ces griefs recevables et va procéder à leur examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2S’agissant du grief que les auteurs tirent de l’article 18 (par. 1) du Pacte, le Comité rappelle que la liberté de manifester sa conviction par le culte, l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement englobe des actes très variés, notamment les actes indispensables aux groupes religieux pour mener leurs activités essentielles, tels que la liberté de choisir leurs responsables religieux, leurs prêtres et leurs enseignants, et la liberté de fonder des séminaires ou des écoles religieuses, et celle de préparer et distribuer des textes ou des publications de caractère religieux. De plus, en application de l’article 18 (par. 3) du Pacte, la liberté de manifester sa religion ou ses convictions n’est pas absolue et peut faire l’objet de certaines restrictions, mais uniquement des restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publics, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui. En l’espèce, le Comité note que les auteurs n’ont pas été autorisés à importer des publications religieuses. Une telle restriction porte atteinte au droit à la liberté de religion. Conformément à son observation générale no 22 (1993), le Comité considère que la liberté de préparer et de distribuer des textes ou des publications de caractère religieux fait partie du droit des auteurs de manifester leurs convictions et que le refus d’autoriser l’importation des publications religieuses en cause constitue une restriction de ce droit.

9.3Le Comité doit déterminer si la restriction du droit des auteurs de manifester leur religion était « nécessaire à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publics, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui » au sens de l’article 18 (par. 3) du Pacte. Dans son observation générale no 22 (1993), le Comité fait observer que le paragraphe 3 de l’article 18 doit être interprété au sens strict : les motifs de restriction qui n’y sont pas spécifiés ne sont pas recevables, même au cas où ils le seraient au titre d’autres droits protégés par le Pacte, s’agissant de la sécurité nationale, par exemple (par. 8). Les États parties, lorsqu’ils interprètent la portée des clauses relatives aux restrictions autorisées, devraient s’inspirer de la nécessité de protéger les droits garantis en vertu du Pacte, y compris le droit à l’égalité et le droit de ne faire l’objet d’aucune discrimination fondée sur les motifs spécifiés aux articles 2, 3 et 26 (par. 8).

9.4Le Comité prend note des arguments détaillés avancés par l’État partie expliquant pourquoi il était nécessaire, aux fins de l’article 18 (par. 3) du Pacte, de refuser d’autoriser l’importation des 10 publications religieuses en question, à savoir en particulier que ces publications contenaient, selon l’Agence pour les affaires religieuses, des appels à l’incitation à la discorde sociale et religieuse et des idées décourageant l’éducation laïque, pouvant entraîner la dissolution des liens familiaux, proclamant la supériorité de la religion en question sur les autres religions, favorisant les attitudes négatives à l’égard des organisations politiques, des autres religions et des religions mondiales et propageant la haine et l’hostilité religieuses.

9.5Le Comité prend également note de l’affirmation des auteurs selon laquelle la loi de 2011 sur l’activité religieuse et les associations religieuses n’indique pas quels critères l’Agence pour les affaires religieuses (désormais le Comité aux affaires religieuses) doit appliquer pour décider s’il y ou non lieu de rejeter les demandes d’importation d’ouvrages religieux émanant d’organisations religieuses, et il est interdit à une organisation religieuse d’importer des ouvrages religieux dans l’État partie sans l’approbation de l’Agence. Le Comité prend note également de l’observation des auteurs selon laquelle l’État partie n’a pas contesté les convictions religieuses des Témoins de Jéhovah auxquelles l’Agence a trouvé à redire, ni les erreurs que l’Agence a commises dans la représentation de ces convictions, ce qui confirme les dangers que présentent les enquêtes avalisées par l’État sur la légitimité de convictions religieuses. Il prend de plus note de l’argument des auteurs selon lequel les raisons avancées par l’État partie pour interdire l’importation des publications religieuses en question ne satisfont pas aux prescriptions de l’article 18 (par. 3) et de l’article 19 (par. 2) du Pacte puisque les publications religieuses des Témoins de Jéhovah ne contiennent ni appel à la violence ni incitation à la haine religieuse, ce qui ressort clairement du contenu de ces publications, et que ces mêmes publications sont utilisées et distribuées pacifiquement par les Témoins de Jéhovah dans le monde entier.

9.6Le Comité réaffirme que l’article 18 (par. 3) du Pacte doit être interprété au sens strict ; les restrictions concernant l’article 18 (par. 1) du Pacte doivent être prévues par la loi et ne doivent être appliquées qu’aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire et proportionnelles à celui-ci. Le Comité considère que les auteurs ont suffisamment étayé leur grief selon lequel il a été porté atteinte à leurs droits et que, par conséquent, la charge de la preuve incombe désormais à l’État partie, qui doit justifier les restrictions imposées. En outre, le Comité rappelle que lorsqu’un État partie invoque un motif légitime pour justifier une restriction à la liberté d’expression, il doit démontrer de manière spécifique et individualisée la nature précise de la menace ainsi que la nécessité et la proportionnalité de la mesure particulière prise, notamment en établissant un lien direct et immédiat entre l’expression et la menace. En l’espèce, le Comité prend note du grief des auteurs selon lequel la loi de 2011 ne prévoit pas les critères sur lesquels l’expertise des ouvrages religieux devrait être basée. Les raisons avancées pour interdire l’importation de certaines publications des auteurs laissent penser que l’autorisation pourrait être refusée pour des motifs arbitraires ou d’autres motifs interdits, comme la désapprobation par l’État ou par d’autres religions des principes religieux exprimés dans les ouvrages en question. De plus, la liberté de religion est particulièrement nécessaire à la protection des droits des personnes dont les convictions sont impopulaires. L’interdiction d’importation à laquelle peut donner lieu la loi de 2011 pose également problème au regard de l’article 19, qui garantit « la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières ». Le Comité relève également qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas étayé ses réponses aux arguments des auteurs ni donné le moindre exemple pour montrer en quoi les publications interdites menacent l’un quelconque des intérêts protégés par l’article 18 (par. 3). Le Comité note en outre que dans la mesure où les publications en cause sont librement accessibles sur Internet et peuvent être importées pour un usage personnel comme l’a indiqué l’État partie, il est difficile de soutenir qu’il était nécessaire d’interdire aux auteurs de les importer. Dans ces circonstances, le Comité conclut que l’État partie n’a pas démontré que la restriction poursuivait l’un des objectifs légitimes énoncés à l’article 18 (par. 3), ni que la restriction du droit de manifester sa religion était proportionnelle à l’objectif légitime qu’elle pouvait servir. Le Comité considère par conséquent que l’État partie n’a pas justifié les restrictions imposées à la manifestation par les auteurs de leur religion, et conclut que le refus d’autoriser l’importation des publications religieuses en question est contraire à la liberté de manifester sa religion et constitue donc une violation des droits que les auteurs tiennent de l’article 18 (par. 1) du Pacte.

9.7Compte tenu de cette constatation, le Comité n’examinera pas séparément les griefs formulés par les auteurs au titre de l’article 19 du Pacte.

10.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que les auteurs tiennent de l’article 18 (par. 1) du Pacte.

11.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres : a) de lever les restrictions au droit des auteurs d’importer les 10 publications religieuses concernées ; b) de prendre les mesures voulues pour assurer aux auteurs une indemnisation adéquate, notamment pour les frais de justice encourus ; et c) de revoir ses lois, règlements et pratiques pour garantir sur son territoire la pleine jouissance des droits énoncés à l`article 18 du Pacte. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsque la réalité d’une violation est établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est en outre invité à rendre celles-ci publiques et à les faire diffuser largement dans ses langues officielles.