Nations Unies

CCPR/C/130/D/2451/2014

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

11 mars 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2451/2014 * , **

Communication présentée par :

V. I. (représenté par sa mère)

Victime(s) présumée(s):

L’auteur

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

4 novembre 2009 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 18 août 2014 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

6 novembre 2020

Objet :

Torture ; détention arbitraire ; procès inéquitable

Questions de procédure :

Épuisement des recours internes

Questions de fond :

Torture ; détention arbitraire ; extorsion d’aveux ; présomption d’innocence ; défaut d’assistance juridique

Article(s) du Pacte :

7, 9 (par. 2) et 14 (par. 1, 2 et 3, al. b) et g))

Article(s) du Protocole facultatif:

2 et 5 (par. 2, al. b))

1.L’auteur est V. I., de nationalité kirghize, né en 1972. Il affirme que l’État partie a violé les droits qui lui sont reconnus par l’article 7, l’article 9 (par. 2) et l’article 14 (par. 1, 2 et 3, al. b) et g)) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 7 janvier 1995. L’auteur est représenté par sa mère.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 20 décembre 2006, des policiers ont fait irruption dans une maison appartenant au frère de l’auteur. Ils ont violemment frappé l’auteur au visage avec la crosse d’une arme et l’ont conduit dehors sans manteau et pieds nus. Ils l’ont fait tomber à terre et l’ont encore roué de coups. Ils l’ont ensuite fait monter dans une voiture de police et l’ont emmené à bord du véhicule.

2.2L’auteur a été conduit au poste de police du district de Zhaiyl, où on lui a proposé de lui donner de la vodka, de l’héroïne et du cannabis s’il avouait un crime. Comme il refusait, il a été battu à coups de matraque et menacé de violences sexuelles. Deux heures après son arrestation, il a appris que Z., une de ses connaissances, l’avait désigné comme complice du viol et du meurtre d’une écolière, commis le 10 septembre 2006.

2.3L’auteur affirme que, le même jour, il a été transporté dans un hôpital local pour y être examiné par un médecin et soumis à des prélèvements de sang et de salive. Au cours de l’examen médical, l’un des policiers a dit au médecin que l’auteur était « le deuxième gars qui avait violé la petite fille ». Malgré les nombreuses blessures que présentait l’auteur, le médecin a délivré un certificat attestant qu’il était en bonne santé.

2.4Immédiatement après l’examen médical, l’auteur a été conduit au poste de police du village d’Alekseevka, où il a une nouvelle fois été victime de mauvais traitements. Pour l’intimider, les policiers lui ont retiré son pantalon, l’ont forcé à se mettre à genoux comme s’ils s’apprêtaient à le violer et ont pris des photos de lui, lui disant qu’ils les montreraient à ses compagnons de cellule. Ils lui ont également dit que, s’il ne signait pas d’aveux, la police mettrait de la drogue au domicile de son frère pour le faire accuser et inciterait la population kirghize locale à rouer de coups sa mère âgée. Après toute une journée de torture physique et psychologique, l’auteur a finalement consenti à signer des aveux. Un avocat a été désigné pour le représenter. L’auteur était toutefois contraint de ne dire à son avocat que ce que l’enquêteur l’autorisait à dire et n’a pas été autorisé à s’entretenir avec lui en privé. Juste après avoir signé les aveux, il a été informé qu’on l’emmènerait sur les lieux du crime pour procéder à une reconstitution des faits dans le cadre de l’enquête.

2.5Avant d’être transporté sur les lieux du crime, l’auteur a toutefois été conduit dans un autre bureau et les trois policiers qui l’avaient torturé précédemment lui ont une nouvelle fois donné des coups de matraque sur les pieds et lui ont dit ce qu’il devait dire et faire. Malgré l’heure tardive et alors qu’il faisait très froid, il a été conduit sur les lieux du crime sans manteau et pieds nus. Selon l’auteur, il existe une vidéo de lui, filmée cette nuit-là, qui a servi de preuve et où l’on voit clairement qu’il est blessé au visage et aux mains. Sur les lieux du crime, à la fin de la reconstitution, il a été agressé par le père et d’autres parents de la victime qui se trouvaient également sur place, sous les yeux des policiers, qui ne sont pas intervenus. On l’a ensuite reconduit au poste de police du district de Zhaiyl, où il a une nouvelle fois été roué de coups par plusieurs policiers. On l’a ensuite laissé menotté à une canalisation jusqu’à sept heures du matin. Selon l’auteur, il a de nouveau été roué de coups le 6 janvier 2007 au centre de détention provisoire de Belovodskoe puis, le 10 janvier 2007, au poste de police du district de Zhaiyl, où des policiers l’ont battu et ont cherché à lui faire avouer un autre meurtre non élucidé, commis dans la région de Sosnovskiy povorot.

2.6L’auteur soutient que l’avocat désigné pour le représenter n’était pas présent ni pendant ses interrogatoires ni pendant l’exécution d’autres actes d’enquête ; sa signature a toutefois été apposée sur tous les actes de procédure établis au cours de l’enquête. Le 30 décembre 2006, la mère de l’auteur a engagé un autre avocat, avec qui l’auteur n’a pu s’entretenir que le 3 janvier 2007.

2.7Le 12 janvier 2007, le nouvel avocat de l’auteur a saisi le Parquet du district de Zhaiyl pour dénoncer les actes de torture subis par celui-ci. Le 13 janvier 2007, l’auteur a été examiné par un médecin, qui a constaté qu’il avait été blessé aux épaules et au visage à l’aide d’un objet contondant. L’examen n’a toutefois pas permis de dater précisément les blessures. Le 22 janvier 2007, un procureur adjoint du Parquet du district de Zhaiyl a décidé de ne pas ouvrir d’enquête judiciaire sur les faits, estimant qu’on ne disposait d’aucune preuve contre les policiers visés en dehors du « témoignage subjectif » de l’auteur.

2.8Le 20 février 2007, l’auteur a subi un second examen médical, qui a permis de déterminer que ses blessures avaient pu être causées pendant la période comprise entre les 3 et 6 janvier 2007. Le 18 juin 2008, un enquêteur du Parquet du district de Zhaiyl a une nouvelle fois décidé de classer sans suite la plainte déposée par l’auteur. Dans sa décision, il a indiqué qu’il était impossible de déterminer qui avait blessé l’auteur et que celui-ci avait très bien pu être blessé par ses compagnons de cellule. À une date non précisée, l’auteur a saisi le Bureau du Procureur général d’un recours contre la décision de classement sans suite rendue par l’enquêteur. Son recours a toutefois été rejeté.

2.9Le 30 juillet 2007, le tribunal du district de Zhaiyl a reconnu l’auteur coupable et l’a condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Il n’a pas tenu compte des allégations de torture formulées par l’auteur et son coaccusé et a relevé que ceux-ci avaient tous deux signé des aveux en présence d’un avocat. S’agissant de l’alibi de l’auteur, le tribunal a estimé qu’il ne fallait pas le retenir, puisqu’il n’était confirmé que par des amis de l’auteur, qui étaient partiaux. Le coaccusé de l’auteur a déclaré qu’il avait fait des aveux parce qu’on l’avait torturé et qu’on lui avait injecté de la drogue. Le jugement rendu reposait sur les aveux qui avaient été faits initialement par l’auteur et son coaccusé et sur les résultats d’une analyse médico-légale du sperme trouvé sur les lieux du crime. Selon l’auteur, la méthode d’analyse médio-légale employée par la police est dépassée et présente une marge d’erreur de 60 à 65 %. Les résultats de l’analyse n’ont pas permis de démontrer qu’il était l’auteur des faits ; il a simplement été conclu que l’on ne pouvait affirmer que le sperme en question n’était pas le sien. En 2009, la famille de l’auteur a voulu faire pratiquer un test ADN à partir des échantillons biologiques prélevés sur les lieux du crime, mais lorsqu’elle a demandé au laboratoire médico-légal public qu’il lui remette ces échantillons, on lui a expliqué qu’ils avaient tous été rendus à l’enquêteur, et qu’ils avaient par la suite été détruits.

2.10À une date non précisée, l’auteur a fait appel de la décision rendue par le tribunal de district de Zhaiyl le 30 juillet 2007. Le 25 septembre 2007, le tribunal régional de Chuy a confirmé la décision du tribunal de première instance.

2.11À une date non précisée, l’auteur a saisi la Cour suprême d’un recours en révision. Le 18 mars 2008, la Cour suprême a rejeté le recours et confirmé la décision du tribunal régional de Chuy. L’auteur estime par conséquent avoir épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur dit avoir été torturé pendant plusieurs semaines après son arrestation, le 20 décembre 2006, en violation de l’article 7 du Pacte.

3.2L’auteur affirme qu’on ne l’a pas informé des motifs de son arrestation et que sa famille n’a pas non plus été informée du lieu où il se trouvait immédiatement après son arrestation, ce qui constitue une violation l’article 9 (par. 2) du Pacte.

3.3L’auteur affirme n’avoir pas eu droit à un procès équitable, puisque les tribunaux : ont arbitrairement rejeté les recours introduits par la défense ; n’ont cessé de l’interrompre et d’interrompre son avocat alors qu’ils laissaient le procureur s’exprimer librement ; n’ont tenu aucun compte de ses allégations concernant ses aveux forcés et le fait qu’il n’avait pas pu bénéficier de l’assistance d’un avocat pendant l’instruction ; ont incorrectement apprécié les éléments de preuve, en violation de l’article 14 (par. 1) du Pacte.

3.4L’auteur affirme également que l’État partie a violé les droits qui lui sont reconnus par l’article 14 (par. 2) du Pacte puisqu’on le qualifiait déjà de meurtrier et de violeur dans de nombreux médias bien avant son procès. Il soutient que Kara-Balta est une toute petite ville et qu’après le meurtre du 10 septembre 2006, tous les habitants avaient peur. Certains parents interdisaient même à leurs enfants d’aller à l’école tant que le meurtrier n’avait pas été retrouvé. Il fait observer que, le 14 septembre 2006, un haut responsable de la Police nationale a donné une interview dans laquelle il assurait que ce crime serait élucidé au plus tard le 1er décembre 2006, sans quoi les hauts responsables de la Police du district de Zhaiyl seraient démis de leurs fonctions. Le 27 novembre 2006, le coaccusé de l’auteur a été arrêté, et plusieurs journaux ont publié des articles dans lesquels il était désigné comme l’auteur des faits. On l’a conduit sur les lieux du crime afin de procéder à une reconstitution des faits pour les besoins de l’enquête, et la reconstitution a été filmée et diffusée par la suite par une chaîne de télévision locale, avec pour objectif d’apaiser la population et de montrer que le tueur avait été appréhendé. Toutefois, les résultats de l’analyse médico-légale du sperme du coaccusé ont montré que le sperme trouvé sur les lieux du crime ne pouvait être le sien. Selon l’auteur, c’est à ce stade que la police a commencé à rechercher un complice. Puisqu’il avait déjà été condamné auparavant et que son coaccusé habitait temporairement chez lui au moment des faits, les policiers ont arrêté leur choix sur lui. D’après l’auteur, c’est parce que les autorités s’étaient fixé un délai pour achever leur enquête et que ce délai avait été rendu public qu’elles n’ont pas eu suffisamment de temps pour enquêter de façon approfondie. Une fois inculpés, l’auteur et son coaccusé étaient donc présumés coupables et devaient être reconnus comme tels.

3.5L’auteur affirme également qu’il n’a pas pu bénéficier des services d’un avocat pendant quinze jours, ce qui est contraire à l’article 14 (par. 3, al. b)) du Pacte. L’avocat désigné pour le représenter ne l’a pas assisté et n’était présent à ses côtés que le 20 décembre 2006, alors même que ses signatures attestent sa participation pendant toute la durée de l’enquête.

3.6Enfin, l’auteur dit avoir été victime d’une violation des droits qui lui sont reconnus par l’article 14 (par. 3, al. g)) du Pacte, puisqu’il a été contraint par la torture de faire des aveux et que le tribunal a retenu ses aveux forcés comme principale preuve à charge.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.Dans une note verbale datée du 20 février 2015, l’État partie a adressé ses observations sur la recevabilité de la communication. Il affirme que, le 16 janvier 2014, le Bureau du Procureur général du Kirghizistan a rouvert l’enquête sur l’affaire du fait de l’existence de nouveaux éléments. Dans le cadre de l’enquête, une demande internationale a été adressée aux forces de l’ordre de la Fédération de Russie aux fins de l’exécution de différents actes d’enquête sur le territoire russe. Au moment de la soumission des observations de l’État partie, aucune information n’avait été reçue de la part des autorités russes. L’État partie fait observer que l’enquête sur les nouveaux éléments de l’affaire est en cours et que, par conséquent, on ne saurait considérer que les recours internes ont été épuisés et la communication devrait donc être déclarée irrecevable.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Les 4 février, 16 mars et 11 mai 2017, l’auteur a adressé ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il fait observer qu’en 2015, les autorités russes ont rendu compte des actes d’enquête demandés, mais que les informations qu’elles ont communiquées n’ont pas permis de faire progresser l’enquête.

5.2L’auteur affirme qu’en 2015, de nouveaux témoins ont été interrogés par les autorités kirghizes. Selon Ya., un témoin, l’auteur des faits n’était pas d’origine russe, contrairement à l’auteur et à son coaccusé. D’autres témoins ont confirmé l’alibi de l’auteur, qui, au moment où les faits auraient été commis, participait à une fête d’anniversaire organisée pour l’un de ses amis dans une autre ville, située à une heure de route. L’examen médico-légal n’a du reste pas permis de déterminer l’heure exacte de la mort de la victime.

5.3Selon l’auteur, depuis 2010, l’enquête a été rouverte à plusieurs reprises du fait de l’existence d’éléments nouveaux, avant d’être close à nouveau. Il fait observer qu’à l’heure actuelle, elle est menée par le principal service des enquêtes du Ministère de l’intérieur, qui n’a aucun intérêt à ce que les décisions rendues dans l’affaire soient encore réexaminées car il deviendrait alors apparent que les éléments à charge ont été forgés de toutes pièces par la police. Compte tenu de ce qui précède, l’auteur répète que toutes les voies de recours internes utiles ont été épuisées. Il fait également observer que, depuis le 11 mars 2017, il fait la grève de la faim, en vain jusqu’à présent, pour obtenir du Bureau du Procureur général qu’il renvoie son dossier devant la Cour suprême afin que celle-ci puisse examiner l’affaire à la lumière des nouveaux éléments en question.

5.4L’auteur produit également une lettre signée par l’adjoint au Médiateur du Kirghizistan, qui considère que ses griefs sont recevables et que tous les recours internes utiles et disponibles ont été épuisés. Il ressort de cette lettre qu’il existe des motifs suffisants pour procéder au réexamen de l’affaire ; or, depuis huit ans, le Bureau du Procureur général ne cesse de rouvrir l’enquête et de la clore de nouveau sans jamais renvoyer l’affaire devant la Cour suprême.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans une note verbale datée du 25 juillet 2017, l’État partie a adressé ses observations sur le fond. Il rejette les arguments de l’auteur et fait observer que, comme suite aux nombreux recours de l’auteur, le Bureau du Procureur général a mené plusieurs enquêtes sur de nouveaux éléments. Aucune n’a toutefois permis de corroborer les faits allégués.

6.2L’État partie fait observer, en outre, que l’auteur et son coaccusé ont été reconnus coupables d’avoir violé et tué une écolière, le 10 septembre 2006, dans la ville de Kara-Balta. Après le meurtre, les auteurs ont dérobé les boucles d’oreille en or de leur victime, qu’ils ont ensuite vendues. Tous deux ont été condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité. Selon l’État partie, dans ses nombreux recours, l’auteur a nié avoir commis ce crime et déclaré qu’au moment où les faits auraient été commis, il était à la fête d’anniversaire de son ami K., à Bichkek. Au cours du procès, K. et sa compagne ont tous deux déclaré que l’auteur avait assisté à la fête à partir de 17 heures. Cependant, comme ils ne pouvaient produire aucune preuve à l’appui de leurs dires, leurs témoignages n’ont pas été retenus par le tribunal de première instance.

6.3Pour ce qui est de l’argument de l’auteur selon lequel sa déclaration de culpabilité se fondait exclusivement sur ses aveux, qu’on lui avait arrachés par la torture, l’État partie avance qu’en plus de ses aveux, on disposait aussi de ceux de son coaccusé, du témoignage du négociant en or à qui les accusés avaient vendu les boucles d’oreille et des résultats de l’analyse médico-légale des échantillons biologiques. L’État partie fait observer que le Parquet du district de Zhaiyl a effectué des vérifications comme suite aux allégations de torture formulées par l’auteur, et qu’il a décidé de ne pas ouvrir d’enquête judiciaire.

6.4L’État partie relève en outre que, le 22 décembre 2009, le Bureau du Procureur général a rouvert l’enquête sur l’affaire du fait de l’existence de nouveaux éléments. Les enquêteurs n’ont pas pu consulter les registres des antennes-relais de téléphonie mobile, comme l’avait demandé l’auteur, pour déterminer précisément où celui-ci se trouvait le jour des faits, ces registres n’étant conservés que pendant deux ans. Il a également été établi que toutes les preuves relatives à l’affaire avaient été détruites le 20 mars 2009, en application de l’article 88 (par. 3) du Code de procédure pénale. L’enquête n’ayant pas permis de mettre en évidence d’autres éléments qui auraient pu corroborer les dires de l’auteur, le Bureau du Procureur général l’a classée le 15 mars 2010.

6.5Le 18 novembre 2011, comme suite aux nombreuses requêtes adressées par la mère de l’auteur, le Bureau du Procureur général a une nouvelle fois rouvert l’enquête du fait de l’existence d’éléments nouveaux et a renvoyé le dossier au Parquet régional de Chuy. Cependant, le 23 juin 2012, l’enquête n’ayant rien donné, il l’a classée une fois de plus. La mère de l’auteur a introduit un recours contre le classement de l’enquête auprès du tribunal de district de Pervomayskiy, à Bichkek ; celui-ci l’a déboutée le 10 août 2012.

6.6Le 17 décembre 2013, la mère de l’auteur a une nouvelle fois adressé une requête au Bureau du Procureur général aux fins de la réouverture de l’enquête du fait de l’existence d’éléments nouveaux, invoquant les déclarations de deux nouveaux témoins, qui désignaient une autre personne comme coupable potentiel. Toutefois, les empreintes digitales de la personne concernée ne correspondaient pas à celles retrouvées sur les lieux du crime et la comparaison de sa salive et de ses prélèvements sanguins avec les traces de sperme trouvées sur les lieux du crime n’a rien donné. Les témoins affirmaient en outre que le père de la victime connaissait le suspect, alors que celui-ci soutenait le contraire. Compte tenu de ce qui précède, l’enquêteur chargé du dossier a recommandé au Bureau du Procureur général de classer l’enquête.

6.7Le 25 février 2015, le Bureau du Procureur général a ordonné de nouvelles mesures d’enquête, l’avocat de l’auteur ayant produit un élément nouveau, à savoir une lettre d’une spécialiste locale de l’analyse d’ADN qui avait conclu que le sperme dont on avait trouvé des traces sur les lieux du crime ne pouvait être celui de l’auteur. Pour vérifier les conclusions de la spécialiste, le Parquet de la ville de Bichkek a ordonné une analyse médico-légale complexe, qui a permis de déterminer que les conclusions en question étaient sans fondement. Compte tenu de cela, l’enquêteur a recommandé au Bureau du Procureur général de classer l’affaire. Dans le même temps, le Médiateur du Kirghizistan a porté plainte contre l’enquêteur chargé du dossier, l’accusant d’avoir manqué d’impartialité.

6.8Comme suite aux nombreuses requêtes adressées par l’auteur, sa mère et ses avocats, qui demandaient qu’on les autorise à consulter les pièces du dossier, le Bureau du Procureur général a ordonné de nouvelles mesures d’enquête et renvoyé l’affaire au principal service des enquêtes du Ministère de l’intérieur. Selon l’État partie, cette enquête a pris fin le 11 mai 2017 et ses résultats sont actuellement examinés par le Bureau du Procureur général.

6.9L’État partie affirme qu’au vu de ce qui précède, on ne saurait conclure que les autorités ne tiennent pas compte des arguments de l’auteur concernant son innocence ni qu’elles se sont abstenues de renvoyer l’affaire devant la Cour suprême aux fins de son réexamen. Il fait observer que la déclaration de culpabilité de l’auteur a été confirmée à la fois par le tribunal régional de Chuy et par la Cour suprême et que, sauf élément nouveau, elle n’est plus susceptible de recours. Du reste, avant que la Cour suprême puisse une nouvelle fois réexaminer l’affaire, le Parquet doit enquêter sur tout nouvel élément et approuver le renvoi de l’affaire aux fins de la tenue d’une nouvelle audience.

Renseignements complémentaires communiqués par l’auteur

7.Le 24 août 2020, l’auteur a fourni une copie de la décision rendue par la Cour suprême le 18 février 2020 sur la demande présentée par son conseil aux fins de la réouverture de l’affaire en raison de l’existence d’éléments nouveaux. La Cour a rejeté la demande, estimant que les faits exposés par l’auteur ne constituaient pas des circonstances nouvelles, puisque les éléments versés au dossier étaient fiables et se corroboraient mutuellement.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité note que, selon l’État partie, puisqu’une enquête est actuellement menée sur des éléments nouveaux survenus dans l’affaire, on ne saurait considérer que les recours internes ont été épuisés et la communication devrait donc être déclarée irrecevable. Il note également que, d’après l’auteur, depuis 2010, l’enquête a été rouverte à plusieurs reprises du fait de l’existence d’éléments nouveaux, avant d’être close à nouveau. Il observe que, bien que tous les nouveaux éléments apportés par l’auteur et ses avocats semblent déclencher la réouverture du dossier et de l’enquête par le Bureau du Procureur général, l’État partie n’a pas pu démontrer qu’il existait une probabilité raisonnable que les nombreuses enquêtes ouvertes permettent d’assurer à l’auteur un recours utile dans les circonstances de l’espèce puisqu’aucune de ces enquêtes n’a abouti à la tenue d’une audience devant la Cour suprême. Dans ces conditions, le Comité considère que les dispositions de l’article 2 et de l’article 5 (par. 2, al. b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

8.4Le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel on ne l’a pas informé des motifs de son arrestation et sa famille n’a pas non plus été informée du lieu où il se trouvait immédiatement après son arrestation, ce qui constitue une violation de l’article 9 (par. 2) du Pacte. Il note toutefois que, selon les informations dont il dispose, l’auteur n’avait jamais soulevé ces griefs devant les autorités nationales avant de soumettre la présente communication. Dans ces conditions, il considère que, s’agissant des griefs soulevés au titre de l’article 9 (par. 2) du Pacte, l’auteur n’a pas épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes, et juge ces griefs irrecevables au regard de l’article 5 (par. 2, al. b)) du Protocole facultatif.

8.5De même, le Comité estime que les griefs soulevés par l’auteur au titre de l’article 14 (par. 3, al. b)) du Pacte sont irrecevables au regard de l’article 5 (par. 2, al. b)) du Protocole facultatif étant donné qu’ils n’ont pas été portés à la connaissance des autorités nationales avant la soumission de la présente communication.

8.6Le Comité prend note des allégations de l’auteur selon lesquelles son droit à la présomption d’innocence a été violé puisqu’il était déjà qualifié de meurtrier et de violeur dans de nombreux médias bien avant son procès et que, s’étant fixé un délai pour achever leur enquête, délai qui avait été rendu public, les autorités n’ont pas eu suffisamment de temps pour enquêter de façon approfondie ; une fois inculpés, l’auteur et son coaccusé étaient donc présumés coupables et devaient être condamnés. Au vu des éléments dont il est saisi, le Comité observe toutefois que l’auteur n’a pas démontré que les faits précités avaient influencé les tribunaux et entraîné une violation des droits qui lui sont reconnus par l’article 14 (par. 2) au Pacte. Il note également que ce grief n’a pas été soulevé au cours du procès ni par la suite et que, par conséquent, les autorités internes n’ont pas pu examiner la question de savoir si les dispositions applicables du Pacte avait été respectées. Par conséquent, il considère que cette partie de la communication est irrecevable au regard de l’article 2 et de l’article 5 (par. 2, al. b)) du Protocole facultatif.

8.7Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les autres griefs soulevés au titre des articles 7 et 14 (par. 1 et 3, al. g)) du Pacte. Il déclare donc la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2Le Comité note que, selon l’auteur, le 20 décembre 2006, des policiers ont fait irruption dans une maison appartenant à son frère sans s’identifier ni présenter de documents officiels, l’ont violemment frappé au visage avec la crosse d’une arme et l’ont ensuite conduit dehors sans manteau et pieds nus. Ils l’ont fait tomber à terre et l’ont encore roué de coups. Ils l’ont ensuite fait monter dans une voiture de police et l’ont emmené à bord du véhicule. L’auteur a été conduit au poste de police du district de Zhayil, où on lui a proposé de lui donner de la vodka, de l’héroïne et du cannabis s’il avouait un crime. Comme il refusait, il a été battu à coups de matraque et menacé de violences sexuelles. Selon lui, ce n’est que deux heures après son arrestation qu’il a appris que Z., une de ses connaissances, l’avait désigné comme complice du viol et du meurtre d’une écolière, commis le 10 septembre 2006. Par la suite, l’auteur a été conduit au poste de police du village d’Alekseevka, où il a une nouvelle fois subi des violences physiques. Après toute une journée de torture physique et psychologique, l’auteur a finalement fait des aveux. Le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel il a été une nouvelle fois roué de coups le 6 janvier 2007 au centre de détention provisoire de Belovodskoe et le 10 janvier 2007 au poste de police du district de Zhaiyl, où des policiers ont cherché à lui faire avouer un autre meurtre non élucidé.

9.3Le Comité note en outre que, le 13 janvier 2007, l’auteur a été examiné par un médecin, qui a constaté qu’il avait été blessé aux épaules et au visage à l’aide d’un objet contondant. Une copie des conclusions du médecin a été transmise au Comité. Le Comité relève également que, le 20 janvier 2007, à l’issue d’un nouvel examen, il a été conclu que les blessures de l’auteur avaient pu lui être causées entre le 3 et le 6 janvier 2007. Le Comité note en outre que, d’après l’État partie, le Parquet du district de Zhaiyl a effectué des vérifications comme suite aux allégations de torture formulées par l’auteur, mais a refusé d’ouvrir une enquête judiciaire.

9.4Le Comité observe que, si l’État partie affirme avoir effectué des investigations comme suite aux allégations de torture formulées par l’auteur, il n’a pas démontré que ces investigations avaient été effectuées de façon approfondie et efficace. Il note que l’État partie n’a formulé aucune observation tendant à contester les allégations de torture faites par l’auteur, allégations qui sont étayées par des rapports médicaux. L’État partie n’a pas davantage commenté les allégations de l’auteur selon lesquelles, sur la vidéo de la reconstitution des faits, qui a été filmée après son arrestation, on peut voir qu’il est blessé au visage et aux bras. En outre, il ressort des observations des deux parties et des exemplaires des documents qui ont été transmis au Comité que le Parquet du district de Zhaiyl n’a interrogé personne hormis l’auteur lui-même et les policiers que celui-ci avait désignés dans sa plainte. En outre, le Parquet n’a examiné aucune autre preuve avant de mettre fin à ses investigations sur les allégations de l’auteur.

9.5Le Comité rappelle qu’un État partie est responsable de la sécurité de toute personne placée en détention et que, lorsqu’une personne en détention présente des blessures, c’est à lui qu’il incombe de produire des preuves l’exonérant de toute responsabilité. Il a affirmé à plusieurs reprises qu’en pareil cas, la charge de la preuve ne saurait incomber uniquement à l’auteur de la communication, d’autant que l’État partie est souvent le seul à disposer des renseignements voulus. En l’absence de toute observation de l’État partie réfutant les allégations de l’auteur, le Comité doit accorder du poids à celles-ci. En conséquence, il conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 7 du Pacte.

9.6Par conséquent, le Comité constate que les faits dont il est saisi font également apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 14 (par. 3, al. g)) du Pacte : la déclaration de culpabilité de l’auteur était en effet fondée sur les aveux de celui-ci et de son coaccusé, que les tribunaux ont retenus bien que l’auteur se soit par la suite rétracté, les aveux en question ayant été obtenus par la torture, et alors même que le 10 janvier 2007 la police avait cherché à lui faire avouer d’autres faits.

9.7Ayant conclu à une violation de l’article 14 (par. 3, al. g)) du Pacte, le Comité décide de ne pas examiner séparément les griefs soulevés par l’auteur au titre du paragraphe 1 de cet article.

10.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les éléments dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie de l’article 7 et de l’article 14 (par 3, al. g)) du Pacte.

11.Conformément à l’article 2 (par. 3, al. a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu : de faire procéder dans les meilleurs délais à un enquête impartiale sur les actes de torture dont l’auteur dit avoir été victime et, si les faits sont avérés, de poursuivre les responsables ; de prendre les mesures voulues pour revoir la déclaration de culpabilité de l’auteur ; d’accorder à l’auteur une indemnisation suffisante. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures voulues pour éviter, à l’avenir, que des violations analogues soient commises. À ce propos, il devrait notamment revoir sa législation et sa pratique afin de veiller à ce que toutes les preuves substantielles, y compris les preuves médico-légales, soient conservées pendant une durée suffisante, au-delà même de la date de passage de la décision en force de chose jugée, de façon à permettre les recours ou le réexamen des décisions rendues.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.