Nations Unies

CCPR/C/135/D/2827/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

15 novembre 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2827/2016* , **

Communication présentée par :

Maksat Nurypbaev (représenté par l’organisation non gouvernementale Ar.Rukh.Khak)

Victime (s) présumé e(s) :

L’auteur

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication:

23 avril 2016 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 17 octobre 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

7 juillet 2022

Objet :

Liberté d’expression, liberté de réunion, droit à un procès équitable

Question(s) de procédure :

Fondement des griefs

Question(s) de fond :

Liberté d’expression, liberté de réunion, procès équitable

Article(s) du Pacte :

14 (par. 3 d)), 19 et 21

Article ( s ) du Protocole facultatif:

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Maksat Nurypbaev, de nationalité kazakhe, né en 1973. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 14 (par. 3 d)), 19 et 21 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 septembre 2009. L’auteur est représenté par l’organisation non gouvernementale Ar.Rukh.Khak.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est avocat et militant du mouvement Anti-diméthylhydrazine asymétrique (UDMH) à Almaty. Le 13 janvier 2014, il a manifesté, seul, contre l’utilisation d’UDMH et de tétroxyde de diazote dans le carburant de la fusée Proton sur la base de lancement de Baïkonour. Au bout d’une dizaine de minutes, il a été arrêté par la police, accusé de tenir un rassemblement non autorisé. Le jour même, le tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Astana l’a déclaré coupable de violation de l’article 373 (par. 3) du Code des infractions administratives pour manifestation non autorisée. L’auteur a été condamné à une amende de 37 040 tenge.

2.2L’auteur a fait appel de cette décision auprès du collège de la cour d’appel d’Astana le 23 janvier 2014. La cour d’appel a annulé la décision de première instance le 5 février 2014. Néanmoins, le 28 juillet 2014, le Bureau du Procureur général d’Astana a introduit un recours devant la Cour suprême contre la décision de la cour d’appel, dans le cadre de la procédure de contrôle. Sans informer l’auteur ni son conseil de ce recours et de l’audience, le 27 août 2014, la Cour suprême a réexaminé l’affaire et confirmé le jugement de première instance, annulant la décision de la cour d’appel.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur fait valoir qu’en sanctionnant la manifestation d’une personne seule, l’État partie a violé les articles 19 et 21 du Pacte.

3.2L’auteur affirme que les droits qu’il tient de l’article 14 (par. 3 d)) du Pacte ont été violés parce qu’il n’a pas été informé du recours introduit par le Bureau du Procureur général auprès de la Cour suprême, ni de l’examen de ce recours.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Par une note verbale en date du 20 avril 2017, l’État partie rappelle les faits de la cause et indique que, le 13 janvier 2014, l’auteur a été administrativement déclaré coupable au titre de l’article 373 (par. 3) du Code des infractions administratives et condamné à une amende de 37 040 tenge. Le 5 février 2014, la cour d’appel a annulé la décision du tribunal de première instance.

4.2L’État partie dit que le 28 juillet 2014, le Bureau du Procureur général a envoyé à l’auteur une lettre l’informant du recours qu’il avait introduit auprès de la Cour suprême dans le cadre de la procédure de contrôle.

4.3L’État partie dit que l’auteur, bien qu’ayant été informé le 30 septembre 2013 des dispositions du Code des infractions administratives concernant la tenue d’un piquet, a persisté à ignorer les prescriptions de la loi et enfreint sciemment et délibérément ces dispositions.

4.4L’État partie rappelle que les droits énoncés aux articles 19 et 21 du Pacte sont soumis à certaines restrictions. Il dit que le droit de réunion pacifique n’est pas interdit au Kazakhstan mais que l’organisation des réunions obéit à certaines règles.

4.5L’État partie rappelle également que l’article 32 de la Constitution du Kazakhstan garantit aux citoyens le droit de se réunir pacifiquement et d’organiser des réunions, rassemblements, manifestations, défilés et piquets. La loi peut toutefois restreindre l’exercice de ce droit afin de garantir la sûreté de l’État ou l’ordre public ou de protéger la santé ou les droits et libertés d’autrui. La manière dont peuvent être exprimés les intérêts de la société, d’un groupe ou de personnes dans les lieux publics ainsi que la forme que peut revêtir cette expression et les restrictions qui peuvent être imposées sont définies par la loi no 2126 du 17 mars 1995 régissant l’organisation et la tenue des rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques.

4.6L’État partie se réfère aux articles 1er et 2 de la loi no 2126 et précise que ce n’est pas tant le nombre de participants que le caractère public qui fait qu’une manifestation relève de cette loi. Toute manifestation publique collective ou individuelle est soumise à cette loi et les organisateurs d’un rassemblement doivent donc demander une autorisation préalable aux autorités exécutives locales. Conformément à l’article 9 de la loi, l’inobservation de ces règles est passible de sanctions.

4.7L’État partie affirme que la législation relative aux infractions administratives joue un rôle essentiel dans la protection des droits, libertés et intérêts légitimes des citoyens et la prévention des infractions administratives au Kazakhstan. L’article 373 du Code des infractions administratives du Kazakhstan prévoit des sanctions administratives en cas d’infraction à la législation régissant les manifestations de masse.

4.8L’État partie indique en outre que les citoyens du Kazakhstan exercent activement leur droit constitutionnel à la liberté d’expression en tenant des réunions pacifiques dans les lieux désignés à cet effet. Il précise qu’en 2014, 16 manifestations de masse ont eu lieu et que les organisateurs se sont conformés aux dispositions de la loi. L’auteur n’était donc pas empêché de tenir un piquet pour autant qu’il observât la loi.

4.9L’État partie dit ensuite que l’auteur a été reconnu coupable et condamné à une amende administrative au titre de l’article 373 (par. 3) du Code des infractions administratives du Kazakhstan. Il précise que l’auteur a été reconnu coupable non pas pour avoir exprimé son opinion mais pour avoir enfreint les règles relatives à l’organisation et à la tenue des rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques. Par conséquent, l’allégation selon laquelle l’État partie n’aurait pas permis à l’auteur d’exercer son droit de réunion pacifique et sa liberté d’expression est sans fondement.

4.10L’État partie dit que toutes les normes du droit international et national concernant les garanties d’un procès équitable ont été en l’espèce respectées.

4.11L’État partie déclare que la plainte devrait être déclarée irrecevable au regard des articles 2, 3 et 5 du Protocole facultatif.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le 5 juin 2017, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il renvoie au rapport du Rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association sur sa mission au Kazakhstan où il est dit que si le droit de se réunir pacifiquement et de tenir des réunions, rassemblements, manifestations, défilés et piquets est garanti par la Constitution, dans la pratique, la manière dont les autorités réglementent les réunions rend ce droit vide de sens. La loi de 1995 régissant l’organisation et la tenue des rassemblements, réunions, marches, piquets et manifestations pacifiques exige que les représentants des groupements de travailleurs, associations ou groupes distincts de citoyens du Kazakhstan âgés de 18 ans révolus demandent l’autorisation préalable des autorités locales au moins dix jours avant la date du rassemblement prévu.

5.2Ces conditions ne sont pas conformes aux normes internationales, qui prévoient qu’aucune autorisation ne devrait être requise pour se réunir pacifiquement et que toute personne a droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques. L’auteur dit que l’État partie n’a pas donné effet aux constatations formulées par le Comité au sujet de la violation des articles 19 et 21 du Pacte commise dans une affaire similaire.

5.3L’auteur déclare que si, comme l’affirme l’État partie, les droits énoncés aux articles 19 et 21 du Pacte sont garantis au Kazakhstan et ne peuvent être restreints que dans certaines circonstances, l’État partie n’a pas expliqué pourquoi il était nécessaire de lui infliger une amende administrative.

5.4L’auteur fait observer que selon le droit international qui lie l’État partie, toute restriction au droit de réunion pacifique doit être proportionnée et appliquée selon les circonstances particulières de chaque cas, que l’intervention des autorités dans le processus d’organisation des manifestations publiques devrait être réduite au minimum et que la dispersion d’assemblées devrait être une mesure de dernier recours. Or l’État partie, selon l’auteur, a ignoré et violé ces principes.

5.5L’auteur dit que les observations de l’État partie montrent la réticence de celui-ci à considérer les violations de ses droits, et affirme que les droits qui lui sont garantis aux articles 14, 19 et 21 du Pacte ont été violés.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note du grief de l’auteur dénonçant une violation des droits qu’il tient de l’article 14 (par. 3 d)) du Pacte étant donné qu’il n’a pas été informé du recours introduit par le Bureau du Procureur général auprès de la Cour suprême ni de l’examen de ce recours. Toutefois, il prend note également de l’argument de l’État partie selon lequel le Bureau du Procureur général a envoyé à l’auteur, le 28 juillet 2014, une lettre l’informant du recours formé devant la Cour suprême dans le cadre de la procédure de contrôle. Il considère donc que les éléments figurant au dossier ne lui permettent pas de se prononcer sur le grief de l’auteur. Par conséquent, il déclare que cette partie de la communication n’est pas suffisamment fondée et est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4Le Comité prend note du grief soulevé par l’auteur au titre de l’article 21 du Pacte, à savoir que l’État partie, en le sanctionnant pour avoir manifesté seul, a violé son droit de réunion. Il fait observer que la notion de rassemblement suppose certes la participation de plus d’une personne, mais qu’un manifestant seul jouit de la même protection au titre du Pacte, notamment de l’article 19. Il rappelle sa jurisprudence, selon laquelle un piquet d’une personne relève généralement non pas de l’article 21 du Pacte, qui concerne le droit de réunion pacifique, mais de l’article 19. Il estime toutefois, à la lumière de son observation générale no 37 (2020), que les faits présentés par l’auteur soulèvent des questions au titre de l’article 19 du Pacte, et non de l’article 21. Partant, le Comité considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé aux fins de la recevabilité le grief qu’il tire de l’article 21 du Pacte, et le déclare irrecevable au regard des articles 2 et 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

6.5Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’il tire de l’article 19 du Pacte et il passe à leur examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note du grief de l’auteur selon lequel l’État partie a violé son droit à la liberté d’expression garanti à l’article 19 du Pacte en le condamnant à une amende, le 13 janvier 2014, pour avoir manifesté seul contre l’emploi d’UDMH et de tétroxyde de diazote dans le carburant de la fusée Proton sur la base de lancement de Baïkonour. Il note en outre que l’auteur considère que les restrictions imposées à ses droits n’étaient pas nécessaires et ne relevaient pas des restrictions autorisées prévues à l’article 19 du Pacte. Il prend note d’autre part des arguments de l’État partie expliquant que les autorités locales sont parfaitement en droit d’imposer des restrictions à la liberté de réunion, et se conforment à cet égard à la loi régissant l’organisation et la tenue des rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques. Enfin, il prend note de l’observation de l’État partie disant que les restrictions imposées par les autorités locales ont pour objet de protéger la sécurité de l’État, l’ordre public, la santé publique et les droits et libertés d’autrui (voir par. 4.5).

7.3Le Comité rappelle son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il a notamment considéré que la liberté d’expression était essentielle pour toute société et constituait un fondement de toute société libre et démocratique. Il rappelle que le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte autorise certaines restrictions à la liberté d’expression, y compris la liberté de répandre des informations et des idées, qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et être nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui et à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public ou de la santé ou de la moralité publiques. Enfin, les restrictions à la liberté d’expression ne doivent pas avoir une portée trop large − c’est-à-dire qu’elles doivent constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’obtenir le résultat recherché et qu’elles doivent être proportionnées à l’intérêt à protéger. Le Comité rappelle que c’est à l’État partie qu’il incombe de montrer que les restrictions apportées aux droits que l’auteur tient de l’article 19 du Pacte étaient nécessaires et proportionnées.

7.4Le Comité note que l’auteur a été sanctionné pour avoir tenu seul une manifestation pacifique dans le but d’exprimer ses opinions alors qu’il n’avait pas obtenu l’autorisation préalable des autorités locales. Le Comité estime, comme il l’a déjà fait dans d’autres affaires concernant le droit de réunion pacifique, que les dispositions de droit interne qui exigent que la personne souhaitant manifester seule obtienne l’autorisation des autorités pour ce faire est généralement incompatible avec l’article 19 du Pacte. Partant, la sanction administrative imposée à l’auteur fait naître de sérieux doutes quant à la nécessité et la proportionnalité des restrictions imposées aux droits de l’auteur. Le Comité observe à cet égard que l’État partie n’a invoqué aucun motif particulier pour justifier que ces restrictions étaient nécessaires, comme l’exige l’article 19 (par. 3) du Pacte et qu’il n’a pas non plus montré que les mesures adoptées constituaient le moyen le moins perturbateur ou qu’elles étaient proportionnées à l’intérêt à protéger. Le Comité considère que, dans les circonstances de l’espèce, les restrictions imposées à l’auteur, même si elles étaient fondées sur la législation interne, n’étaient pas justifiées au regard des conditions énoncées à l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il conclut par conséquent que les droits garantis à l’auteur par l’article 19 (par. 2) du Pacte ont été violés.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteur tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours effectif. Il a notamment l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, d’offrir à l’auteur une indemnisation adéquate, y compris le remboursement du montant de l’amende et de tous frais de justice. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cette fin, l’État partie devrait revoir son cadre normatif régissant les manifestations publiques comme il est tenu de le faire par l’article 2 (par. 2) du Pacte de façon à donner pleinement effet aux droits reconnus à l’article 19.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsque la réalité d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.