Nations Unies

CCPR/C/130/D/2546/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

4 février 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2546/2015 * , **

Communication présentée par :

Damir Nurlanuly (représenté par un conseil de l’organisation non gouvernementale Ar.Rukh.Khak)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication :

2 septembre 2014 (lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 11 décembre 2014 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

6 novembre 2020

Objet :

Sanction infligée à l’auteur pour avoir exprimé son opinion ; procès inéquitable

Question ( s ) de procédure :

Épuisement des recours internes ; fondement des griefs

Question ( s ) de fond :

Liberté de réunion ; liberté d’expression ; procès équitable

Article(s) du Pacte :

14 (par. 3 d) et g)), 19 et 21

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur est Damir Nurlanuly, de nationalité kazakhe, né en 1983. Il affirme que le Kazakhstan a violé les droits qu’il tient des articles 14 (par. 3 d) et g)), 19 et 21 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Kazakhstan le 30 juin 2009. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 15 février 2014, l’auteur participait à une manifestation pacifique qui se déroulait à côté du monument à la mémoire d’Abay, à Almaty, et qui avait pour objet de protester contre la dévaluation de 30 % de la monnaie nationale (le tenge). La zone autour du monument était clôturée et gardée par la police, et la manifestation s’est déplacée à la Place de la République, où des participants, dont l’auteur, ont été arrêtés par la police.

2.2Le même jour, le tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty a déclaré l’auteur coupable d’une infraction administrative en vertu du paragraphe 1 de l’article 373 du Code des infractions administratives − concernant la violation de la législation relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, marches, défilés, piquets et manifestations pacifiques − et l’a condamné à une amende de 18 520 tenge kazakhs (environ 100 dollars). L’auteur affirme qu’aucun avocat ne lui a été assigné, bien qu’il en ait fait la demande. Il affirme également que ses représentants et les journalistes se sont vu refuser l’accès à l’audience.

2.3Le 24 février 2014, l’auteur a formé un recours devant le tribunal municipal d’Almaty. Son recours a été rejeté le 4 mars 2014.

2.4L’auteur a déposé une demande de réexamen aux fins de contrôle devant le Bureau du procureur de la ville d’Almaty, le 9 avril 2014, et devant le Bureau du Procureur général, le 5 mai 2014. Ses demandes ont été rejetées par les deux institutions, respectivement le 16 avril et le 10 juin 2014.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que les sanctions dont il a fait l’objet pour avoir exprimé son opinion et participé à une manifestation pacifique constituent une violation par l’État partie des droits qu’il tient des articles 19 et 21 du Pacte.

3.2Il affirme que les droits qu’il tient du paragraphe 3 d) de l’article 14 du Pacte ont été violés car il n’a pas bénéficié des services d’un avocat et ses représentants et les journalistes se sont vu refuser l’accès à l’audience. L’auteur affirme également qu’il y a eu violation du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte, sans toutefois donner de précision à ce sujet.

3.3L’auteur demande au Comité de recommander à l’État partie de traduire en justice les responsables de la violation de ses droits, de l’indemniser du préjudice moral et matériel subi, y compris le montant de l’amende et les frais de justice, d’adopter des mesures pour supprimer les restrictions au droit de réunion pacifique et à la liberté d’expression prévues par sa législation et pour éliminer les violations du droit à un procès équitable, consacré par l’article 14 (par. 3 d) et g)) du Pacte, et d’agir d’urgence pour garantir que les manifestations pacifiques ne donnent pas lieu à une ingérence injustifiée des autorités publiques et à des poursuites contre les participants.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale en date du 26 mars 2015, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité de la communication et demandé au Comité de déclarer celle‑ci irrecevable pour défaut de fondement.

4.2L’État partie rappelle les faits de la cause et fait observer que l’auteur a participé à une manifestation collective non autorisée. Les participants troublaient l’ordre public, scandaient des slogans et incitaient les passants à se joindre à eux. La police leur a demandé de mettre fin à cette manifestation non autorisée, en vain.

4.3L’État partie affirme que l’auteur a été sanctionné pour avoir enfreint les règles relatives à la tenue des manifestations collectives et commis de ce fait une infraction administrative visée par l’article 373 (par. 1) du Code des infractions administratives. Il fait observer que l’auteur n’a pas demandé qu’un avocat ou tout autre représentant soit présent. L’auteur n’a pas non plus demandé que ses proches et les journalistes soient autorisés à entrer dans la salle d’audience.

4.4L’État partie conteste les arguments de l’auteur selon lesquels ses actes ne constituaient pas une infraction puisque la manifestation avait un caractère spontané et qu’il ne pouvait donc pas avoir demandé d’autorisation préalable, et qu’il se trouvait par hasard à proximité de la manifestation, à laquelle il avait décidé de prendre part. L’État partie fait valoir que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte peuvent être soumis à certaines restrictions. Il explique que l’exercice de la liberté de réunion pacifique n’est pas interdit au Kazakhstan, mais qu’une certaine procédure doit être suivie pour tenir un rassemblement. À cet égard, il renvoie à l’article 32 de la Constitution et aux articles 2 et 9 de la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, marches, défilés, piquets et manifestations pacifiques, en vertu desquels les organisateurs doivent demander une autorisation aux autorités locales pour organiser un rassemblement, faute de quoi ils engagent leur responsabilité pour violation de ladite loi.

4.5L’État partie considère que certaines restrictions au droit à la liberté de réunion sont nécessaires. Comme le montrent les événements récents en Europe, l’exercice de la liberté de réunion par une certaine partie de la société peut entraîner des dommages, notamment aux biens publics et privés et aux transports, même si la manifestation a débuté dans le calme. Il est donc nécessaire de réglementer (mais non d’interdire) la tenue des manifestations collectives.

4.6L’État partie explique que la manifestation à laquelle l’auteur a participé aurait pu entraîner une réaction d’autres personnes qui ne voulaient pas se voir imposer le point de vue d’autrui. Elle a troublé l’ordre et la sécurité publique et perturbé le fonctionnement des transports publics et des infrastructures, étant donné qu’elle se déroulait dans un lieu non adapté à cet effet, destiné à la détente et à la circulation des transports en commun. Les personnes qui souhaitent exercer leur droit à la liberté de réunion ont des obligations et des responsabilités particulières, puisque leurs actes peuvent avoir de graves conséquences. Les restrictions imposées constituaient donc, au regard de la loi, une réponse adaptée. En l’espèce, la police est parvenue à réprimer à temps le comportement illicite de l’auteur et d’autres personnes. Elle a ainsi écarté tout risque de conséquences graves.

4.7L’État partie indique que des lieux précis ont été désignés pour la tenue de manifestations publiques afin de garantir la protection des droits et libertés d’autrui et la sécurité du public, le fonctionnement normal des transports en commun et des infrastructures, ainsi que la préservation des espaces verts et des objets architecturaux. Il rappelle que le droit international des droits de l’homme reconnaît qu’il peut être nécessaire de soumettre la liberté de réunion à certaines restrictions. Au Kazakhstan, des lieux sont spécialement affectés à la tenue de rassemblements afin de protéger les droits et libertés d’autrui et l’ordre public.

4.8L’État partie affirme par conséquent que l’exercice du droit à la liberté de réunion au Kazakhstan est pleinement conforme à la Déclaration universelle des droits de l’homme et au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

4.9L’État partie fait valoir que l’auteur n’a pas été déclaré coupable parce qu’il avait exprimé son opinion, mais parce qu’il avait enfreint les règles relatives à la tenue d’une manifestation collective, lors de laquelle il a exprimé son opinion.

4.10L’État partie fait valoir que les arguments de l’auteur concernant la violation des droits qu’il tient de l’article 14 du Pacte ont fait l’objet d’un examen et ont été jugés infondés. L’auteur a été informé de tous ses droits, ce qu’il a confirmé par sa signature. En outre, le dossier administratif ne comporte aucune pièce de procédure indiquant que l’auteur a demandé que son représentant ou des observateurs assistent à l’audience.

4.11L’État partie affirme également que l’action de la police à l’égard des participants à la manifestation collective était licite puisqu’elle avait pour but de faire cesser une violation de la loi.

4.12L’État partie fait valoir que sa législation ne reconnaît pas la notion de manifestation collective spontanée. Toute manifestation collective doit être organisée et tenue conformément à la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, marches, défilés, piquets et manifestations pacifiques.

4.13L’État partie affirme en outre que l’examen de la pratique de plusieurs autres États l’a amené à constater que, dans certains pays, les restrictions à l’organisation de manifestations publiques étaient plus sévères qu’au Kazakhstan. Dans la ville de New York, par exemple, il faut demander une autorisation quarante-cinq jours avant la tenue de la manifestation prévue, et en préciser le trajet exact. Les autorités de la ville ont le droit de modifier le lieu de l’événement. D’autres autorités, comme celles de la Suède, tiennent une liste noire des organisateurs de manifestations qui ont été interdites ou dispersées par le passé. En France, les autorités locales ont le droit d’interdire toute manifestation, et au Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, les autorités peuvent décréter des interdictions temporaires. Au Royaume-Uni encore, les manifestations sur la voie publique ne peuvent avoir lieu qu’avec l’accord des autorités de police. En Allemagne, toute manifestation ou réunion de grande ampleur, en intérieur ou en extérieur, doit être préalablement autorisée par les autorités.

4.14L’État partie souligne en outre que l’auteur n’a pas demandé au Procureur général d’introduire une requête en contestation pour obtenir un réexamen aux fins de contrôle et qu’il n’a donc pas épuisé les recours internes.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans une note en date du 18 novembre 2015, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il relève que, bien que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte soient garantis au Kazakhstan et ne puissent être restreints que dans certaines circonstances, l’État partie n’a pas expliqué en quoi, en l’espèce, il était nécessaire de le condamner à une amende administrative. Il réaffirme que son droit à un procès équitable a été violé et que, bien qu’il en ait fait la demande, il n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat. Il ajoute qu’il n’a pu présenter aucune demande écrite au tribunal et que ses requêtes orales ont été ignorées. En outre, le tribunal n’a pas établi de rendu d’audience.

5.2L’auteur affirme qu’au regard des obligations internationales contractées par l’État partie, toute restriction apportée au droit à la liberté de réunion doit être proportionnée et appliquée compte tenu des circonstances propres à chaque espèce et que l’intervention des autorités dans l’organisation de manifestations publiques doit être réduite au minimum. Il affirme que l’État partie a méconnu et violé ces principes.

5.3En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel il n’a pas épuisé les recours internes, l’auteur soutient que la soumission au Procureur général d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle ne constitue pas un recours interne utile. Il fait observer qu’en tout état de cause, il a soumis de telles demandes au Bureau du procureur d’Almaty et au Bureau du Procureur général, mais qu’elles ont toutes deux été rejetées.

5.4L’auteur renvoie au rapport du Rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association concernant la visite qu’il a effectuée au Kazakhstan en janvier 2015, dans lequel le Rapporteur spécial critique la conception restrictive qu’a le pays de la liberté de réunion. Il fait également référence aux Lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique élaborées en 2007 par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, et rappelle que l’État partie s’est engagé à les suivre. Même si l’article 10 de la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, marches, défilés, piquets et manifestations pacifiques permet aux autorités locales de réguler la procédure applicable aux rassemblements pacifiques, l’auteur soutient que cette disposition ne leur confère pas le pouvoir de fixer de manière permanente les lieux où ces rassemblements doivent avoir lieu, ni celui de cantonner ces rassemblements en un seul lieu. À cet égard, il ajoute que toute restriction apportée au droit à la liberté de réunion devrait être proportionnée et ne devrait pas être imposée de manière automatique mais être réexaminée au cas par cas, en tenant compte des circonstances.

5.5L’auteur affirme qu’il y a eu violation des droits qu’il tient des articles 14, 19 et 21 du Pacte.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans une note verbale en date du 16 mars 2016, l’État partie a présenté ses observations sur le fond. Il soutient qu’en l’espèce, il n’a été commis aucune violation des droits garantis à l’auteur par l’article 21 du Pacte. Il reprend également ses arguments concernant l’irrecevabilité de la communication. Il réaffirme que l’exercice de la liberté de réunion pacifique n’est pas interdit au Kazakhstan, mais qu’il fait l’objet de certaines restrictions.

6.2L’État partie réfute l’affirmation de l’auteur selon laquelle aucune explication n’a été donnée sur les raisons pour lesquelles la restriction de ses droits était nécessaire. Il rappelle que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte peuvent être soumis à certaines restrictions. Ainsi, le droit à la liberté de réunion n’est pas interdit au Kazakhstan mais il peut être restreint dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique ou de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui. Au Kazakhstan, le maintien de l’ordre public est l’élément le plus important du respect des droits de l’homme garanti par la loi, et les fonctionnaires habilités doivent empêcher les troubles à l’ordre public et les infractions administratives.

6.3L’État partie affirme que les restrictions imposées à la liberté de réunion, en particulier en ce qui concerne le lieu où peuvent se tenir les manifestations collectives, sont conformes aux dispositions du Pacte. La décision no 167 de l’akimat a été prise par un organe légitime agissant dans les limites de sa compétence. L’État partie soutient que cette décision n’établit aucune discrimination fondée sur des motifs politiques ; elle contient seulement une recommandation quant aux lieux où peuvent se tenir les manifestations collectives. Ainsi, l’akimat peut désigner le lieu − la place derrière le cinéma « Sary Arka » − où doivent se tenir les manifestations officielles et toutes les autres manifestations selon les circonstances.

6.4L’État partie affirme également que la communication de l’auteur devrait être déclarée irrecevable au motif qu’elle est incompatible avec les dispositions du Pacte, toute violation alléguée dans une plainte devant porter sur les droits qui sont protégés par le Pacte. En général, il n’appartient pas au Comité d’examiner une décision rendue par les tribunaux nationaux, ni de se prononcer sur l’innocence ou la culpabilité des parties. Le Comité ne peut pas non plus revoir l’appréciation des faits et des éléments de preuve faite par les autorités et tribunaux nationaux ni l’interprétation de la législation nationale, sauf si l’auteur de la communication peut démontrer que cette appréciation a été arbitraire, qu’elle a manifestement été entachée d’erreur ou a constitué un déni de justice, ou que les tribunaux ont d’une quelconque autre manière manqué à leur obligation d’indépendance et d’impartialité.

6.5L’État partie soutient que les griefs de l’auteur ne sont pas compatibles avec les principes susmentionnés. L’auteur a demandé au Comité d’outrepasser sa compétence et d’intervenir dans les affaires intérieures d’un État indépendant, et d’influer directement sur les politiques publiques dans le domaine des droits de l’homme. Dans le même temps, il n’a fourni aucune opinion motivée ni conclusion d’expert montrant que la législation nationale sur la liberté d’association et la liberté d’expression était contraire aux normes internationales.

6.6L’État partie affirme également que la saisine du Procureur général constitue un recours utile. Il fournit trois exemples de cas où il a été fait droit à un tel recours.

6.7L’État partie affirme que la communication devrait être déclarée irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif et de l’article 99 (al. b) du Règlement intérieur, au motif que l’auteur n’a fourni aucune information sur les raisons pour lesquelles il était dans l’incapacité de présenter lui-même la communication.

6.8L’État partie rappelle que l’auteur n’a pas été déclaré coupable parce qu’il avait exercé son droit à la liberté de réunion, mais parce qu’il n’avait pas respecté la procédure qui encadre l’exercice de ce droit prescrite par la loi. La manifestation collective à laquelle l’auteur a participé a porté atteinte à l’ordre public. C’est pourquoi les mesures appliquées étaient proportionnées et justifiées en l’espèce.

Commentaires de l’auteur sur les observations complémentaires de l’État partie

7.Dans une note en date du 27 septembre 2016, l’auteur a indiqué au Comité qu’il n’avait pas d’autres commentaires à formuler.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité prend note de ce que l’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif que l’auteur n’a pas saisi le Procureur général d’une demande de réexamen des décisions judiciaires le concernant aux fins de contrôle. Il constate que, le 5 mai 2014, l’auteur a adressé au Bureau du Procureur général une demande de réexamen de son affaire aux fins de contrôle. Cette demande a toutefois été rejetée par un procureur général adjoint le 10 juin 2014. Le Comité rappelle sa jurisprudence, selon laquelle l’introduction auprès du ministère public d’une demande de contrôle d’une décision judiciaire passée en force de chose jugée, dont l’issue relève du pouvoir discrétionnaire du procureur, ne constitue pas un recours à épuiser aux fins de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

8.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication a été présentée au Comité par un tiers et non par l’auteur lui-même. Il rappelle à cet égard que l’article 99 (al. b)) de son règlement intérieur dispose que normalement la communication doit être présentée par le particulier lui-même ou par son représentant. En l’espèce, il constate que la victime présumée a dûment donné procuration à son conseil pour qu’il la représente devant le Comité. En conséquence, le Comité considère que les dispositions de l’article premier du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

8.5En ce qui concerne le grief formulé par l’auteur au titre du paragraphe 3 d) de l’article 14, selon lequel ses représentants légaux n’ont pas été autorisés à entrer dans la salle d’audience, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas demandé à être assisté d’un avocat, que ce soit au poste de police ou dans la salle d’audience. Compte tenu des informations dont il dispose, il considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé cette partie de la communication aux fins de la recevabilité et la déclare donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.6De la même manière, le Comité constate que l’auteur n’a pas donné d’informations concernant les griefs qu’il tire du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte. Il conclut donc que cette partie de la communication n’est pas suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et, qu’elle est donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.7Le Comité prend note du grief de l’auteur selon lequel les droits qu’il tient des articles 19 et 21 ont été violés car il a été sanctionné sans justification pour avoir participé, avec d’autres personnes, à une réunion pacifique qui avait pour objet de protester contre la dévaluation de 30 % de la monnaie nationale du Kazakhstan. Le Comité considère que ces griefs ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il les déclare donc recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle son droit à la liberté de réunion, garanti par l’article 21 du Pacte, a été violé car, le 15 février 2014, il a été arrêté, jugé et condamné à une amende pour avoir participé à une manifestation collective non autorisée qui avait pour objet de protester contre la dévaluation de la monnaie nationale par le Gouvernement. Le Comité rappelle que le droit de réunion pacifique, garanti par l’article 21 du Pacte, est un droit de l’homme fondamental qui est essentiel à l’expression publique des points de vue et opinions de chacun et indispensable dans une société démocratique. Ce droit permet aux individus de s’exprimer collectivement et de contribuer à modeler la société dans laquelle ils vivent. Le droit de réunion pacifique est important en lui‑même, car il protège la capacité de chacun à exercer son autonomie tout en étant solidaire d’autrui. Associé à d’autres droits connexes, il forme le socle même des systèmes de gouvernance participative fondés sur la démocratie, les droits de l’homme, l’état de droit et le pluralisme. Étant donné que les réunions sont par essence un lieu d’expression, les participants doivent, dans la mesure du possible, pouvoir tenir celles-ci à portée de vue et d’ouïe du public visé, et l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi et nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui. Le droit de réunion pacifique peut, dans certains cas, être restreint mais il incombe aux autorités de démontrer que toute restriction apportée est justifiée. Les autorités doivent être en mesure de démontrer que toute restriction satisfait au critère de légalité, et qu’elle est à la fois nécessaire et proportionnée à l’un au moins des motifs de restriction autorisés, énumérés à l’article 21. Lorsque cette preuve n’est pas faite, il y a violation de l’article 21. Lorsque des restrictions sont imposées, il convient de chercher à faciliter l’exercice du droit visé et non de s’employer à le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés. Les restrictions ne doivent pas être discriminatoires, porter atteinte à l’essence du droit ni viser à décourager ou dissuader la population de participer à des réunions.

9.3Le Comité fait observer que le fait de soumettre la tenue de réunions à un régime d’autorisation obligeant à demander l’approbation ou l’accord des autorités remet en cause l’idée selon laquelle le droit de réunion pacifique est un droit fondamental. Lorsqu’un tel régime continue d’être appliqué, il doit, dans la pratique, fonctionner comme un système de notification et l’autorisation doit être accordée automatiquement dès lors qu’aucune raison impérieuse ne s’y oppose. Qui plus est, les formalités administratives ne devraient pas être excessivement lourdes. À l’inverse, un système de notification ne doit pas se transformer dans la pratique en régime d’autorisation. Le Comité souligne en outre que les rassemblements spontanés, qui ont lieu généralement en réaction directe à des événements en cours, bénéficient également de la protection de l’article 21.

9.4Le Comité souligne que le devoir de respecter et garantir le droit de réunion pacifique comporte à la fois pour les États, avant, pendant et après les réunions, des obligations négatives et d’autres positives. Les États ont ainsi l’obligation négative de s’abstenir de toute intervention injustifiée dans le déroulement des réunions pacifiques. Ils sont tenus, par exemple, de ne pas interdire, restreindre, bloquer, disperser ou perturber les réunions pacifiques sans raison impérieuse et de ne pas sanctionner les participants ou les organisateurs sans motif valable. En outre, les États parties ont l’obligation positive de faciliter la tenue des réunions pacifiques et de permettre aux participants d’atteindre leurs objectifs. Les États doivent donc promouvoir un environnement propice à l’exercice du droit de réunion pacifique sans discrimination et mettre en place un cadre juridique et institutionnel dans lequel ce droit puisse être exercé effectivement. Dans certains cas, les autorités peuvent avoir à prendre des mesures spécifiques. Elles peuvent, par exemple, être obligées de bloquer des rues, de dévier la circulation ou de veiller à la sécurité. Lorsque cela s’impose, les États doivent aussi protéger les participants contre certains abus que pourraient commettre des acteurs non étatiques, tels que des interventions ou des actes de violence d’autres membres du public, de contre-manifestants ou de prestataires de services de sécurité privés. En outre, il incombe aux États de protéger les participants contre toutes les formes d’abus et d’attaques discriminatoires. La possibilité qu’une réunion pacifique provoque des réactions négatives, voire violentes, de la part de certains membres du public n’est pas un motif suffisant pour interdire ou restreindre la réunion en question. Les États sont tenus de prendre toutes les mesures raisonnables qui ne leur imposent pas une charge disproportionnée pour protéger tous les participants et pour permettre à de telles réunions de se dérouler sans être interrompues.

9.5Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle ni les autorités ni les tribunaux de l’État partie n’ont expliqué en quoi l’amende administrative qui lui a été infligée pour avoir participé à un rassemblement pacifique quoique non autorisé était justifiée. Il prend également note de l’indication de l’État partie selon laquelle la restriction en cause a été imposée à l’auteur en application du Code des infractions administratives et des dispositions de la loi sur la procédure relative à l’organisation et à la tenue de réunions, rassemblements, marches, défilés, piquets et manifestations pacifiques. Le Comité prend note en outre de l’argument de l’État partie selon lequel l’obligation de demander une autorisation vise à protéger l’ordre public ainsi que les droits et libertés d’autrui. Il relève cependant à cet égard que l’auteur soutient que, bien que la restriction ait pu être légale au regard du droit interne, son arrestation et sa condamnation étaient inutiles dans une société démocratique aux fins des objectifs légitimes invoqués par l’État partie. L’auteur affirme en outre que la manifestation à laquelle il a participé en réaction à un problème important − la dévaluation de 30 % de la monnaie nationale du Kazakhstan, décidée par le Gouvernement − était pacifique et qu’aucune personne ni aucun bien n’a subi de dommage ou n’a été mis en danger.

9.6Le Comité note que l’État partie s’est appuyé sur les dispositions de la loi sur les manifestations publiques prévoyant qu’une demande d’autorisation doit être présentée dix jours avant une manifestation et que l’autorisation doit être obtenue auprès des autorités exécutives locales, deux conditions qui restreignent le droit de réunion pacifique. Il rappelle que la liberté de réunion est un droit, et non un privilège. Pour être conformes au Pacte, les restrictions à ce droit, même si elles sont autorisées par la loi, doivent également satisfaire aux conditions énoncées dans la deuxième phrase de l’article 21 du Pacte. Le Comité prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle l’arrestation de l’auteur était nécessaire pour préserver l’ordre public, car les participants au rassemblement dérangeaient la population et entravaient la circulation des transports publics. Il confirme à cet égard que les restrictions imposées pour protéger « les droits et libertés d’autrui » peuvent avoir trait à la protection des droits garantis par le Pacte ou d’autres droits de l’homme dont jouissent les personnes qui ne participent pas au rassemblement. Dans le même temps, il souligne que les rassemblements constituent une utilisation légitime de l’espace public et d’autres types de lieux, et que s’ils peuvent, de par leur nature, perturber dans une certaine mesure la vie ordinaire, les perturbations causées doivent être tolérées, à moins qu’elles ne représentent une charge disproportionnée, auquel cas les autorités doivent être en mesure de justifier toute restriction de façon détaillée. Le Comité souligne en outre que l’« ordre public » désigne la somme des règles qui assurent le bon fonctionnement de la société ou l’ensemble des principes fondamentaux sur lesquels repose la société, dont fait également partie le respect des droits de la personne, et notamment le droit de réunion pacifique. Les États parties ne devraient pas se fonder sur une définition vague de la notion d’« ordre public » pour justifier des restrictions trop larges du droit de réunion pacifique. Il peut arriver qu’en raison de l’effet perturbateur recherché ou inhérent à la nature même de certains rassemblements pacifiques, un degré de tolérance important soit nécessaire. L’« ordre public » et le « maintien de l’ordre » ne sont pas synonymes, et l’interdiction des « troubles à l’ordre public » en droit interne ne devrait pas être utilisée indûment dans le but de restreindre le droit de réunion pacifique. Or, le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucune précision quant à la nature de la gêne occasionnée par le rassemblement en cause, ni aucune information sur la manière dont ce rassemblement avait, de ce point de vue, franchi les limites de l’acceptable.

9.7Le Comité rappelle que, selon l’article 21 du Pacte, toute restriction doit être « nécessaire dans une société démocratique ». Les restrictions doivent donc être nécessaires et proportionnées dans une société fondée sur la démocratie, l’état de droit, le pluralisme politique et les droits de l’homme, et ne sauraient être seulement raisonnables ou opportunes. Elles doivent apporter une réponse appropriée à un besoin social impérieux et se rapporter à l’un des motifs légitimes énoncés à l’article 21. Elles doivent également constituer le moyen le moins intrusif d’atteindre l’objectif de protection recherché.Elles doivent en outre être proportionnées, ce qui suppose de porter un jugement de valeur et de mettre en balance, d’une part la nature de l’ingérence et son effet préjudiciable sur l’exercice du droit, et d’autre part le résultat bénéfique de cette ingérence au regard du motif invoqué. Si le préjudice causé l’emporte sur le bénéfice obtenu, la restriction est disproportionnée et, partant, inadmissible. Le Comité constate que l’État partie n’a pas démontré que l’amende administrative infligée à l’auteur pour sa participation à une manifestation publique pacifique était, dans une société démocratique, nécessaire à la poursuite d’un but légitime ou proportionnée à ce but, au sens des conditions strictes énoncées dans la deuxième phrase de l’article 21 du Pacte. Il rappelle en outre que toute restriction à la participation à une réunion pacifique devrait être basée sur une évaluation individuelle ou différenciée du comportement des participants et de la réunion concernés. Les restrictions systématiques imposées aux réunions pacifiques sont présumées disproportionnées. Pour ces raisons, le Comité conclut que l’État partie n’a pas justifié la restriction du droit de l’auteur. L’État partie a donc violé l’article 21 du Pacte.

9.8Le Comité prend également note du grief de l’auteur selon lequel le droit à la liberté d’expression qu’il tient de l’article 19 du Pacte a été violé. Le Comité doit donc déterminer si les restrictions imposées à l’auteur font partie de celles qui sont autorisées par l’article 19 (par. 3) du Pacte.

9.9Le Comité constate que la sanction infligée à l’auteur pour avoir exprimé ses opinions en participant à une manifestation de protestation a porté atteinte à son droit de répandre des informations et des idées de toutes sortes, garanti par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. Il rappelle que le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte n’autorise certaines restrictions que si elles sont expressément fixées par la loi et nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui ou à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Dans son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, le Comité a souligné que ces libertés sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu et sont essentielles pour toute société. Elles constituent le fondement de toute société libre et démocratique. Toute restriction à l’exercice de ces libertés doit répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité. Les restrictions doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire. Le Comité rappelle que c’est à l’État partie qu’il incombe de démontrer que les restrictions imposées aux droits que l’auteur tient de l’article 19 étaient nécessaires et proportionnées.

9.10En ce qui concerne la restriction de la liberté d’expression de l’auteur, le Comité rappelle qu’il importe de préserver un espace pour le discours politique, qui bénéficie d’une protection particulière en tant que forme d’expression. Il prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle le rassemblement avait pour objet de protester contre la décision du Gouvernement de dévaluer de 30 % la monnaie nationale. En l’absence de toute information pertinente fournie par l’État partie expliquant en quoi la restriction imposée était conforme aux dispositions du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte, le Comité conclut que les droits garantis à l’auteur par le paragraphe 2 de l’article 19 ont été violés.

10.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 19 et 21 du Pacte.

11.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures qui s’imposent pour accorder à l’auteur une indemnisation adéquate et lui rembourser l’amende qui lui a été infligée ainsi que tous les frais de justice engagés. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité rappelle que, conformément aux obligations qui lui incombent au regard du l’article 2 (par. 2) du Pacte, l’État partie devrait réviser sa législation et sa pratique de façon à garantir sur son territoire la pleine jouissance des droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte, notamment du droit d’organiser et de tenir des rassemblements, réunions, marches, défilés, piquets et manifestations pacifiques.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.