Comité des droits de l’homme
Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 3664/2019 * , **
Communication présentée par: |
Armando García Mendoza, au nom de feu son frère, Emiliano García Mendoza, et Julia Gutiérrez Julca, au nom de feu son mari, Rubén Pariona Camposano (représentés par la Coordinadora Nacional de Derechos Humanos) |
Victime(s) présumée(s) : |
Emiliano García Mendoza et Rubén Pariona Camposano |
État partie: |
Pérou |
Date de la communication: |
27 mars 2019 (date de la lettre initiale) |
Références: |
Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 14 novembre 2019 (non publiée sous forme de document) |
Date des constatations: |
14 mars 2022 |
Objet: |
Exécutions extrajudiciaires dans le contexte d’une manifestation |
Question(s) de procédure: |
Épuisement des recours internes |
Question(s) de fond : |
Droit à un recours utile ; droit à la vie ; droit de réunion pacifique |
Article(s) du Pacte: |
2 (par. 3), 6 (par. 1) et 21 |
Article(s) du Protocole facultatif : |
5 (par. 2 b)) |
1.Les auteurs de la communication sont Armando García Mendoza, de nationalité péruvienne, né le 15 juillet 1967, et Julia Gutiérrez Julca, de nationalité péruvienne également, née le 26 juin 1980. Le premier agit au nom de son frère, Emiliano García Mendoza, et la seconde au nom de son mari, Rubén Pariona Camposano, qui sont tous les deux morts au cours d’une manifestation. Les auteurs affirment que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent de l’article 6 (par. 1) du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), et de l’article 21. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 3 janvier 1981. Les auteurs sont représentés par un conseil.
Rappel des faits présentés par les auteurs
2.1La Junta Nacional de Regantes (Conseil national des utilisateurs des eaux d’irrigation) a appelé à une grève agraire nationale les 18 et 19 février 2008. Au cours d’une assemblée générale, les responsables à l’échelle des provinces et des districts ont convenu que les manifestations seraient pacifiques. À Ayacucho, le Gouverneur du district a autorisé la tenue d’une telle manifestation.
2.2Le 18 février 2008, environ 3 500 personnes ont défilé dans les rues de la ville de Huamanga, dans le département d’Ayacucho, de 8 heures à 13 heures.
2.3Le 19 février 2008, MM. García Mendoza et Pariona Camposano ont participé à une manifestation réunissant environ 700 personnes à Huamanga. Le cortège est arrivé, dans la Vía Libertadores, au niveau de la deuxième entrée de la station-service Ayacucho (route Lima − Huamanga), où 12 agents de police étaient postés pour maintenir l’ordre. Le policier qui commandait l’opération a ordonné l’arrestation d’un manifestant. L’arrestation a provoqué une réaction de la part des autres manifestants et le policier commandant l’opération a jeté une bombe lacrymogène dans la foule pour la disperser. Alors que les manifestants se dispersaient, deux détonations ont retenti et M. García Mendoza, 44 ans, et M. Pariona Camposano, 29 ans, se sont effondrés. L’un et l’autre étaient blessés à la tête et saignaient abondamment. Tous deux sont morts sur le coup. Le rapport médico-légal a révélé que les blessures avaient été causées par des projectiles d’armes à feu de type billes métalliques.
Enquête du Bureau du Procureur
2.4Après les événements, le Procureur de la province de Huamanga chargé des affaires pénales qui était de permanence a ordonné l’ouverture d’une enquête.
2.5Le 1er avril 2008, le Procureur de la province Huamanga chargé des affaires pénales a déposé une plainte pénale auprès du premier tribunal pénal de Huamanga contre le policier Carlos Alberto Rodríguez Huamaní pour homicide qualifié sur MM. García Mendoza et Pariona Camposano, l’enquête préliminaire ayant fait apparaître suffisamment d’indices le liant aux deux morts. En particulier, le Procureur a indiqué que l’accusé reconnaissait avoir tiré des coups de feu dans la direction de l’endroit où les victimes se sont effondrées et, deux coups de feu seulement ayant été entendus pendant la manifestation, juste avant que les deux paysans meurent, les tirs dont le policier avait reconnu être l’auteur étaient probablement ceux qui avaient causé la mort de MM. García Mendoza et Pariona Camposano. Le Procureur a requis contre l’accusé une peine privative de liberté de trente ans et le versement de 100 000 nouveaux soles aux plaignants.
Enquête de la Commission d’enquête multipartite du Congrès de la République
2.6Parallèlement à la procédure judiciaire, la question revêtant un intérêt national, une Commission d’enquête multipartite a été formée au sein du Congrès de la République avec pour mission de contribuer à la clarification des faits, d’enquêter sur les directives fournies par le Ministère de l’intérieur à la police nationale en matière de prévention des troubles et de maintien et de rétablissement de l’ordre, d’identification des acteurs et d’établissement des responsabilités.
2.7La Commission d’enquête multipartite du Congrès de la République a rendu son rapport final sur les circonstances de la mort des paysans aux mains de la police pendant la grève agraire le 15 janvier 2009. Elle a estimé que l’argument avancé par le Ministère de l’intérieur et la police, selon lequel une personne portant une arme à feu artisanale se trouvait parmi les manifestants, n’était pas crédible étant donné que, près d’un an après les événements, cette personne n’avait toujours pas été identifiée ; du reste, un policier avait reconnu avoir tiré des coups de feu au moment où les deux paysans étaient morts. Le policier en question se trouvait derrière les manifestants et avait tiré sur eux en position de chasseur, debout, à 25 mètres de l’endroit où les deux paysans s’étaient effondrés. De surcroît, au lieu de remettre le fusil au service de police scientifique de la police nationale, comme il en avait reçu l’ordre, il l’avait rapporté à l’armurerie après l’avoir nettoyé, raison pour laquelle l’analyse balistique avait conclu que l’arme n’avait pas été utilisée alors qu’il avait reconnu s’en être servi. La Commission a par ailleurs établi que la cartouche avait été tirée par le fusil Savage de calibre 12 portant le numéro de série E090267 dont était équipé M. Rodríguez Huamaní. À cet égard, elle considère qu’il existe une contradiction entre les rapports présentés au Congrès par le Ministre de l’intérieur, dont il ressort que les billes de plomb ne sont pas compatibles avec les armes utilisées par la police nationale, et le rapport technique de balistique judiciaire, qui indique que les projectiles qui ont provoqué la mort des victimes ont pu avoir été tirés par le fusil utilisé par le policier.
2.8Dans son rapport final, la Commission d’enquête a tout d’abord conclu que les deux morts avaient été victimes d’exécutions extrajudiciaires au motif que, si les policiers autorisés à faire usage de la force publique peuvent riposter à une agression illégitime, la riposte doit satisfaire les critères d’immédiateté et de proportionnalité, faute de quoi elle constitue un usage illégitime et disproportionné de la force portant atteinte au droit à la vie. En l’espèce, les victimes ne menaçaient pas la sécurité personnelle du policier ni celle d’autres personnes, et tournaient le dos au policier qui a tiré ; il a donc été fait un usage disproportionné de la force qui a donné lieu à des exécutions extrajudiciaires. La Commission a également conclu que les supérieurs hiérarchiques avaient manqué à leur devoir de protéger la vie du public lors d’une opération de police et d’exercer un contrôle sur leurs subordonnés.
2.9Compte tenu de tous ces éléments, la Commission d’enquête a conclu dans son rapport que la responsabilité du Ministère de l’intérieur et du Directeur de la police était engagée parce que les intéressés n’avaient pas fait rectifier la situation sur le terrain lorsqu’il s’était avéré que les opérations engagées ne se déroulaient pas correctement ou portaient atteinte aux droits fondamentaux et n’avaient pas exercé un contrôle effectif sur les policiers déployés. Elle a en outre estimé que la responsabilité des directions territoriales était engagée parce que celles-ci avaient fait preuve de négligence dans l’adaptation du plan national et l’élaboration des plans régionaux ainsi que pour ce qui était de contrôler les policiers déployés, d’enquêter sur les faits et de sanctionner les auteurs.
2.10L’enquête réalisée par l’Inspection générale de la police nationale a conclu à la responsabilité administrative et disciplinaire de huit policiers : un commandant qui a manqué à l’obligation d’assurer le bon déroulement des opérations ; deux majors qui ont manqué à l’obligation faite aux chefs de groupe de contrôler et d’inspecter préalablement le personnel déployé et ont permis à certains policiers de porter leurs armes à feu personnelles ; un major qui a manqué à l’obligation d’accompagner le cortège des manifestants, encadré par seulement 12 policiers ; un sous-officier qui a lancé une grenade lacrymogène et n’a pas fait preuve de la diligence voulue dans l’exercice de ses fonctions de maintien de l’ordre ; deux sous-officiers qui portaient sur eux leur arme à feu personnelle ; et l’agent Carlos Alberto Rodríguez Huamaní, qui a menti à l’Inspection en niant avoir tiré alors qu’il a par la suite reconnu devant la Direction chargée des affaires d’homicide et le représentant du ministère public qu’il s’était servi de son arme.
2.11La Commission d’enquête a constaté que l’Inspection générale de la police nationale, qui joue un rôle important en ce qu’elle est chargée d’enquêter sur les allégations de faute professionnelle visant des policiers, de sanctionner les responsables et de faire en sorte qu’ils soient jugés conformément à la loi, a fait preuve d’une indulgence telle dans la qualification juridique des fautes commises par les policiers en cause qu’il y a lieu de penser qu’elle couvre et protège de mauvais éléments.
2.12Compte tenu de tout ce qui précède, la Commission d’enquête a recommandé au ministère public d’élargir le champ de l’enquête afin d’établir si les responsables hiérarchiques de la police régionale d’Ayacucho s’étaient rendus complices d’homicide par omission en n’exerçant pas de contrôle effectif sur leurs subordonnés, et à l’Inspection générale de la police nationale et au Tribunal administratif disciplinaire de la police nationale de requalifier les infractions disciplinaires reprochées à certains policiers conformément à leur degré réel de gravité, sachant qu’il ne s’agit pas d’infractions mineures puisqu’elles ont causé la mort de quatre personnes.
Procédures pénales
2.13Les auteurs soutiennent qu’en dépit des conclusions du rapport de la Commission d’enquête multipartite du Congrès de la République, les enquêtes sur les deux homicides n’ont pas été menées convenablement et ont abouti à des décisions qui laissent les coupables impunis. En effet, le 30 octobre 2013, la Chambre d’appel en matière pénale du Tribunal supérieur de justice d’Ayacucho a acquitté l’accusé, déclarant que si les autopsies avaient permis d’établir la cause de la mort des victimes, au niveau judiciaire et au cours des audiences, il n’avait pas été possible d’établir la responsabilité de l’intéressé sachant que, selon l’expertise balistique, son arme n’avait pas été utilisée pour tirer. Elle a rappelé dans sa décision que la Constitution consacre la présomption d’innocence et que cette présomption peut être renversée seulement par des preuves objectives et non par de simples hypothèses. Toute déclaration de culpabilité devant être fondée sur des éléments de preuve suffisants établissant clairement et irréfutablement la responsabilité du mis en cause, l’absence de tels éléments doit conduire à l’acquittement.
2.14Le ministère public n’a pas attaqué le jugement, mais les auteurs l’ont fait. Le 7 juin 2016, la Chambre transitoire en matière pénale de la Cour suprême de justice a confirmé l’acquittement, bien qu’elle ait dit que la riposte policière était disproportionnée par rapport aux actes qui l’avaient déclenchée et que les circonstances mettaient en évidence le caractère répréhensible du comportement des policiers, qui avaient tiré à faible distance, ce qui avait multiplié de manière exponentielle la létalité de la déflagration. La Chambre transitoire a estimé qu’en raison de lacunes dans l’enquête préliminaire, il n’y avait guère d’éléments établissant clairement et irréfutablement un lien entre le policier et les tirs effectués et que les accusations étaient donc « purement formelles » et a conclu que l’absence de preuves suffisant à établir au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé avait commis un homicide qualifié était favorable à l’intéressé.
2.15Selon les auteurs, il a été établi que les deux victimes se trouvaient de dos lorsqu’elles ont été touchées par les tirs (voir par. 2.16) et que les policiers n’étaient pas suffisamment formés − ce qui a été confirmé par le Bureau du Défenseur du peuple −, en conséquence de quoi ils ont recouru de manière injustifiée au gaz lacrymogène et aggravé une situation déjà incontrôlée (voir par. 2.17), mais une série de négligences dans l’enquête a lourdement pesé sur l’issue de la procédure (voir par. 2.18 à 2.20).
2.16L’enquête a permis de déterminer que les tirs avaient été effectués à une distance d’environ 25 mètres et alors que MM. García Mendoza et Pariona Camposano se trouvaient de dos. Les auteurs estiment que le recours à la force létale contre des personnes qui fuyaient et ne menaçaient donc pas la vie ou l’intégrité physique des policiers était injustifié.
2.17Les auteurs affirment que les policiers n’étaient pas convenablement équipés ni formés pour assurer la gestion des foules, que l’effet qu’aurait sur la foule l’arrestation sans motif valable d’un manifestant n’avait pas été correctement évalué, et que, alors que la manifestation était pacifique, des gaz lacrymogènes ont été utilisés, ce qui a fait déraper la situation et entraîné deux homicides. Le Bureau du Défenseur a confirmé le manque de formation des policiers dans son rapport no 156, dans lequel il constate que les opérations de rétablissement de l’ordre public sont entravées par un grand nombre de problèmes de coordination entre les différents services, que les programmes suivis dans les écoles d’officiers et de sous-officiers de la police nationale abordent à peine les questions liées aux conflits sociaux, à la violence et à l’usage de la force et que les écoles de police manquent de moyens logistiques à consacrer à la formation pratique des futurs policiers. Les déficiences qui s’ensuivent dans l’exercice des fonctions de police sont aggravées par l’absence de plan de formation décentralisé ainsi que par le taux élevé de renouvellement des effectifs antiémeutes.
2.18Les auteurs soutiennent que, malgré les nombreuses preuves de la responsabilité des forces de police, l’issue de la procédure judiciaire a pâti d’une série de négligences dans l’enquête. Alors que le procureur a ordonné au chef de la police régionale de veiller à ce que tous les agents ayant participé à l’opération remettent leurs armes au service de la police scientifique, Carlos Alberto Rodríguez Huamaní a restitué la sienne à l’armurerie, mais n’a pas été interrogé pour autant. Par la suite, l’analyse balistique a révélé que son arme ne présentait pas de traces de tir, conclusion qui était peu vraisemblable puisque l’intéressé a déclaré avoir tiré à deux reprises et qui s’explique par le fait que l’arme a été nettoyée avant d’être remise au service de la police scientifique, ainsi que l’a fait observer la Commission d’enquête multipartite du Congrès de la République (voir par. 2.7). De plus, lorsqu’un policier fait usage de son arme, il doit rédiger un rapport et demander que l’arme soit déchargée et révisée, ce que M. Rodríguez Huamaní n’a pas fait, non plus qu’il a restitué les cartouches ou s’est vu demander de faire un rapport sur l’utilisation des munitions, rapport qui aurait permis de déterminer quelles munitions il avait utilisées pendant l’opération et de faire des comparaisons avec les lésions constatées sur le crâne des victimes.
2.19Les auteurs signalent que le rapport de balistique réalisé par les experts de l’Institut de médecine légale (institution publique) sur quatre plombs qui auraient été extraits du corps des victimes (trois du crâne de M. García Mendoza et un du crâne de M. Pariona Camposano) lors de la première autopsie est contradictoire puisqu’il y est indiqué que les plombs extraits sont compatibles avec le fusil utilisé par le policier et auraient dont pu être tirés par cette arme, mais sont aussi compatibles avec une arme à feu artisanale. Ce rapport introduit donc l’hypothèse que les morts auraient pu être causées non pas par la police, mais par un civil. De fait, comme il est indiqué dans le rapport final de la Commission d’enquête multipartite du Congrès de la République, il a été argué que les victimes auraient été tuées par un civil portant une arme artisanale et le directeur de la police scientifique a défendu devant le Congrès la thèse selon laquelle les projectiles, des billes de plomb, ne provenaient pas d’armes utilisées par la police nationale. Toutefois, deux rapports − celui de la Commission d’enquête et un rapport d’expertise réalisé par l’Équipe péruvienne d’anthropologie médico‑légale à la demande des familles des victimes − remettent en cause la thèse d’une arme artisanale. Le rapport de l’Équipe péruvienne d’anthropologie médico-légale indique que les plombs supposément extraits du corps des victimes n’auraient pas pu causer les perforations constatées, car ni leurs dimensions ni leur forme ne coïncident avec les lésions de large diamètre constatées sur le crâne des deux victimes (qui sont, dans un cas, ovales et dans l’autre, arrondies). Par conséquent, selon les auteurs, il est possible que les plombs en question aient été disposés dans le but d’altérer la preuve. L’Équipe péruvienne d’anthropologie médico-légale a en outre constaté qu’en plus des trois impacts de balle observés sur le crâne de M. García Mendoza et de l’impact de balle observé sur celui de M. Pariona Camposano à la première autopsie, le corps M. Pariona Camposano présentait un impact de balle dans le cou dont le point de sortie se situait au niveau de la mâchoire.
2.20Les auteurs soutiennent que les enquêtes n’ont pas été exhaustives car ni le comportement des officiers qui ont planifié l’opération ni celui des agents qui l’ont exécutée n’ont été examinés. Ils estiment que l’absence d’enquête sur les responsables hiérarchiques, qui n’ont pas exercé de contrôle effectif sur la conduite de leurs subordonnés, constitue aussi une négligence, sachant que la Commission multipartite du Congrès de la République a estimé que les responsables hiérarchiques avaient intentionnellement omis d’exercer ce contrôle et pourraient être déclarés coupables de complicité par omission dans un homicide. Bien que ce rapport ait été soumis le 15 janvier 2009, soit quatre ans et neuf mois avant l’acquittement, les officiers n’ont jamais été visés par l’enquête.
Teneur de la plainte
3.1Les auteurs dénoncent une violation de l’article 6 (par. 1) du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), rappelant que, bien que l’article 3 du Code de conduite pour les responsables de l’application des lois dispose que la force ne peut être utilisée que lorsque cela est « strictement nécessaire » et que les Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois, incorporés dans le Manuel des droits de l’homme appliqués à la fonction de maintien de l’ordre, établissent les principes de légalité, de nécessité et de proportionnalité, dans le cas présent, il n’était ni nécessaire ni proportionné de recourir à la force et l’action des policiers était donc illégale. Les auteurs affirment que les deux victimes ont été privées arbitrairement de la vie au regard de l’observation générale no 36 (2019).
3.2Étant donné que les deux homicides demeurent impunis, les auteurs affirment qu’en l’espèce, il y a eu violation de l’article 6 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3). À cet égard, ils rappellent que, alors qu’il est indiqué dans l’observation générale no 36 (2019) qu’enquêter sur les homicides et poursuivre les responsables sont des éléments importants de l’obligation de protéger le droit à la vie, en l’espèce, la seule personne mise en cause a été acquittée après une enquête entachée de négligences et aucun officier de police n’a été inquiété.
3.3Enfin, les auteurs dénoncent une violation du droit de réunion pacifique protégé par l’article 21 du Pacte, rappelant qu’il est dit, dans les Directives relatives à l’observation des manifestations et des protestations sociales, que le droit de manifester naît de la conjonction de trois garanties essentielles, qui sont les droits à la liberté d’expression, à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association. Les auteurs soutiennent que le comportement des policiers envers les manifestants a été disproportionné et injustifié. Il n’existait aucun motif justifiant de restreindre ou de réprimer la manifestation ni d’arrêter un manifestant pour trouble à l’ordre public, et il a été fait usage de gaz lacrymogène pour disperser une manifestation qui se déroulait de manière pacifique.
Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond
4.1Dans une note du 15 avril 2021, l’État partie soutient que la communication devrait être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes. Il indique que les auteurs n’ont pas engagé de procédure d’amparo constitutionnel contre le jugement du 30 octobre 2013 par lequel le policier mis en cause a été acquitté ni contre l’arrêt du 7 juin 2016 confirmant la décision de première instance.
4.2L’État partie soutient également qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 du Pacte, car la responsabilité de l’accusé n’a pas été établie. Il avance que le policier, qui a reconnu avoir tiré des coups de feu, a agi dans l’exercice de son droit à se défendre, et fait valoir qu’un tir de plombs peut traverser des tissus mous, mais ne peut pas fracturer un os ni être mortel.
4.3L’État partie affirme qu’une enquête appropriée a été menée et que les éléments de preuve n’ont pas suffi à apporter la certitude objective de la responsabilité pénale de l’accusé. Toute déclaration de culpabilité devant être fondée sur des éléments de preuve suffisants établissant clairement et irréfutablement la responsabilité du mis en cause, l’absence de tels éléments a conduit à l’acquittement. L’État partie précise que le principe de la présomption d’innocence, consacré par le Pacte lui-même, devait bénéficier à l’accusé puisqu’on ne pouvait pas conclure avec certitude que celui-ci était responsable des faits reprochés.
Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie
5.1Dans une note du 16 août 2021, les auteurs indiquent qu’ils n’étaient pas tenus de déposer un recours en amparo constitutionnel pour épuiser les voies de recours internes. Le Tribunal constitutionnel a dit que l’amparo n’est pas une voie de recours supplémentaire contre les décisions rendues dans le cadre d’une procédure ordinaire, car il ne sert pas à réexaminer ces décisions. En outre, les violations du droit à la vie et du droit de réunion pacifique ont déjà eu lieu et le Code de procédure constitutionnelle dispose que l’amparo est inapproprié lorsque la menace de violation ou la violation d’un droit constitutionnel a cessé ou est irréparable au moment du dépôt du recours. Les auteurs rappellent que le Comité a estimé que seules les voies de recours susceptibles d’aboutir devaient être épuisées.
5.2Les auteurs rappellent que le ministère public n’a pas fait appel du jugement d’acquittement, mais, les avocats des plaignants, si. Les auteurs ont donc sollicité les autorités de l’État partie pour qu’elles réexaminent la décision rendue en première instance. Cependant, bien qu’il soit indiqué, dans les motifs de l’arrêt, qu’en première instance le procureur n’avait procédé qu’à une enquête de pure forme et non à une enquête approfondie, le jugement d’acquittement a été confirmé. À cet égard, il est fait mention dans l’arrêt des lacunes de l’enquête préliminaire, dont il résulte que les éléments permettant d’établir un lien certain et indubitable entre l’acquitté Rodríguez Huamaní et les tirs effectués sont peu probants et que les accusations du ministère public étaient purement formelles. C’est précisément faute de preuves suffisantes pour établir au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé est l’auteur de l’infraction d’homicide qualifié qu’il existe une insuffisance de preuves qui lui est favorable. Les auteurs soulignent que ce qui précède est lié à l’examen au fond (voir par. 2.14).
5.3En ce qui concerne la violation de l’article 6 du Pacte, les auteurs rappellent que l’argument avancé par l’État partie dans ses observations, selon lequel le policier aurait agi en légitime défense, n’a pas été retenu par la juridiction de deuxième instance, qui a estimé au contraire que la riposte policière était disproportionnée par rapport aux événements et que les circonstances mettaient en évidence le caractère répréhensible du comportement des policiers puisque les tirs avaient été effectués à faible distance, ce qui avait aggravé de manière exponentielle la létalité de la déflagration (voir par. 2.14).
5.4Les auteurs indiquent en outre que, selon l’observation générale no 36 (2019), l’obligation de protéger la vie exige que les privations illégales de la vie fassent l’objet d’une enquête, que les auteurs présumés soient poursuivis et les coupables sanctionnés, que les familles des victimes obtiennent réparation et que la responsabilité juridique des supérieurs hiérarchiques qui ont planifié l’opération et exercé le commandement soit examinée.
5.5Pour finir, les auteurs précisent qu’ils contestent non pas les décisions qui ont abouti à l’acquittement du principal accusé, mais les graves manquements de l’État partie à son devoir de mener une enquête approfondie permettant de sanctionner la violation du droit à la vie.
Observations complémentaires de l’État partie
6.1Dans une note du 18 octobre 2021, l’État partie réaffirme que les recours internes n’ont pas été épuisés, insistant sur le fait que la procédure d’amparo constitutionnel est une garantie contre l’action ou l’omission de toute autorité et de tout fonctionnaire ou autre personne portant atteinte ou menaçant de porter atteinte à des droits fondamentaux. À cet égard, l’article 4 du Code de procédure constitutionnelle dispose que l’amparo peut être utilisé pour contester des décisions judiciaires définitives rendues en violation manifeste du droit à une procédure régulière. En résumé, la compétence ratione materiae de l’amparo contre les décisions judiciaires s’étend à tous les droits fondamentaux explicitement ou implicitement reconnus par la Constitution. L’amparo aurait donc permis de vérifier le respect des garanties minimales et des droits fondamentaux comme le droit d’accéder librement à la justice et de se défendre, le droit à la preuve, le droit d’exiger que les décisions de justice soient motivées et fondées en droit, le droit à la pluralité d’instances, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable et le droit d’être jugé par un tribunal compétent, indépendant et impartial, le non-respect de ces garanties et droits entraînant l’irrégularité de la procédure, qui doit dès lors être corrigée par le juge constitutionnel.
6.2Sur la recevabilité, en ce qui concerne les allégations de violations de procédure au stade de l’instruction et du procès, l’État partie prie le Comité de réaffirmer sa jurisprudence selon laquelle l’appréciation des faits et des éléments de preuve et la bonne application de la législation nationale doivent rester la prérogative des tribunaux nationaux sauf lorsqu’il apparaît qu’elles ont été manifestement arbitraires ou ont constitué un déni de justice ou que le tribunal a manqué à son devoir d’agir de manière indépendante et impartiale, et, s’il est impossible de conclure que les tribunaux ont apprécié les moyens de preuve de façon arbitraire ou d’une manière qui a constitué un déni de justice, de déclarer que la communication n’est pas suffisamment étayée et est donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.
6.3Sur le fond, l’État partie réaffirme qu’il n’y a pas eu violation du droit à la vie puisque, à l’issue d’un procès au cours duquel les garanties de procédure et le principe de la présomption d’innocence ont été respectés, les tribunaux n’ont pas retenu la responsabilité de l’accusé. Il soutient qu’il respecte le droit à l’intégrité de la personne et le droit à la vie de ses citoyens et qu’il a établi les mécanismes de protection nécessaires au niveau national.
Délibérations du Comité
Examen de la recevabilité
7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.
7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.
7.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication devrait être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, les auteurs n’ayant pas formé de recours en amparo constitutionnel contre l’acquittement prononcé en première instance ni contre l’arrêt par lequel l’acquittement a été confirmé.
7.4Le Comité prend note également de l’argument des auteurs, qui estiment qu’ils n’étaient pas tenus de former un recours en amparo constitutionnel aux fins de l’épuisement des recours internes car le Tribunal constitutionnel a dit que la procédure d’amparo n’était pas une voie de recours supplémentaire contre les décisions rendues dans le cadre de procédures ordinaires et le Code de procédure constitutionnelle dispose que l’amparo n’est pas approprié si la violation ou la menace de violation du droit a cessé ou est devenue irréparable au moment du recours, ce qui était le cas en l’espèce. Les auteurs rappellent que le Comité a estimé, dans sa jurisprudence, que seules les voies de recours susceptibles d’aboutir doivent être épuisées.
7.5Le Comité rappelle que la raison d’être de la condition de l’épuisement des recours internes est de donner à l’État partie la possibilité de s’acquitter de l’obligation de protéger et de garantir les droits consacrés dans le Pacte. Il rappelle aussi qu’aux fins de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, les auteurs sont uniquement tenus d’exercer les recours qui offrent des perspectives raisonnables d’obtenir réparation, sont en rapport avec la violation alléguée et sont susceptibles de donner lieu à une réparation proportionnée au préjudice subi. S’il est conscient du fait que, comme la Cour interaméricaine des droits de l’homme l’a dit, les procédures d’habeas corpus et d’amparo font partie des garanties judiciaires indispensables à la protection de divers droits et permettent en outre de préserver la légalité dans une société démocratique, il constate que l’État partie n’a pas répondu de manière satisfaisante à l’argument des auteurs selon lequel la procédure d’amparo n’est pas appropriée lorsque la violation est devenue irréparable, comme c’est le cas en l’espèce puisque MM. García Mendoza et Pariona Camposano sont morts. Il constate également que les griefs des auteurs concernent la reconnaissance de la violation du droit à la vie dont leurs proches ont été victimes ; les intéressés n’ont pas demandé aux tribunaux internes − et ne lui demandent pas − de leur accorder une quelconque mesure de réparation pour la violation de leurs propres droits. Il constate en outre que l’article premier du Code de procédure constitutionnelle dispose que l’amparo a pour but de protéger les droits garantis par la Constitution et de rétablir la situation antérieure à la violation ou à la menace de violation d’un de ces droits. Il constate enfin que, dans l’État partie, la procédure d’amparo a principalement pour but la restauration des droits auxquels il a été porté atteinte et donc la cessation des actes préjudiciables et le rétablissement de la situation antérieure à la violation et que, lorsque la restitution est impossible parce que la violation est irréparable (comme c’est le cas des violations du droit à la vie, par exemple), l’amparo peut, si un responsable a été identifié, aboutir à l’ouverture d’une enquête et à l’indemnisation du préjudice causé. Le Comité note toutefois que, en l’espèce, si la violation du droit à la vie est irréparable, l’amparo n’aurait pas permis d’identifier le responsable à cause des déficiences de l’enquête préliminaire, qui ont conduit à une insuffisance de preuves (par. 2.14 et 5.2). Il note également que, en tout état de cause, engager une procédure en amparo contre les décisions d’acquittement prononcées en faveur de l’accusé (comme l’État partie soutient qu’il aurait fallu le faire) n’aurait pas conduit à un examen de la question plus large de la responsabilité institutionnelle, responsabilité sur laquelle la Commission d’enquête multipartite du Congrès de la République a mis l’accent dans son rapport de 2009 lorsqu’elle a recommandé à l’État partie d’enquêter aussi sur l’éventuelle complicité par omission des supérieurs hiérarchiques dans les homicides et de requalifier les infractions disciplinaires reprochées à plusieurs policiers au regard de la gravité des faits, qui n’étaient pas anodins puisqu’ils ont conduit à la mort de quatre personnes (par. 2.9 et 2.12). Compte tenu de tout ce qui précède, le Comité estime qu’un recours en amparo n’aurait pas été utile dans les circonstances de l’espèce et conclut donc que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.
7.6Le Comité, constatant que toutes les conditions de recevabilité sont réunies et que les griefs que les auteurs tirent de l’article 6 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), et de l’article 21 ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, déclare que la communication est recevable et passe à son examen au fond.
Examen au fond
8.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.
8.2Le Comité note que, selon les auteurs, les faits de l’espèce participent d’une violation de l’article 6 (par. 1) du Pacte en ce que la force a été employée au mépris des principes de légalité, de nécessité et de proportionnalité, en conséquence de quoi la mort des deux victimes est constitutive d’une exécution arbitraire. Il note également que, toujours selon les auteurs, deux coups de feu ont été entendus juste avant que MM. García Mendoza et Pariona Camposano s’écroulent et succombent à des blessures causées par des projectiles tirés par une arme à feu située derrière eux, comme il a été établi dans le rapport de l’Institut de médecine légale (voir par. 2.16), ce qui signifie que les victimes se trouvaient de dos et ne représentaient pas une menace pour les policiers ; que le policier mis en cause a reconnu avoir tiré en direction de l’endroit où les victimes se sont écroulées les deux seuls coups de feu entendus pendant la manifestation ; que l’Inspection générale de la police nationale a retenu la responsabilité administrative et disciplinaire de huit agents, dont celle du policier mis en cause pour avoir menti dans un premier temps en affirmant qu’il n’avait pas fait usage de son arme, avant de déclarer qu’il avait effectivement tiré ; qu’il est indiqué dans le rapport de balistique médico-légale que les projectiles qui ont causé les morts sont compatibles avec le fusil utilisé par le policier en question ; que la Chambre transitoire en matière pénale de la Cour suprême de justice a jugé que la riposte de la police était disproportionnée et répréhensible ; que le Bureau du Défenseur du peuple a estimé que les agents de police n’étaient pas suffisamment formés au contrôle des foules ; et que la Commission d’enquête multipartite du Congrès de la République a retenu la responsabilité du Ministère de l’intérieur et du Directeur de la police, qui n’ont pas exercé un contrôle effectif sur les policiers.
8.3Le Comité constate que les auteurs dénoncent une violation de l’article 6 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), au motif que les deux homicides sont demeurés impunis car, malgré tous les éléments susmentionnés, l’unique accusé a été acquitté après une enquête entachée de négligences qui n’a pas permis de sanctionner la violation du droit à la vie. Selon les auteurs, au lieu de remettre immédiatement son arme au service de police scientifique, comme l’avait ordonné le Bureau du Procureur, l’intéressé l’a restituée après l’avoir nettoyée, et il n’a pas été interrogé à ce sujet. En conséquence, l’examen balistique a révélé que l’arme ne présentait pas de signes d’utilisation alors pourtant que l’accusé reconnaissait en avoir fait usage. De plus, contrairement au règlement, l’accusé n’a pas rédigé un rapport après avoir utilisé son arme pour demander qu’elle soit déchargée et révisée. Il n’a pas non plus restitué les cartouches restantes et les autorités ne lui ont pas demandé de faire un rapport sur l’utilisation des munitions, ce qui aurait permis de déterminer quelles munitions il avait utilisées pendant l’opération et de faire des comparaisons avec les lésions constatées sur les victimes. En outre, les auteurs affirment que l’enquête n’a pas été exhaustive puisque la responsabilité des supérieurs hiérarchiques n’a pas été envisagée alors que la Commission d’enquête multipartite du Congrès de la République avait pourtant recommandé au ministère public d’enquêter plus avant pour déterminer s’il y avait eu complicité des officiers supérieurs par omission. En définitive, ainsi que l’a reconnu la Chambre transitoire en matière pénale de la Cour suprême de justice, l’enquête a été lacunaire, et les deux morts sont restés impunies.
8.4Le Comité constate également que, selon l’État partie, une enquête menée en bonne et due forme n’a pas permis d’établir la responsabilité pénale de l’accusé, qui a agi en légitime défense. L’État partie indique que toute déclaration de culpabilité doit être fondée sur des éléments de preuve suffisants établissant clairement et irréfutablement la responsabilité de l’accusé et que, en l’absence de tels éléments, l’accusé a été acquitté, conformément au principe de la présomption d’innocence.
8.5Le Comité rappelle son observation générale no 36 (2019), dans laquelle il a dit que l’emploi d’une force potentiellement létale dans le cadre du maintien de l’ordre est une mesure extrême à laquelle il ne devrait être recouru que lorsque cela s’avère strictement nécessaire pour protéger la vie ou prévenir un préjudice grave découlant d’une menace imminente (par. 12). Il n’est permis de recourir à la force que lorsqu’il est impossible d’utiliser des moyens moins dangereux et seulement dans la moindre mesure possible, et les armes à feu ne doivent jamais être utilisées dans le seul but de disperser un rassemblement. De surcroît, tout recours à la force doit respecter les principes fondamentaux de légalité, de nécessité, de proportionnalité, de précaution, de non-discrimination et de responsabilité et tirer sans discernement dans une foule n’est jamais acceptable. Par conséquent, il ne peut être fait usage d’armes à feu que contre des personnes représentant une menace imminente de mort ou de blessure grave pour les agents des forces de l’ordre ou les personnes présentes.
8.6En outre, les États parties sont censés prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir toute privation arbitraire de la vie par les forces l’ordre, notamment établir des procédures visant à garantir que les opérations de maintien de l’ordre sont dûment planifiées. Le plan devrait fournir le détail des instructions données à toutes les forces et unités chargées du maintien de l’ordre, de l’équipement dont elles disposeront et de leur déploiement. Ne devraient être déployés pour maintenir l’ordre dans les rassemblements que des agents des forces de l’ordre qui soient formés à l’encadrement des réunions et aux normes relatives aux droits de l’homme pertinentes. Ainsi qu’il ressort des paragraphes 2.7, 2.8 et 2.10, ces principes n’ont pas été respectés en l’espèce. De surcroît, toutes les opérations menées par les forces de l’ordre devraient être conformes aux dispositions du Code de conduite pour les responsables de l’application des lois et des Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois et les agents devraient recevoir la formation pertinente nécessaire afin de garantir, dans toutes les circonstances, le plus grand respect du droit à la vie.
8.7En outre, le Comité rappelle que, puisque la privation de la vie par les autorités de l’État est une question extrêmement grave, l’obligation de protéger le droit à la vie exige des États parties qu’ils fassent procéder à des enquêtes et des poursuites sur les cas présumés de privation illégale de la vie, sanctionnent les responsables et fournissent une réparation intégrale aux victimes. Il rappelle également que les États parties sont tenus d’enquêter sans tarder et de façon efficace et impartiale sur toute allégation ou tout soupçon raisonnable de recours illégal à la force ou d’autres violations par des membres des forces de l’ordre dans le contexte de rassemblements et qu’une action ou omission peut constituer une violation des droits de l’homme qu’elle soit intentionnelle ou résulte d’une négligence. Les enquêtes et poursuites auxquelles donnent lieu les allégations de privation illégale de la vie doivent être menées conformément aux normes internationales pertinentes, notamment le Protocole du Minnesota relatif aux enquêtes sur les homicides résultant potentiellement d’actes illégaux, et permettre de garantir que les responsables sont traduits en justice. En particulier, il faut que les enquêteurs s’intéressent à la responsabilité des supérieurs hiérarchiques à raison des violations du droit à la vie commises par leurs subordonnés et que des enquêtes soient menées chaque fois que des manifestants ont été visés par des tirs à balles réelles.
8.8Le Comité constate que MM. García Mendoza et Pariona Camposano sont morts lors d’une manifestation après avoir été touchés à la tête par des balles entrées par le cou et ressorties par la mâchoire, que le procureur a engagé une action contre un policier pour homicide qualifié, requérant contre l’intéressé une peine de trente ans de prison, et que l’accusé a été acquitté faute de preuves, principalement parce que l’enquête avait été entachée de négligences, comme l’ont reconnu les autorités judiciaires de l’État partie.
8.9À la lumière de ce qui précède, le Comité estime que les enquêtes menées n’ont pas été exhaustives et n’ont pas permis d’identifier les responsables de la mort de MM. García Mendoza et Pariona Camposano et conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 6 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3).
8.10Compte tenu de cette conclusion et à la lumière des informations contenues dans les paragraphes 8.5 à 8.8 des présentes constatations, le Comité estime que les faits examinés font apparaître que l’usage de la force ne satisfaisait pas les critères de nécessité et de proportionnalité et constituent donc une violation du droit de réunion pacifique que MM. García Mendoza et Pariona Camposano tenaient de l’article 21 du Pacte.
9.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les informations dont il dispose font apparaître une violation par l’État partie de l’article 6 (par. 1) du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), ainsi qu’une violation de l’article 21.
10.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. À cet égard, il est tenu, entre autres : a) de mener une enquête effective et exhaustive sur les faits qui ont conduit à la mort de MM. García Mendoza et Pariona Camposano et de sanctionner pénalement et administrativement toutes les personnes dont la responsabilité aura été établie ; et b) d’indemniser comme il se doit les auteurs pour le préjudice subi. L’État partie est également tenu de prendre des mesures pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.
11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsque la réalité d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.