Nations Unies

CCPR/C/134/D/2921/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

22 septembre 2022

Original : français

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2921/2016*,**

Communication présentée par :

Naïma Mezhoud (représentée par un conseil, Sefen Guez Guez)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteure

État partie :

France

Date de la communication :

1er novembre 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 22 décembre 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

14 mars 2022

Objet :

Interdiction du port d’un voile sur le lieu de formation

Question(s) de procédure :

Recevabilité −  ratione materiae

Question(s) de fond :

Liberté de manifester sa religion ; discrimination en raison de la religion et du genre

Article(s) du Pacte :

18 et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2

1.L’auteure de la communication est Naïma Mezhoud, de nationalité française, née en 1977. Elle estime être victime d’une violation par l’État partie des droits qu’elle tient des articles 18 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 17 mai 1984. L’auteure est représentée par un conseil, Sefen Guez Guez.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1L’auteure est musulmane et, en raison de ses convictions religieuses, porte un foulard couvrant ses cheveux. Dans le cadre de sa formation professionnelle, elle s’est inscrite au Greta Tertiaire 94 − un groupement d’établissements publics chargé de la formation continue pour adultes −, afin de poursuivre l’enseignement permettant d’obtenir le brevet de technicien supérieur (BTS) en assistance de gestion des petites et moyennes entreprises et industries. Déjà titulaire de plusieurs diplômes, l’auteure espérait que cette formation au Greta lui permette d’obtenir un emploi viable.

2.2Le 14 mai 2010, son dossier a été reçu et l’auteure a été convoquée au siège du Greta Tertiaire 94 pour un entretien individuel. L’auteure soutient qu’elle s’est rendue à l’entretien en portant son foulard. Après avoir réussi l’entretien et le test d’entrée, elle a été invitée par courrier du 30 août 2010 à intégrer le Greta pour sa formation d’assistante de gestion. Le 6 septembre 2010, elle s’est présentée au lycée Saint-Exupéry, à Créteil, où la formation devait avoir lieu. Néanmoins, elle n’a pas pu accéder à l’établissement, car elle a reçu un refus verbal d’entrée de la part du Proviseur du lycée, en raison de la prohibition du port de signes d’appartenance religieuse au sein d’un établissement public d’enseignement. Ce refus verbal a été confirmé par écrit le 18 septembre 2010 par le Président du Greta, qui conditionnait l’entrée dans l’établissement au retrait par l’auteure de son foulard.

2.3Le 20 septembre 2010, l’auteure a réitéré sa demande de réintégrer la formation et formulé un premier recours auprès de l’autorité supérieure du Greta, le rectorat de Créteil. Par courrier du 25 janvier 2011, ce dernier a confirmé la décision du Directeur d’établissement.

2.4L’auteure a saisi le tribunal administratif de Melun et invoqué dans sa demande une discrimination en raison de la religion, au sens du Code pénal et des articles 9 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme). Le 19 novembre 2013, le tribunal a rejeté la demande de l’auteure, précisant que l’article L141-5-1 du Code de l’éducation, tel que modifié par la loi no 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics (loi du 15 mars 2004), qui interdit aux élèves des centres publics d’éducation de porter des signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, ne s’appliquait pas à l’auteure. Le tribunal a considéré qu’il n’avait pas été démontré l’existence de risques de troubles à l’ordre public en l’espèce ; néanmoins, il a considéré que, puisque la formation du Greta était dispensée à temps plein dans les locaux de l’établissement et que la configuration des lieux impliquait nécessairement que les stagiaires de cette formation et les élèves du lycée (auxquels s’applique l’interdiction du port de signes ostentatoires) se côtoient, le bon fonctionnement de l’établissement en cause était de nature à justifier la restriction à l’auteure, et l’administration aurait pris les mêmes décisions en se fondant uniquement sur ce motif. Le tribunal a conclu qu’aucune atteinte excessive à la liberté d’expression de l’auteure et à sa liberté de manifestation de ses croyances religieuses, au regard de l’objectif de l’intérêt général, n’avait été démontrée.

2.5L’auteure a fait appel de cette décision devant la cour administrative d’appel de Paris. Le 12 octobre 2015, la cour a rejeté l’appel de l’auteure, considérant que les stagiaires du Greta étaient amenés à rencontrer les élèves du lycée qui étaient soumis, en application du Code de l’éducation, à l’interdiction du port de signe manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, et que leur présence simultanée avec une stagiaire du Greta portant un tel signe était, dans les circonstances de l’espèce, de nature à troubler l’ordre dans cet établissement, et que ce seul motif était suffisant pour justifier la décision. La cour a aussi conclu que, la décision étant bien fondée, elle ne portait pas une atteinte excessive à la liberté de l’auteure de manifester sa religion au regard de l’intérêt général poursuivi et ne constituait aucune discrimination. L’auteure s’est enfin tournée vers le Conseil d’État, qui n’a pas admis son pourvoi dans une décision du 2 mai 2016.

2.6L’auteure indique n’avoir pas saisi d’autres instances internationales d’enquête ou de règlement concernant cette question.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure invoque une violation de son droit de bénéficier d’une éducation en vertu de l’article 13 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, puisque l’accès à sa formation professionnelle lui a été refusé en raison de sa confession musulmane.

3.2L’auteure allègue également que le refus qu’elle accède à sa formation en portant un foulard a violé son droit de manifester librement sa religion en vertu de l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle considère que ce refus constitue une restriction qui n’est pas permise par les dispositions de l’article 18 (par. 3) du Pacte et rappelle que, dans un cas très similaire, le Comité a constaté que l’exclusion d’un établissement scolaire pour le port d’un signe religieux n’était ni nécessaire ni proportionnée aux buts visés et constituait une violation de l’article 18 du Pacte. Premièrement, l’auteure soutient que l’interdiction de porter son foulard, port motivé par sa religion, ne peut être considérée comme « prévue par la loi ». Aucune disposition légale n’interdit le port de signes religieux aux étudiants du Greta. Il existe bien une loi de restriction, celle du 15 mars 2004, mais elle vise à interdire le port de signes religieux par les élèves des écoles, collèges et lycées publics, par lesquels ces derniers manifesteraient ostensiblement une appartenance religieuse. Cette loi ne vise pas d’autres publics, tels que les étudiants du Greta, adultes par définition. De plus, la circulaire d’application de la loi du 15 mars 2004 écarte son application aux parents d’élèves et aux « candidats qui viennent passer les épreuves d’un examen ou d’un concours dans les locaux d’un établissement public d’enseignement et qui ne deviennent pas de ce seul fait des élèves de l’enseignement public ».

3.3La restriction qui a été imposée à l’auteure porte une atteinte disproportionnée à sa liberté de manifester ses convictions religieuses, devant le prétendu trouble à l’ordre public que générerait sa présence dans les locaux du Greta, d’autant plus qu’une analyse factuelle de la situation démontre que ce risque est mineur : en raison de leurs horaires et de leur regroupement spatial, très peu de stagiaires du Greta risquent de croiser les lycéens dans les locaux scolaires qu’ils partagent, et un pourcentage très faible des stagiaires du Greta porteraient le foulard. Numériquement, donc, le risque de trouble à l’ordre public est minime, à supposer qu’il existe.

3.4De plus, la restriction n’est pas nécessaire dans une société démocratique, parce que l’État partie n’a pas démontré que le port du foulard portait une atteinte réelle à l’ordre public. L’auteure considère que les juridictions internes usent de fiction juridique pour considérer que sa présence aux côtés d’un public soumis à une mesure d’interdiction légale est susceptible de créer un tel trouble. Ce raisonnement préjuge d’éventuelles réactions négatives des autres usagers du lycée. Or, l’auteure soutient qu’il y a d’autres cas qui mènent à une coexistence similaire sans que le moindre trouble à l’ordre public ait été provoqué. Premièrement, son cas peut être assimilé à celui des parents accompagnateurs à l’occasion des sorties scolaires, auxquels la justice a reconnu le droit d’exprimer leur conviction religieuse, par exemple par le port d’un voile. Deuxièmement, il existe d’autres Greta où cette coexistence est présente et n’a causé aucun trouble à l’ordre public : l’auteure apporte des témoignages du bon fonctionnement d’autres Greta malgré la présence de femmes portant le foulard islamique au sein des lycées. L’auteure fait aussi valoir que, dans une communication officielle du 3 juin 2014, le Principal du collège Hollerith rappelle qu’« après consultation de la cellule juridique du rectorat et au vu des textes cités en référé, il s’avère que ces stagiaires sont tout à fait en droit d’arborer [le foulard islamique] ». En outre, l’auteure fait référence à une décision du Conseil d’État du 26 septembre 2016 dans laquelle celui-ci annulait l’arrêté pris par le maire d’une commune du littoral en vue d’interdire l’accès à la plage avec des signes religieux (communément appelés arrêtés anti‑burkini). Le Conseil d’État avait jugé que les restrictions du maire aux libertés n’étaient pas justifiées par des risques avérés d’atteinte à l’ordre public, et que le fait qu’une altercation avait eu lieu entre une famille, dont deux membres portaient des burkinis, et d’autres usagers de la plage ne faisait pas apparaître des risques avérés de troubles à l’ordre public de nature à justifier l’interdiction. L’auteure considère que, dans son cas aussi, le risque de trouble à l’ordre public prétexté n’est en fait pas réel.

3.5L’auteure fait valoir qu’il a été porté atteinte à ses droits en vertu de l’article 26 du Pacte, en ce qu’elle n’a pas bénéficié de la protection contre les discriminations à laquelle elle avait droit et a fait l’objet d’un traitement discriminatoire. Elle considère que le refus qu’elle accède à sa formation repose sur un motif touchant à sa religion et aux convictions religieuses ; à cet égard, elle rappelle que le port du voile a été reconnu par la Cour européenne des droits de l’homme et par le Comité comme un acte motivé ou inspiré par une conviction religieuse.

3.6L’auteure prie le Comité de constater que l’État partie est tenu de lui assurer un recours utile, de l’indemniser du préjudice subi, de prendre les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir et de rendre publiques les constatations du Comité.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.Par note verbale du 22 février 2017, l’État partie a indiqué ne pas souhaiter contester la recevabilité de la communication. L’État partie souhaite néanmoins signaler que l’auteure allègue une violation de l’article 13 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et que l’examen des allégations concernant de supposées violations de ce pacte est en dehors de la compétence du Comité.

Observations de l’État partie sur le fond

5.1Par note verbale du 22 juin 2017, l’État partie a présenté ses observations sur le fond de la communication.

5.2L’État partie présente le droit applicable garantissant la liberté religieuse et la non‑discrimination en faisant référence à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 et aux articles 1er et 2 de la Constitution du 4 octobre 1958.

5.3L’État partie explique que la question de la conciliation entre l’exercice de la liberté de religion et les exigences découlant de la neutralité du service public dans le domaine de l’enseignement s’est posée de manière accrue, et que la neutralité du service public est un impératif de valeur constitutionnelle.

5.4Concernant la liberté des élèves de manifester leur religion, le Conseil d’État a rendu un avis le 27 novembre 1989, puis une décision le 2 novembre 1992, dans lesquels il précise que le principe de laïcité impose que « l’enseignement soit dispensé dans le respect, d’une part, de cette neutralité par les programmes et par les enseignants et, d’autre part, de la liberté de conscience des élèves ». Le Conseil d’État, de la sorte, reconnaît aux élèves la liberté de porter des signes religieux, liberté qui n’est toutefois pas absolue. Ainsi, l’exercice de cette liberté ne doit pas porter atteinte « aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité » et peut donc être restreint, lorsqu’il porterait atteinte aux exigences inhérentes au fonctionnement du service public, ce qui est le cas, selon le Conseil d’État, dans quatre types d’hypothèses :

a)Lorsque la manifestation de la religion constitue un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande ;

b)Lorsqu’une telle manifestation aurait pour conséquence de porter atteinte à la dignité, au pluralisme ou à la liberté de l’élève ou de tout membre de la communauté éducative, ou de compromettre leur santé et leur sécurité ;

c)Lorsque la manifestation serait de nature à perturber le déroulement des activités d’enseignement ou le rôle éducatif des enseignants ;

d)Lorsque la manifestation serait de nature à troubler l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public.

5.5La loi du 15 mars 2004 modifiant le Code de l’éducation est venue encadrer, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. L’exposé des motifs de ladite loi indique ce qui suit :

L’école doit en effet être préservée afin d’y assurer l’égalité des chances, l’égalité devant l’acquisition des valeurs et du savoir, l’égalité entre les filles et les garçons, la mixité de tous les enseignements, et notamment de l’éducation physique et sportive. Il ne s’agit pas de déplacer les frontières de la laïcité. II ne s’agit pas non plus de faire de l’école un lieu d’uniformité et d’anonymat, qui ignorerait le fait religieux. Il s’agit de permettre aux professeurs et aux chefs d’établissements d’exercer sereinement leur mission avec l’affirmation d’une règle claire qui est dans nos usages et dans nos pratiques depuis longtemps. Si les élèves des écoles, collèges et lycées publics sont naturellement libres de vivre leur foi, ce doit être dans le respect de la laïcité de l’école de la République. C’est bien la neutralité de l’école qui assure le respect de la liberté de conscience des élèves, le respect égal de toutes les convictions.

Dès lors, l’article L141-5-1 du Code de l’éducation dispose que « [d]ans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève ». Sont visés, par l’expression « manifestent ostensiblement une appartenance religieuse », des signes tels qu’une kippa, une grande croix ou encore un voile. L’État partie précise, néanmoins, que cette loi est applicable aux élèves des écoles, collèges et lycées publics, alors que les décisions du Conseil d’État demeurent le cadre juridique applicable en la matière dans d’autres services d’éducation, tels que les universités.

5.6L’État partie note que la liberté qui est en cause dans le cas d’espèce n’est pas celle d’avoir une religion, mais celle de manifester sa religion, et que cette liberté n’est pas absolue et peut faire l’objet de restrictions en accord avec l’article 18 (par. 3) du Pacte. Dans son observation générale no 22 (1993), le Comité a explicité les dispositions de l’article 18 (par. 3) du Pacte, quant aux restrictions qu’un État peut apporter à la liberté de manifester sa religion. Au paragraphe 8, le Comité y rappelle que de telles restrictions sont soumises à de strictes conditions : leur légalité (au sens large du terme), leur nécessité et leur proportionnalité au regard des buts poursuivis (sécurité, ordre et santé publics, morale ou liberté et droits fondamentaux d’autrui). Il précise que ces restrictions ne doivent être appliquées qu’aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire et proportionnelles à celui-ci, et qu’il ne peut être imposé de restrictions à des fins discriminatoires ni de façon discriminatoire. L’État partie relève que ce triptyque est le même que celui qui sert de fondement à l’examen, par la Cour européenne des droits de l’homme, d’une éventuelle atteinte sous l’angle de l’article 9 (par. 2) de la Convention européenne des droits de l’homme.

5.7L’État partie ne conteste pas que le port du voile par l’auteure relève de sa liberté de manifester sa religion, et que les refus qui lui ont été opposés d’accéder aux locaux de sa formation continue en raison de son port du voile constituent une restriction de cette liberté. Toutefois, il soutient que la restriction en cause est conforme à l’article 18 du Pacte, dès lors qu’elle est prévue par la loi, poursuit un but légitime et était proportionnée au regard du but légitime poursuivi.

5.8L’État partie soutient que la restriction est prévue par la loi. Il ne conteste pas que, comme le soutient l’auteure, l’article L141-5-1 du Code de l’éducation n’est pas applicable à son cas. Toutefois, l’État partie soutient qu’il existait bien une base juridique, suffisamment définie et précise, justifiant les refus opposés à l’auteure. En ce sens, le tribunal administratif de Melun et la cour administrative d’appel de Paris se sont prononcés dans le cas d’espèce, écartant l’application de la loi du 15 mars 2004 mais rappelant les principes applicables dégagés par le Conseil d’État dès 1989 dans son avis, puis dans sa décision du 2 novembre 1992. Ces principes applicables ont en effet été réaffirmés de manière constante par le Conseil d’État et l’ensemble des juridictions administratives. L’État partie relève d’ailleurs que le Comité, pour apprécier la condition tenant à la prévisibilité de la loi, avait retenu dans l’affaire Ross c. Canada, malgré le peu de précisions des dispositions qui avaient été appliquées dans la procédure, le fait que la Cour suprême avait examiné tous les aspects de l’affaire et estimé qu’il existait dans le droit interne suffisamment de fondements à l’appui des clauses de l’ordonnance qu’elle avait rétablies. Le Comité avait également pris en compte le fait que l’auteur avait été entendu dans toute la procédure et qu’il avait les moyens de faire appel des décisions prononcées contre lui, moyens dont il s’était prévalu. Enfin, il avait considéré qu’il ne lui appartenait pas de réévaluer les conclusions de la Cour suprême sur ce point et estimé que la restriction imposée était prévue par la loi. Il ressort expressément des refus opposés à l’auteure par le Directeur du Greta, puis par le Recteur de l’Académie de Créteil, que les décisions n’étaient en l’espèce pas fondées sur l’article L141-5-1 du Code de l’éducation, ainsi que l’ont constaté le tribunal puis la cour administrative d’appel. L’auteure a, en outre, pu présenter, de manière effective, ses observations tout au long de la procédure administrative, puis judiciaire. Dès lors, l’État partie considère qu’il ne saurait être contesté que la restriction imposée à l’auteure était prévue par la loi.

5.9L’État partie soutient que la restriction apportée à la liberté de l’auteure de manifester sa religion poursuit les buts de protection des droits et libertés d’autrui et de protection de l’ordre, buts légitimes au sens de l’article 18 (par. 3) du Pacte. À cet égard, la réponse du Ministre de l’éducation nationale à une question parlementaire précise que « l’encadrement du port de signes religieux ostensibles par les stagiaires de la formation continue à l’intérieur des établissements peut être justifié par des considérations d’intérêt général liées à la nécessité d’assurer le bon fonctionnement de ces établissements », compte tenu de « la coexistence, dans un même établissement, d’usagers de la formation initiale et de la formation continue soumis à des règles différentes ne [pouvant] que susciter des risques de troubles à l’ordre public ». Le rapport de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, ayant précédé l’adoption de la loi du 15 mars 2004, avait ainsi rappelé que la question de l’expression de la liberté de religion se posait de manière très spécifique dans le milieu scolaire, où « les élèves, pris en charge sur une longue durée, doivent apprendre et vivre ensemble, dans une situation où ils sont encore fragiles, sujets aux influences et aux pressions extérieures ». Le Comité a d’ailleurs déjà eu l’occasion de considérer que la loi du 15 mars 2004 servait les objectifs de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre public et de la sécurité publique. Même si cette loi n’est pas applicable ici, l’État partie considère qu’il n’y a pas de raison objective de s’éloigner de cette analyse, dans la mesure où la restriction imposée en l’espèce à l’auteure poursuit les mêmes objectifs. En effet, la formation en question se déroule de 8 h 30 à 17 h 30 du lundi au vendredi, dans l’enceinte d’un lycée public, où l’auteure est donc amenée à être en contact avec des élèves du lycée, qui sont astreints aux limitations de la loi du 15 mars 2004 ; il y a donc lieu d’opérer une conciliation entre la liberté de manifester sa religion, dont bénéficie l’auteure, et les exigences de préservation de l’ordre et du bon fonctionnement de l’établissement scolaire public concerné.

5.10L’État partie soutient que la restriction est aussi proportionnée aux buts poursuivis. Il rappelle que l’auteure soutient que les refus litigieux des cas récents dans lesquels des arrêtés municipaux sont venus interdire le port de certaines tenues manifestant ostensiblement sa religion sur des plages du littoral français ne concernent aucunement la question d’espèce, qui est liée à la liberté de religion et aux exigences de préservation de l’ordre et du bon fonctionnement d’un établissement scolaire public. Par ailleurs, l’État partie souhaite rappeler que le principe applicable en dehors des écoles, collèges et lycées publics est la libre manifestation de ses croyances, notamment religieuses. Le Comité avait d’ailleurs déjà pris note de ces éléments dans ses constatations en l’affaire Singh c. France, notant que l’État partie ne soutenait pas que la laïcité imposait en soi que les bénéficiaires de services publics évitent le port de signes ou de vêtements religieux ostensibles dans les bâtiments publics de manière générale ou dans les établissements d’enseignement en particulier. L’État partie considère que la restriction est dans le cas d’espèce justifiée par le contexte bien particulier de la formation que l’auteure a été amenée à suivre. Cette formation a lieu à des horaires et dans des locaux où les élèves du lycée sont appelés à côtoyer les étudiants de la formation, et les élèves du lycée comme ceux de la formation ont tout à fait la possibilité de se rendre dans l’ensemble des lieux qui leur sont accessibles, tels que les lieux communs et de passage. Dans ces circonstances, seule l’identité des règles imposées à l’ensemble des usagers d’un même établissement paraît en effet de nature à garantir tant le maintien de l’ordre public que le fonctionnement normal du service. Il semble donc parfaitement fondé que le règlement intérieur d’un Greta tienne compte de cette circonstance et puisse interdire le port de signes d’appartenance religieuse par les stagiaires accueillis en formation. Cette interdiction est naturellement cantonnée aux cas où les stagiaires côtoient effectivement les élèves, c’est‑à‑dire, aux cas dans lesquels les horaires de fonctionnement du Greta coïncident avec ceux du lycée, comme cela a été signalé par le Ministre de l’éducation dans sa réponse à une question parlementaire sur le sujet. L’État partie rappelle que le Comité, en l’affaire Singh c. France, avait admis que l’interdiction en cause ne portait que sur les signes et tenues qui manifestaient ostensiblement une appartenance religieuse, qu’elle ne s’appliquait pas aux signes religieux discrets et que le Conseil d’État rendait des décisions à ce sujet au cas par cas. En outre, l’État partie rappelle que la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que l’interdiction du port de signes manifestant de manière ostensible sa religion poursuivait « les buts légitimes que sont la protection des droits et libertés d’autrui et de l’ordre public » et que « l’ingérence litigieuse était justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé ». Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme prend en compte l’existence d’une « période de dialogue » ayant précédé la sanction de l’exclusion de l’établissement scolaire de l’intéressé, pour l’estimer non disproportionnée. Elle relève également que l’intéressé « pouvait poursuivre sa scolarité dans un établissement d’enseignement à distance ou dans un établissement privé ». L’État partie relève qu’en l’espèce, un dialogue a été mis en place entre l’auteure, le Proviseur du lycée Saint-Exupéry et le Directeur du Greta. L’auteure a également pu faire valoir sa position devant le Recteur d’académie, en exerçant un recours hiérarchique, avant d’introduire un recours devant le juge administratif. De nombreuses garanties ont donc encadré les mesures litigieuses, qui ont fait l’objet d’un contrôle juridictionnel effectif devant les juridictions administratives. Enfin, la sanction opposée à l’auteure était la seule suite possible après un dialogue infructueux entre les intéressés, afin de pouvoir garantir le respect du bon fonctionnement de l’établissement scolaire. Par ailleurs, l’auteure se trouvait en formation continue, et non initiale, il lui est donc loisible de poursuivre sa formation dans un autre établissement ou par correspondance, par exemple par l’intermédiaire du Centre national d’enseignement à distance, qui offre une formation permettant d’obtenir le BTS en assistance de gestion des petites et moyennes entreprises et industries. Dès lors, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’État partie considère que la restriction imposée à l’auteure dans la liberté de manifester sa religion était nécessaire et proportionnée aux buts poursuivis, et répond donc pleinement aux exigences de l’article 18 (par. 3) du Pacte.

5.11Concernant le grief tiré de l’article 26 du Pacte, l’État partie soutient que les règles déterminées par la jurisprudence du Conseil d’État ne créent aucune discrimination, dès lors qu’aucune religion en particulier n’est visée ni d’ailleurs aucun sexe. En effet, les règles ainsi dégagées s’appliquent de la même manière, quelle que soit la religion concernée. Dès lors, l’auteure ne saurait affirmer que les refus qui lui ont été opposés, fondés sur ces règles, seraient discriminatoires. Il est vrai qu’une différence de traitement est susceptible d’être introduite en l’espèce entre les personnes qui ne souhaitent pas manifester leur religion ou qui la manifestent de manière compatible avec le fonctionnement normal du service et avec la préservation de l’ordre de l’établissement, et les personnes qui la manifestent de manière incompatible. Toutefois, cette différenciation est fondée sur des critères raisonnables et objectifs, et ne peut donc être considérée comme une discrimination indirecte au sens de l’article 26 du Pacte. En effet, le cadre juridique existant n’interdit nullement à une personne de manifester son appartenance religieuse. Toutefois, cette manifestation doit alors être restreinte dans les hypothèses fixées par la jurisprudence du Conseil d’État et exposées ci‑dessus. Ainsi, le fait que certaines personnes qui entendent adopter des comportements qu’ils justifient par leurs convictions, qu’elles soient religieuses ou non, ne peuvent le faire en raison d’une restriction imposée par le cadre juridique fixé par le Conseil d’État, ne saurait être en soi considéré comme discriminatoire, dès lors que l’interdiction repose sur une base raisonnable et reste proportionnée à l’objectif légitime poursuivi, comme cela vient d’être démontré en l’espèce.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie

6.1Par lettre du 4 novembre 2019, l’auteure a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie sur le fond de la communication.

6.2L’auteure soutient que l’État partie ne démontre pas qu’il existerait un cadre juridique justifiant la restriction qu’elle a subie, compte tenu du fait que la loi du 15 mars 2004 ne s’applique pas.

6.3L’auteure considère que l’État partie, dans ses observations, ne démontre pas que la restriction à sa liberté de manifester sa religion était nécessaire et proportionnée afin de protéger la sécurité, l’ordre et la santé publics, la morale ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui. En particulier, l’État partie ne démontre pas en quoi la présence de l’auteure au sein du lycée pouvait manifestement conduire à porter atteinte à l’ordre et au bon fonctionnement de l’établissement. Bien au contraire, l’État partie n’a pas apporté de preuves pour contredire celles soumises par l’auteure, à savoir, plusieurs attestations d’autres stagiaires en Greta acceptées au sein des lycées avec leur foulard islamique sans que leur présence ait suscité de réaction particulière. En l’absence de démonstration que le port du foulard au sein du lycée constituerait une menace, la violation de l’article 18 du Pacte serait pleinement caractérisée.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité note que l’État partie conteste la compétence du Comité pour recevoir des allégations concernant les droits contenus dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Le Comité rappelle que, selon l’article premier du Protocole facultatif, tout État partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui devient partie au Protocole reconnaît que le Comité a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers relevant de sa juridiction qui prétendent être victimes d’une violation, par cet État partie, de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte. Par conséquent, le Comité considère qu’il n’a pas compétence pour considérer l’allégation se rapportant à l’article 13 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et déclare cette partie de la communication irrecevable au titre de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.4Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité du reste de la communication. En outre, il note que l’auteure a présenté un pourvoi devant le Conseil d’État, qui l’a rejeté dans une décision du 2 mai 2016. En conséquence, le Comité considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne font pas obstacle à l’examen de la présente communication.

7.5Le Comité estime par ailleurs qu’aux fins de la recevabilité, l’auteure a suffisamment étayé ses allégations concernant son droit à la liberté de religion, y compris celle de manifester sa religion, et la prohibition de toute discrimination fondée sur la religion et les convictions religieuses. Par conséquent, il déclare que la communication est recevable en ce qu’elle soulève des questions au regard des articles 18 et 26 du Pacte et procède à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2Le Comité note l’allégation de l’auteure selon laquelle le refus qu’elle accède à sa formation en portant un foulard a violé son droit de manifester librement sa religion en vertu de l’article 18 du Pacte, puisque ce refus constituerait une restriction qui ne serait ni prévue par la loi, ni nécessaire dans une société démocratique, ni proportionnée.

8.3Le Comité rappelle que, comme cela est indiqué dans le paragraphe 4 de son observation générale no 22 (1993) sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, relative à l’article 18 du Pacte, la liberté de manifester sa religion englobe le port de vêtements ou de couvre-chefs distinctifs. Il note que le port d’un foulard couvrant la totalité ou une partie de la chevelure est une pratique habituelle pour nombre de femmes musulmanes, qui le considèrent comme une partie intégrante de la manifestation de leur conviction religieuse. Le Comité note également que l’État partie ne conteste pas que le port du voile par l’auteure relève de sa liberté de manifester sa religion, et que le refus qu’elle accède à sa formation en portant un foulard constitue une restriction de cette liberté. Le Comité considère donc que l’interdiction qui a été faite à l’auteure constitue une restriction de l’exercice de son droit à la liberté de manifester sa religion.

8.4Le Comité doit donc déterminer si la restriction à la liberté de l’auteure de manifester sa religion ou sa conviction, au titre de l’article 18 (par. 1) du Pacte, est conforme aux conditions énoncées à l’article 18 (par. 3) du Pacte, à savoir être prévue par la loi et nécessaire à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui. Le Comité rappelle que, comme cela est indiqué dans le paragraphe 8 de son observation générale no 22 (1993), le paragraphe 3 de l’article 18 doit être interprété au sens strict : les motifs de restriction qui n’y sont pas spécifiés ne sont pas recevables, même au cas où ils le seraient, au titre d’autres droits protégés par le Pacte, s’agissant de la sécurité nationale, par exemple. Les restrictions ne doivent être appliquées qu’aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire et proportionnelles à celui-ci. Il ne peut être imposé de restrictions à des fins discriminatoires ni de façon discriminatoire.

8.5La première question pour le Comité est donc de déterminer si la restriction subie par l’auteure peut être considérée comme prévue par la loi, conformément à l’article 18 (par. 3) du Pacte. Cela pose le principe de légalité, qui s’apparente à l’obligation, prévue dans d’autres articles du Pacte, que les restrictions soient « fixées par la loi ».La norme en question doit être accessible pour le public, doit être libellée avec suffisamment de précision pour permettre aux individus d’adapter leur comportement, et ne peut pas conférer aux personnes chargées de son application un pouvoir illimité ou très étendu.

8.6Dans le cas présent, le Comité note que, selon l’auteure, la restriction qu’elle a subie n’était pas prévue par la loi puisque la loi du 15 mars 2004, qui impose une telle restriction, ne s’applique pas à elle mais aux élèves des écoles, collèges et lycées publics. L’État partie reconnaît que la loi du 15 mars 2004 ne s’applique pas à l’auteure, mais considère que la restriction était prévue par la loi contenue dans l’avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989 et sa décision du 2 novembre 1992, dans lesquels celui-ci précise que l’exercice de la liberté de manifester sa religion peut être restreint lorsqu’il porterait atteinte aux exigences inhérentes au fonctionnement du service public, ce qui est le cas, selon le Conseil d’État, dans quatre types d’hypothèses. Le Comité constate que ni la décision du tribunal administratif de Melun ni celle de la cour administrative d’appel de Paris ne font référence à ladite décision du Conseil d’État, quoiqu’elles en reprennent en partie le contenu. Le tribunal et la cour ont considéré que la restriction à la liberté du port de signes par lesquels les usagers entendent manifester leur appartenance à une religion émane du principe de laïcité qui résulte de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de l’article premier de la Constitution française. Le Comité note qu’aucune autre norme directement applicable n’est désignée par les décisions de l’espèce.

8.7Le Comité note que l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen prévoit ce qui suit : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. ». L’article premier de la Constitution établit ceci : « La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. ». Le Comité note que les décisions judiciaires précitées, suivant le même raisonnement que le Conseil d’État dans sa décision du 2 novembre 1992, déduisent de ces deux dispositions les hypothèses dans lesquelles la liberté de manifester sa religion peut être restreinte, considérant que le cas de l’auteure correspondait à l’une de ces hypothèses, à savoir celle où la manifestation perturberait le déroulement des activités d’enseignement. Néanmoins, le Comité considère que le contenu de ces deux articles, qui sont des normes d’application très ample, n’est pas suffisamment précis pour permettre à un individu d’adapter son comportement en fonction de la règle ou à des personnes chargées de leur application d’établir quelles formes de manifestation de la religion ou de convictions sont légitimement restreintes, et quelles formes de manifestation le sont indûment. D’ailleurs, le Comité prend note que, selon l’information apportée par l’auteure et non contestée par l’État partie, la norme qui découlerait de ces deux dispositions a été interprétée de façon différente par différentes personnes chargées de l’application de la loi, puisqu’il existerait d’autres centres d’enseignement similaires à celui du cas d’espèce où l’administration aurait considéré que la loi applicable accordait aux stagiaires des formations continues le droit de porter le voile islamique, comme en témoignent la communication du Principal du collège Hollerith et les témoignages de deux femmes apportés par l’auteure.

8.8Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que ni les décisions du Conseil d’État indiquées par l’État partie, ni les dispositions de la Constitution et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne sont suffisamment précises pour permettre à un individu d’adapter son comportement en fonction de la règle ou à des personnes chargées de leur application d’établir quelles formes de manifestation de la religion ou de convictions sont légitimement restreintes et quelles formes de manifestation le sont indûment. Par conséquent, le Comité considère que la restriction que l’auteure a subie n’était pas prévue par la loi au sens de l’article 18 (par. 3) du Pacte.

8.9En ce qui concerne la condition que la restriction puisse être considérée comme nécessaire à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui, conformément à l’article 18 (par. 3) du Pacte, le Comité rappelle que, selon le paragraphe 8 de son observation générale no 22 (1993), les restrictions doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire et proportionnelles à celui-ci. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la restriction dont l’auteure a fait l’objet avait un but légitime, à savoir la protection des droits et libertés d’autrui et la protection de l’ordre public, car la restriction était nécessaire au bon fonctionnement de l’établissement d’éducation, compte tenu de « la coexistence, dans un même établissement, d’usagers de la formation initiale et de la formation continue soumis à des règles différentes ne [pouvant] que susciter des risques de troubles à l’ordre public ». Le raisonnement serait donc celui de considérer que la loi appliquée aux élèves doit être appliquée par extension à l’auteure, pour éviter un trouble qui empêcherait le bon fonctionnement de l’établissement. Le Comité note également que l’auteure a apporté des témoignages, non contestés par l’État partie, dans lesquels d’autres stagiaires ont pu recevoir la formation tout en portant un voile islamique et en côtoyant des lycéens soumis à la restriction imposée par la loi du 15 mars 2004, sans que cela ait posé des troubles à l’ordre public ou obstrué le bon fonctionnement de l’établissement. Le Comité rappelle d’ailleurs qu’il a fait part de sa préoccupation quant à l’encadrement de la loi relative au port de signes religieux qualifiés d’« ostensibles » dans les établissements scolaires publics, et considéré que cette loi portait atteinte à la liberté de manifester sa religion ou sa conviction et qu’elle touchait particulièrement les personnes appartenant à certaines religions et les filles. Considérant, d’une part, qu’aucun exemple de trouble à l’ordre public ou d’obstruction du bon fonctionnement de l’établissement d’enseignement n’a été apporté et, d’autre part, qu’il a déjà estimé dans un cas au moins que l’application de la loi du 15 mars 2004, qui est en l’espèce appliquée aux élèves avec lesquels l’auteure doit coexister, avait constitué une violation de l’article 18 du Pacte, le Comité considère qu’il n’a pas été démontré que la restriction était nécessaire à la protection de l’ordre public ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui.

8.10Le Comité conclut donc que la restriction imposée à l’auteure, l’interdisant de participer à sa formation continue en portant un foulard, constitue une restriction portant atteinte à sa liberté de religion, en violation de l’article 18 du Pacte.

8.11Le Comité note que l’auteure invoque également une violation de l’article 26 du Pacte, car elle considère que le refus opposé à son accès à sa formation repose sur un motif touchant à sa religion et à ses convictions religieuses. Le Comité note également que, selon l’État partie, la norme ne crée aucune discrimination, dès lors qu’aucune religion en particulier n’est visée ni d’ailleurs aucun sexe.

8.12Le Comité rappelle son observation générale no 18 (1989) sur la non-discrimination, dans laquelle la discrimination est définie au paragraphe 7 comme toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée notamment sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation, et ayant pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par tous, dans des conditions d’égalité, de l’ensemble des droits humains et des libertés fondamentales. Le Comité rappelle qu’une violation de l’article 26 du Pacte peut résulter d’une règle ou d’une mesure apparemment neutre ou dénuée de toute intention discriminatoire, quand elle a un effet discriminatoire. Toutefois, toute différenciation en raison de la race, de la couleur, du sexe, de la langue, de la religion, de l’opinion politique ou toute autre opinion, de l’origine nationale ou sociale, de la fortune, de la naissance ou de toute autre situation, tel que cela est indiqué dans le Pacte, ne constitue pas une discrimination, tant qu’elle est basée sur un critère raisonnable et objectif ayant un but légitime.

8.13Le Comité doit donc examiner si cette distinction constitue une discrimination en violation de l’article 26 du Pacte. Il rappelle que, dans une autre occasion, il a déjà conclu que l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires pouvait constituer une discrimination intersectionnelle basée sur le genre et la religion. Par ailleurs, le Comité rappelle qu’il a déjà manifesté sa préoccupation de ce que les effets de la loi du 15 mars 2004 sur le sentiment d’exclusion et de marginalisation de certains groupes pourraient aller à l’encontre des buts recherchés. Le Comité note que l’effet de la restriction imposée à l’auteure était celui d’étendre l’application de la loi du 15 mars 2004 à l’auteure, en vue de ne pas créer de situation d’inégalité avec les lycéens. Également, le Comité note que, d’après une publication du Ministère de l’éducation nationale, la distinction entre les signes religieux « ostentatoires » ou « ostensibles » et les autres concerne de façon nettement supérieure les femmes musulmanes qui portent un voile islamique. Le Comité conclut que l’application de la loi du 15 mars 2004 à l’auteure en tant que femme musulmane faisant le choix de porter un foulard constitue un traitement différencié.

8.14Le Comité doit, en conséquence, décider si le traitement différencié de l’auteure a un but légitime prévu par le Pacte et remplit les critères de caractère raisonnable et d’objectivité. Il note que l’État partie soutient que, s’il est vrai qu’une différence de traitement est susceptible d’être introduite entre les personnes qui ne souhaitent pas manifester leur religion ou qui la manifestent de manière compatible avec le fonctionnement normal du service et avec la préservation de l’ordre de l’établissement, et les personnes qui la manifestent de manière incompatible, cette différenciation est toutefois fondée sur des critères raisonnables et objectifs et ne peut donc être considérée comme une discrimination indirecte au sens de l’article 26 du Pacte. Le Comité note néanmoins que, par suite de ce traitement différencié, l’auteure a été empêchée de recevoir une formation professionnelle à laquelle elle avait été acceptée. Ayant déjà considéré qu’une telle interdiction n’était pas prévue par la loi et n’avait pas de but légitime prévu par le Pacte, le Comité conclut que ce traitement différencié n’a pas de but légitime prévu par le Pacte et ne remplit pas les critères de caractère raisonnable et d’objectivité. Le Comité conclut donc que le refus opposé à l’auteure de participer à sa formation en portant son foulard constitue une discrimination intersectionnelle basée sur le genre et la religion, en violation de l’article 26 du Pacte.

9.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 18 et 26 du Pacte.

10.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux personnes dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, d’indemniser l’auteure de manière adéquate et de prendre des mesures de satisfaction appropriées, y compris la réadmission dans la formation si l’auteure le souhaite, et une compensation pour la perte de l’opportunité de recevoir la formation, et le remboursement de tout coût légal, ainsi que pour toute perte non pécuniaire encourue par l’auteure en raison des faits de l’espèce. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.