Nations Unies

CCPR/C/131/D/2692/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

18 mai 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2692/2015 * , **

Communication présentée par :

Aleksandr Burakov (non représenté par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Bélarus

Date de la communication :

27 juin 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 1er décembre 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

25 mars 2021

Objet :

Liberté de répandre des informations ; imposition d’une amende pour production et diffusion illicites de supports médiatiques

Question(s) de procédure :

Fondement des griefs

Question(s) de fond :

Liberté d’expression

Article(s) du Pacte :

2 (par. 2 et 3) et 19

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Aleksandr Burakov, de nationalité bélarussienne, né en 1974. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 2 et 3). Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 décembre 1992. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est un journaliste indépendant dont les produits médiatiques ont été publiés périodiquement par le service en langue russe de la Deutsche Welle, société allemande de radiodiffusion internationale. Le 25 août 2014, la Deutsche Welle a publié sur son site Web un article dans lequel l’auteur décrivait l’itinéraire d’un trafiquant et posait la question de l’efficacité des sanctions russes dans les régions frontalières.

2.2Le 30 septembre 2014, la police a dressé un procès-verbal contre l’auteur, l’accusant d’avoir enfreint l’article 22.9 (par. 2) du Code bélarussien des infractions administratives, qui porte sur la production et la diffusion illicites de supports médiatiques.

2.3Le 8 octobre 2014, le tribunal du district Lenin de la ville de Mahiliow a jugé que l’auteur avait enfreint la loi sur les médias et lui a infligé une amende de 6 millions de roubles bélarussiens. Il a établi que l’auteur avait écrit un article publié sur le site Web de la Deutsche Welle. S’il souhaitait travailler pour des médias étrangers, l’auteur aurait dû demander une accréditation auprès du Ministère des affaires étrangères. En ne le faisant pas, il avait contrevenu à l’article 35 (par. 4) de la loi sur les médias, qui interdit l’exercice d’une activité journalistique pour un média étranger sans accréditation.

2.4À une date non précisée, l’auteur a fait appel de la décision devant le tribunal régional de Mahiliow, qui a rejeté son recours le 20 novembre 2014.

2.5Les recours formés par l’auteur devant le Président du tribunal régional de Mahiliow et le Président de la Cour suprême au titre de la procédure de contrôle ont été rejetés respectivement le 10 mars 2015 et le 14 mai 2015.

2.6L’auteur n’a pas saisi le Bureau du Procureur général d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle, affirmant qu’une telle demande n’était pas considérée comme un recours utile.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient que les tribunaux nationaux n’ont pas démontré que les restrictions imposées à sa liberté de recevoir et de répandre des informations étaient nécessaires aux fins de l’un des objectifs énumérés à l’article 19 du Pacte.

3.2L’auteur affirme que les droits qu’il tient de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 2 et 3), ont été violés puisque les autorités bélarussiennes et les tribunaux nationaux n’ont pas démontré qu’il était nécessaire, pour préserver la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits d’autrui, de le déclarer coupable d’une infraction à la loi sur les médias et de lui infliger une amende pour publication d’un article sur le site Web de la Deutsche Welle.

3.3L’auteur prie le Comité de recommander à l’État partie de mettre les dispositions de la loi sur les médias en conformité avec les obligations internationales que lui impose le Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale du 4 février 2016, l’État partie a déclaré que, le 8 octobre 2014, le tribunal du district Lenin de la ville de Mahiliow avait reconnu l’auteur coupable d’une infraction à l’article 22.9 (par. 2) du Code des infractions administratives et lui avait infligé une amende pour production et diffusion illicites de supports médiatiques.

4.2La légalité et le bien-fondé de la décision ont été confirmés par le tribunal régional de Mahiliow le 20 novembre 2014. Le 10 mars 2015 et le 14 mai 2015, respectivement, le Président du tribunal régional de Mahiliow et le Président de la Cour suprême du Bélarus ont rejeté les recours formés par l’auteur au titre de la procédure de contrôle.

4.3Par conséquent, le droit de l’auteur, tel que consacré par l’article 14 du Pacte, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant, impartial et établi par la loi, a été pleinement respecté.

4.4L’État partie soutient que le droit de l’auteur à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 19 (par. 2) du Pacte, n’a pas été violé. Il conclut que la législation bélarussienne qui régit la procédure d’accréditation des journalistes ne peut être considérée comme restreignant ce droit au sens de l’article 19 (par. 3) du Pacte.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.Le 23 février 2016, l’auteur a réaffirmé que son droit de rechercher, de recevoir et de répandre des informations avait été violé puisque les autorités n’avaient pas démontré que les restrictions imposées à ce droit étaient nécessaires aux fins de l’un des objectifs énumérés à l’article 19 du Pacte.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que l’auteur affirme avoir épuisé les recours internes disponibles et que l’État partie ne conteste pas la recevabilité de la communication à cet égard. Par conséquent, il considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

6.4Le Comité prend note du grief de l’auteur selon lequel l’État partie a violé les droits que lui garantit l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 2). Il rappelle que les dispositions de l’article 2 ne peuvent pas être invoquées dans une communication soumise en vertu du Protocole facultatif en conjonction avec d’autres articles du Pacte, sauf lorsque le non-respect par l’État partie de ses obligations au titre de l’article 2 est la cause immédiate d’une violation distincte du Pacte portant directement atteinte à la personne qui se dit victime. Il note toutefois que les griefs de l’auteur soulèvent déjà des questions au regard de l’article 19, qui résultent de l’interprétation et de l’application des lois en vigueur dans l’État partie, et estime que l’examen d’un manquement aux obligations générales de l’État partie découlant de l’article 2 (par. 2) du Pacte, lu conjointement avec l’article 19, n’est pas différent de l’examen d’une violation des droits de l’auteur au titre de l’article 19. Il considère donc que le grief de l’auteur à cet égard est incompatible avec l’article 2 du Pacte et déclare que cette partie de la communication est irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité prend note également des griefs que l’auteur tire de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3). En l’absence d’autres informations pertinentes dans le dossier, le Comité estime que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ces griefs aux fins de la recevabilité. Partant, il déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.6Le Comité prend note en outre des griefs que l’auteur tire de l’article 19 (par. 2) du Pacte. Il estime que ces griefs sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité et passe donc à leur examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle les tribunaux n’ont pas établi en quoi les restrictions imposées à son droit à la liberté d’expression étaient justifiées par l’un des motifs énoncés à l’article 19 (par. 3) du Pacte, et conclut donc que les droits que l’auteur tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte ont été violés.

7.3Le Comité rappelle à cet égard son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il affirme notamment que ces libertés sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu, sont essentielles pour toute société et constituent le fondement de toute société libre et démocratique. Il fait observer que l’article 19 (par. 3) du Pacte autorise les restrictions à la liberté d’expression, y compris à la liberté de répandre des informations et des idées, uniquement dans la mesure où ces restrictions sont fixées par la loi et nécessaires : a) au respect des droits et de la réputation d’autrui ; b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Il ajoute que les restrictions à l’exercice des droits consacrés par l’article 19 (par. 2) du Pacte ne doivent pas avoir une portée trop large, c’est-à-dire qu’elles doivent constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’obtenir le résultat recherché, être proportionnées à l’intérêt à protéger, répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité et être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire. Le principe de la proportionnalité doit être respecté non seulement dans la loi qui institue les restrictions, mais également par les autorités administratives et judiciaires chargées de l’application de la loi. Quand un État partie invoque un motif légitime pour justifier une restriction à la liberté d’expression, il doit démontrer de manière spécifique et individualisée la nature précise de la menace qui pèse sur l’un quelconque des éléments énoncés à l’article 19 (par. 3) et l’a conduit à restreindre la liberté d’expression, ainsi que la nécessité et la proportionnalité de la mesure particulière prise, en particulier en établissant un lien direct et immédiat entre l’expression et la menace. Le Comité rappelle que c’est à l’État partie qu’il incombe de démontrer que les restrictions imposées aux droits que l’auteur tient de l’article 19 du Pacte étaient nécessaires et proportionnées.

7.4Le Comité note que l’auteur a été sanctionné parce que l’un de ses articles avait été publié par le service en langue russe de la Deutsche Welle, société allemande de radiodiffusion internationale. Le tribunal du district Lenin de la ville de Mahiliow a condamné l’auteur à une amende pour production et diffusion de supports médiatiques en violation de la loi sur les médias. Le Comité relève que ni l’État partie ni les tribunaux nationaux n’ont expliqué en quoi les restrictions dont l’auteur avait fait l’objet étaient justifiées au regard de l’article 19(par. 3) du Pacte, ou démontré que la sanction imposée (à savoir une amende administrative), même fondée en droit, était nécessaire et proportionnée et répondait à l’un des objectifs légitimes énumérés dans cette disposition. Il fait observer que le critère de nécessité implique la proportionnalité, c’est-à-dire que l’ampleur des restrictions imposées à la liberté d’expression doit être en rapport avec la valeur que ces restrictions visent à protéger.

7.5En ces circonstances et en l’absence de toute explication de la part de l’État partie ou d’autres éléments utiles dans le dossier, le Comité conclut que les droits que l’auteur tient de l’article 19 (par. 2) ont été violés.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie de l’article 19 (par. 2) du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, il est tenu, entre autres, d’indemniser l’auteur comme il se doit et de lui rembourser tous les frais engagés, y compris le montant de l’amende qui lui a été infligée et des frais de justice liés à l’affaire. Il est également tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues se reproduisent, notamment en revoyant sa législation nationale et la manière dont elle est appliquée afin qu’elle soit compatible avec l’obligation qui lui incombe d’adopter des mesures propres à donner effet aux droits reconnus par l’article 19.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.