Nations Unies

CCPR/C/132/D/2659/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

11 mars 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2659/2015*, **

Communication présentée par :

Alymbek Bekmanov, Azamat Kerimbaev, Urmatbek Kobogonov et Erkinbek Mukambetov (représentés par des conseils)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

3 septembre 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 26 octobre 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

14 juillet 2021

Objet :

Refus d’enregistrer trois organisations religieuses locales

Question(s) de procédure :

Aucune

Question(s) de fond :

Liberté de religion ; procès équitable ; liberté d’association ; discrimination ; recours utile

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 14 (par. 1), 18 (par. 1 et 3), 22 (par. 1 et 2) et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

Aucun

1.Les auteurs de la communication sont Alymbek Bekmanov, Azamat Kerimbaev, Urmatbek Kobogonov et Erkinbek Mukambetov, nés respectivement en mars 1972, juin 1974, septembre 1972 et mars 1968. Ils sont tous de nationalité kirghize. Alymbek Bekmanov est le Président du Centre religieux des Témoins de Jéhovah de la République kirghize. Les autres auteurs sont membres du Centre et en président les entités dans les régions de Jalal-Abad, de Naryn et d’Osh, au Kirghizistan. Les auteurs affirment qu’en refusant d’enregistrer les trois organisations religieuses locales des Témoins de Jéhovah dans les régions susmentionnées, le Kirghizistan a violé les droits qu’ils tiennent de l’article 2 (par. 3 a) et b)) du Pacte, lu conjointement avec les articles 14 (par. 1), 18 (par. 1 et 3) et 22 (par. 1 et 2), et de l’article 26, lu conjointement avec les articles 18 et 22. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 7 janvier 1995. Les auteurs sont représentés par des conseils, Shane H. Brady et Nurlan Kachiev.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le Centre religieux des Témoins de Jéhovah en République kirghize est l’organisation religieuse nationale des Témoins de Jéhovah au Kirghizistan. Il a été enregistré le 30 avril 1998 par la Commission d’État aux affaires religieuses.

2.2En 2008, l’article 10 (par. 2) de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses (ci-après, « loi sur la religion ») a été modifié et les organisations religieuses sont maintenant tenues, pour pouvoir être enregistrées légalement, d’être établies par non moins de 200 citoyens adultes résidant à titre permanent au Kirghizistan. La liste de ces personnes doit être approuvée par le conseil municipal de la localité où l’organisation est censée mener ses activités. Une fois la liste approuvée, l’organisation sollicite son enregistrement auprès de la Commission d’État aux affaires religieuses, qui peut décider de la soumettre à une expertise. Les auteurs soulignent qu’il est pratiquement impossible pour les organisations qui représentent des religions minoritaires de se faire enregistrer et que les décisions des conseils municipaux sont laissées à l’appréciation arbitraire des élus locaux puisqu’il n’existe pas de critères établis régissant précisément le traitement des demandes d’enregistrement.

2.3Dans les régions de Jalal-Abad, de Naryn, d’Osh et de Batken, aucune organisation religieuse des Témoins de Jéhovah n’a été enregistrée auprès de la Commission d’État des affaires religieuses. Des responsables locaux ont insisté sur le fait que les Témoins de Jéhovah vivant dans ces régions ne pouvaient pas pratiquer leur religion sans qu’une organisation religieuse les représentant ne soit d’abord enregistrée. Par conséquent, afin de protéger les Témoins de Jéhovah du harcèlement, les auteurs ont créé, dans chacune des régions, un chapitre local du Centre religieux des Témoins de Jéhovah. Ils ont établi tous les documents juridiques nécessaires à l’enregistrement des organisations, y compris pour chacune d’elle une liste notariée d’au moins 200 membres fondateurs qui étaient tous des citoyens adultes résidant à titre permanent au Kirghizistan.

2.4Les demandes des auteurs aux fins de l’approbation de ces listes par les conseils municipaux de Naryn, d’Osh et de Jalal-Abad ont été rejetées respectivement les 22 septembre, 18 octobre et 7 décembre 2010, au motif qu’aucun décret gouvernemental n’énonçait les critères et la procédure à suivre. Les 20 et 22 décembre 2010, les auteurs ont déposé une demande devant la Commission d’État aux affaires religieuses. Le 16 février 2011, celle-ci a rendu la décision no 02-16/24, refusant d’enregistrer les trois organisations religieuses. Elle a jugé que, sans l’approbation de la liste des membres fondateurs par les conseils locaux, il n’était pas possible de procéder à l’enregistrement.

2.5Comme suite à la décision de la Commission d’État aux affaires religieuses, les auteurs ont saisi le tribunal interdistrict de Bichkek. Le 21 juillet 2011, le tribunal a accueilli l’appel en partie et jugé que la décision de la Commission d’État était illégale. Il a toutefois considéré qu’il n’avait pas compétence pour ordonner à la Commission d’enregistrer les organisations religieuses, mais seulement pour lui ordonner de mettre totalement fin à l’atteinte aux droits, libertés et intérêts légitimes des auteurs. La Commission d’État a fait appel de ce jugement.

2.6Le 15 septembre 2011, l’instance d’appel du tribunal interdistrict de Bichkek a accueilli le recours au motif que le refus de la Commission d’État aux affaires religieuses ne constituait pas une décision puisqu’il n’avait qu’un caractère informatif et n’établissait pas, ne modifiait pas ou ne suspendait pas les droits et obligations des individus ou n’y mettait pas fin. De ce fait, le tribunal ne pouvait pas statuer sur le fond. Les auteurs ont toutefois contesté la décision devant la Cour suprême. Le 31 mai 2012, celle-ci a confirmé le jugement du tribunal. Elle a conclu que la décision du 16 février 2011 de la Commission d’État n’était qu’une lettre d’information car elle ne respectait pas la forme prescrite par la loi ; elle ne pouvait donc pas faire l’objet d’un recours devant un tribunal.

2.7Le 21 février 2014 et le 10 février 2015, les auteurs ont fourni des informations complémentaires sur les procédures postérieures à la soumission initiale. Le 28 janvier 2013, ils ont à nouveau demandé au conseil municipal de Jalal-Abad d’approuver une liste de 200 membres fondateurs et d’enregistrer l’organisation religieuse des Témoins de Jéhovah dans la région. Le 29 mars 2013, ce conseil municipal a rejeté leur demande et conclu que tout enregistrement violerait les articles 1et 7 (par. 2 et 3) de la Constitution, qui disposent que la religion et le culte sont séparés de l’État.

2.8Les auteurs se sont portés partie civile devant le tribunal interdistrict de Jalal‑Abad. Le 8 octobre 2013, le tribunal a suspendu la procédure et renvoyé l’affaire à la nouvelle Chambre constitutionnelle de la Cour suprême pour qu’elle détermine si l’article 10 (par. 2) de la loi de 2008 sur la religion était constitutionnel. La procédure a ensuite été suspendue puis abandonnée lorsque la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême a rejeté la demande du tribunal visant à déterminer la constitutionnalité de l’article 10 (par. 2) de la loi de 2008 sur la religion (aucun détail ni date ne sont fournis). La Chambre constitutionnelle a refusé d’examiner l’affaire en raison d’erreurs techniques dans la demande de renvoi présentée par le tribunal.

2.9En avril 2014, le Centre religieux des Témoins de Jéhovah a déposé une requête directement auprès de la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême, dans laquelle il contestait, entre autres, le libellé de l’article 10 (par. 2) de la loi de 2008 sur la religion qui dispose que la liste notariée des membres fondateurs d’une organisation religieuse doit être approuvée par le conseil municipal local.

2.10Le 4 septembre 2014, la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême a fait droit à la demande du Centre religieux et a déclaré que l’article 10 (par. 2) de la loi de 2008 sur la religion, tel qu’il était libellé, était inconstitutionnel et inopérant. Le 20 novembre 2014, les auteurs ont demandé à la Commission d’État aux affaires religieuses d’enregistrer l’organisation religieuse des Témoins de Jéhovah à Jalal-Abad.

2.11Le 16 janvier 2015, la Commission d’État a rejeté la demande d’enregistrement et refusé d’appliquer la décision du 4 septembre 2014 de la Chambre constitutionnelle. Elle a insisté sur le fait que l’article 10 (par. 2) de la loi de 2008 sur la religion dont les termes étaient contestés restait en vigueur, et qu’elle n’examinerait pas la demande d’enregistrement tant que la liste notariée des 200 membres fondateurs n’aurait pas été approuvée par le conseil municipal local.

2.12Les auteurs affirment que, depuis plus de cinq ans, des centaines de Témoins de Jéhovah vivant dans les régions du sud du Kirghizistan, à savoir dans les régions de Jalal‑Abad, de Naryn et d’Osh, ont essayé en vain d’enregistrer des organisations religieuses locales. Ils considèrent qu’après avoir reçu la décision du 31 mai 2012 de la Cour suprême de la République kirghize, ils ont satisfait à l’obligation d’épuiser les recours internes avant de déposer une requête auprès du Comité. Dans d’autres observations, datées du 10 février 2015, les auteurs soutiennent que les nouvelles démarches qu’ils ont effectuées pour obtenir l’enregistrement de leur organisation ont été infructueuses (voir par. 2.9 à 2.11) et que, de ce fait, l’État partie a continué de violer les droits que les Témoins de Jéhovah du Kirghizistan tiennent du Pacte.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent de l’article 2 (par. 3 a) et b)) du Pacte, lu conjointement avec les articles 14 (par. 1), 18 (par. 1 et 3) et 22 (par. 1 et 2), et de l’article 26, lu conjointement avec les articles 18 et 22.

3.2Les auteurs affirment que par sa décision du 31 mai 2012, la Cour suprême a arbitrairement préservé les actions discriminatoires de la Commission d’État de tout examen judiciaire et ainsi privé les auteurs de leur droit à un recours utile, en violation de l’article 2 (par. 3 a) et b)) du Pacte, lu conjointement avec l’article 14 (par. 1). La Cour suprême a considéré à tort que la décision de la Commission d’État était une lettre d’information, alors que la loi no 16/2004 relative aux procédures administratives et l’article 41 (par. 1) de la Constitution obligent clairement la Commission à rendre des décisions sur les demandes d’enregistrement. Les auteurs ajoutent que, en tout état de cause, ils auraient dû avoir encore la possibilité de saisir la justice puisque l’article 43 (par. 1) de la loi relative aux procédures administratives et l’article 260 (par. 1 et 4) du Code de procédure civile disposent expressément que les actions comme les inactions de la Commission d’État sont susceptibles d’appel.

3.3Les auteurs font également valoir qu’en refusant d’enregistrer leurs organisations religieuses, l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent de l’article 18 (par. 1) du Pacte. Ilsaffirment que leur droit de manifester ensemble leurs convictions religieuses a été bafoué parce que l’État partie n’a pas adopté de réglementation sur la question et que le tribunal a refusé d’examiner leurs griefs comme il se doit. S’ils ne parviennent pas à faire enregistrer leurs organisations religieuses, les auteurs ne peuvent pas jouir des droits dont bénéficient les communautés religieuses enregistrées, à savoir : le droit de tenir des réunions et assemblées religieuses, de posséder ou d’utiliser des biens à des fins religieuses, de produire et d’importer des ouvrages religieux, de recevoir des dons, de mener des activités philanthropiques et d’inviter des ressortissants étrangers à participer à des manifestations religieuses. En outre, selon l’article 8 (par. 2) de la loi de 2008 sur la religion, une activité religieuse « non enregistrée » constitue une infraction pénale.

3.4En outre, le refus de l’État partie d’enregistrer les organisations des Témoins de Jéhovah ne se justifie pas au regard des dispositions de l’article 18 (par. 3) du Pacte. La disposition obligeant les organisations religieuses à faire approuver par le conseil municipal local une liste de 200 membres fondateurs constitue en soi une violation du Pacte et de la Constitution et aurait pour objet d’empêcher l’enregistrement des petites organisations religieuses. Elle impose aux demandeurs des complications bureaucratiques inutiles et arbitraires, prolongeant la procédure d’enregistrement et augmentant les coûts yafférents.

3.5Les auteurs font aussi valoir que l’ingérence de l’État partie dans leur droit à la liberté d’association, en violation de l’article 22 (par. 1 et 2) du Pacte, n’était ni prévue par la loi ni nécessaire dans une société démocratique. Ils affirment que la législation applicable n’est pas suffisamment accessible ni formulée de façon assez précise pour permettre aux individus de régir leur conduite. Aussi, en l’absence de dispositions juridiques sur la question, un conseil municipal local peut refuser d’approuver une demande d’enregistrement pour des raisons qui sont arbitraires, imprévisibles, discriminatoires ou d’une quelque autre façon injustifiées. Il est impossible de savoir à l’avance les critères qui seront utilisés pour examiner la demande, ou si celle-ci sera même examinée.

3.6Enfin, les auteurs affirment que la procédure d’enregistrement prévue par la loi de 2008 sur la religion n’est pas appliquée de façon égale et constitue de ce fait une violation de l’article 26 du Pacte. Depuis l’adoption de la loi en 2008 et jusqu’en 2011, seules les deux religions dominantes ont réussi à obtenir l’enregistrement de leurs organisations : 135 organisations islamiques et 3 organisations orthodoxes russes ont été approuvées pour enregistrement par la Commission d’État aux affaires religieuses. Aucune organisation religieuse minoritaire n’a reçu de statut juridique et toutes les organisations religieuses des Témoins de Jéhovah enregistrées en République kirghize l’ont été avant l’entrée en vigueur de la loi de 2008 sur la religion. Les auteurs affirment avoir subi un traitement discriminatoire en raison de leurs convictions religieuses puisque sur les 138 organisations religieuses qui ont été enregistrées par la Commission d’État aux affaires religieuses, aucune n’appartient aux Témoins de Jéhovah.

3.7À la lumière de ce qui précède, les auteurs demandent au Comité de conclure que le refus de l’État partie d’enregistrer les trois organisations religieuses locales des Témoins de Jéhovah dans les régions de Jalal-Abad, de Naryn et d’Osh a constitué une violation de l’article 2 (par. 3 a) et b)) du Pacte, lu conjointement avec les articles 14 (par. 1), 18 (par. 1 et 3) et 22 (par. 1 et 2), et de l’article 26, lu conjointement avec les articles 18 et 22. Ils demandent également au Comité de recommander à l’État partie de leur accorder un recours utile, donnant pleine reconnaissance aux droits qui leur sont garantis par le Pacte, en lui ordonnant d’enregistrer immédiatement les trois organisations religieuses.

Défaut de coopération de l’État partie

4.Dans des notes verbales datées du 3 juillet 2017, du 3 octobre 2018 et du 5 décembre 2018, le Comité a prié l’État partie de lui faire parvenir des informations et ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité constate que ces informations ne lui sont pas parvenues. Il regrette que l’État partie n’ait apporté aucun éclaircissement sur la recevabilité ou le fond des griefs des auteurs. Il rappelle que l’article 4 (par. 2) du Protocole facultatif oblige les États parties à examiner de bonne foi toutes les allégations portées contre eux et à communiquer au Comité toutes les informations dont ils disposent. En l’absence de réponse de l’État partie, il y a lieu d’accorder le crédit voulu aux allégations des auteurs, pour autant qu’elles aient été suffisamment étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.3Le Comité note que les auteurs affirment avoir épuisé tous les recours internes disponibles et utiles. Il constate que les auteurs ont contesté à deux occasions le refus d’enregistrement de leurs organisations religieuses, allant jusqu’à saisir la Cour suprême, et qu’ils ont contesté la constitutionnalité de l’article 10 (par. 2) de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses. L’État partie n’ayant pas formulé d’objection à cet égard, le Comité estime que les conditions énoncées à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif sont remplies.

5.4Le Comité considère que les auteurs ont suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’ils tirent de l’article 2 (par. 3 a) et b)) du Pacte, lu conjointement avec les articles 14 (par. 1), 18 (par. 1 et 3) et 22 (par. 1 et 2), et de l’article 26, lu conjointement avec les articles 18 et 22. Il déclare donc la communication recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

6.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

6.2En ce qui concerne le grief que les auteurs tirent de l’article 18 (par. 1 et 3) du Pacte, le Comité rappelle que cet article n’autorise aucune restriction quelle qu’elle soit à la liberté de pensée et de conscience ou à la liberté d’avoir ou d’adopter la religion ou la conviction de son choix. En revanche, la liberté de manifester une religion ou une conviction peut être soumise à certaines restrictions, mais uniquement à celles qui sont prévues par la loi et qui sont nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre et la santé publique, ou la morale ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui. Le Comité prend note de l’argument des auteurs disant qu’en refusant d’enregistrer leur organisation religieuse, l’État partie les a privés du droit de manifester ensemble leurs convictions religieuses, notamment du droit de tenir des réunions et des assemblées religieuses, de posséder ou d’utiliser des biens à des fins religieuses, de produire et d’importer des ouvrages religieux, de recevoir des dons, de mener des activités philanthropiques et d’inviter des ressortissants étrangers à participer à des manifestations religieuses. Conformément à son observation générale no 22, le Comité estime que ces activités font partie du droit des auteurs à manifester leurs convictions. Le Comité prend note en outre de la déclaration des auteurs, qui n’a pas été contestée, selon laquelle les activités religieuses non enregistrées constituent, au regard de l’article 8 (par. 2) de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses, une infraction pénale.

6.3Le Comité doit se demander si les restrictions imposées au droit des auteurs de manifester leur religion sont nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre et la santé publique, ou la morale ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui, au sens de l’article 18 (par. 3) du Pacte. Le Comité rappelle une nouvelle fois que l’article 18 (par. 3) doit être interprété au sens strict et que les restrictions ne doivent être appliquées qu’aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif qui les inspire et proportionnelles à celui-ci.

6.4En l’espèce, les restrictions imposées au droit des auteurs de manifester leur conviction religieuse consistent à exiger, en application de l’article 10 (par. 2) de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses, l’approbation par un conseil municipal local d’une liste de 200 membres fondateurs préalablement à l’enregistrement de l’organisation religieuse par la Commission d’État aux affaires religieuses. Le Comité prend note de l’argument des auteurs faisant valoir que cette obligation constitue en soi une violation du Pacte et de la Constitution en ce qu’elle impose aux demandeurs des complications bureaucratiques inutiles et arbitraires et aurait pour objet d’empêcher l’enregistrement des petites organisations religieuses. Le Comité observe que les premières demandes que les auteurs ont présentées aux fins de l’approbation de la liste des membres fondateurs de leurs organisations ont été rejetées par les conseils municipaux au motif qu’il n’existait pas de décret gouvernemental énonçant les critères et la procédure à suivre, tandis que la Commission d’État a refusé d’enregistrer les organisations religieuses locales parce que les listes des membres fondateurs n’avaient pas été approuvées par les conseils locaux. Il constate en outre que la deuxième demande adressée à la Commission d’État, visant à enregistrer l’organisation religieuse locale de Jalal-Abad, a également été rejetée.

6.5Le Comité relève que l’État partie n’a avancé aucun argument expliquant pourquoi il était nécessaire, aux fins de l’article 18 (par. 3), qu’une organisation religieuse doive, pour être enregistrée, faire approuver par un conseil municipal local une liste de 200 membres fondateurs. À cet égard, le Comité prend note de l’information reçue indiquant que, le 4 septembre 2014, la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême a déclaré inconstitutionnel l’article 10 (par. 2) de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses. Le Comité constate également que, malgré cela, la Commission d’État a rejeté la demande ultérieure des auteurs concernant l’enregistrement de l’organisation religieuse locale à Jalal-Abad.

6.6À la lumière de ce qui précède, et considérant les importantes conséquences d’un refus d’enregistrement, à savoir l’impossibilité de mener des activités religieuses, le Comité conclut que le refus d’enregistrer l’organisation religieuse des auteurs représente une restriction de leur droit de manifester leur religion au regard de l’article 18 (par. 1) du Pacte, dont l’État partie n’a pas démontré qu’elle était nécessaire à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui, comme l’exige l’article 18 (par. 3). Dès lors, le Comité conclut que les droits que les auteurs tiennent de l’article 18 (par. 1) du Pacte ont été violés.

6.7Quant au grief que les auteurs tirent de l’article 26 du Pacte, le Comité renvoie à sa jurisprudence bien établie selon laquelle la distinction créée doit être raisonnable et objective pour éviter la constatation de l’existence d’une discrimination, en particulier pour les motifs énumérés à l’article 26 qui incluent la conviction religieuse. Les auteurs soutiennent que la procédure d’enregistrement visée par la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses n’est pas appliquée de manière égale et citent des statistiques officielles indiquant qu’au cours de la même période, 135 organisations islamiques et 3 organisations orthodoxes russes ont été enregistrées. L’État partie n’a pas donné de motifs raisonnables et objectifs pour distinguer l’organisation religieuse des auteurs des autres organisations enregistrées. En l’absence d’observation de l’État partie, le Comité doit accorder le crédit voulu aux affirmations des auteurs. Par conséquent, il conclut que ce traitement, bien que neutre en apparence puisque toutes les organisations religieuses ont suivi la même procédure, a eu des conséquences négatives disproportionnées pour le groupe religieux minoritaire des auteurs et a entraîné une discrimination à l’égard des auteurs fondée sur leur conviction religieuse, en violation des droits garantis par l’article 26 du Pacte.

6.8Ayant ainsi conclu, le Comité décide de ne pas examiner séparément les griefs que les auteurs tirent de l’article 2 (par. 3 a) et b)) du Pacte, lu conjointement avec les article 14 (par. 1) et 22 (par. 1 et 2).

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 18 (par. 1) et 26 du Pacte.

8.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures nécessaires pour réexaminer le refus opposé par la Commission d’État aux affaires religieuses à la demande d’enregistrement présentée par les organisations religieuses locales des Témoins de Jéhovah des régions de Jalal-Abab, de Naryn et d’Osh, et d’accorder aux auteurs une indemnisation adéquate. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsque la réalité d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles‑ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.