Nations Unies

CCPR/C/137/D/2886/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

17 mai 2023

Original : français

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2886/2016 * , **

Communication présentée par:

François Martin Zibi (représenté par un conseil, Étienne Abessolo)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie:

Cameroun

Date de la communication:

16 mai 2016 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application des articles 92 et 97 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 26 avril 2023 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations:

17 mars 2023

Objet:

Absence de voie de recours en indemnisation

Question(s) de procédure:

Néant

Question(s) de fond:

Recours utile

Article(s) du Pacte:

2 (par. 3) et 14 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif:

5 (par. 2 b))

1.1L’auteur de la communication est François Martin Zibi, de nationalité camerounaise, né en 1955. Il prétend que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 2 (par. 3) et 14 (par. 1) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 27 septembre 1984. L’auteur est représenté par un conseil, Étienne Abessolo.

1.2Le 1er mai 2018, le Comité, agissant par l’intermédiaire de ses rapporteurs spéciaux chargés des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de rejeter la demande de l’État partie, qui l’avait prié d’examiner la recevabilité de la communication séparément du fond.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Entre 1985 et 2006, soit jusqu’au moment de son arrestation, l’auteur était cadre à l’Office national des ports du Cameroun. D’abord chef de service de 1985 à 1993, puis Directeur adjoint des opérations commerciales de 1993 à 1998, il a été nommé Directeur financier et comptable en 1998 et est devenu en 2002 Divisionnaire chargé de l’administration et des finances jusqu’en 2006, lorsqu’il a été arrêté dans le cadre de l’Opération Épervier, une vaste opération judiciaire de lutte anticorruption, destinée à lutter contre le détournement de fonds publics.

2.2Le 24 février 2006, les forces de police ont arrêté l’auteur sur son lieu de travail − le Port autonome de Douala − sans convocation préalable. De nombreux policiers ont fait irruption dans son bureau, accompagnés par le Procureur général de la cour d’appel, le Délégué régional de la Sûreté nationale et le Chef de service régional de la Police judiciaire. L’auteur a été amené au poste de police judiciaire, entendu et écroué à la prison centrale de Douala le lendemain.

2.3L’auteur a été inculpé pour détournement de deniers publics commis en groupe et renvoyé avec 12 coaccusés devant le tribunal de grande instance du Wouri à Douala. Le procès a commencé le 26 novembre 2006 et s’est achevé par l’acquittement de l’auteur le 13 décembre 2007.

2.4Le parquet près le tribunal de grande instance du Wouri a interjeté appel du jugement d’acquittement. La cour d’appel du Littoral de Douala a déclaré tous les coaccusés coupables et a condamné l’auteur à quinze ans d’emprisonnement ferme ainsi qu’au paiement, solidairement avec quatre coaccusés, de la somme de 34 291 448 117 francs CFA (environ 52 millions d’euros) au Port autonome de Douala à titre de dommages et intérêts, alors même que ce dernier n’avait pas fait appel contre l’auteur.

2.5En exécution du jugement de la cour d’appel du Littoral de Douala, l’auteur a été placé en détention le 11 juin 2009. Il s’est pourvu en cassation et, après cinq années supplémentaires passées en détention, a été acquitté par un arrêt de la Cour suprême daté du 29 avril 2014, pour faits non établis. À la suite de cet acquittement, la suspension du contrat de travail de l’auteur a été levée et la décision portant son licenciement rapportée le 29 juillet 2014, le réintégrant dans la société.

2.6L’auteur explique qu’il a subi de nombreux préjudices moraux, corporels et matériels du fait des sept années passées en détention. Selon le Code de procédure pénale, une indemnisation est possible en cas de détention prolongée qui se solde par un acquittement définitif. Ledit code prévoit qu’une commission d’indemnisation, présidée par un conseiller de la Cour suprême et composée, entre autres, de deux magistrats de la cour d’appel, de représentants de la fonction publique et d’un représentant de l’ordre des avocats, devrait être mise en place. Cette commission est la seule instance compétente pour traiter des demandes d’indemnisation et de réparation. Toutefois, cette commission n’a pas été formellement établie et l’auteur n’a donc pas pu présenter sa demande.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient que le fait que la commission d’indemnisation prévue par le Code de procédure pénale n’a jamais été établie par l’État partie l’empêche de soumettre sa demande de réparation, et qu’il est par conséquent victime d’une violation de ses droits au titre des articles 2 (par. 3) et 14 (par. 1) du Pacte.

3.2L’auteur estime que les voies de recours internes ont été épuisées, car l’objet même de la requête est l’absence de voie de recours en indemnisation à la suite de sa longue détention provisoire, qui s’est conclue par un acquittement définitif. En effet, selon la procédure prévue par le droit camerounais, de tels recours doivent se faire devant la commission, qui n’existe pas dans la pratique.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 7 juin 2017, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité. Il soutient que la présente communication doit être déclarée irrecevable sur le fondement de l’article 5 (par. 2) du Protocole facultatif, pour non-épuisement des voies de recours internes.

4.2L’État partie conteste les faits selon lesquels la procédure de réintégration de l’auteur était régulière. Il ajoute que la nature administrative de la procédure procédait d’un choix délibéré de l’auteur. Il conteste également le fait selon lequel l’auteur a adressé une requête à la commission d’indemnisation, rattachée à la Cour suprême.

4.3L’État partie rappelle que le Président de la Cour suprême a émis une ordonnance créant la commission d’indemnisation. Il ajoute que cette commission est composée d’un magistrat, d’un conseiller au sein de ladite juridiction, faisant fonction de président, de deux magistrats de la cour d’appel et des représentants de certaines administrations publiques.

4.4L’État partie affirme que l’auteur a délibérément fait le choix de ne pas saisir cette instance, dont l’existence ne peut être contestée, et considère ainsi que l’auteur n’a pas rempli les conditions d’épuisement des voies de recours internes.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans sa soumission du 21 août 2017 sur la recevabilité, l’auteur estime que l’État partie a présenté une version édulcorée et incorrecte des faits, dans la mesure où il fait état d’une fantomatique commission d’indemnisation qui existerait au sein de la Cour suprême.

5.2L’auteur confirme que sa réintégration stricto sensua déjà été achevée, et que le problème qui n’a pas été résolu concerne le versement des salaires. À la suite de sa première libération, il a été réintégré au sein du Port autonome de Douala, dont le Directeur a pris une décision prescrivant le paiement des salaires non payés du fait de cet emprisonnement. Toutefois, l’auteur soutient qu’à ce jour, cette décision n’a toujours pas été exécutée. Il en va de même pour les réclamations concernant les salaires non réglés du fait de la seconde incarcération.

5.3L’auteur soutient que la commission d’indemnisation n’existe pas réellement, et que sa mise en place n’a pas été rendue publique suivant la procédure de publicité légale. Il ajoute que ses structures n’ont jamais été établies, que son règlement intérieur n’a pas été adopté et que ses membres ne se sont jamais réunis depuis sa création en 2016.

5.4L’auteur observe qu’il a été acquitté en avril 2014 et qu’en application de l’article 237 (par. 6) du Code de procédure pénale, il disposait de six mois après son acquittement définitif pour faire appel devant la commission d’indemnisation. Or, en novembre 2014, celle-ci n’existait pas. Le délai de saisine étant dépassé au moment de la prétendue création de la commission, il ne dispose d’aucun moyen de recours pour faire exécuter la décision prise par le Directeur du Port autonome de Douala.

5.5L’auteur estime également que lorsqu’un État met plus de dix ans pour mettre en place une commission prévue par sa propre loi, c’est que ce dernier semble réticent à sa mise en place. Par ailleurs, la façon dont cette commission a vu le jour est la preuve qu’elle n’est pas effective.

Observations complémentaires de l’État partie sur la recevabilité

6.1Dans ses observations du 25 septembre 2018, l’État partie soumet à nouveau l’ordonnance no 115 du 16 février 2016, du Premier Président de la Cour suprême, portant constatation de la composition et de la mise en place effective de la commission d’indemnisation des personnes victimes de garde à vue et de détentions provisoires abusives au Cameroun, et y ajoute l’ordonnance no 2 du 3 janvier 2018, du Premier Président de la Cour suprême, visant à remplacer les membres ne répondant plus au profil exigé par l’article 237 du Code de procédure pénale. Le 8 août 2018, les membres de la commission ont été officiellement présentés au public au cours d’une audience solennelle de la Cour suprême.

6.2L’État partie ajoute que le registre dédié à l’enregistrement des requêtes n’indique pas que l’auteur a saisi la commission d’indemnisation, et estime que ce dernier s’est contenté de préjuger de l’ineffectivité de la commission ; par conséquent, il demande que la présente communication soit déclarée irrecevable.

Commentaires de l’auteur sur les observations complémentaires de l’État partie

7.1Dans ses commentaires des 12 juin et 7 décembre 2018, l’auteur observe que la nomination des membres de la commission d’indemnisation le 8 août 2018 démontre qu’en dépit de l’ordonnance no 115 du 16 février 2016, la commission n’a effectivement pas démarré ses activités, ce qui signifie que les membres qui ont été remplacés n’ont jamais officié au sein de la commission. Cette ordonnance n’ayant jamais été publiée, les citoyens ne pouvaient connaître son existence.

7.2L’auteur soumet une copie des extraits des réquisitions introductives du Procureur près la Cour suprême, au cours de la cérémonie d’installation des membres de la commission d’indemnisation, le 8 août 2018, dans lesquelles ce magistrat affirme que la cérémonie consacre « la mise en place effective » de la commission. L’auteur a également soumis une correspondance du Bâtonnier de l’ordre des avocats du barreau du Cameroun, datée du 12 mars 2018, démontrant le caractère dysfonctionnel de la commission d’indemnisation et indiquant que jusqu’au mois de mars 2018, la commission d’indemnisation ne fonctionnait pas.

7.3L’auteur réitère que l’absence de la commission d’indemnisation constitue une violation de son droit à la réparation.

7.4L’auteur conteste la déclaration de l’État partie selon laquelle il a choisi délibérément de ne pas saisir la commission d’indemnisation. Il rappelle qu’en dépit de l’absence d’établissement de cette dernière, dans le souci de respecter la règle de l’épuisement des voies de recours internes, il a quand même attendu l’expiration des six mois prévus par le Code de procédure pénale avant de saisir le Comité.

7.5L’auteur demande au Comité, en conséquence, de déclarer la présente communication recevable et fondée.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Concernant la recevabilité de la communication pour non-épuisement des voies de recours internes, le Comité observe qu’en l’espèce, l’État partie ne pouvait pas s’attendre à ce que l’auteur sollicite une indemnisation de la part de la commission d’indemnisation alors que cet organe n’était pas encore opérationnel au moment où, légalement, l’auteur pouvait le saisir. Le Comité observe également que, dans ses conclusions, l’État partie ne fournit pas de renseignements sur la manière dont l’auteur aurait pu être exempté de l’interdiction de déposer une plainte auprès de la commission d’indemnisation à la suite de l’expiration du délai de six mois prévu à l’article 237 (par. 6) du Code de procédure pénale, et n’indique pas s’il lui était possible de recourir contre cette mesure dans l’ordre juridique interne, en l’absence de l’effectivité en temps utile de la voie de recours prévue par la loi.

8.4Le Comité note que l’auteur a également soulevé une violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte à son égard. Rappelant sa jurisprudence selon laquelle les dispositions de l’article 2 énoncent des obligations générales à la charge des États parties et ne sauraient par elles‑mêmes fonder un grief distinct au regard du Protocole facultatif, du fait qu’elles ne peuvent être invoquées que conjointement avec d’autres articles substantiels du Pacte, le Comité considère que les griefs de l’auteur au titre de l’article 2 (par. 3) du Pacte sont irrecevables au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

8.5Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que les griefs formulés par l’auteur sont suffisamment fondés, déclare que la présente communication est recevable en ce qu’elle concerne les griefs soulevés par l’auteur au titre de l’article 14 (par. 1) lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte, et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties, et regrette que l’État partie n’ait pas fourni de commentaires sur le fond malgré plusieurs rappels.

9.2Le Comité note que l’auteur fait valoir qu’il a subi de nombreux préjudices, y compris moraux et matériels, en raison des sept années passées en détention et qu’au regard du Code de procédure pénale, il a droit à une indemnisation si certaines conditions sont satisfaites. Le Comité souligne néanmoins que la présente communication soulève non pas la question de savoir si l’auteur a droit à la compensation, mais celle de l’accès au recours qui lui permettrait de faire valoir et établir son droit à l’indemnisation. Le Comité note l’argument de l’auteur selon lequel le défaut de mise à disposition de la voie de recours prévue à cet effet − en l’occurrence, la commission d’indemnisation − constitue une violation de l’article 14 (par. 1) lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte.

9.3En ce qui concerne la nature de la commission d’indemnisation, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel celle-ci est une émanation de la Cour suprême et non une structure purement administrative. Le Comité observe que selon la législation de l’État partie, les décisions des commissions d’indemnisation, dont celle évoquée par l’auteur, sont assimilées à des jugements civils.

9.4Le Comité considère que le défaut par l’État partie de rendre effective une voie de recours prévue par la loi en vue de la réparation d’un dommage constitue une violation de l’article 14 (par. 1) du Pacte. L’auteur explique avoir subi de nombreux préjudices moraux et physiques, en raison de la détérioration de son état de santé, et des préjudices matériels du fait des sept années passées en détention avant son acquittement par la Cour de cassation pour faits non établis. Selon le Code de procédure pénale, une indemnisation est possible en cas de détention prolongée qui se solde par un acquittement définitif, par la commission d’indemnisation. Toutefois, cette commission n’était pas formellement établie au moment de l’acquittement, et l’auteur n’a donc pas pu présenter sa demande dans le délai de six mois prévu par la législation camerounaise. Enfin, malgré sa réintégration stricto sensu au sein du Port autonome de Douala, le problème concernant le versement des salaires n’a toujours pas été résolu. Le Comité rappelle qu’il est du devoir de l’État partie, au regard de l’article 2 (par. 3 b)) du Pacte, de s’assurer que l’autorité compétente, selon la législation de l’État, statuera sur les droits de la personne qui forme le recours, et qu’en l’espèce, non seulement le recours prévu n’était pas disponible en temps utile, mais aucune issue n’était offerte dans la législation interne quant à la manière de recourir contre cette indisponibilité du recours.

9.5En conséquence, le Comité estime qu’en l’espèce, le fait que l’État partie n’a pas mis à la disposition de l’auteur en temps utile le recours en indemnisation prévu par la loi constitue une violation de l’article 14 (par. 1) lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte.

10.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteur tient de l’article 14 (par. 1) lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte.

11.Conformément à l’article 2 (par. 3) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, notamment, de prendre des mesures appropriées pour : a) accorder à l’auteur une réparation adéquate pour la violation de l’article 14 (par. 1) du Pacte ; et b) donner à l’auteur l’accès, dans les meilleurs délais, à un mécanisme d’indemnisation pour détention injustifiée. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.