Nations Unies

CCPR/C/132/D/2552/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

21 septembre 2022

Français

Original : espagnol

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2552/2015 * , ** , ***

Communication soumise par :

Benito Oliveira Pereira et Lucio Guillermo Sosa Benega, en leur nom et au nom des autres membres de la communauté autochtone de Campo Agua’ẽ, du peuple Ava Guarani (représentés par les organisations Coordinadora de Derechos Humanos del Paraguay et Base Investigaciones Sociales)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs et les autres membres de la communauté autochtone de Campo Agua’ẽ

État partie :

Paraguay

Date de la communication :

30 septembre 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 26 janvier 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

14 juillet 2021

Objet :

Fumigations de produits agrochimiques et conséquences de ces fumigations pour une communauté autochtone

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Droit à un recours utile ; droit de ne pas être l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ; protection des minorités

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 17 et 27

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2 b))

1.Les auteurs de la communication sont des chefs de la communauté autochtone Campo Agua’ẽ : Benito Oliveira Pereira, né le 13 mars 1976, représentant de la communauté officiellement reconnu par l’État partie, et Lucio Guillermo Sosa Benega, né le 23 juin 1973, enseignant à l’école de la communauté. Ils agissent en leur nom et au nom des autres membres de leur communauté. Ils affirment que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent des articles 17 et 27, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte. Les auteurs et les autres membres de la communauté sont de nationalité paraguayenne. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 10 avril 1995. Les auteurs sont représentés.

Rappel des faits présentés par les auteurs

La communauté autochtone de Campo Agua’ẽ

2.1La communauté autochtone de Campo Agua’ẽ (Canindeyú, Curuguaty) appartient au peuple Ava Guarani, l’un des peuples autochtones dont la Constitution de l’État partie reconnaît qu’il existait avant la fondation et l’organisation de l’État.

2.2La communauté, composée d’environ 201 personnes, est dirigée par les deux auteurs. M. Oliveira Pereira a été élu Chef de la communauté en assemblée communautaire. Son rôle de chef traditionnel et son statut de représentant légal de la communauté sont reconnus par l’État partie, par l’intermédiaire de l’Institut national des autochtones qui, par sa décision no 345/10, a reconnu M. Benito Oliveira en tant que Chef de la communauté autochtone de Campo Agua’ẽ. Il est affirmé dans cette décision que M. Oliveira exerce la représentation légale de la communauté, conformément aux dispositions de la loi no 904/81 relative au statut des communautés autochtones. M. Sosa Benega est enseignant à l’école de la communauté.

2.3Après avoir été dépossédée plusieurs fois de ses terres − principalement en faveur d’entreprises extractives fondées sur le modèle de l’économie d’enclave −, la communauté autochtone de Campo Agua’ẽ a obtenu la reconnaissance légale de son territoire traditionnel en 1987, par voie du décret présidentiel no 21.910. Le peuple Ava Guarani appelle son territoire tekoha, fondement de toute son organisation sociopolitique et culturelle. Les habitations occupent la bordure du territoire, le centre abritant le massif forestier qui fournit les ressources nécessaires pour préserver l’identité culturelle du peuple.

Fumigations de produits agrochimiques dans des exploitations agricoles voisines du territoire de la communauté, sans contrôle de l’État partie

2.4L’affaire s’inscrit dans un contexte d’expansion de la culture mécanisée de semences transgéniques encouragée par l’État partie, laquelle a de graves conséquences sociales et environnementales. Le territoire de la communauté, situé dans une zone où le secteur agro‑industriel connaît une forte croissance, est entouré de grandes entreprises brésiliennes − Estancia Monte Verde, détenue par Issos Greenfield International S.A., et Estancia Vy’aha − qui pratiquent la monoculture extensive de soja génétiquement modifié.

2.5Les activités de fumigation de ces entreprises ont systématiquement enfreint les normes environnementales de l’État partie, qui prévoient des mesures d’atténuation et imposent d’aménager des barrières vives de protection entre la zone d’application de pesticides et les cours d’eau, routes et villages, afin d’éviter toute pollution. En violation de la réglementation, elles appliquent des produits phytosanitaires toxiques sur leurs cultures sans laisser de barrières de protection et jusqu’en bordure des habitations, de l’école (même pendant les heures de classe), de la route d’accès à la communauté, et près des cours d’eau Curuguaty’y, Jejuí et Lucio kue (qui passent par les terres des entreprises avant de traverser la communauté et dans lesquels les autochtones puisent de l’eau, pêchent, se baignent et lavent leurs vêtements). Les deux entreprises appliquent des produits phytosanitaires toxiques autorisés, mais elles le font sans respecter les obligations relatives à la tenue de registres (par. 2.6), et elles appliquent également des produits phytosanitaires toxiques interdits (par. 2.27) et du glyphosate (dont les effets nocifs font l’objet de débats au sein de la communauté scientifique).

2.6Les agissements de ces entreprises s’expliquent par le fait que l’État partie ne respecte pas ses obligations en matière d’autorisation et de contrôle des activités concernées. L’État est responsable de la supervision de l’utilisation, de la commercialisation, de la distribution, de l’exportation, de l’importation et du transport des produits phytosanitaires à usage agricole, par l’intermédiaire du Service national pour la qualité et la santé des végétaux et des semences, organisme public auprès duquel doivent être enregistrés aussi bien les produits phytosanitaires toxiques en vente contrôlée (classés « rouge » car ils sont extrêmement et hautement toxiques) que les personnes qui les utilisent. Cet organisme est également chargé de vérifier que les produits utilisés ont été prescrits par un conseiller technique enregistré auprès de lui et que les exploitations concernées sont protégées par les barrières de sécurité environnementale susmentionnées.

2.7Les auteurs rappellent que la situation dans laquelle ils se trouvent a déjà attiré l’attention de divers organes créés en vertu de conventions des Nations Unies relatives aux droits de l’homme et de mécanismes extraconventionnels. En 2007 déjà, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels avait relevé avec préoccupation que le développement de la culture du soja avait entraîné une utilisation sans discrimination de substances phytosanitaires toxiques qui était à l’origine de maladies et de décès, d’une pollution de l’eau et de la disparition d’écosystèmes, et qui avait des conséquences préjudiciables sur les ressources alimentaires traditionnelles des communautés, raison pour laquelle il avait demandé à l’État partie de garantir le respect de la réglementation environnementale existante. En 2010, le Comité des droits de l’enfant s’était déclaré préoccupé par les répercussions négatives de la fumigation de produits phytosanitaires toxiques à laquelle les familles d’agriculteurs étaient exposées. En 2011, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes avait demandé à l’État partie de mener une étude sur l’utilisation abusive de produits phytosanitaires toxiques et de prendre les mesures nécessaires pour éliminer leurs effets sur la santé des femmes et de leurs enfants. En 2012, la Rapporteuse spéciale sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté avait également constaté que l’expansion de la monoculture du soja et l’utilisation abusive de substances agrochimiques causaient des préjudices graves à l’environnement et à la santé des membres des communautés autochtones, et que l’inaction totale de l’État mettait gravement en péril la vie des personnes qui vivaient entourées de champs de soja, en particulier à Canindejú.

Conséquences de la pollution

2.8Les fumigations massives effectuées par les deux entreprises nuisent à la diversité biologique du territoire autochtone et détruisent les ressources naturelles qui sont essentielles non seulement à la subsistance alimentaire, mais aussi à des pratiques culturelles ancestrales liées à la chasse, à la pêche, à la cueillette en forêt et à l’agroécologie guarani. La situation d’extrême pauvreté dans laquelle se trouve la communauté − qui n’a pas accès à l’électricité, à l’eau potable, aux services d’assainissement et à des centres de soins − est exacerbée par la destruction de ses ressources naturelles.

2.9En outre, après chaque fumigation, les membres de la communauté souffrent de symptômes évidents d’intoxication (diarrhée, vomissements, problèmes respiratoires et maux de tête), y compris les enfants, car les fumigations ont lieu à quelques mètres de l’école, pendant les heures de classe. D’une manière générale, on pollue leurs sources d’eau, à savoir les rivières Curuguaty’y, Jejuí et Lucio kue.

2.10Après les pluies, lorsque l’eau polluée ruisselle des plantations, les animaux d’élevage (poulets et canards) meurent et les cultures (maïs, manioc et patate douce) sont endommagées. Plus généralement, les arbres fruitiers cessent de donner des fruits et les ruches sauvages disparaissent en raison de l’extinction de masse des abeilles.

Plainte pénale

2.11Le 30 octobre 2009, les auteurs ont déposé une plainte pénale auprès de l’unité spécialisée dans les infractions contre l’environnement du Bureau du Procureur de Curuguaty, pour les problèmes de santé dont ils souffraient après chaque fumigation effectuée.

2.12Le 3 novembre 2009, le Bureau du Procureur a informé le tribunal pénal de Curuguaty de l’ouverture d’une enquête (dossier no 1303/09 − « Enquête sur une infraction présumée à la réglementation environnementale. Utilisation irrégulière de produits agrochimiques »). Le 5 novembre 2009, il a communiqué l’information au Service national pour la qualité et la santé des végétaux et des semences.

2.13Le 17 novembre 2009, des fonctionnaires du Bureau du Procureur se sont rendus sur le territoire autochtone, ont recueilli les témoignages de membres de la communauté et ont examiné les limites du territoire, confirmant qu’il était situé au milieu de deux exploitations pratiquant effectivement la culture intensive du soja, à quelques mètres seulement des habitations et de l’école, sans aucune barrière vive de protection.

2.14Le 27 novembre 2009, la Procureure s’est rendue dans la communauté pour vérifier les faits susmentionnés, et a constaté que les habitations et l’école se trouvaient à 10 mètres des champs de soja, sans les barrières de protection requises. Elle s’est également rendue à la porte des entreprises et a demandé qu’on lui présente les autorisations environnementales. Les responsables n’ont pas été en mesure de les produire, affirmant qu’elles étaient entre les mains de leurs patrons, qui résidaient au Brésil.

2.15Le 24 mai 2010, le Bureau du Procureur a demandé que des techniciens spécialistes de l’environnement effectuent sur place une analyse chimique, y compris de prélèvements d’eau, de sang et d’urine. En raison d’une erreur dans le traitement de la demande, l’unité technique a renvoyé la demande au Bureau du Procureur. Il n’y a pas eu de suite et les éléments de preuve n’ont jamais été recueillis.

2.16Le 3 août 2010, les auteurs ont demandé que les responsables soient poursuivis pour violation de l’article 203 du Code pénal, qui porte sur les risques collectifs entraînés par la projection de substances toxiques, de la loi no 716/96, qui punit les infractions contre l’environnement et des articles de la Constitution protégeant les droits des peuples autochtones. Ils affirmaient que les activités de fumigation portaient atteinte à leurs droits à la vie, à l’intégrité et à la santé en ce qu’elles entraînaient la perte d’animaux d’élevage, de cultures communautaires, d’arbres fruitiers et de ressources de chasse et de pêche.

2.17Le 9 août 2010, le Bureau du Procureur a inculpé les propriétaires des entreprises, considérant qu’il existait suffisamment d’éléments pour les accuser de violation de la législation relative à l’environnement. Il a fixé un délai de six mois pour la conduite de l’enquête préliminaire et l’établissement d’un acte d’accusation.

2.18Le 2 octobre 2010, les auteurs ont déposé une plainte incidente. Ils ont affirmé être victimes d’une violation de leur droit à une alimentation adéquate (due à la mort de leurs poulets et canards en raison de la pollution des eaux et à la perte des cultures de subsistance et des arbres fruitiers), à l’eau (du fait de la pollution des cours d’eau d’approvisionnement) et à la santé. Ils ont également dénoncé la désintégration de la communauté. Les auteurs ont demandé que des éléments de preuve soient recueillis.

2.19Le 23 novembre 2010, le tribunal a confirmé l’inculpation des deux chefs d’entreprise, fixant au 23 mai 2011 la date limite de présentation de l’acte d’accusation. Le 4 février 2011, les auteurs se sont portés partie civile contre les deux chefs d’entreprise et ont demandé que l’affaire fasse l’objet d’une audience de jugement. Le 9 février 2011, le Bureau du Procureur a déposé un acte d’accusation, mais celui-ci a été rejeté pour vices de forme graves.

2.20Le 2 mars 2011, à la demande des auteurs, une nouvelle inspection judiciaire a été effectuée dans la communauté afin de constater que les chefs d’entreprise n’avaient pas remédié au non-respect de leur obligation de créer des barrières environnementales.

2.21Les 10 et 28 mars 2011, les inculpés ont reconnu leur responsabilité et demandé la « suspension conditionnelle de la procédure », mesure qui permet de suspendre la procédure pendant un délai probatoire pendant lequel les accusés doivent observer certaines règles de conduite afin d’éteindre l’action pénale.

2.22Le 28 mars 2011, les auteurs ont versé au dossier pénal le rapport intitulé Diagnóstico de la presencia de glifosato en arroyos superficiales de los departamentos de Canindeyú y San Pedro, établi par des universitaires (note 9).

2.23Le 1er juin 2011, le Bureau du Procureur a de nouveau inculpé les chefs d’entreprise, déclarant que « l’infraction était pleinement consommée ».

2.24La procédure est restée au point mort pendant deux ans du fait que l’audience préliminaire a été suspendue sept fois, dont six pour défaut de notification aux parties.

2.25Le 25 juin 2013, l’audience préliminaire a finalement eu lieu. Le Ministère public a demandé, pour les deux accusés, une suspension provisoire des poursuites, au motif que les éléments de preuve présentés n’étaient pas suffisants. Le 30 juillet 2013, le Ministère public a confirmé la demande de suspension provisoire des poursuites et a énuméré 15 éléments de preuve à produire (dont sept correspondaient à des éléments de preuve qui avaient été demandés par les auteurs et refusés par le Ministère public). Le 23 septembre 2013, le tribunal a décidé de suspendre provisoirement les poursuites contre les deux chefs d’entreprise.

2.26Au moment de la présentation de la communication à l’examen, aucun élément de preuve en suspens n’avait été produit.

Demande introductive d’instance administrative

2.27Les auteurs ont également déposé plainte devant le Service national pour la qualité et la santé des végétaux et des semences. Le 12 janvier 2010, une inspection menée dans les deux entreprises a permis de détecter de grandes quantités de l’herbicide Paraquat et de l’insecticide Endolsufán, en violation de la réglementation environnementale puisqu’ils n’avaient pas été enregistrés auprès du Service national pour la qualité et la santé des végétaux et des semences alors qu’il s’agissait de produits classés « rouge » en raison de leur haute toxicité. Les inspecteurs ont également trouvé des contenants vides de l’insecticide Clorpirifós, dont la commercialisation est interdite car l’exposition à ce produit a été associée à des effets neurologiques, des troubles du développement et des troubles auto-immuns, à quoi s’ajoute le fait qu’il est fortement toxique pour les poissons et les abeilles.

2.28Malgré ce qui précède, la plainte n’a eu aucun effet et les fumigations continuent de causer des préjudices à la communauté.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment avoir épuisé les voies de recours internes disponibles dans le cadre de la procédure pénale ordinaire. Ils affirment également que la communication relève de l’exception à la règle de l’épuisement préalable des recours internes puisque ceux-ci se prolongent de manière injustifiée.

3.2Les auteurs soulignent qu’il est du devoir et de la responsabilité du Ministère public de promouvoir l’exercice de l’action pénale pour protéger l’environnement et les droits des peuples autochtones.

3.3Les auteurs affirment que les entreprises n’ont pas respecté la réglementation environnementale, que l’État partie a manqué à son devoir de protection et que la communauté n’a pas été consultée au sujet des activités qui ont des conséquences négatives sur son territoire, tous éléments qui font que les fumigations violent les droits que les membres de la communauté tiennent des articles 17 et 27 du Pacte.

3.4Les auteurs dénoncent tout d’abord une violation de l’article 17 du Pacte, et rappellent que l’État a l’obligation de mettre en place des garanties efficaces contre les immixtions et les atteintes visées par cet article, qu’elles soient le fait des autorités de l’État ou de personnes physiques ou morales, et de prendre des mesures pour donner effet à l’interdiction de telles immixtions et pour protéger le droit de ne pas en être l’objet.

3.5Les auteurs affirment que dans le cas des peuples autochtones, les notions de « domicile » et de « vie privée » doivent être comprises à la lumière de la relation particulière qu’ils entretiennent avec leurs territoires, et en particulier en tenant compte des aspects collectifs de cette relation, conformément aux articles 25 et 26 la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Ils rappellent également que, comme il ressort de la jurisprudence du Comité, celui-ci a établi qu’il s’agit-là d’éléments qui peuvent entrer dans le champ de la protection conférée par l’article 17. Les auteurs affirment qu’en l’espèce, ces notions doivent englober non seulement les cabanes ou les habitations, mais l’ensemble du territoire garanti à la communauté, car c’est là que s’exprime l’identité autochtone guaranie.

3.6Les auteurs affirment également que le champ de la protection garantie par l’article 17, interprété à la lumière des observations générales nos 16 (1998) et 31 (2004), comprend la protection du logement et de la vie privée contre la pollution de l’environnement résultant d’une pratique d’un tiers lorsque celle-ci constitue une forme d’intrusion illégale ou arbitraire qui a des incidences sur la vie privée. Ainsi, il y aurait une faute de surveillance lorsqu’un État ne respecte pas la réglementation régissant les activités agricoles de tiers qui sont source de pollution et qui ont des incidences sur le logement ou la vie privée. Cette affirmation rejoint la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

3.7En l’espèce, les autorités disposaient d’éléments suffisants pour établir un lien de causalité entre, d’une part, la projection à grande échelle de poison agricole par les entreprises voisines, l’élimination irrégulière de produits phytosanitaires toxiques soumis à la réglementation environnementale ainsi que d’autres produits phytosanitaires interdits, le non‑respect des normes environnementales relatives aux barrières végétales vives de protection et la présence de glyphosate dans les cours d’eau dans lesquels les membres de la communauté pêchent et puisent leur eau et, d’autre part, la contamination des cours d’eau, la destruction des cultures de subsistance, la mort des animaux d’élevage, l’extinction de masse de poissons et d’abeilles et les problèmes de santé.

3.8En second lieu, les auteurs dénoncent une violation de l’article 27 du Pacte, du fait de la perte des conditions nécessaires au maintien de la culture de la communauté.

3.9Ils rappellent la jurisprudence du Comité, qui a reconnu qu’au nombre des droits protégés par l’article 27 figure le droit pour des personnes d’avoir, en commun avec d’autres, des activités économiques et sociales qui s’inscrivent dans la culture de leur communauté. Dans le cas des peuples autochtones, en particulier, le droit d’avoir sa propre vie culturelle peut consister en un mode de vie étroitement associé au territoire et à l’utilisation de ses ressources et peut porter sur l’exercice d’activités traditionnelles telles que la pêche ou la chasse. Garantir ce droit peut exiger l’adoption de mesures pour assurer la participation des membres des communautés autochtones à la prise des décisions qui les concernent, l’objectif étant de garantir la survie et le développement permanent de l’identité culturelle, contribuant ainsi à enrichir l’édifice social dans son ensemble. Il est donc particulièrement important que les mesures qui ont une incidence sur les activités culturellement importantes d’une communauté autochtone aient fait l’objet du consentement préalable, libre et éclairé des membres de cette communauté ; elles doivent en outre respecter le principe de proportionnalité afin de ne pas menacer les moyens de subsistance de la communauté et de ses membres.

3.10En l’espèce, les auteurs affirment qu’il y a eu violation de l’article 27 car non seulement les membres de la communauté n’ont pas été consultés, mais de graves modifications de l’environnement ont détruit les ressources naturelles qui sont la source de leur identité culturelle, violant ainsi leur droit de jouir de leur propre culture. Ils affirment en particulier que la diminution de la diversité biologique de leur territoire a de graves conséquences sur le plan culturel, à savoir, premièrement, la diminution de leurs moyens de subsistance alimentaire et la perte concomitante de connaissances traditionnelles associées à leurs pratiques culturelles de chasse, de pêche, de cueillette et d’agroécologie guaranie. Deuxièmement, l’impossibilité de pratiquer leurs cérémonies de baptême (mitãkarai) du fait a) de la disparition des matériaux de construction de la maison de danse (jerokyha), qu’ils se procuraient dans les bois, b) de la disparition du maïs de la variété avati , utilisé pour préparer une liqueur (kagüi), c) de la disparition de la boisson précitée, qui constitue un élément rituel fondamental et sacré de la cérémonie, et d) de l’impossibilité de se procurer la cire utilisée pour la fabrication des bougies cérémonielles en raison de l’extinction de masse des abeilles sauvages (jateí). Le fait de ne plus pouvoir organiser cette cérémonie prive les enfants d’un rite d’une importance cruciale pour l’affermissement de leur identité culturelle, et les derniers chefs religieux (oporaiva) n’ont plus d’apprentis, ce qui menace la préservation de leur identité culturelle. Troisièmement, enfin, l’affaiblissement de la structure communautaire, car des familles migrent, fuyant la situation d’extrême pauvreté dans laquelle elles se trouvent en raison de la destruction des ressources de leur territoire.

3.11Les auteurs affirment également qu’il y a eu violation de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec les articles 17 et 27 du Pacte, du fait de l’absence de recours judiciaires utiles qui protégeraient la communauté des violations dénoncées. Bien que le Ministère public soit tenu de promouvoir l’exercice de l’action pénale pour les actes qui portent atteinte à l’environnement et aux droits des peuples autochtones, d’engager de telles action et de poursuivre les procédures jusqu’à leur terme, l’enquête a subi des retards injustifiés et le Bureau du Procureur n’a pas produit les 15 éléments de preuves attendus (par. 2.25). L’inefficacité de la procédure assure l’impunité aux responsables et permet la poursuite de la pollution.

3.12En outre, l’État partie n’a fourni aucune explication quant aux raisons pour lesquelles il n’avait pas fait droit à la demande de « suspension conditionnelle de la procédure » des accusés, mesure par laquelle un accord sur la réparation aurait pu être conclu (par. 2.21).

3.13Le Ministère public n’a pas non plus respecté l’obligation de s’adjoindre les services d’un consultant technique spécialisé dans les questions autochtones, ce qui aurait permis que l’enquête se fasse selon une approche qui tienne compte des questions de diversité culturelle et que soient mesurées les incidences particulières de la violation des droits considérée sur les communautés autochtones, et de garantir le respect des droits constitutionnels collectifs de ces communautés.

3.14Les auteurs demandent que soient prises diverses mesures de réparation, notamment que l’on enquête sur les faits, en leur garantissant l’accès à toutes les étapes et à tous les actes des enquêtes, et que l’on punisse tous les responsables. Ils demandent également que soient prises toutes les dispositions nécessaires pour empêcher que des faits analogues ne se reproduisent. En particulier, il serait très judicieux que l’État paraguayen adopte, à titre de garantie de non répétition, la mesure consistant à créer une juridiction spécialisée dans les questions agroenvironnementales et à élaborer un code de procédure en matière agraire et environnementale (par. 5.6). Les auteurs demandent en outre que l’on garantisse que les membres de la communauté recevront une réparation complète et adéquate, qui comprenne le remboursement des frais de justice, l’élaboration, dans le cadre d’un processus de consultation et après obtention de leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, de plans d’assainissement agroenvironnemental de leur territoire, l’accès à l’eau potable et la fourniture de services d’assainissement, d’un logement convenable et de services de santé publique.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Le 4 novembre 2019, l’État partie a demandé au Comité de déclarer la communication irrecevable en ce qui concerne la communauté car, si son droit interne reconnaît l’existence de droits collectifs, le Pacte ne protège que les droits individuels. Il soutient donc que seules les violations commises contre les auteurs peuvent être prises en considération.

4.2L’État partie affirme en outre que la communication est irrecevable pour non‑épuisement des recours internes, les auteurs ayant dénoncé au niveau interne des atteintes à l’environnement, lesquelles ne sont pas couvertes par le Pacte, et non des droits reconnus par les articles 17 et 27 du Pacte.

4.3L’État partie affirme également que la procédure pénale ordinaire n’était pas la voie appropriée, celle-ci venant compléter d’autres procédures de caractère administratif et civil moins lourdes qui auraient pu être engagées au préalable. Il soutient que les voies de recours appropriées auraient été le dépôt d’une plainte auprès du Secrétariat à l’environnement (aujourd’hui le Ministère de l’environnement et du développement durable), une action possessoire au civil et un recours en amparo.

4.4En ce qui concerne le grief de violation de l’article 17 du Pacte, l’État partie soutient que les faits dénoncés ne concernent pas les deux auteurs et que rien ne prouve que des produits agrochimiques aient atteint le territoire en question ou que les intoxications soient dues à un contact avec des produits agrochimiques. Il fait valoir qu’il n’a pas validé l’étude sur la présence de glyphosate soumise par les auteurs.

4.5L’État partie rejette également l’allégation de violation de l’article 27, tant à l’égard de la communauté, puisque le Pacte ne reconnaît pas de droits collectifs, qu’à celui des deux auteurs, qui n’ont pas prouvé qu’ils avaient personnellement subi un préjudice.

4.6L’État partie rejette également l’allégation de violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte, faisant valoir que les recours internes appropriés n’ont pas été épuisés.

4.7Enfin, l’État partie affirme qu’il respecte les droits des peuples autochtones, puisque la Constitution comporte un chapitre sur la question, qu’il existe la loi no 904/81 relative au statut des communautés autochtones, qu’il a attribué un territoire à la communauté et qu’il le lui garantit, et qu’il a reconnu M. Benito Oliveira comme Chef et représentant légal de la communauté.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Dans une note en date du 20 décembre 2019, les auteurs ont rejeté l’affirmation de l’État partie selon laquelle le Comité ne peut pas examiner des violations commises contre une communauté autochtone, estimant qu’il s’agit-là d’une approche restrictive, qui dénote une méconnaissance de la part de l’État partie de l’évolution du droit international des droits de l’homme et de sa propre législation interne. Au contraire, il est essentiel de reconnaître les droits dont les communautés autochtones sont titulaires, car ne pas le faire serait nier leur identité même.

5.2Les auteurs rappellent que le Comité estime que le droit d’avoir sa vie culturelle s’exerce dans des cadres sociaux et culturels de relations collectives. En outre, il ressort de l’évolution du droit autochtone que les groupes autochtones, en tant que sujets collectifs, sont intrinsèquement titulaires de droits, ce qui va au-delà de l’approche consistant à les considérer comme la simple somme des individus qui composent le groupe. Le Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones y fait expressément référence depuis 2007, soulignant qu’il est nécessaire de reconnaître les peuples autochtones comme sujets de droits collectifs qui viennent compléter les droits de leurs membres individuels. De même, dès 2009, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a indiqué que les groupes autochtones devaient être reconnus en tant que titulaires de droits. La Cour interaméricaine des droits de l’homme, depuis 2012, ne constate pas de violations à l’égard de membres de peuples autochtones, étant consciente qu’en la matière, le droit international reconnaît des droits aux peuples en tant que sujets collectifs du droit international et non seulement à leurs membres, car ceux-ci, unis par leurs modes de vie et leur identité propres, exercent certains droits de manière collective. Elle leur reconnaît ainsi qualité pour agir pour défendre leurs droits.

5.3Ce qui précède est conforme aux règles générales d’interprétation établies par la Convention de Vienne sur le droit des traités, les traités relatifs aux droits de l’homme étant des instruments vivants dont l’interprétation évolue. Ainsi, le Pacte doit être interprété à la lumière de la Convention de 1989 relative aux peuples indigènes et tribaux (no169)de l’Organisation internationale du Travail et de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, qui disposent que les peuples autochtones sont titulaires de droits non seulement en tant que personnes, mais aussi en tant que peuples. Les auteurs font valoir que le Comité des droits de l’homme lui-même, dans son observation générale no 36 (2018), établit une distinction entre les peuples autochtones et la simple somme de leurs membres (contrairement à ce qui est le cas, par exemple, s’agissant des « membres des minorités ethniques et religieuses »). En outre, la législation de l’État partie protège les peuples autochtones en tant que titulaires de droits propres.

5.4S’agissant de l’irrecevabilité alléguée des griefs au motif qu’au niveau interne, ils ont invoqué des droits environnementaux et non des articles du Pacte, les auteurs indiquent que le fond des griefs soulevés devant les juridictions internes était le même que celui des griefs soulevés devant le Comité. Ils rappellent que le Comité, dans l’affaire Portillo Cáceres et consorts c. Paraguay, s’est déclaré compétent pour connaître de violations du droit à la vie privée et familiale et du droit à un recours effectif contre les manquements de l’État partie à son obligation positive de protéger ces droits face à une situation, au plan interne, qui imposait de contrôler le respect des normes environnementales. Les auteurs estiment que le Comité doit parvenir à la même conclusion s’agissant de la communication à l’examen, puisqu’ils dénoncent des violations de la réglementation environnementale qui ont des conséquences sur le territoire autochtone et, partant, sur le domicile, la vie privée et la vie culturelle du groupe.

5.5S’agissant de la supposée inadéquation de la voie pénale, les auteurs soutiennent qu’il s’agissait bien de la voie la plus appropriée, compte tenu de l’article 268.2 de la Constitution, ainsi que de la loi no 716/96 et du Code pénal, qui répriment les infractions contre l’environnement, du fait que c’est la voie qui permet de produire le plus large éventail de moyens de preuves et de l’obligation de s’adjoindre les services d’un conseiller technique spécialisé dans les questions autochtones. Les auteurs soulignent également qu’ils ont déposé une plainte auprès de l’organe administratif compétent, à savoir le Service national pour la qualité et la santé des végétaux et des semences ; qu’une action possessoire au civil est peu efficace pour protéger les droits environnementaux ou les droits culturels ; que les conditions de recevabilité du recours en amparo sont très strictes, qu’ayant recouru aux voies de protection ordinaires, il n’était pas nécessaire d’introduire un recours extraordinaire qui aurait pu n’aboutir que partiellement au résultat voulu (car il ne garantit pas la sanction des responsables à titre individuel, ne permet pas d’obtenir que soient ordonnées des mesures d’indemnisation et ne prévoit pas la réparation des dommages environnementaux) et que le caractère sommaire de ce recours ne permet pas de soumettre les éléments de preuve à un débat approfondi.

5.6Les auteurs affirment que le recours approprié aurait été un recours devant une juridiction spécialisée dans les questions agroenvironnementales. Ils précisent qu’il existe actuellement des projets de loi à cet égard, et que le dernier en date a été présenté à la Chambre des députés en octobre 2016 et est actuellement à l’examen. Ce projet prévoit que la juridiction spécialisée dans les questions agroenvironnementales envisagée sera compétente pour connaître des litiges liés à la protection des droits des communautés autochtones, et il y est souligné que seule la création d’une juridiction spécialisée dans les questions agraires et environnementales, de tribunaux spécialisés dans ces questions et l’élaboration d’un code de procédure en matière agraire et environnementale sont à même de garantir une protection juridique efficace de l’environnement, puisque le modèle classique des procès ordinaires ne répond pas à la nécessité de protéger l’environnement, et que, par conséquent, il est nécessaire de mettre en place des procédures qui permettent de prendre des mesures provisoires et de régler les litiges rapidement, compte tenu du fait que certains dommages environnementaux peuvent être irréversibles. Les auteurs affirment ainsi qu’il serait très judicieux que l’État paraguayen adopte, à titre de garantie de non répétition, la mesure consistant à créer une juridiction spécialisée dans les questions agroenvironnementales et à élaborer un code de procédure en matière agraire et environnementale.

5.7Les auteurs réaffirment qu’il y a eu violation de l’article 17 du fait du manquement de l’État partie à son devoir de protection contre la projection de produits phytosanitaires toxiques qui ont eu des incidences sur la vie privée et le domicile des membres de la communauté. Ils affirment que les faits dénoncés concernent bien les deux représentants de la communauté qu’ils sont, puisqu’ils appartiennent au peuple Ava Guaraní, ils résident dans la communauté de Campo Agua’ẽ et ils sont des victimes au même titre que les autres membres de leur communauté. Ils soutiennent également que l’État partie n’ayant pas recueilli les 15 éléments de preuve demandés par le Ministère public et contestant le rapport qui conclut à la présence de glyphosate sans produire de contre-preuves, il ne saurait se défendre en prétendant qu’il n’y a pas de preuves. La charge de la preuve ne repose pas uniquement sur l’auteur d’une communication, celui-ci n’ayant pas le même accès aux éléments de preuves qu’un État partie, et à plus forte raison s’il appartient à une communauté autochtone vivant dans une extrême pauvreté.

5.8En réponse aux observations formulées par l’État partie concernant l’article 27 du Pacte, les auteurs rappellent qu’étant donné leurs rôles de chefs et d’enseignants, ils ont une responsabilité personnelle envers la communauté pour ce qui est d’assurer la transmission intergénérationnelle de la culture. Ils réaffirment que les graves dommages environnementaux qui ont porté atteinte à l’intégrité culturelle du groupe engagent la responsabilité internationale de l’État partie.

5.9Enfin, les auteurs reprennent les griefs de violation qu’ils tirent de l’article 2 (par. 3) du Pacte, soulignant qu’au moment de la soumission de leurs commentaires, dix ans s’étaient écoulés depuis l’ouverture de la procédure interne.

Observations complémentaires de l’État partie

6.Dans une note en date du 16 juin 2020, l’État partie a réaffirmé que le fait pour les deux auteurs d’invoquer des droits collectifs était contraire au Pacte. Il a également réaffirmé que les recours engagés au niveau interne ne portaient pas sur les questions visées par les articles 17 et 27 du Pacte et qu’une procédure pénale n’était pas la voie appropriée.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable pour non-épuisement des recours internes parce que les articles 17 et 27 du Pacte n’ont pas été invoqués devant les juridictions nationales − lesplaintes dont elles ont été saisies ayant porté sur des questions environnementales − et parce que la voie pénale n’était pas la voie appropriée. Il prend également note des arguments des auteurs selon lesquels : a) la voie pénale était la plus appropriée ; b) le fond des griefs soulevés devant les juridictions internes était le même que celui des griefs soulevés devant lui ; c) ils ont bien saisi l’organe administratif compétent ; d) ni l’action possessoire au civil ni le recours en amparo n’auraient convenu.

7.4Le Comité constate tout d’abord que l’argument du non-épuisement des recours internes avancé par l’État partie semble être lié à une allégation d’irrecevabilité ratione materiae au motif que les droits environnementaux ne sont pas visés par le Pacte. Il note que les auteurs ne dénoncent pas une violation du droit à un environnement sain, mais une violation de leurs droits à la vie privée et familiale, à la vie culturelle et à un recours utile, l’État partie ayant manqué à son obligation positive de protéger ces droits, ce qui, dans leur situation particulière, impliquait de contrôler le respect des normes environnementales. En particulier, les auteurs ont dénoncé devant les juridictions nationales le fait que les fumigations effectuées sans contrôle de l’État causaient la mort de leurs poulets et de leurs canards, la perte de leurs cultures de subsistance et de leurs arbres fruitiers, la disparition des ressources de chasse, de pêche et de cueillette et la pollution des cours d’eau, et portaient atteinte à leur santé, tout cela ayant pour conséquence la désintégration de la communauté. Par conséquent, le Comité considère que l’article 3 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication, qui peut être examinée car tous les éléments susmentionnés correspondent, dans les circonstances particulières de l’espèce, à la teneur des articles 17 et 27 du Pacte.

7.5En outre, le Comité considère que, compte tenu de la législation de l’État partie, notamment de son Code pénal et de la loi no 716/96, la voie pénale était appropriée, comme le montre le fait que le Bureau du Procureur a ouvert une enquête et a inculpé les propriétaires des entreprises, que le tribunal a confirmé l’inculpation, que le Ministère public a engagé des poursuites pénales à deux reprises, affirmant que « l’infraction était pleinement consommée ». Les auteurs ont aussi introduit un recours administratif auprès du Service national pour la qualité et la santé des végétaux et des semences. Dans une affaire très similaire, le Comité a constaté que ni le recours administratif auprès du Secrétariat à l’environnement ni le recours en amparo n’avaient été efficaces, et a estimé qu’une action civile n’aurait pas constitué un recours utile. Étant donné que plus de dix ans se sont écoulés sans que l’affaire ait véritablement progressé et que l’État partie n’a pas fourni d’informations justifiant ce retard, le Comité déclare la communication recevable au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

7.6Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication ne peut être déclarée recevable qu’en ce qui concerne les deux auteurs, et pas la communauté. Il prend également note des arguments des auteurs, qui agissent en leur nom propre et au nom des autres membres de leur communauté, selon lesquels les groupes autochtones sont des titulaires collectifs de droits.

7.7Rappelant sa décision de recevabilité concernant la communicationqui avait été présentée par la Présidente du Parlement sâme en son nom et au nom du peuple sâme de Finlande, le Comité ne voit aucun obstacle à l’examen de la communication en ce qui concerne non seulement les auteurs, mais aussi les autres membres de la communauté autochtone Campo Agua’ẽ, au nom de laquelle M. Oliveira Pereira est autorisé à agir conformément à la législation interne (par. 2.2 et 4.7), et au nom de laquelle les deux auteurs sont autorisés à agir devant le Comité, conformément à la procuration signée par la communauté.

7.8Le Comité, constatant que toutes les conditions de recevabilité sont remplies et considérant que les griefs que les auteurs tirent des articles 2 (par. 3), 17 et 27 du Pacte sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, déclare la communication recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Le Comité note que les auteurs affirment que les faits dénoncés en l’espèce constituent une violation de l’article 17 parce que leur bétail, leurs cultures, leurs arbres fruitiers et leurs ressources de chasse, de pêche et de cueillette constituent des éléments de leur vie privée et familiale et de leur domicile, et que l’absence de contrôle de l’État sur une activité agricole polluante − qui empoisonne leurs cours d’eau, détruit leurs cultures de subsistance, provoque la mort de leur bétail et favorise l’extinction massive des poissons, des abeilles et du gibier, et qui leur cause des problèmes de santé − constitue donc une immixtion arbitraire dans leur vie privée et familiale et leur domicile. Ils précisent que, dans le cas des peuples autochtones, les notions de domicile et de vie privée doivent être comprises à la lumière de la relation particulière qu’ils entretiennent avec leurs territoires. Le Comité note également que, selon l’État partie, il n’y a pas de violation de l’article 17 du Pacte parce que les faitsdénoncés ne concernent pas personnellement les deux auteurs et parce que rien ne prouve que des produits agrochimiques aient atteint le territoire en question.

8.3Le Comité prend note de ce que les auteurs et les autres membres de la communauté autochtone de Campo Agua’ẽ appartiennent au peuple Ava Guarani, l’un des peuples autochtones dont la Constitution de l’État partie reconnaît qu’il existait avant la fondation et l’organisation de l’État (par. 2.1). La communauté a obtenu la reconnaissance légale de son territoire traditionnel en 1987, par le décret présidentiel no 21.910. Les habitations de ses membres occupent la bordure du territoire, le centre abritant le massif forestier qui fournit à la communauté les ressources nécessaires pour préserver son identité culturelle (par. 2.3). Le Comité prend également note du fait que les membres de la communauté autochtone, y compris les auteurs, dépendent de leurs cultures, de leur bétail, de leurs arbres fruitiers, de la chasse, de la cueillette, de la pêche et de ressources en eau pour leur subsistance, tous éléments de leur territoire, sur lequel ils habitent et où se déroule leur vie privée. Cela n’a pas été contesté par l’État partie. Le Comité considère que les éléments susmentionnés sont constitutifs du mode de vie des auteurs et des autres membres de la communauté, qui entretiennent un lien particulier avec leur territoire, et que ces éléments peuvent entrer dans le champ de la protection conférée par l’article 17. Il rappelle en outre que l’article 17 du Pacte ne doit pas être compris comme se limitant à interdire toute immixtion arbitraire, mais qu’il pose l’obligation de prendre les mesures positives nécessaires pour assurer le respect effectif de ce droit face aux éventuelles immixtions des pouvoirs publics ou de personnes physiques ou morales.

8.4En l’espèce, le Comité note que l’État partie n’a pas exercé un contrôle adéquat sur les activités polluantes illégales, qui ont été largement attestées (par. 2.7), constatées par l’État partie lui-même (par. 2.13 à 2.23) et même admises par les deux chefs d’entreprise accusés (par. 2.21). L’État n’a pas procédé aux contrôles voulus et, de fait, n’a pas empêché les pollutions. Ce manquement à son devoir de protection a permis que se poursuivent pendant de nombreuses années des fumigations massives, contraires à la réglementation nationale, y compris au moyen de produits phytosanitaires toxiques qui ont non seulement causé des problèmes de santé aux membres de la communauté − y compris les enfants, puisque les fumigations avaient lieu à quelques mètres de l’école pendant les heures de classe − mais également contaminé leurs cours d’eau, détruit leurs cultures de subsistance, causé la mort de leur bétail et favorisé l’extinction massive des poissons et des abeilles, éléments constitutifs de leur vie privée et familiale et de leur domicile. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucune explication qui permettrait de réfuter le lien de causalité allégué entre les fumigations avec des produits phytosanitaires toxiques et ces préjudices. Lorsque la pollution a des répercussions directes sur le droit à la vie privée et familiale et sur le domicile et que ses conséquences ont un certain degré de gravité, la dégradation de l’environnement a des incidences sur le bien-être de l’individu et entraîne des violations du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile. En conséquence, à la lumière des faits dont il est saisi, le Comité conclut que les faits de l’espèce font apparaître une violation de l’article 17 du Pacte.

8.5Le Comité note que les auteurs soutiennent que les faits constituent également une violation de l’article 27. Ils affirment que les dommages causés à l’environnement par les fumigations ont eu de graves incidences, constitutives d’une violation de leur droit de jouir de leur propre culture. Premièrement, la perte des ressources naturelles associées à leur subsistance alimentaire menace leurs pratiques culturelles ancestrales associées à la chasse, à la pêche, à la cueillette en forêt et à l’agroécologie guarani, entraînant la perte des connaissances traditionnelles. Deuxièmement, les cérémonies de baptême (mitãkarai) ne sont plus pratiquées en raison de la disparition des matériaux de construction de la maison de danse (jerokyha), qu’ils se procuraientdans les bois, de la disparition du maïs de la variété avati utilisé pour préparer lekagüi, et donc de la boisson qui constitue un élément rituel fondamental et sacré de la cérémonie, et de la disparition de la cire utilisée pour la fabrication des bougies cérémonielles en raison de l’extinction de masse des abeilles sauvages (jateí ). La disparition de cette cérémonie prive les enfants d’un rite d’une importance cruciale pour l’affermissement de leur identité culturelle, et les derniers chefs religieux (oporaiva) n’ont plus d’apprentis, ce qui menace la préservation de leur identité culturelle. Troisièmement, la structure de la communauté a été affaiblie parce que plusieurs familles ont dû migrer. Les auteurs soulignent qu’ils ont une responsabilité personnelle envers la communauté pour ce qui est d’assurer la transmission intergénérationnelle de la culture, étant donné leurs rôles de chefs et d’enseignants au sein de la communauté. Le Comité note également que l’État partie fait observer que si sa législation interne reconnaît les droits collectifs, ce n’est pas le cas de l’article 27 du Pacte, et que les auteurs n’ont pas prouvé l’existence d’un préjudice personnel.

8.6Le Comité rappelle que, dans le cas des peuples autochtones, le droit d’avoir leur vie culturelle peut consister à conserver un mode de vie étroitement associé au territoire et à l’utilisation de ses ressources et peut porter sur l’exercice d’activités traditionnelles telles que la pêche ou la chasse ; la protection de ce droit vise ainsi à assurer la survie et le développement permanent de l’identité culturelle. Comme l’a également déclaré le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, la forte dimension collective des droits des peuples autochtones est indispensable à leur existence, à leur bien-être et à leur développement intégral et comprend le droit aux terres, territoires et ressources qu’ils possèdent ou occupent traditionnellement ou qu’ils ont utilisés ou acquis. Enfin, « (l)es valeurs culturelles et les droits des peuples autochtones qui ont trait à leurs terres ancestrales et à leur relation avec la nature devraient être considérés avec respect et protégés, afin d’empêcher la dégradation de leur mode de vie particulier, notamment de leurs moyens de subsistance, la perte de leurs ressources naturelles et, en fin de compte, de leur identité culturelle ». Le Comité des droits de l’homme note également que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a affirmé que les liens étroits que les peuples autochtones entretiennent avec la terre doivent être reconnus et considérés comme le fondement essentiel de leur culture, de leur vie spirituelle, de leur intégrité et de leur survie économique, leur relation à la terre étant un élément matériel et spirituel dont ils doivent jouir pleinement afin de préserver leur patrimoine culturel et de le transmettre aux générations futures, c’est-à-dire une condition nécessaire pour « prévenir leur extinction en tant que peuple ». Le Comité conclut que l’article 27, interprété à la lumière de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, consacre le droit inaliénable des peuples autochtones de jouir des territoires et des ressources naturelles qu’ils utilisent traditionnellement pour leur subsistance alimentaire et qui font partie de leur identité culturelle.

8.7En outre, le Comité rappelle la nécessité d’adopter des mesures visant à garantir la participation effective des communautés autochtones à la prise des décisions les concernant. Il importe tout particulièrement que les mesures qui ont une incidence sur les activités économiques culturellement importantes d’une communauté autochtone aient fait l’objet du consentement préalable, libre et éclairé des membres de la communauté ; elles doivent en outre respecter le principe de proportionnalité afin de ne pas menacer les moyens de subsistance de la communauté. À ce sujet, le Comité constate que la législation nationale de l’État partie protège le droit des peuples autochtones d’être consultés en cas d’activités susceptibles d’avoir des incidences sur leurs territoires.

8.8En l’espèce, le Comité note que l’exercice par les auteurs et les autres membres de la communauté du droit d’avoir leur vie culturelle est lié à un mode de vie étroitement associé à leur territoire et à l’utilisation des ressources naturelles qui s’y trouvent. Il note également que l’utilisation massive de fumigants toxiques dans la zone considérée constitue une menace que l’État partie aurait raisonnablement pu prévoir : non seulement les autorités compétentes avaient été alertées sur ces activités et leurs conséquences pour les membres de la communauté, mais le Ministère public a estimé que l’infractionétait « pleinement consommée » (par. 2.23), et les chefs d’entreprise accusés eux-mêmes ont reconnu leur responsabilité (par. 2.21). Cependant, l’État partie n’a pas mis fin à ces activités, qui ont continué de polluer les rivières dans lesquelles les auteurs pêchent, puisent de l’eau, se baignent et lavent leurs vêtements, et ont continué de tuer le bétail qui les nourrit et de détruire leurs cultures, ainsi que les ressources des forêts dans lesquelles ils cueillent et chassent. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucune autre explication sur ce qui s’est passé ni aucun élément montrant qu’il avait pris des mesures pour protéger le droit des auteurs et des autres membres de la communauté d’avoir leur propre vie culturelle. Il conclut donc que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 27 du Pacte, commise au préjudice de la communauté autochtone de Campo Agua’ẽ.

8.9Enfin, le Comité note que les auteurs affirment qu’il y a aussi eu violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte, lu conjointement avec les articles 17 et 27, étant donné qu’ils n’ont pas eu accès à un recours utile qui les auraient protégés contre les violations dénoncées. En particulier, les auteurs font observer qu’alors pourtant que les autorités disposaient d’éléments suffisants pour établir un lien de causalité entre l’utilisation illégale par les entreprises de produits phytosanitaires toxiques et les atteintes préjudiciables à leur santé et à l’intégrité de leur territoire − pour lesquelles le Ministère public a engagé des poursuites pénales −, l’enquête pénale ouverte en 2009 n’a pas été menée à son terme, les éléments de preuve demandés par le Ministère public n’ont pas été produits, les fumigations se poursuivent, en violation de la réglementation nationale, et les dommages n’ont pas été réparés, malgré la possibilité d’un accord découlant des demandes de suspension conditionnelle de la procédure présentées par les chefs d’entreprise accusés lorsqu’ils ont reconnu leur responsabilité. De plus, le Ministère public ne disposait pas d’un conseiller technique spécialisé dans les questions autochtones, en violation des dispositions de la loi de procédure pénale, lequel aurait fait en sorte que l’enquête se fasse selon une approche qui tienne compte des questions de diversité culturelle et que soient mesurées les incidences particulières de la violation considérée sur les communautés autochtones. Le Comité constate donc que, plus de douze ans après que les auteurs ont déposé leur plainte pénale concernant les fumigations réalisées avec des produits phytosanitaires toxiques, auxquelles ils ont en outre été exposés pendant tout ce temps, les enquêtes ont peu progressé, sans que l’État partie ait fourni d’explication pour justifier ce retard, et n’ont pas permis de réparer les préjudices subis, en violation de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec les articles 17 et 27 du Pacte.

9.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 17 et 27 du Pacte, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3).

10.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. En conséquence, l’État partie devrait : a) mener une enquête effective et exhaustive sur les faits, en tenant les auteurs dûment informés ; b) poursuivre les procédures pénales et administratives visant les responsables présumés des faits et, si leur responsabilité est établie, les sanctionner comme il se doit ; c) réparer intégralement les préjudices subis par les auteurs et les autres membres de la communauté, notamment par une indemnisation adéquate et un remboursement des frais de justice ; d) prendre toutes les mesures nécessaires pour remédier à la dégradation de l’environnement, en consultation étroite avec la communauté. Il est également tenu de prendre des mesures pour empêcher que de telles violations ne se reproduisent.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est également prié de publier les présentes constatations et de les diffuser largement, notamment dans un journal à grand tirage du département de Canindeyú et en langue ava.

Annexe I

[Original : anglais]

Opinion conjointe (concordante) de Arif Bulkan, Vasilka Sancin et Hélène Tigroudja

1.Nous souscrivons pleinement aux constatations du Comité et considérons que les faits font apparaître une violation des articles 17 et 27 du Pacte. La pollution prolongée et l’utilisation intensive de pesticides par des entreprises agrochimiques pour la culture du soja ont de lourdes conséquences. Elles ont des conséquences dramatiques sur le mode de vie de groupes vulnérables et, en particulier, de communautés autochtones, comme l’illustrent les constatations auxquelles la présente opinion est annexée.

2.Nous regrettons cependant que l’une des principales questions en jeu dans cette affaire, à savoir les conséquences de la pollution sur le droit à la vie (art. 6 du Pacte), n’ait pas été soulevée par les parties ou par le Comité de sa propre initiative. Comme l’a souligné le Comité dans son observation générale no 36 (2019), le droit à la vie ne devrait pas être interprété de manière étroite ; en outre, il recouvre le droit de vivre dans la dignité. Dans cette même observation générale, et dans les constatations qu’il a adoptées concernant la communication Portillo Cáceres et consorts c. Paraguay, le Comité a affirmé que les États parties devraient prendre des mesures appropriées destinées à améliorer certains contextes dans la société susceptibles d’engendrer des menaces directes pour la vie ou d’empêcher des personnes de jouir de leur droit à la vie dans la dignité. Il peut s’agir notamment de la dégradation de l’environnement et de la privation des peuples autochtones de leurs terres, territoires et ressources.

3.Le Comité n’est pas le seul à avoir donné une interprétation du droit de vivre dans la dignité. Depuis plus de vingt ans, la Cour interaméricaine des droits de l’homme fait œuvre de pionnière en mettant en avant la notion de vida digna, étendant ainsi la portée de la protection du droit à la vie en considérant que celui-ci va au-delà du droit de ne pas être privé arbitrairement de la vie et englobe le droit d’accéder aux conditions qui garantissent une vie digne. Autrement dit, les États doivent prendre les mesures nécessaires pour concevoir un cadre normatif approprié afin de prévenir toute menace contre le droit à la vie et de protéger ce droit en protégeant l’accès aux conditions garantissant une vie digne. La Cour a précisé le droit des communautés autochtones dans l’affaire Comunidad indígena Yakye Axa c . Paraguay, où elle a établi un lien étroit entre le droit à la vie et les droits économiques, sociaux et culturels. Cela a été réaffirmé par la Cour dans son avis consultatif relatif à l’environnement et aux droits de l’homme. Ainsi, et c’est là un point capital, le fait que les États ont l’obligation d’assurer des conditions de vie minimales pour préserver la dignité humaine a amené la Cour à constater des violations du droit à la vie même lorsque personne n’était décédé.

4.Bien que les auteurs de la communication à l’examen n’aient pas dénoncé une violation de leur droit à une vie digne, il est évident que l’État a violé ce droit à l’égard des dits auteurs, dont certains sont des enfants.

5.Premièrement, les auteurs, comme ils l’ont expliqué en détail et fait valoir devant les autorités nationales, ont vu leur santé gravement touchée par l’utilisation massive de pesticides par des entreprises extractives et par l’incapacité de l’État à empêcher la dégradation de leur santé (par. 2.8 à 2.10 des constatations). Cette question aurait dû être examinée à la lumière de l’article 6 du Pacte, comme elle l’a été dans le cadre de l’affaire Portillo Cáceres et consorts c. Paraguay. L’argument selon lequel la présente affaire est différente n’est pas pertinent dans la mesure où l’article 6 peut être applicable même en l’absence de décès.

6.Deuxièmement, la contamination à grande échelle détruit aussi bien la diversité biologique que les ressources naturelles, qui sont non seulement une source de nourriture, mais aussi à l’origine de pratiques culturelles ancestrales liées à la chasse, à la pêche, à la cueillette en forêt et à l’agroécologie guarani. La situation d’extrême pauvreté dans laquelle se trouve la communauté − qui n’a pas accès à l’électricité, à l’eau potable, aux services d’assainissement et à des centres de soins − est exacerbée par la destruction de ses ressources naturelles (par. 2.8 des constatations).

7.Certains de ces griefs ont été soulevés par les auteurs et examinés au regard de l’article 27 du Pacte, ce qui constitue un pas important. Cependant, nous considérons que les graves conséquences de l’utilisation massive des pesticides sont imparfaitement couvertes par cette disposition. Pour reprendre les propos de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, la tâche du Comité aurait dû être d’apprécier si l’inaction et les manquements des autorités de l’État ont créé des conditions qui ont aggravé les difficultés d’accès à une vie décente rencontrées par les membres de la communauté et si, à cet égard, elles ont pris, pour s’acquitter de leur obligation en la matière, des mesures positives appropriées, qui tiennent compte de la situation de vulnérabilité particulière dans laquelle les intéressés ont été placés, laquelle a eu des incidences sur leur mode de vie différent (systèmes de compréhension du monde différents de ceux de la culture occidentale, notamment leur relation étroite avec la terre) et leur projet de vie, tant sur le plan individuel que collectif.

8.Compte tenu des faits présentés par les auteurs, que l’État n’a pas réfutés de manière convaincante, il ne fait aucun doute que l’examen susmentionné aurait débouché sur un constat de violation de l’article 6 du Pacte.

Annexe II

[Original : anglais]

Opinion conjointe (partiellement dissidente) de Photini Pazartsis et Gentian Zyberi

1.Le Comité a conclu que les informations dont il est saisi font apparaître une violation des articles 17 et 27, lus conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte (par. 9 des constatations). Nous souscrivons pleinement au constat de violation de l’article 17, lu seul et conjointement avec l’article 2 ( par. 3), du Pacte, compte tenu du manque de diligence de l’État partie dans le traitement de la plainte pénale déposée en octobre 2009 concernant les problèmes de santé rencontrés par les membres de la communauté autochtone de Campo Agua’ẽ après chaque fumigation effectuée sans protection adéquate de l’environnement (par. 2.11-2.26 des constatations), et de la plainte administrative déposée peu après auprès du Service national pour la qualité et la santé des végétaux et des semences (SENAVE) concernant les préjudices causés par l’utilisation abusive de substances agrochimiques (par. 2.27 à 2.29 des constatations).

2.Le grief de violation de l’article 27, cependant, aurait dû être déclaré irrecevable par le Comité pour non-épuisement des recours internes ou, à titre subsidiaire, faute d’être suffisamment étayé. Les auteurs dénoncent une violation de l’article 27 du fait de la perte des conditions nécessaires au maintien de la culture de la communauté. (par. 3.8 des constatations). Toutefois, au vu des informations soumises au Comité, il ne semble pas qu’ils aient épuisé tous les recours internes disponibles.

3.Même si les recours internes pouvaient être considérés comme épuisés, comme le Comité semble indiquer que de manière générale c’est le cas dans le cadre de son examen du grief de violation de l’article 17, il subsiste un problème supplémentaire concernant la question du fondement suffisant. Les auteurs affirment que les dommages causés à l’environnement par les fumigations ont eu de graves incidences, constitutives d’une violation de leur droit de jouir de leur propre culture (par. 8.5 des constatations). Cependant, ce qui semble établi est que les maisons et l’école des auteurs se trouvaient à 10 mètres des champs de soja, et que les barrières de protection requises par la loi pour éviter les effets négatifs des fumigations n’avaient pas été plantées (par. 2.14 des constatations). Il est à noter qu’aucune analyse (chimique) n’a été effectuée dans la communauté pour recueillir des échantillons d’eau, de sang et d’urine afin de déterminer si le niveau des produits chimiques utilisés pour la fumigation dépassait les niveaux maximums autorisés (par. 2.15 des constatations) et quels étaient leurs effets d’ensemble exacts sur la communauté.

4.À notre avis, le Comité n’était pas en mesure, sur la base des informations dont il disposait, de conclure à une violation de l’article 27. Cela dit, l’État partie doit traiter les plaintes relatives à l’environnement et les autres plaintes avec la diligence requise et en tenant dûment compte des droits des communautés autochtones.