Nations Unies

CCPR/C/135/D/2945/2017

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

28 novembre 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2945/2017 * , **

Communication présentée par :

Alexander Lapshin (représenté par un conseil, Ecaterina Copilova)

Victime(s) présumée(s):

L’auteur

État partie :

Bélarus

Date de la communication :

1er février 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 2 février 2017 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

19 juillet 2022

Objet :

Extradition de l’auteur vers l’Azerbaïdjan ; non‑refoulement

Question(s) de procédure :

Ratione materiae

Question(s) de fond :

Torture ; traitements inhumains et dégradants ; non‑refoulement

Article(s) du Pacte :

7, 13 et 14

Article(s) du Protocole facultatif :

1er et 3

1.1L’auteur de la communication est Alexander Lapshin, de nationalités russe et israélienne, né en 1976. Il affirme que son extradition vers l’Azerbaïdjan constituerait une violation des droits qu’il tient de l’article 7 du Pacte. Il affirme aussi que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 14 du Pacte. Le Pacte est entré en vigueur pour l’État partie le 30 décembre 1992. L’auteur est représenté par un conseil.

1.2Le 2 février 2017, en application de l’article 94 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a prié l’État partie de ne pas extrader l’auteur vers l’Azerbaïdjan tant que la communication serait à l’examen. Malgré cette demande, le 7 février 2017, l’auteur a été extradé vers l’Azerbaïdjan.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est un blogueur réputé qui écrit des articles sur son blog de voyage populaire hébergé sur le site Web « LiveJournal », en russe. Il s’est déjà rendu dans plus de 120 pays, y compris des territoires en situation de conflit ou d’après conflit.

2.2En avril 2011 et en octobre 2012, il s’est rendu dans le Haut-Karabakh. Sur son blog, il a critiqué la politique de l’Azerbaïdjan et a appelé à l’indépendance de la région contestée vis-à-vis de l’Azerbaïdjan.

2.3À une date non précisée, des poursuites pénales ont été engagées contre l’auteur en vertu des articles 281 (partie 2) et 318 (partie 2) du Code pénal azerbaïdjanais. L’auteur était accusé de s’être rendu illégalement dans le Haut-Karabakh, qui est considéré par les autorités azerbaïdjanaises comme un « territoire occupé de l’Azerbaïdjan », et d’avoir appelé à la reconnaissance de son indépendance vis-à-vis de l’Azerbaïdjan. Dans l’intervalle, le Ministère azerbaïdjanais des affaires étrangères a inscrit l’auteur sur la liste noire officielle de personnes recherchées pour avoir franchi illégalement la frontière azerbaïdjanaise (art. 318 (partie 2) du Code pénal) et pour avoir fait des déclarations publiques critiques à l’égard de l’Azerbaïdjan (art. 281 (partie 2) du Code pénal).

2.4À une date non précisée, les autorités azerbaïdjanaises ont émis une demande d’extradition visant l’auteur. Sur la base de cette demande, le 15 décembre 2016, l’auteur a été arrêté à Minsk, où il était en visite, en vue de son extradition vers l’Azerbaïdjan.

2.5Le 16 décembre 2016, les autorités bélarussiennes ont placé l’auteur en détention en vue de son extradition. Du 16 décembre 2016 au 25 janvier 2017, le conseil de l’auteur, engagé par la femme de celui-ci, s’est vu refuser l’accès au dossier. L’auteur a été interrogé à plusieurs reprises par le procureur en l’absence de son conseil, et il n’a pas été autorisé à voir sa femme.

2.6L’auteur a contesté sa détention aux fins d’extradition. Le 27 septembre 2016, un tribunal de première instance a rejeté sa plainte. Le 6 janvier 2017, son recours a été rejeté par une cour d’appel. Les audiences ont eu lieu en l’absence de l’auteur, qui n’avait pas été convoqué par le tribunal ; elles se sont déroulées à huis clos et le conseil a été prié de ne pas divulguer d’informations sur l’affaire.

2.7Le 17 janvier 2017, le Procureur général adjoint du Bélarus a ordonné l’extradition de l’auteur vers l’Azerbaïdjan en raison des accusations portées contre lui dans ce pays. La décision d’extradition indiquait que l’auteur était accusé d’avoir contourné des postes de contrôle et d’avoir franchi illégalement la frontière de l’Azerbaïdjan, en association avec un groupe de personnes, en avril 2011 et octobre 2012.

2.8Le 18 janvier 2017, l’auteur a reçu par télécopie une copie de la décision d’extradition. Il n’a pas été informé de ses droits ni des possibilités de recours. Le 21 janvier 2017, une autre copie de la même décision d’extradition lui a été remise.

2.9Le 24 janvier 2017, l’auteur a formé un recours contre la décision d’extradition. Le 26 janvier 2017, le tribunal municipal de Minsk a rejeté son recours et confirmé la décision d’extradition.

2.10L’auteur affirme que, si la décision du tribunal municipal de Minsk aurait ensuite pu être contestée devant la Cour suprême du Bélarus, cette voie de recours ne constitue pas un recours utile car la Cour agit sur instruction directe du Président de la République du Bélarus. Le processus d’extradition a été engagé sur la base d’un accord conclu entre le Président de la République du Bélarus et le Président de la République d’Azerbaïdjan. Par conséquent, un tel recours serait purement formel et n’aurait aucun effet concret sur les droits de l’auteur. En outre, la procédure devant la Cour suprême (audience à huis clos menée par un juge unique en présence d’un procureur et à laquelle le conseil n’est pas autorisé à assister) montre que cette voie de recours manque d’impartialité.

Teneur de la plainte

3.1Au moment de la soumission de la communication, l’auteur a affirmé qu’il courrait un risque réel d’être soumis à la torture s’il était extradé vers l’Azerbaïdjan, en violation de l’article 7 du Pacte. Le risque était fondé sur le contexte de l’affaire, les critiques de l’auteur visant la politique azerbaïdjanaise relative au Haut-Karabakh et le Gouvernement azerbaïdjanais en général, ainsi que le bilan médiocre du pays en matière de droits de l’homme, notamment en ce qui concerne ses activités journalistiques et l’expression de ses opinions. L’auteur ajoutait que toutes les circonstances et tous les faits devraient être pris en considération, y compris la situation générale en matière de droits de l’homme en Azerbaïdjan. Il affirmait également que le risque qu’il fasse l’objet de mauvais traitements, de représailles et de harcèlement en Azerbaïdjan avait aussi été reconnu par différentes organisations de défense des droits de l’homme et différents pays. L’auteur ajoutait que l’Azerbaïdjan avait publiquement et fortement encouragé le recours à des traitements inhumains à l’égard des personnes d’origine arménienne ou de celles qui avaient eu des liens avec l’Arménie et le Haut-Karabakh.

3.2L’auteur affirmait également que les garanties d’un procès équitable, consacrées par l’article 14 du Pacte, avaient été violées dans son cas. En particulier, il avait été interrogé en l’absence d’un conseil, le contenu de la décision d’extradition ne lui avait pas été expliqué, il n’avait pas été convoqué aux audiences du 27 décembre 2016 et du 6 janvier 2017, son conseil s’était vu refuser l’accès aux pièces du dossier du 16 décembre 2016 au 25 janvier 2017 sans aucune raison, les audiences du tribunal n’avaient pas été publiques et il avait été interdit au conseil de divulguer des informations sur l’affaire. En outre, on lui avait refusé la possibilité de prendre contact avec l’ambassade d’Israël et celle de la Fédération de Russie.

3.3L’auteur affirmait en outre que l’affaire pénale le visant en Azerbaïdjan avait été fabriquée de toutes pièces et que les poursuites dont il faisait l’objet étaient motivées par des considérations politiques et étaient exercées à titre de représailles pour ses activités politiques, ses critiques concernant les violations des droits de l’homme commises par les autorités azerbaïdjanaises et ses déclarations en faveur de la reconnaissance internationale du Haut-Karabakh. L’Azerbaïdjan avait déclaré personae non grata 180 journalistes et leur avait interdit d’entrer sur le territoire azerbaïdjanais pour se rendre dans le territoire contesté du Haut-Karabakh et diffuser des informations sur ce sujet. Il y avait également sur la liste noire du Ministère des affaires étrangères un certain nombre de personnes célèbres qui s’étaient rendues dans le Haut-Karabakh, dont Montserrat Caballé (décédée) et Plácido Domingo. L’auteur affirmait que le Gouvernement azerbaïdjanais offrait des avantages économiques et d’autres avantages au Bélarus afin d’atteindre ses objectifs politiques qui étaient de restreindre le flux d’étrangers se rendant dans le Haut-Karabakh en passant par l’Arménie et de museler les journalistes et les militants désireux de couvrir le conflit en cours.

3.4L’auteur soulignait que, en 2011 et 2012, lorsqu’il s’était rendu dans le Haut‑Karabakh, la seule possibilité d’accéder à la région était de passer par l’Arménie, où se trouvait le seul point de franchissement de la frontière ouvert, sûr et en service. L’Azerbaïdjan n’exerçait pas de contrôle effectif sur le Haut-Karabakh et aucun Azerbaïdjanais ne pouvait accéder au territoire sans la permission des autorités du Haut-Karabakh. Il n’y avait pas de point de passage entre le territoire sous le contrôle effectif de l’Azerbaïdjan et le Haut‑Karabakh. L’auteur faisait observer que la même situation existait dans de nombreuses autres zones sortant d’un conflit, ce qui n’empêchait pas les journalistes et les organisations de défenses des droits de l’homme d’y entrer et n’entraînait pas de persécutions.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Dans des notes verbales datées du 9 février et du 3 avril 2017, l’État partie a demandé que la communication lui soit fournie en russe ou en biélorusse. Dans une note verbale datée du 6 juillet 2017, l’État partie a informé le Comité qu’il s’efforcerait d’examiner la communication et a demandé une prolongation du délai pour la soumission de ses observations.

4.2Dans une note verbale datée du 5 septembre 2017, l’État partie a soumis ses observations sur le fond de la communication. Il a expliqué que l’article 7 (partie 2) du Code pénal du Bélarus prévoyait la possibilité d’extrader un ressortissant étranger ou un apatride vers un État étranger aux fins de poursuites. Le Procureur général et ses adjoints sont compétents pour décider de l’extradition d’une personne.

4.3Le Bélarus et l’Azerbaïdjan sont parties à la Convention sur l’entraide judiciaire et les relations judiciaires en matière civile, familiale et pénale (Convention de Chisinau). Selon l’article 66 (par. 1, 2 et 4) de la Convention, les parties sont tenues, sur demande, d’extrader une personne présente sur leur territoire aux fins de poursuites pénales.

4.4Les droits et obligations d’une personne arrêtée dans le cadre d’un mandat international d’extradition, y compris le droit de contester l’arrestation et la détention devant un tribunal, sont prévus aux articles 507 et 508 du Code de procédure pénale.

4.5La décision d’arrêter l’auteur a été prise le 1er juillet 2016 par le tribunal du district Nasiminsky de Bakou. Depuis le 28 juillet 2016, l’auteur figure sur une liste internationale de personnes recherchées pour avoir commis les infractions prévues aux articles 281 (partie 2) et 318 (partie 2) du Code pénal de l’Azerbaïdjan.

4.6Le 15 décembre 2016, l’auteur a été arrêté au Bélarus en vue de son extradition vers l’Azerbaïdjan. Le 16 décembre 2016, il a été placé en détention conformément à une décision du procureur adjoint du district Pervomaïsky de Minsk. La procédure de recours contre cette décision a été expliquée à l’auteur.

4.7Selon l’article 144 (parties 1 à 3) du Code de procédure pénale, la détention peut faire l’objet d’un recours dans les soixante-douze heures. Le recours doit être examiné par un juge unique à huis clos ; le conseil a le droit d’être présent à l’audience. Si nécessaire, la personne placée en détention peut être citée à comparaître.

4.8Le conseil de l’auteur a présenté un recours contre la détention de l’auteur. Le 27 décembre 2016, le tribunal du district Pervomaïsky de Minsk a examiné la plainte et l’a rejetée au motif que la détention était légale.

4.9Conformément à l’article 145 (parties 2, 5 et 6) du Code de procédure pénale, une décision de rejet d’un recours peut être contestée devant une juridiction supérieure dans un délai de vingt-quatre heures. L’appel est examiné par un juge unique de la juridiction supérieure dans un délai de trois jours, à huis clos, en la présence du procureur. La décision est définitive et prend effet immédiatement ; elle n’est pas susceptible d’appel, mais peut faire l’objet d’une demande de procédure de contrôle présentée par les personnes autorisées, conformément à l’article 404 du Code de procédure pénale.

4.10Le conseil de l’auteur a de nouveau formé un recours contre la détention de l’auteur. Le 6 janvier 2017, le tribunal municipal de Minsk a examiné la plainte et l’a rejetée au motif que la détention était légale. Le conseil n’a pas interjeté appel devant la Cour suprême.

4.11L’État partie affirme que les tribunaux n’ont pas jugé nécessaire que l’auteur participe aux audiences ; le conseil y a toutefois participé. Par conséquent, le droit de l’auteur à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par des tribunaux compétents et indépendants et le droit de former un recours ont été respectés.

4.12L’État partie affirme que les actes illicites visés par le Code pénal de l’Azerbaïdjan que l’auteur a commis sont aussi réprimés par le Code pénal du Bélarus. Étant donné que le délai de prescription de l’action pénale prévu par le Code de procédure pénale du Bélarus n’avait pas expiré, le Procureur général adjoint a accédé à la demande du Bureau du Procureur général de l’Azerbaïdjan tendant à ce que l’auteur soit extradé le 17 janvier 2017.

4.13Cette décision peut être contestée dans un délai de dix jours devant le tribunal municipal de Minsk ou devant le tribunal régional. Il s’agit là d’une garantie constitutionnelle visant à protéger le droit des personnes impliquées dans une affaire pénale nécessitant une entraide judiciaire internationale.

4.14Conformément à l’article 516 (parties 1et 2) du Code de procédure pénale, il peut être fait appel d’une décision de justice concernant l’extradition dans un délai d’un mois auprès du tribunal municipal de Minsk ou du tribunal régional. Cet appel est examiné par un juge unique à huis clos en la présence du procureur et du plaignant ou de son conseil.

4.15L’auteur a fait appel de la décision d’extradition devant le tribunal municipal de Minsk. Le 26 janvier 2017, le tribunal a examiné la plainte en présence de l’auteur, de ses avocats et du procureur et l’a rejetée, estimant que la décision de justice rendue précédemment était légale.

4.16Conformément à l’article 516 (parties 5, 8 et 9) du Code de procédure pénale, il peut être fait appel d’une décision de justice concernant l’extradition dans un délai de dix jours devant la Cour suprême. L’appel a un effet suspensif sur l’exécution de la décision. Il est examiné par un juge unique à huis clos, avec la participation obligatoire du procureur. La décision du juge de la Cour suprême est définitive.

4.17L’auteur et ses avocats ont fait appel de la décision rendue par le tribunal municipal de Minsk le 26 janvier 2017.

4.18Le 7 février 2017, la Cour suprême a examiné les plaintes et les a rejetées. La Cour a examiné les allégations selon lesquelles l’extradition était motivée par des considérations politiques et les activités professionnelles de l’auteur. Ces faits n’ont pas été confirmés.

4.19L’État partie affirme que les autorités nationales ont examiné comme il se doit les allégations de l’auteur selon lesquelles il pourrait être soumis à la torture ou à des traitements inhumains s’il était renvoyé en Azerbaïdjan. En outre, le Bureau du Procureur général de l’Azerbaïdjan a garanti que la demande d’extradition n’était pas motivée par des considérations politiques et que l’auteur ne serait pas soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants. Il se verrait offrir toutes les possibilités de se défendre. De plus, l’État partie indique que ni la Fédération de Russie ni Israël n’ont demandé l’extradition de l’auteur.

4.20Pendant son séjour au Bélarus, l’auteur a été représenté par deux avocats, avec lesquels il a pu s’entretenir en privé sans restrictions concernant les horaires ou la durée des entretiens ; son droit de bénéficier de l’assistance d’un avocat n’a donc pas été violé.

Observations complémentaires de l’auteur

5.1Le 13 septembre 2018, l’auteur a soumis des renseignements complémentaires dans lesquels il a rappelé les faits.

5.2Il a affirmé qu’immédiatement après son arrestation, il avait été transféré au poste de police du district Pervomaïsky. Il n’a pas été informé de ses droits ni de la raison de son arrestation, mais il a pu informer sa femme de cette arrestation. Ce n’est qu’après l’intervention de sa femme qu’on lui a communiqué son procès-verbal d’arrestation, qui ne permettait pas vraiment de comprendre les motifs de l’arrestation.

5.3L’auteur n’a eu la possibilité de prendre contact ni avec l’ambassade de la Fédération de Russie ni avec l’ambassade d’Israël, les deux pays dont il est ressortissant. Aucune des deux ambassades n’a été informée de son placement en détention. Des diplomates n’ont été autorisés à lui rendre visite qu’un mois après son placement en détention. Aucune des deux ambassades n’a été informée des dates des audiences dans l’affaire concernant l’auteur.

5.4L’auteur affirme que l’enquête (la procédure d’extradition) menée au Bélarus a été entachée de divers vices de procédure, car il n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat au moment de son placement en détention et ce n’est que plus tard que sa femme a engagé des avocats pour le défendre ; les avocats n’ont pas eu accès au dossier reçu de l’Azerbaïdjan et l’auteur n’a donc pas pu avoir l’assistance nécessaire au Bélarus. Les organes de l’État compétents ont communiqué tardivement d’importantes décisions et il a par conséquent été difficile de contester ces décisions dans les temps. De plus, toutes les audiences concernant la détention de l’auteur se sont tenues à huis clos et même l’auteur n’a pas pu y assister. On lui a aussi refusé l’accès à ces décidions de justice.

5.5Pendant sa détention dans un centre de détention provisoire (établissement no 1), l’auteur a reçu la visite de représentants de l’Agence de la sécurité de l’État et du Bureau du Procureur général. Ces visites ont eu lieu hors de la présence du conseil de l’auteur et les interrogatoires n’ont pas été enregistrés. Les agents ont insisté pour qu’il signe un document dans lequel il donnait volontairement son accord pour être extradé vers l’Azerbaïdjan. L’auteur a refusé de signer le document et a alors été placé dans une cellule sans chauffage, ce qui a nui à sa santé.

5.6L’auteur affirme que le texte de la décision d’extradition comporte de nombreuses irrégularités et erreurs ; par exemple, le nom du tribunal qui a rendu la décision relative à l’inscription de l’auteur sur une liste de personnes recherchées au niveau international est incorrect ; les éléments constitutifs des infractions que l’auteur est soupçonné d’avoir commises en Azerbaïdjan (par. 2.3 ci-dessus) ne sont pas les mêmes que ceux énoncés dans le Code pénal du Bélarus. En outre, l’auteur a été accusé d’avoir franchi une frontière protégée de l’Azerbaïdjan sans disposer des documents nécessaires ou sans passer par un poste frontière, alors qu’en 2011 et 2012, il n’existait pas de point de passage entre le territoire sous le contrôle effectif de l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabakh.

5.7En ce qui concerne l’audience du 26 janvier 2017 devant le tribunal municipal de Minsk, les avocats n’ont pu prendre connaissance des pièces du dossier qu’une heure avant le début de l’audience. Le juge a statué sur l’affaire de l’auteur en dix minutes. En ce qui concerne la différence de nom du tribunal qui a rendu la décision concernant l’inscription de l’auteur sur une liste internationale de personnes recherchées, le tribunal de Minsk a estimé qu’il ne s’agissait que d’une erreur de traduction. Il était écrit dans le dossier reçu de l’Azerbaïdjan que les poursuites engagées contre l’auteur n’avaient rien à voir avec son activité professionnelle et qu’il n’y avait aucun risque pour la santé de l’auteur en Azerbaïdjan.

5.8Dans le cadre du recours formé contre la décision du tribunal municipal de Minsk, l’auteur a, en personne et par l’intermédiaire de ses avocats, demandé l’asile ou une protection complémentaire au Bélarus. Toutefois, le Ministère de l’intérieur a déclaré qu’une telle demande n’avait jamais été présentée. L’auteur affirme que ce document a disparu du dossier.

5.9L’auteur et ses avocats n’ont pas reçu la décision rendue par la Cour suprême le 7 février 2017. Au moment du prononcé de la décision, l’auteur était déjà dans l’avion personnel du Président de la République d’Azerbaïdjan pour son transfert vers Bakou.

5.10L’auteur a aussi indiqué que, pendant sa détention, il n’a pas pu communiquer avec sa famille, y compris par courrier. Il n’a pas été autorisé à faire passer des documents signés par l’intermédiaires de ses avocats, y compris l’autorisation permettant à sa femme de le représenter devant le Comité.

5.11Une fois arrivé en Azerbaïdjan, l’auteur a été placé en détention au secret dans la prison de Kurdakhany pendant sept mois, période pendant laquelle sa santé s’est dégradée. Le conseil qui a été chargé d’assurer sa défense ne parlait ni russe, ni hébreu, ni anglais.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant le fond

6.1Le 25 octobre 2018, l’auteur a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il a fait valoir que les articles 361 (partie 3) et 371 (partie 3) du Code pénal du Bélarus étaient différents des articles 281 (partie 2) et 318 (partie 2) du Code pénal de l’Azerbaïdjan. Par conséquent, les décisions des autorités bélarussiennes étaient contraires au droit international, notamment à l’article 66 (par. 2) de la Convention de Chisinau. Conformément à cette disposition, l’extradition aux fins de poursuites est octroyée pour les actes punissables au titre de la législation interne de la partie contractante requérante et de la partie contractante requise (principe de la double incrimination) et pour lesquels la peine applicable est une privation de liberté d’un an au moins. L’auteur fait observer en particulier que l’article 361 du Code pénal du Bélarus ne réprime pas l’incitation publique à la violation de l’intégrité territoriale d’un État tiers, y compris l’Azerbaïdjan. L’article 371 du Code pénal du Bélarus ne s’applique que dans le cas de violations répétées, et ce, uniquement dans l’année suivant l’imposition d’une amende administrative.

6.2L’auteur affirme que les autorités bélarussiennes ont falsifié son affaire et que la décision d’extradition le concernant était motivée par des considérations politiques, ce qui ressortait également du fait que le dossier d’extradition n’avait pas été fourni à l’auteur ou à ses avocats, qui n’avaient donc pas pu en prendre connaissance.

6.3Le 22 juin 2022, l’auteur a fait savoir qu’en Azerbaïdjan, il avait été placé dans la prison de Kurdakhany. Le 20 juillet 2017, il a été reconnu coupable en Azerbaïdjan de s’être rendu illégalement dans le Haut-Karabakh (en violation de l’article 318 (partie 2) du Code pénal (Franchissement de la frontière de l’État en dehors d’un poste frontière)). Il a été condamné à trois ans de prison et à une expulsion obligatoire de l’Azerbaïdjan après l’exécution de sa peine. À la suite de sa condamnation, l’auteur a engagé une procédure en vue de son transfert en Israël, où il exécuterait sa peine.

6.4Le 10 septembre 2017, il y a eu un problème de sécurité à la prison de Kurdakhany, à la suite duquel l’auteur a dû être hospitalisé. Le 11 septembre 2017, l’auteur a été gracié par le Président de la République d’Azerbaïdjan. Le 14 septembre 2017, immédiatement après sa sortie de l’hôpital, l’auteur a été expulsé vers Israël.

Délibérations du Comité

Non-application par l’État partie des mesures provisoires demandées par le Comité au titre de l’article 94 de son règlement intérieur et de l’article premier du Protocole facultatif

7.1Le Comité souligne que l’adoption de mesures provisoires au titre de l’article 94 de son règlement intérieur, conformément à l’article premier du Protocole facultatif, est essentielle au rôle qui lui est confié en vertu de cet article. Le refus de faire droit à une demande de mesures provisoires qu’il a formulée dans le but de prévenir un préjudice irréparable compromet la protection des droits consacrée par le Pacte.

7.2Comme indiqué au paragraphe 19 de l’observation générale no 33 (2008) du Comité, l’inobservation des mesures provisoires est incompatible avec l’obligation de respecter de bonne foi la procédure d’examen des communications individuelles établie par le Protocole facultatif. Le Comité estime donc qu’en ne faisant pas droit à la demande de mesures provisoires qui lui a été transmise le 2 février 2017, l’État partie a manqué aux obligations que lui impose l’article premier du Protocole facultatif.

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité observe que l’État partie n’a pas expressément contesté l’argument de l’auteur qui affirme avoir épuisé tous les recours internes disponibles, comme l’exige l’article 5 (par.2 b)) du Protocole facultatif. Au vu des informations figurant dans le dossier, le Comité observe que l’auteur a épuisé les recours internes pour les griefs soulevés devant le Comité et considère par conséquent qu’il n’est pas empêché par l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif d’examiner la communication.

8.4Le Comité prend note du grief de l’auteur qui affirme que les droits qu’il tient de l’article 14 du Pacte ont été violés pendant la procédure d’extradition, car il a été interrogé en l’absence de son conseil, le contenu de la décision d’extradition ne lui a pas été expliqué, il n’a pas été convoqué aux audiences du tribunal tenues le 27 décembre 2016 et le 6 janvier 2017, son conseil n’a pas eu accès au dossier du 16 décembre 2016 au 25 janvier 2017, sans aucune raison, les audiences n’étaient pas publiques et le conseil n’a pas eu le droit de divulguer des informations sur l’affaire. À cet égard, le Comité, renvoyant à sa jurisprudence, rappelle que les procédures relatives à l’extradition, à l’expulsion ou à l’éloignement d’étrangers n’impliquent pas de décision sur des « droits et obligations de caractère civil » au sens de l’article 14, et qu’elles relèvent de l’article 13 du Pacte. Le Comité note toutefois que l’auteur n’a pas invoqué l’article 13 du Pacte dans sa communication. Il considère par conséquent que cette partie de la communication est incompatible ratione materiaeavec le Pacte et la déclare irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

8.5Le Comité considère toutefois que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les autres griefs qu’il tire de l’article 7 du Pacte. Par conséquent, il déclare cette partie de la communication recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2Le Comité rappelle son observation générale no 31 (2004), dans laquelle il indique que les États parties ont l’obligation de ne pas extrader, déplacer, expulser quelqu’un ou le transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable, tel le préjudice envisagé à l’article 7 du Pacte, qui interdit les traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le Comité a aussi indiqué que le risque devait être personnel et qu’il fallait des motifs sérieux pour conclure à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable. Le Comité renvoie en outre à sa jurisprudence et rappelle qu’il convient d’accorder un poids important à l’analyse qu’a faite l’État partie de l’affaire et que, d’une manière générale, c’est aux organes des États parties au Pacte qu’il appartient d’examiner ou d’apprécier les faits et les éléments de preuve en vue d’établir l’existence d’un tel risque, sauf s’il peut être établi que cette appréciation a été manifestement arbitraire ou a représenté un déni de justice.

9.3Le Comité note qu’au moment de la soumission de la présente communication, l’auteur affirmait que, s’il était extradé vers l’Azerbaïdjan, il courrait un risque réel d’être soumis à la torture ou à d’autres mauvais traitements contraires à l’article 7 du Pacte, à titre de représailles pour ses activités journalistiques, ses critiques concernant les violations des droits de l’homme commises par les autorités azerbaïdjanaises et ses déclarations en faveur de la reconnaissance internationale du Haut-Karabakh. Le Comité note également que, le 7 février 2017, les autorités de l’État partie ont extradé l’auteur vers l’Azerbaïdjan, malgré la demande du Comité tendant à surseoir à l’extradition tant que la communication serait à l’examen. Le Comité note en outre qu’en Azerbaïdjan, l’auteur a été reconnu coupable de s’être rendu illégalement dans le Haut-Karabakh (art. 318 (partie 2) du Code pénal (Franchissement de la frontière de l’État en dehors d’un poste frontière)), condamné à trois ans de prison et soumis à une expulsion obligatoire d’Azerbaïdjan après l’exécution de sa peine. Le Comité rappelle à cet égard que l’appréciation de la question de savoir si les autorités de l’État partie ont évalué comme il se doit le risque encouru par l’auteur en cas d’expulsion vers l’Azerbaïdjan devrait être faite sur la base des informations dont disposaient les autorités de l’État partie au moment où elles ont pris la décision relative à la demande d’extradition concernant l’auteur soumise par les autorités azerbaïdjanaises.

9.4En l’espèce, le Comité note que l’extradition de l’auteur a été demandée par les autorités azerbaïdjanaises dans le contexte d’une procédure pénale engagée contre l’auteur au titre des articles 281 (partie 2) et 318 (partie 2) du Code pénal de l’Azerbaïdjan parce qu’il avait franchi illégalement une frontière protégée de l’Azerbaïdjan sans les documents nécessaires ou en dehors d’un postefrontière et avait appelé à la reconnaissance de l’indépendance du Haut-Karabakh vis-à-vis de l’Azerbaïdjan. Le Comité note également que, pendant la procédure d’extradition, l’auteur a affirmé qu’il risquerait d’être soumis à la torture en Azerbaïdjan en raison du contexte de l’affaire et de ses critiques visant la politique azerbaïdjanaise relative au Haut-Karabakh et le Gouvernement azerbaïdjanais en général. L’auteur a en particulier affirmé qu’il était poursuivi par les autorités azerbaïdjanaises en raison de ses activités journalistiques et de l’expression de ses opinions. Il a ajouté que l’Azerbaïdjan avait publiquement et fortement encouragé le recours à des mauvais traitements à l’égard des personnes d’origine arménienne ou de celles qui avaient eu des liens avec l’Arménie et le Haut-Karabakh. L’auteur fait également observer qu’il a été accusé d’avoir franchi une frontière protégée de l’Azerbaïdjan sans les documents nécessaires ou en dehors d’un postefrontière, alors qu’en 2011 et 2012, il n’y avait pas de point de passage entre le territoire sous le contrôle effectif de l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabakh. Lesarguments de l’auteur ont toutefois été rejetés par les autorités et les tribunaux de l’État partie, qui ont jugés qu’ils « n’avaient pas été confirmés » (par.4.18 ci-dessus). Dans ce contexte, l’État partie a affirmé que ses autorités avaient examiné comme il se doit les allégations de l’auteur selon lesquelles il risquait d’être soumis à la torture et à des traitements inhumains en cas de renvoi en Azerbaïdjan. En outre, le Bureau du Procureur général de l’Azerbaïdjan avait garanti que la demande d’extradition n’était pas motivée par des considérations politiques et que l’auteur ne serait pas soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants (par.4.19 ci-dessus). Le Comité note toutefois que les informations soumises par l’auteur aux autorités et aux tribunaux de l’État partie, ainsi que les informations disponibles dans le domaine public ont montré que les personnes qui se rendaient dans le Haut-Karabakh et qui faisaient des déclarations publiques critiques à l’égard de la politique azerbaïdjanaise relative au Haut-Karabakh et du Gouvernement azerbaïdjanais en général étaient systématiquement inscrites sur une liste noire, interdites d’entrée en Azerbaïdjan et poursuivies. Les journalistes et les autres personnes, notamment les blogueurs, qui exprimaient publiquement des opinions considérées par les autorités azerbaïdjanaises comme étant critiques à leur égard risquaient particulièrement d’être soumis à la torture ou à des mauvais traitement ou de subir des actes de harcèlement. À cet égard, le Comité rappelle aussi ses propres conclusions selon lesquelles il semble y avoir un recours constant à différentes formes de torture et de mauvais traitements en détention contre les journalistes en Azerbaïdjan.

9.5Dans ce contexte et au vu de la situation personnelle de l’auteur, blogueur accusé d’avoir commis les infractions visées aux articles 281 (partie 2) et 318 (partie 2) du Code pénal de l’Azerbaïdjan, c’est-à-dire d’avoir franchi illégalement une frontière protégée de l’Azerbaïdjan sans disposer des documents nécessaires ou en dehors d’un poste frontière et d’avoir appelé à reconnaître l’indépendance du Haut-Karabakh vis-à-vis de l’Azerbaïdjan, et compte tenu également des informations et des éléments de preuve dont il dispose, le Comité considère que l’évaluation faite par les autorités et les tribunaux de l’État partie des affirmations de l’auteur concernant le risque de torture et de mauvais traitements auquel il serait exposé s’il était extradé vers l’Azerbaïdjan était clairement arbitraire. En conséquence, le Comité considère que l’extradition de l’auteur vers l’Azerbaïdjan constitue une violation de l’article 7 du Pacte.

10.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate qu’en extradant l’auteur vers l’Azerbaïdjan, l’État partie a violé les droits que l’auteur tient de l’article 7 du Pacte. Il conclut également qu’en ne respectant pas la demande de mesures provisoires qu’il lui avait adressée, l’État partie a contrevenu aux obligations mises à sa charge par l’article premier du Protocole facultatif.

11.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures voulues pour octroyer à l’auteur une indemnisation adéquate. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsque la réalité d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent-quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.