Nations Unies

CCPR/C/137/D/3211/2018

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

25 mai 2023

Français

Original : espagnol

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 3211/2018 * , ** , ***

Communication soumise par :

Madeleine Alicia Rodríguez (représentée par un conseil, Marius O. Dietrichson)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteure

État partie :

État plurinational de Bolivie

Date de la communication :

8 février 2018 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 23 juillet 2018 (non publiée sous forme de document)

Constatations adoptées le :

15 mars 2023

Objet :

Retard excessif de la décision pénale définitive

Question(s) de fond :

Retard excessif

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; recours efficace ; défaut de fondement de la communication

Article(s) du Pacte :

14 (par. 3 c))

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5

1.L’auteure de la communication est Madeleine Alicia Rodríguez, de nationalité norvégienne, née le 19 juillet 1986. Elle dénonce la violation par l’État partie des droits qu’elle tient de l’article 14 (par. 3 c)) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 12 novembre 1982. L’auteure est représentée par un conseil.

Exposé des faits

2.1Le 19 mai 2008, l’auteure a été arrêtée à l’aéroport de Cochabamba (État plurinational de Bolivie ) avec sa fille de 2 ans et deux autres personnes, S. T. B. et C. O., soupçonnées de trafic de drogues. L’arrestation a eu lieu après que les chiens de l’aéroport ont détecté du chlorhydrate de cocaïne dans les valises de l’auteure et des deux personnes qui voyageaient avec elle. Une fois les valises repérées, elles ont été fouillées et 22,429 grammes de chlorhydrate de cocaïne ont été trouvés. Le 3 avril 2009, l’auteure a été accusée de « trafic et association de malfaiteurs et entente », en application des articles 48 et 53 de la loi générale sur la cocaet les substances réglementées (loi no 1008). Le procès s’est tenu du 7 au 24 avril 2010.

2.2Le 24 avril 2010, le tribunal no 1 du district judiciaire de Cochabamba a rendu un jugement en première instance, condamnant l’auteure à treize ans et quatre mois d’emprisonnement. Par la même décision, le tribunal a condamné trois autres personnes pour les mêmes faits. Les autres personnes condamnées sont : 1) C. A. T. B., condamné à vingt ans d’emprisonnement ; 2) A. R. P. B., condamné à vingt ans d’emprisonnement ; 3) S. T. B., une des personnes qui voyageaient avec l’auteure, condamnée à treize ans et quatre mois d’emprisonnement. Ont été acquittés P. A. O. V., J. Y. C. J., A. V. P. F. et F. F. V. Le tribunal a déclaré Mme Rodríguez coupable d’infractions liées à lapossession illégale de substances réglementées et au fait de transporter, livrer ou faire sortir ces substances du pays, ainsi que de transactions de tous types et d’association de malfaiteurs et entente aux fins du trafic de chlorhydrate de cocaïne depuis la Bolivie vers la Norvège.

2.3Le 13 mai 2010, l’auteure a fait appel de la décision du tribunal de première instance no1 du district judiciaire de Cochabamba. Elle a contesté les chefs de « transport » et « sortie du pays », en faisant valoir qu’elle n’avait transporté aucune substance illégale puisqu’elle n’était même pas montée dans l’avion. Elle a estimé que les faits, en ce qui la concernait, auraient dû être qualifiés de tentative de transport d’une substance réglementée, infraction pour laquelle la peine prévue était de cinq ans et quatre mois. Elle a également fait valoir que le tribunal n’avait fait référence à aucun élément de preuve permettant de conclure à sa participation à une association de malfaiteurs ou à une entente, et qu’il s’était contenté de décrire les faits sans établir de lien entre ceux-ci et les preuves de sa participation àl’infraction.

2.4Le 3 novembre 2010, le Tribunal suprême de justice de Cochabamba (première chambre pénale) a rendu une décision en appel dans l’affaire concernant l’auteure et les autres personnes condamnées pour les mêmes faits. Il a considéré que le juge de première instance avait commis une erreur de droit pour ce qui était de la qualification des faits comme trafic de substances réglementées (art. 48 de la loino 1008), et que le comportement répréhensible des quatre personnes déclarées coupables correspondaità l’infraction pénale énoncée à l’article 55 de ladite loi, qui concernait uniquement le transport de telles substances. En conséquence, le Tribunal suprême de justice de Cochabamba a décidé de faire partiellement droit aux arguments de l’auteure (et des autres personnes condamnées) sur ce point et a rendu une nouvelle décision. Il a précisé que, comme il était question d’une erreur de droit se rapportant à la qualification juridique des faits jugés, il n’y avait pas lieu d’annuler le jugement de première instance et que la nouvelle décision ne changeait pas les responsabilités pénales attribuées aux différents prévenus et condamnés. En ce qui concerne l’allégation de l’auteure selon laquelle le chef retenu contre elle aurait dû être celui de tentative de transport, le tribunal a indiqué que, étant donné que l’infraction de transport était liée à une activité et non à un résultat, elle était consommée par le simple fait de transporter la substance réglementée, et a donc rejeté l’argument de l’auteure à ce sujet. Pour ce qui est de l’allégation de l’auteure selon laquelle la conclusion du juge de première instance concernant sa participation à une association de malfaiteurs ou à une entente n’était fondée sur aucune preuve, le juge d’appel a relevé que l’auteure s’était contentée d’affirmer que le tribunal de première instance n’avait pas prouvé sa participation à une telle infraction, sans présenter de preuve du contraire. Cet argument a donc lui aussi été rejeté. Finalement, le Tribunal a appliqué l’article 397 du Code de procédure pénale, selon lequel lorsqu’il y a plusieurs accusés dans une affaire, l’appel interjeté par l’un d’eux profite aux autres, à moins que les motifs sur lesquels il repose ne soient exclusivement personnels, et a prononcé les peines suivantes : l’auteure a été condamnée à dix ans et huit mois d’emprisonnement ; S. T. B. a été condamnée à la même peine que l’auteure et C. A. T. B. et A. R. P. B. ont été condamnés à treize ans et neuf mois d’emprisonnement. Le Tribunal a en outre confirmé l’acquittement des quatre autres accusés.

2.5Le 29 novembre 2010, l’auteure s’est pourvue en cassation contre la décision du 3 novembre 2010. Elle a dénoncé des violations du droit à une procédure régulière, en particulier l’absence de motivation de la décision rendue par le juge d’appel pour ce qui était des preuves de sa participation à l’infraction d’association de malfaiteurs ou d’entente, en utilisant les mêmes arguments que ceux avancés précédemment. Elle a également contesté les conclusions concernant son degré de participation aux faits retenus à sa charge, affirmant que certaines circonstances atténuantes ne lui avaient pas été appliquées, et a affirmé que la peine à laquelle elle avait été condamnée était très lourde.

2.6À une date non précisée en 2012, l’auteure a présenté une demande d’exception de procédure pour expiration du délai maximal. Le 17 septembre 2012, le tribunal de première instance no 1 a rejeté cette demande, arguant que ses « juges techniques » n’étaient pas compétents pour statuer sur les exceptions soulevées pendant la préparation du procès, et que la question serait tranchée pendant la « tenue du procès » (procédure orale). En avril 2014, le ministère public a déposé une demande tendant à ce que l’affaire soit examinée en priorité afin qu’une décision soit rendue. Il a fait valoir que l’affaire revêtait une dimension d’intérêt public, étant donné qu’elle avait permis de révéler l’existence d’une organisation boliviano‑norvégienne se livrant au trafic de substances réglementées. En février 2015, il a réitéré cette demande, en utilisant des arguments similaires.

2.7Le 9 mars 2015, la chambre pénale du Tribunal suprême de justice a statué sur les pourvois en cassation formés par l’auteure et les autres personnes condamnées. Elle a décidé de confirmer la décision de première instance concernant tous les condamnés, en considérant que le tribunal suprême de justice de Cochabamba (deuxième instance) avait commis une erreur en se fondant sur l’article 55 de la loi 1008 (transport de substances réglementées) plutôt que sur l’article 48 de la même loi (trafic de substances réglementées) pour qualifier les faits. Elle a indiqué que, selon sa jurisprudence, les actes consistant à faire entrer des substances réglementées dans le pays ou à les en faire sortir ne pouvaient pas être qualifiés de « transport », mais devaient être considérés comme constitutifs de l’infraction de « trafic de substances réglementées », quel qu’ait été le résultat final, c’est-à-dire indépendamment du fait que ces substances soient effectivement entrées dans le pays ou en soient sorties ou pas. Elle a décidé que le tribunal suprême de justice de Cochabamba (deuxième instance) devait rendre un nouveau jugement, en tenant compte des arguments exposés dans les présentes constatations et sans attendre pour la constitution de l’instance ou le tirage au sort.

2.8Le 23 juillet 2015, le tribunal suprême de justice de Cochabamba a rendu un nouveau jugement confirmant la décision du tribunal de première instance no 1 du district judiciaire de Cochabamba en date du 24 avril 2010, y compris les peines prononcées pour chacune des personnes condamnées, soit dans le cas de l’auteure treize ans et quatre mois de prison. L’auteure a renoncé à exercer son droit de se pourvoir contre ce jugement.

2.9Le 27 octobre 2015, une audience s’est tenue devant le tribunal de première instance no 1, à la demande de l’auteure, pour examiner sa demande de modification du montant de sa caution (400 000 bolivianos). L’auteure a affirmé qu’elle était dans l’impossibilité de verser ce montant, comme en témoignait le fait qu’au moment de l’audience, elle était détenue depuis sept ans, quatre mois et vingt-trois jours. Elle a fait valoir que certains avantages prévus par la loi auraient dû lui être appliqués, compte tenu notamment du fait qu’elle avait la charge de deux mineurs. Elle a déclaré qu’elle considérait comme une violation de ses droits le fait que la raison pour laquelle elle était toujours détenue sans pouvoir bénéficier de mesures de substitution à la privation de liberté était que le jugement la concernant n’était pas exécutoire en raison d’actes de procédure introduits par les autres personnes condamnées. Elle a évoqué les retards causés par l’impossibilité de faire parvenir les notifications à celles d’entre elles qui avaient pris la fuite, ainsi que le pourvoi en cassation formé par A. C. T. B. contre le jugement du 23 juillet 2015. Le tribunal no 1 a décidé de modifier le montant de la caution imposée à l’auteure, en le ramenant à 100 000 bolivianos.

2.10Le 15 juin 2018, l’auteure a soulevé une exception d’extinction de l’action publique pour expiration de la durée maximale de la procédure devant le tribunal de première instance no 1, exception qui a été rejetée parce que l’affaire était devant le tribunal suprême de justice de Cochabamba, auprès duquel l’auteure a donc soulevé la même exception le 28 juillet 2018. Le tribunal suprême de justice de Cochabamba a répondu en indiquant que le dossier avait été transmis au Tribunal suprême de justice, en conséquence de quoi l’auteure a saisi ce dernier de l’exception le 31 juillet 2018. Le Tribunal suprême de justice a répondu le 3 août 2018, en indiquant qu’il avait « ordonné le retour du dossier à la juridiction d’origine ».

2.11L’auteure a été libérée le 28 juin 2018.

Procédures concernant les autres personnes condamnées

2.12Le 6 mai 2009, trois des défendeurs dans cette affaire ont déposé un recours incident pour inconstitutionnalité visant l’article 48 de la loino 1008 (deuxième paragraphe). Le 18 août 2014, la Chambre de liquidation pénale du Tribunal suprême de justice a décidé de surseoir à l’examen des pourvois en cassation formés par les personnes impliquées dans la même affaire que l’auteure. La Cour constitutionnelle a rejeté le recours le 12 septembre 2014.

2.13Le condamné A. C. T. B. a accompli une série d’actes qui ont eu les répercussions suivantes sur le déroulement de la procédure : a) le 18 août 2015, il a formé un pourvoi devant le tribunal suprême de justice de Cochabamba contre sa décision du 23 juillet 2015 ; b) le 12 février 2016, il a soulevé une exception d’extinction de l’action publique devant le tribunal de première instance no 1, qui a rejeté cette demande le 10 mars 2016 ; c) le 25 mai 2016, il a introduit un recours contre la décision du 10 mars 2016 ; d) le 18 août 2017, il a soulevé une exception d’extinction de l’action publique pour forclusion devant la chambre pénale du tribunal de justice de Cochabamba ; celle-ci a été déclarée fondée à une date inconnue.

2.14Le 26 juin 2018, la chambre pénale du tribunal de justice de Cochabamba a statué sur le pourvoi formé par A. C. T. B. et a renvoyé le dossier devant le tribunal de première instance no 1. Le 4 septembre 2018, le tribunal no 1 a rendu un jugement exécutoire.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme que les droits qu’elle tient de l’article 14 (par. 3 c)) du Pacte ont été violés du fait de la durée excessive de la procédure pénale engagée contre elle, qui a commencé en mai 2008 lorsqu’elle a été arrêtée et qui n’était toujours pas résolue au moment de la soumission de la communication en février 2018, c’est-à-dire presque dix ans plus tard.

3.2L’auteure indique que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable prévu par l’article 14 (par. 3 c)) du Pacte vise non seulement à ne pas laisser dans l’incertitude les personnes qui font l’objet de procédures de longue durée, mais aussi à défendre les intérêts de la justice. Elle souligne que le délai raisonnable doit être évalué en tenant compte de la complexité de l’affaire, de la conduite de l’accusé et de la manière dont les autorités administratives et judiciaires ont traité l’affaire.

3.3L’auteure ajoute que cette garantie s’applique non seulement à la période entre l’arrestation, l’inculpation et le début du procès, mais aussi à la période entre le procès et le prononcé du jugement définitif, une fois les appels tranchés. À cet égard, elle renvoie aux décisions du Comité dans lesquelles celui-ci souligne que les juges sont tenus de respecter un délai raisonnable à tous les stades de la procédure, en première comme en deuxième instance. Elle fait également valoir qu’une telle obligation est encore plus manifeste au regard de la jurisprudence du Comité, dont il ressort que les paragraphes 3 c) et 5 de l’article 14 du Pacte doivent être lus conjointement, ce qui signifie que le réexamen d’une déclaration de culpabilité ou d’une condamnation doit se faire dans un délai raisonnable.

3.4L’auteure considère que la période à prendre en compte pour évaluer le caractère raisonnable du délai écoulé va du moment de l’arrestation et de l’inculpation jusqu’au jour où la procédure pénale prend fin, ce qui en l’espèce n’était pas encore le cas lorsque la communication a été soumise, puisque la décision sur le pourvoi en cassation formé par A. C. T. B. était toujours pendante.

3.5L’auteure considère que l’obligation de statuer dans un délai raisonnable n’a pas été respectée dans son cas, étant donné que son arrestation a eu lieu en 2008 et qu’aucune décision finale n’avait encore été rendue en 2018. Elle affirme que ce retard ne peut pas lui être imputé, mais est plutôt le fait de l’État partie, qui n’a pas doté l’appareil judiciaire des moyens nécessaires pour rendre une décision la concernant dans un délai raisonnable. Elle ajoute que les retards devraient également être imputés aux autres défendeurs dans cette affaire.

3.6L’auteure relève également qu’il a fallu cinq ans à la Chambre pénale du Tribunal suprême de justice pour se prononcer sur le pourvoi en cassation formé par elle et ses coaccusés. Elle indique qu’il pourrait en être de même pour le pourvoi en cassation formé par A. C. T. B. qui, bien qu’introduit en août 2015, était toujours pendant au moment de la soumission de la communication, en février 2018.

3.7L’auteure affirme que le délai excessif pour l’obtention d’un jugement définitif dans la procédure pénale engagée contre elle a de graves conséquences sur sa situation personnelle. Elle explique que dans l’État partie, le jugement ne peut être exécuté tant qu’il n’y a pas de décision concernant tous les défendeurs et que, comme le pourvoi en cassation formé par A. C. T. B. est pendant, le jugement la concernant est considéré comme non exécutoire, ce qui l’empêche de quitter le pays. Elle indique également qu’elle a deux filles mineures, dont une qui vit en Norvège et qu’elle n’a pas pu voir depuis des années en raison du retard pris dans le règlement de son affaire. Enfin, elle affirme qu’elle se trouve dans une situation très difficile et précaire en Bolivie, puisqu’elle n’a pas de permis de séjour ni de travail, ce qui l’empêche d’être autonome et de s’occuper convenablement de sa fille mineure,d’où la nécessité impérieuse de régler sa situation dans les plus brefs délais pour lui permettre de retourner en Norvège et de s’occuper de ses filles.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1L’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité le 24 octobre 2018 et a indiqué qu’il considérait la communication irrecevable pour défaut de fondement et non‑épuisement des recours internes.

4.2Sur le premier point, l’État partie affirme que l’auteure n’a pas apporté d’éléments de preuve démontrant que son procès a été d’une durée déraisonnable, puisqu’elle s’est contentée de formuler cette affirmation en citant la jurisprudence du Comité, sans expliquer en quoi celle-ci s’appliquait en l’espèce. L’État partie ajoute qu’au moment où l’auteure a soumis la communication, la procédure pénale était pendante, dans l’attente d’une décision du Tribunal suprême de justice sur le pourvoi en cassation formé par A. C. T. B., et fait valoir qu’il ne lui était pas possible d’entraver l’exercice des droits établis par la Constitution, notamment les droits de la défense de l’accusé. Les autorités n’avaient d’autre choix que d’examiner le recours susmentionné. L’État partie fait aussi valoir qu’au moment où il soumet ses observations, il existe un jugement exécutoire, et que la situation de l’auteure au regard de la justice est donc tranchée. En effet, le 4 septembre 2018, le tribunal de première instance no1 a déclaré le jugement exécutoire.

4.3L’État partie fournit une description détaillée du déroulement de la procédure, en particulier de la première phase d’appel, qui a commencé avec le prononcé du jugement du tribunal de première instance no 1 du district judiciaire de Cochabamba, le 24 avril 2010, et s’est achevée avec la décision rendue le 23 juillet 2015 par le tribunal de justice de Cochabamba, confirmant la décision du 24 avril 2010. Il affirme que cette période de cinq ans constitue un délai raisonnable compte tenu de plusieurs facteurs : les actions de l’auteure, les actions des autres défendeurs, la complexité de l’affaire, le comportement des autorités judiciaires, l’absence d’effet de la durée de la procédure sur la situation de l’auteure, et le processus de réforme qu’a connu le système judiciaire pendant la période en question.

4.4En ce qui concerne les actions de l’auteure, l’État partie indique qu’au cours de la première phase d’appel, l’auteure ainsi que ses coaccusés ont fait reporter à quatre reprises l’audience de présentation des preuves dans le cadre de l’appel de la décision de première instance. Il indique également que malgré le fait que la décision en seconde instance était favorable à l’auteure, puisqu’elle réduisait sa peine, l’intéressée a formé un pourvoi en cassation contre cette décision, comme les autres défendeurs. Il précise que l’auteure n’a pas participé à la deuxième phase d’appel, ce qui révèle un désintérêt pour l’affaire. L’État partie se réfère à la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, selon laquelle la durée excessive d’un procès ne peut être imputée à l’État si la partie intéressée a fait obstruction ou participé activement à l’affaire, ou s’il y a eudésintérêt de sa part.

4.5Pour ce qui est des actions des autres accusés, l’État partie répète que ceux-ci ainsi que l’auteure sont à l’origine du reportà quatre reprises de l’audience de présentation des preuves dans le cadrede l’appel de la décision de première instance. Il fait aussi référence au recours incident pour inconstitutionnalité visant l’article 48 de la loino 1008 formé par les trois coaccusés, qui a provoqué la suspension du délai pour statuer sur les pourvois en cassation contre les décisions rendues en appel, jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle rejette le recours le 12 septembre 2014. L’État partie fait en outre référence au comportement des autres défendeurs dans ses arguments relatifs à la complexité de l’affaire.

4.6En ce qui concerne la complexité de l’affaire, l’État partie affirme que l’affaire s’est complexifiée pendant la première phase d’appel en raison du nombre de parties impliquées dans la procédure, huit personnes − les huit accusés − ayant utilisé des mécanismes juridiques différents pour exercer leur droit à la défense. Il indique que : a) six accusés ont demandé des « explications, compléments et modifications » au titre de l’article 125 du Code de procédure pénale, mécanisme qui a été de nouveau utilisé contre la décision du 3 novembre 2010  ; b) plusieurs fois, les notifications ont dû être effectuées au moyen d’une lettre rogatoire et/ou d’une annonce légale étant donné le lieu de résidence des défendeurs ; par exemple, le jugement de première instance du 24 avril 2010 a dû être signifié par voie de lettre rogatoire à six défendeurs le 3 mai 2010, et le jugement de seconde instance − en date du 3 novembre 2020 − a dû être signifié par voie d’annonce légale le 30 novembre 2010 à cinq défendeurs ; c) tous les défendeurs, y compris l’auteure, ont fait appel du jugement de première instance, ce qui a dû être notifié à toutes les parties afin que l’audience de présentation des preuvespuisse être programmée ; d) le ministère public a dû examiner les appels interjetés contre le jugement de première instance les uns après les autres, si bien que, par exemple, l’appel interjeté par l’auteure a été tranchéle 28 mai 2010, celui de S. T. B. le 11 juin 2010, celui d’A. C. T. B. le 14 juin 2010 et celui d’A. R. P. B. le 16 juin 2010 ; e) tous les condamnés se sont pourvus en cassation contre l’arrêt du 3 novembre 2010, et la notification de cet acte à toutes les autres personnes jugées s’est achevée le 20 janvier 2011 ; f) le Tribunal suprême de justice a dû se prononcer sur tous les recours en cassation, ce qu’il a fait par un arrêt du 9 mars 2015.

4.7En ce qui concerne la deuxième phase d’appel, l’État partie fait référence au fait que, le 18 août 2015, A. C. T. B. a formé un pourvoi en cassation contre la décision du 23 juillet 2015 du tribunal suprême de justice de Cochabamba, ce qui a rendu la procédure encore plus complexe. Il fait également référence à une série d’actes réaliséspar A. C. T. B. (voir par. 2.13), qui ont eu des répercussions importantes sur la durée de la procédure, étant donné qu’ils ont dû être notifiés à tous les défendeurs dans différents endroits du pays.

4.8En ce qui concerne le comportement des autorités judiciaires, l’État partie fait valoir que la multiplicité des défendeurs, qui ont exercé différents types de recours prévus par le droit interne, a rendu nécessaire un délai plus long que celui normalement requis dans ce type de procédure pénale. Il considère donc que les autorités de l’État partie ne sont pas responsables du retard enregistré. Il indique en outre que le ministère public a demandé à deux reprises un tirage au sort anticipé (voir par. 2.6), et que grâce à l’une de ces demandes, le tirage au sort a finalement eu lieu le 12 août 2014, ce qui a rendu possiblel’adoption d’unedécision sur les pourvois en cassation le 9 mars 2015.

4.9L’État partie affirme que l’auteure n’a pas démontré que la durée de la procédure avait eu des répercussions sur sa situation juridique. Il fait valoir qu’en décidant de ne pas se pourvoir en cassation contre le jugement du 23 juillet 2015, l’auteure a tacitement accepté la peine prononcée. Par conséquent, la situation de l’auteure n’a paspâti du temps qui s’est écoulé entre ce jugement et le moment où une décision définitive a été rendue. En outre, l’État partie note que le temps passé en détention provisoire a été comptabilisé dans l’exécution de la peine. Il ajoute que l’auteure était en liberté lorsqu’elle a soumis la communication, puisqu’elle avait été libérée le 28 juin 2016.

4.10L’État partie fait également référence au processus de réforme législative qui était en cours pendant la période où s’est déroulée la procédure pénale contre l’auteure. Il explique qu’en février 2009 une phase de transition entre l’ancien système judiciaire et un nouveau système a débuté, débouchant entre autres sur la création de l’Autorité judiciaire chargée d’administrer les juridictions ordinaires, la juridiction agroenvironnementale et les juridictions spécialisées. L’État partie a dû adopter plusieurs lois pour se conformer à son devoir de diligence en matière d’accès à l’administration de la justice et pour rendre opérationnel le nouveau système tout en garantissant la continuité du fonctionnement de la justice, parmi lesquelles la loi no 3 du 13 février 2010 sur la nécessité de mettre en place les nouveaux organes de l’Autorité judiciaire et du ministère public, la loi no 40 du 1er septembre 2010 sur les délais d’élection des nouveaux magistrats de l’Autorité judiciaire et de la Cour constitutionnelle et la loi no 212 du 23 décembre 2011 sur la transition vers le Tribunal suprême de justice. Sur la base de ce cadre réglementaire, l’ancienne Cour suprême de justice a été dissoute le 31 décembre 2011 et les nouveaux organes judiciaires sont entrés en fonctions le 3 janvier 2012. De même, des chambres dites de liquidation ont été créées au sein du Tribunal suprême de justice afin de résoudre les affaires pendantes, dont celle de l’auteure. La loi a fixé un délai de trente-six mois, prorogeable de douze mois, pour le règlement de ces affaires. Le 15 décembre 2014, la chambre de liquidation pénale a déclaré recevables les recours de l’auteure et de ses coaccusés contre le jugement de seconde instance. Le 9 mars 2015, le Tribunal suprême de justice nouvellement créé a statué sur ces recours, ordonnant au tribunal de justice de Cochabamba de rendre un nouveau jugement, ce qu’il a fait le 24 juillet 2015. En conséquence, l’État partie affirme que, bien que les réformes aient coïncidé avec le procès de l’auteure, celui-ci s’est achevé dans le délai fixé par la législation nationale (quarante-huit mois à compter de la création des nouveaux organes judiciaires). Il renvoie en outre à la loi no 586 du 30 octobre 2014 sur la décongestion judiciaire, qui a mis en place des procédures visant à accélérer le traitement des affaires pénales.

4.11L’État partie affirme que l’auteure n’a pas épuisé les recours internes, puisqu’elle n’a pas soulevé l’exception d’extinction de l’action publique prévue par les articles 27 et 308 du Code de procédure pénale. Il indique que ce recours était utile et adéquat, comme en témoigne le fait qu’A. C. T. B. a obtenu une décision favorable lorsqu’elle s’en est prévalue. Il ajoute que, bien que l’auteure ait soulevé l’exception d’extinction de l’action pour expiration de la durée maximale de la procédure le 21 mai 2012, elle n’a pas respecté les critères énoncés dans la législation, ce qui explique le rejet de sa demande le 17 septembre 2012. Il s’agissait donc d’un recours qui était à la disposition de l’auteure, mais dont elle n’a pas fait bon usage. L’État partie fait également valoir que, bien que l’auteure ait renouvelé trois fois ce recours − les 15 juin, 18 et 31 juillet 2018 − elle ne l’a pas fait auprès des autorités qui étaient compétentes pour se prononcer sur celui-ci (voir par. 2.10).

Observations de l’État partie sur le fond

5.1Le 21 mai 2019, l’État partie a présenté ses observations sur le fond, dans lesquelles il réaffirme que la communication est irrecevable pour défaut de fondement et non‑épuisement des recours internes. Il y fait de nouveau valoir que l’auteure n’a pas démontré que le principe du délai raisonnable a été violé, et que les autorités ont simplement appliqué la législation existante exigeant le respect des droits de la défense. Il répète également ses arguments concernant les éléments à prendre en compte pour évaluer le caractère raisonnable du délai, au nombre desquels les actions de l’auteure, les actions des autres défendeurs, la complexité de l’affaire, le comportement des autorités judiciaires, l’absence d’effet de la durée de la procédure sur la situation de l’auteure et le processus de réforme judiciaire en cours pendant cette période. L’État partie réaffirme que l’analyse de ces éléments ne permet pas de conclure que le droit de l’auteure d’être jugée dans un délai raisonnable a été violé.

5.2En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, l’État partie souligne que l’auteure n’a pas formé de recours constitutionnel en amparo, alors qu’elle en avait la possibilité après que la décision du 4 septembre 2018 déclarant le jugement exécutoire a été rendue, conformément à l’article 128 de la Constitution. Il fait valoir que la Commission interaméricaine des droits de l’homme a décrit ce recours comme étant adéquat et utile pour protéger les droits des victimes de violations des droits de l’homme. Il ajoute que l’auteure n’a pas non plus formé de recours en révision extraordinaire du jugement en application de l’article 421 du Code de procédure pénale, qui prévoit la possibilité de réviser un jugement exécutoire, à condition de remplir certaines conditions.

5.3Sur le fond, l’État partie fait valoir qu’environ deux ans se sont écoulés entre le début de la procédure et le prononcé du jugement de première instance, ce qui est inférieur au délai de trois ans établi par le droit interne. En outre, en ce qui concerne la deuxième phase d’appel, il fait observer que, bien que l’auteure n’ait pas formé de pourvoi en cassation contre le jugement de seconde instance, cela ne dispensait pas les tribunaux de se prononcer sur les pourvois introduits par les autres défendeurs.

5.4L’État partie indique également que l’auteure a exercé son droit à la défense sans aucune restriction. À cet égard, il explique que l’auteure était représentée par un avocat privé jusqu’en 2016, lorsqu’elle a sollicité et obtenu l’assistance d’un avocat commis d’office. Toutefois, l’auteure a renoncé à cette défense en présentant une lettre signée par un avocat privé en juillet de la même année. Elle a de nouveau demandé l’assistance d’un avocat commis d’office en mai 2018, qui lui a été accordée jusqu’en juillet, après quoi elle a de nouveau été représentée par un avocat privé.

5.5L’État partie explique que l’auteure aurait pu bénéficier de mesures de substitution à la privation de liberté à partir de décembre 2009, lorsqu’une caution a été fixée. Cependant, elle n’a pas versé cette caution, raison pour laquelle elle est restée en détention. L’État partie fait en outre observer que l’auteure n’a pas prouvé qu’elle était en situation de précarité et dans l’incapacité de payer le montant de la caution, ce qui explique le rejet de ses demandes tendant à ce que ce montant soit réduit. Il ajoute que l’auteure est aujourd’hui en fuite, ce qui démontre que ses demandes de réduction de la caution étaient de mauvaise foi et qu’elle espérait seulement sortir de prison pour éviter de purger sa peine. Il indique que l’auteure n’a pas respecté son obligation de se présenter au greffe du tribunal le 12 septembre 2018 et que l’on ignore où elle se trouve depuis lors.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

6.Le 21 novembre 2019, l’auteure a fait parvenir ses commentaires sur les observations de l’État partie. Elle y déclare n’avoir rien à ajouter et renvoie à sa lettre initiale, dans laquelle elle dénonçait une violation des droits qu’elle tient de l’article 14 (par. 3 c)) du Pacte.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure n’a pas épuisé les recours internes, étant donné qu’elle n’a pas soulevé correctement l’exception d’extinction de l’action publique. Il note que l’auteure a effectivement formé un tel recours le 21 mai 2012 puis le 15 juin, le 18 juillet et le 31 juillet 2018 (voir par. 2.10). Il note aussi que lorsque l’auteure a introduit le recours en question en juillet 2018, elle a été informée par les autorités judiciaires que la procédure avait été renvoyée devant une autre autorité judiciaire et que c’était auprès de cette autorité qu’elle devait former le recours, ce qu’elle a fait avec diligence. En effet, après avoir été informée le 28 juillet 2018 que le dossier avait été transmis au Tribunal suprême de justice, l’auteure a saisi cette juridiction le 31 juillet, soit deux jours plus tard. Cependant, le 3 août − soit trois jours plus tard − on lui a répondu que l’affaire était déjà devant une autre juridiction. Le Comité note également que l’État partie n’a pas expliqué les raisons pour lesquelles le recours en question aurait été utile dans ce cas précis, et qu’il s’est contenté d’indiquer qu’il l’avait été pour un autre défendeur (A. C. T. B.) (voir par. 4.11). Il considère donc que cet argument de l’État partie ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication.

7.3Le Comité prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure n’a pas formé de recours constitutionnel en amparo, alors que cette possibilité s’offrait à elle après la décision du 4 septembre 2018 déclarant le jugement exécutoire. Il constate qu’entre le moment où la procédure contre l’auteure a été engagée en mai 2008 (voir par. 2.1) et le moment où l’auteure aurait pu se prévaloir de ce recours, c’est-à-dire en septembre 2018 (voir par. 2.14), environ dix ans se sont écoulés. Il considère que le recours en question n’était pas utile en l’espèce, compte tenu du délai excessif écoulé avant qu’il ne devienne disponible. Le Comité prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure n’a pas formé de recours en révision extraordinaire du jugement en application de l’article 421 du Code de procédure pénale, qui prévoit la possibilité de réviser les jugements exécutoires. Il fait observer que le raisonnement exposé plus haut s’applique également à ce recours, dont l’auteure ne pouvait se prévaloir qu’à partir du moment où le jugement est devenu exécutoire, en septembre 2018. Il fait également observer que l’article susmentionné du Code de procédure pénale n’était pas applicable à la situation de l’auteure, qui ne remplissait aucun des critères énoncés dans cet article. En conséquence, le Comité considère qu’il n’y a pas d’obstacle à la recevabilité de la communication au titre de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

7.4Le Comité considère que l’auteure a suffisamment étayé ses allégations relatives à l’article 14 (par. 3 c)) du Pacte aux fins de la recevabilité. En l’absence d’autres obstacles à la recevabilité, il considère que la communication est recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2Le Comité prend note du grief de l’auteure qui affirme que les droits qu’elle tient de l’article 14 (par. 3 c)) du Pacte ont été violés en raison de la durée excessive de la procédure pénale engagée contre elle. Il prend aussi note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure s’est contentée d’affirmer que son procès a été d’une durée déraisonnable, sans apporter d’éléments de preuve étayant cette affirmation. Il note également que l’État partie affirme que si la procédure pénale a duré plus longtemps que la normale pour ce type de procédure, cela s’explique par plusieurs facteurs, au nombre desquels les actions de l’auteure, la complexité de l’affaire, les actions des autres défendeurs et le processus de réforme judiciaire en cours pendant cette période (voir par. 4.3).

8.3Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle le caractère raisonnable de la longueur d’une procédure doit être évalué au cas par cas, compte tenu essentiellement de la complexité de l’affaire, de la conduite de l’accusé et de la manière dont les autorités administratives et judiciaires ont traité l’affaire.

8.4À cet égard, le Comité prend note des allégations de l’État partie relatives au comportement de l’auteure, concernant notamment : a) le fait qu’elle est à l’origine, avec ses coaccusés, du report à quatre reprises de l’audience de présentation des preuves dans le cadre de l’appel de la décision de première instance ; b) le fait qu’elle s’est pourvue en cassation contre cette décision ; c) le peu d’intérêt qu’elle a porté à la deuxième phase d’appel. Il relève que l’État partie ne donne pas de détails sur les raisons pour lesquelles l’auteure serait à l’origine du report de l’audience de présentation des preuves. Il fait observer que le pourvoi de l’auteure contre le jugement de première instance constituait une garantie des droits de la défense. En ce qui concerne le « désintérêt » de l’auteure pour la deuxième phase de la procédure, le Comité note que l’intéressée a renoncé à se pourvoir en cassation contre le jugement rendu en seconde instance en faisant valoir son droit d’obtenir justice sans délai (voir par. 2.8). En ce qui concerne le comportement des autres accusés, le Comité note que l’État partie fait référence au report à quatre reprises de l’audience de présentation des preuves, et qu’il affirme que le recours incident pour inconstitutionnalité introduit par les trois autres condamnés a entraîné la suspension du délai pour statuer sur les premiers pourvois en cassation. Il formule à ce sujet le même argument que précédemment, en faisant remarquer que l’État partie n’a pas expliqué en quoi les autres défendeurs seraient à l’origine de ce report. En ce qui concerne le recours en inconstitutionnalité, le Comité note que, bien que le recours ait été formé le 6 mai 2009, la chambre pénale du Tribunal suprême de justice a décidé de suspendre le délai pour statuer sur les pourvois en cassation le 18 août 2014, soit environ cinq ans plus tard, et a rendu une décision à ce sujet le 12 septembre 2014. Le Comité note que la suspension du délai en question a duré un mois. En conséquence, il estime qu’aucun de ces arguments de l’État partie ne justifie un retard excessif dans la procédure engagée contre l’auteure.

8.5Le Comité prend note de l’argument de l’État partie relatif à la complexité de l’affaire découlant du nombre de défendeurs, du fait notamment de la multiplicité des appels interjetés et des difficultés de notification. Il prend aussi note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle les autorités ont fait preuve de diligence, y compris le ministère public par ses demandes de tirage au sort anticipé. Il prend également note des arguments de l’État partie relatifs à la réforme du système judiciaire, qui a coïncidé avec le procès mais qui aurait néanmoins assuré la continuité de l’administration de la justice. Il note en outre que l’État partie affirme que la durée de la procédure n’a pas eu de répercussions sur la situation juridique de l’auteure et que les autorités ont fait preuve de diligence et se sont acquittées de leur devoir de respecter les droits de la défense de tous les défendeurs, raison pour laquelle elles ont dû se prononcer sur chacun des recours formés, y compris le pourvoi en cassation formé par A. C. T. B. contre la décision du 23 juillet 2015 du tribunal suprême de justice de Cochabamba, ce qui a rendu l’affaire encore plus complexe.

8.6Le Comité prend note des allégations de l’auteure selon lesquelles la procédure pénale la concernant a été d’une durée excessive étant donné qu’environ dix ans se sont écoulés entre le moment où elle a été arrêtée puis inculpée et celui où la communication a été soumise, sans que sa situation ne soit tranchée. Il note aussi que l’auteure affirme que le retard pris dans l’affaire ne peut pas lui être imputé mais est plutôt le fait de l’État partie, qui n’a pas doté l’appareil judiciaire des moyens nécessaires pour statuer dans un délai raisonnable, et que ce retard devrait également être imputé aux autres défendeurs (voir par. 3.5). Il prend note en outre de l’allégation de l’auteure selon laquelle la durée de la procédure pénale engagée contre elle a eu des effets négatifs sur sa situation, notamment du fait qu’il lui a été interdit de quitter le pays jusqu’à ce que la condamnation soit définitive, ce qui l’a empêchée de voir l’une de ses filles qui se trouvait en Norvège, et que de surcroît, faute de permis de travail, elle ne pouvait pas être autonome, ce qui l’a empêchée de s’occuper convenablement de son autre fille mineure.

8.7Le Comité note que l’auteure a été arrêtée le 19 mai 2008 à l’aéroport de Cochabamba, qu’elle a été inculpée en avril 2009, qu’un jugement de première instance a été rendu le 24 avril 2010, qu’un jugement de seconde instance a été rendu le 3 novembre 2010, que le Tribunal suprême de justice a statué le 9 mars 2015 sur les pourvois en cassation formés par l’auteure et les autres condamnés et que le tribunal suprême de justice de Cochabamba a rendu un nouveau jugement les concernant le 23 juillet 2015. Il relève cependant qu’au moment de la soumission de la communication, en février 2018, la peine de l’auteure n’avait pas été exécutée car le pourvoi en cassation formé par l’un des autres défendeurs − A. C. T. B. − contre la décision du 23 juillet 2015 était toujours en cours. Le Comité note également que le 26 juin 2018, le tribunal de justice de Cochabamba a statué sur le pourvoi en cassation formé par A. C. T. B., et que le 4 septembre 2018, le tribunal de première instance no 1 a finalement rendu un jugement exécutoire. Il constate que dix ans et quatre mois se sont écoulés entre l’arrestation de l’auteure et l’exécution de sa peine. Il note également que l’auteure a été détenue pendant environ huit ans.

8.8Le Comité renvoie à sa jurisprudence, selon laquelle la garantie d’être jugé dans un délai raisonnable porte non seulement sur le temps écoulé entre la mise en accusation formelle et le moment où le procès doit commencer, mais aussi sur la durée allant jusqu’au jugement final en appel, et rappelle que toutes les étapes du procès doivent se dérouler « sans retard excessif », tant en première instance qu’en appel. Dans les circonstances de l’espèce, il estime que l’État partie, dans ses observations, n’a pas expliqué de manière satisfaisante en quoi les retards pris dans la procédure seraient imputables au comportement de l’auteure ou à la complexité de l’affaire. Le Comité note que le 29 novembre 2010, l’auteure a formé un pourvoi en cassation contre la décision rendue le 3 novembre 2010 par le tribunal suprême de justice de Cochabamba. Toutefois, il note également que le Tribunal suprême de justice n’a statué sur ce recours que le 9 mars 2015. En outre, il fait observer que l’argument de l’État partie relatif à la réforme de son système judiciaire ne le dispense pas de son obligation de veiller à ce que les personnes relevant de sa juridiction soient jugées dans un délai raisonnable. Par conséquent, il considère que la procédure engagée contre l’auteure, qui a duré plus de dix ans, a subi un retard injustifié, contraire aux dispositions de l’article 14 (par. 3 c)) du Pacte.

9.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie de l’article 14 (par. 3 c)) du Pacte.

10.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux personnes dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, d’adopter les mesures nécessaires pour indemniser l’auteure du préjudice causé par le retard injustifié dans le règlement de l’affaire la concernant. Il est aussi tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement.

Annexe

Opinion individuelle (dissidente) de Carlos Gómez Martínez

1.Je ne suis pas d’accord avec la décision de conclure à une violation de l’article 14 (par. 3c)) du Pacte, car je considère que rien ne permet d’établir que la procédure pénale engagée contre l’auteure a subi un retard excessif.

2.Le paragraphe 8.7 des constatations expose précisément la chronologie en l’espèce : l’auteure a été arrêtée le 19 mai 2008 ; le 24 avril 2010, un jugement de première instance a été rendu à l’encontre de l’auteure et de trois autres personnes ; le 3 novembre 2010, un jugement a été rendu en deuxième instance; le 9 mars 2015, le Tribunal suprême de justice de l’État partie a statué sur les pourvois en cassation formés par l’auteure et les autres condamnés et demandé au tribunal suprême de justice de Cochabamba (cour d’appel) de rendre un nouveau jugement, qui a été prononcé le 23 juillet 2015 et qui a confirmé la condamnation de l’auteure à treize ans et quatre mois d’emprisonnement. Dès lors, les faits concernant l’auteure avaient été jugés et sa situation pénale ne dépendait plus que de l’issue d’un nouveau pourvoi en cassation formé par l’un des coaccusés, qui ne pouvait être en sa faveur que si le pourvoi aboutissait, ce qui n’a finalement pas été le cas au vu de l’arrêt du Tribunal suprême de justice, devenu définitif le 4 septembre 2018.

3.Je ne souscris donc pas à la conclusion du Comité selon laquelle la durée de la procédure a été de plus de dix ans (voir par. 8.8), étant donné que celle-ci a été moins longue pour l’auteure et que rien ne permet de considérer que des « retards excessifs » au sens de l’article 14 (par. 3c)) du Pacte se soit produits pendant la période (de sept ans et deux mois) écoulée entre l’arrestation de l’auteure et sa condamnation.