Comité des droits de l ’ homme
Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2540/2015 * , **
Communication présentée par : |
Ayauzhan Kurtinbaeva (représentée par un conseil de l’organisation non gouvernementale Ar. Rukh. Khak) |
Victime(s) présumée(s) : |
L’auteure |
État partie : |
Kazakhstan |
Date de la communication : |
2 septembre 2014 (date de la lettre initiale) |
Références : |
Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 11 décembre 2014 (non publiée sous forme de document) |
Date des constatations : |
5 novembre 2020 |
Objet : |
Sanction infligée à l’auteure pour avoir exprimé son opinion ; procès inéquitable |
Question(s) de procédure : |
Épuisement des recours internes ; fondement des griefs |
Question(s) de fond : |
Liberté de réunion ; liberté d’expression ; procès équitable |
Article(s) du Pacte : |
14 (par. 3 d) et g)), 19 et 21 |
Article(s) du Protocole facultatif : |
2 et 5 (par. 2 b)) |
1.L’auteure est Ayauzhan Kurtinbaeva, de nationalité kazakhe, née en 1980. Elle affirme que le Kazakhstan a violé les droits qu’elle tient des articles 14 (par. 3 d) et g), 19 et 21 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Kazakhstan le 30 septembre 2009. L’auteure est représentée par un conseil.
Rappel des faits présentés par l’auteure
2.1L’auteure est au chômage. Le 15 février 2014, elle a participé à une manifestation pacifique à Almaty pour protester contre la dévaluation de 30 % de la monnaie nationale (le tenge). Se trouvant par hasard dans les environs de la manifestation, elle l’a rejointe après avoir appris quel en était l’objet mais n’avait pas prévu d’y assister. Les participants à la manifestation, dont l’auteure, ont été arrêtés manu militari par la police.
2.2Le même jour, le tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty a déclaré l’auteure coupable en vertu de l’article 373 du Code des infractions administratives relatif à la violation de la législation sur l’organisation et la tenue de rassemblements, réunions, marches, défilés, piquets et manifestations pacifiques et l’a condamnée à une amende de 3 704 tenge (environ 20 dollars). L’auteure affirme que, malgré sa demande, elle n’a pas bénéficié des services d’un avocat après son arrestation et que les membres de sa famille, ainsi que les journalistes et les observateurs des organisations de défense des droits de l’homme, se sont vu refuser l’accès à la salle d’audience.
2.3Le 24 février 2014, l’auteure a formé un recours devant le tribunal municipal d’Almaty. Elle a été déboutée le 4 mars 2014.
2.4L’auteure a déposé une demande de réexamen aux fins de contrôle devant le Bureau du procureur de la ville d’Almaty, le 31 mars 2014, et devant le Bureau du Procureur général du Kazakhstan, le 26 mai 2014. Ces demandes ont été rejetées respectivement les 4 avril et 14 juillet 2014.
Teneur de la plainte
3.1L’auteure affirme que les sanctions dont elle a fait l’objet pour avoir participé à une manifestation pacifique constituent une violation des droits qu’elle tient des articles 19 et 21 du Pacte.
3.2L’auteure soutient que les droits que lui garantit le paragraphe 3 d) de l’article 14 du Pacte ont été violés en ce qu’elle n’a pas bénéficié des services d’un avocat après son arrestation et que sa famille, les journalistes et les observateurs des organisations de défense des droits de l’homme se sont vu refuser l’accès à la salle d’audience. Elle dénonce également une violation du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte, sans toutefois étayer ce grief.
3.3L’auteure prie le Comité de recommander à l’État partie de traduire en justice les responsables de la violation de ses droits, de l’indemniser pour le préjudice moral et matériel subi, y compris l’amende et les frais d’avocat, d’adopter des mesures visant à abroger, dans sa législation, les dispositions restreignant l’exercice du droit de réunion pacifique et à mettre fin aux violations du droit à un procès équitable, tel qu’il est consacré par l’article 14 (par. 3 d) et g)) du Pacte, et d’agir d’urgence pour garantir que les manifestations pacifiques ne donnent pas lieu à une ingérence injustifiée des autorités publiques et à des poursuites contre les participants.
Observations de l’État partie sur la recevabilité
4.1Dans une note verbale en date du 26 mars 2015, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité de la communication et demandé au Comité de déclarer celle‑ci irrecevable et dénuée de fondement.
4.2L’État partie rappelle les faits de la cause et relève que l’auteure a participé à une manifestation de masse non autorisée. Les participants troublaient l’ordre public, scandaient des slogans et incitaient les passants à se joindre à eux. La police leur a demandé de mettre fin à cette manifestation non autorisée, en vain.
4.3L’État partie affirme que l’auteure a été sanctionnée pour avoir enfreint les règles relatives à la tenue des manifestations de masse et commis de ce fait une infraction administrative au sens de l’article 373 (par. 1) du Code des infractions administratives. Il soutient que l’auteure n’a jamais demandé à être représentée par un avocat ou tout autre représentant. L’auteure n’a pas non plus demandé que ses proches et des journalistes puissent assister à l’audience.
4.4L’État partie conteste les arguments de l’auteure, qui affirme qu’elle n’a commis aucune infraction puisqu’elle a décidé de manière spontanée de participer à la manifestation, qu’elle ne pouvait donc pas demander d’autorisation, et qu’elle se trouvait simplement par hasard à proximité des manifestants, auxquels elle a décidé de se joindre. L’État partie rappelle que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte sont soumis à certaines restrictions. Il explique que l’exercice de la liberté de réunion pacifique n’est pas interdit au Kazakhstan, mais qu’une certaine procédure doit être suivie pour organiser un rassemblement. Il renvoie à l’article 32 de la Constitution et aux articles 2 et 9 de la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, marches, défilés, piquets et manifestations pacifiques, en application desquels les organisateurs sont tenus de demander une autorisation aux autorités locales pour organiser un rassemblement, faute de quoi ils engagent leur responsabilité pour violation de ladite loi.
4.5L’État partie considère que certaines restrictions au droit à la liberté de réunion sont nécessaires. Comme le montre l’expérience européenne récente, l’exercice de la liberté de réunion par une certaine partie de la société peut entraîner des dommages aux biens publics et privés, notamment aux transports, même si la manifestation a débuté dans le calme. Il est donc nécessaire de réglementer (mais non d’interdire) la tenue des manifestations de masse.
4.6L’État partie soutient que les événements auxquels l’auteure a participé auraient pu entraîner une riposte de personnes qui ne partageaient pas le point de vue des manifestants. La manifestation a troublé l’ordre et la sécurité et perturbé le fonctionnement des transports publics et des infrastructures étant donné qu’elle s’est déroulée dans un lieu non prévu à cet effet, destiné à la détente et à la circulation des transports en commun. Les personnes qui souhaitent exercer leur droit de participer à un tel rassemblement ont des obligations et des responsabilités particulières, puisque leurs actes peuvent avoir de graves conséquences. Ainsi, les restrictions imposées constituent, au regard de la loi, une réponse adaptée. En l’espèce, la police a pu intervenir à temps pour réprimer le comportement illicite de l’auteure et d’autres personnes. Elle a ainsi empêché la survenue de conséquences graves.
4.7L’État partie fait valoir que la désignation de lieux dans lesquels peuvent se tenir des manifestations publiques vise à garantir la protection des droits et libertés d’autrui et la sécurité du public, le fonctionnement normal des transports en commun et des infrastructures, ainsi que la préservation des espaces verts et des objets architecturaux. Il rappelle que le droit international des droits de l’homme reconnaît qu’il peut être nécessaire de soumettre la liberté de réunion à certaines restrictions.
4.8L’État partie affirme par conséquent que l’exercice du droit à la liberté de réunion au Kazakhstan est pleinement conforme à la Déclaration universelle des droits de l’homme et au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
4.9L’État partie fait valoir que l’auteure n’a pas été déclarée coupable d’avoir exprimé son opinion mais d’avoir enfreint les règles relatives à la tenue d’une manifestation de masse durant laquelle cette opinion était exprimée.
4.10L’État partie soutient que les griefs de l’auteure concernant la violation des droits qu’elle tient de l’article 14 du Pacte ont été examinés et déclarés infondés. L’auteure a été informée de tous ses droits, ce qui est confirmé par sa signature. De plus, il ne ressort pas du dossier administratif qu’elle ait demandé à ce que son représentant ou des observateurs puissent assister à l’audience.
4.11L’État partie affirme également que l’action de la police à l’égard des participants à la manifestation était licite puisqu’elle avait pour but de faire cesser une violation de la loi.
4.12L’État partie fait valoir que le concept de manifestation spontanée n’existe pas en droit kazakh. Toutes les manifestations de masse doivent être organisées et tenues dans le respect de la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, marches, défilés, piquets et manifestations pacifiques.
4.13L’État partie affirme en outre que l’examen de la pratique de plusieurs autres États l’a amené à constater que, dans certains pays, les restrictions à l’organisation de manifestations publiques étaient plus sévères qu’au Kazakhstan. Dans la ville de New York, par exemple, il faut demander une autorisation quarante‑cinq jours avant la tenue de la manifestation prévue, et en préciser le trajet. Les autorités de la ville ont le droit de modifier le lieu de l’événement. Dans certains pays, comme la Suède, les autorités tiennent une « liste noire » des organisateurs de manifestations qui ont été interdites ou dispersées par le passé. En France, les autorités locales ont le droit d’interdire toute manifestation, et au Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, les autorités ont le droit de décréter des interdictions temporaires. Au Royaume-Uni encore, les événements de rue ne sont autorisés qu’après approbation des autorités de police. En Allemagne, les organisateurs de toute manifestation ou réunion de grande ampleur, en intérieur ou en extérieur, doivent obtenir une autorisation préalable des autorités.
4.14L’État partie soutient que l’auteure n’a pas épuisé les recours internes puisqu’elle n’a pas demandé au Procureur général d’introduire une requête en contestation pour obtenir un réexamen aux fins de contrôle.
Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité
5.1Le 17 novembre 2015, l’auteure a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. Elle relève que, bien que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte soient garantis au Kazakhstan et ne puissent être restreints que dans certaines circonstances, l’État partie n’a pas expliqué en quoi il était nécessaire de la condamner à une amende administrative. Elle réaffirme que son droit à un procès équitable a été violé et que, malgré sa demande, elle n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat au moment de son arrestation. Elle ajoute qu’elle n’a pu présenter aucune demande écrite au tribunal et que ses requêtes orales ont été ignorées. En outre, le tribunal n’a conservé aucun compte rendu d’audience.
5.2L’auteure affirme qu’au regard des obligations internationales contractées par l’État partie, toute restriction apportée au droit à la liberté de réunion doit être proportionnée et appliquée compte tenu des circonstances propres à chaque espèce et que l’intervention des autorités dans l’organisation de manifestations publiques doit être réduite au minimum. Elle affirme que l’État partie a méconnu et violé ces principes.
5.3En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel elle n’a pas épuisé les recours internes, l’auteure fait valoir que la soumission au Procureur général d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle ne constitue pas un recours utile. Elle fait observer qu’elle a présenté de telles demandes au Bureau du procureur d’Almaty et au Bureau du Procureur général, et que toutes deux ont été rejetées.
5.4L’auteure renvoie au rapport du Rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association concernant la visite qu’il a effectuée au Kazakhstan en janvier 2015, dans lequel le Rapporteur spécial critique la conception restrictive qu’a le pays de la liberté de réunion. Elle fait également référence aux Lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique élaborées en 2007 par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et rappelle que l’État partie s’est engagé à les suivre. Elle soutient que, si l’article 10 de la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, marches, défilés, piquets et manifestations pacifiques permet aux autorités locales de réglementer la procédure applicable aux rassemblements pacifiques, il ne leur confère pas le pouvoir de fixer de manière permanente les lieux où ces rassemblements doivent avoir lieu, ni celui de cantonner ces rassemblements en un seul lieu. À cet égard, elle ajoute que toute restriction apportée au droit la liberté de réunion devrait être proportionnée et ne devrait pas être imposée de manière automatique mais être réexaminée au cas par cas, en tenant compte des circonstances.
5.5L’auteure affirme qu’il y a eu violation des droits qu’elle tient des articles 14, 19 et 21 du Pacte.
Observations complémentaires de l’État partie
6.1Dans une note verbale en date du 16 mars 2016, l’État partie a fait part de ses observations sur le fond. Il soutient qu’en l’espèce les droits garantis à l’auteure par l’article 21 du Pacte n’ont pas été violés. Il répète également ses arguments concernant l’irrecevabilité. Il réaffirme en outre que la liberté de réunion pacifique n’est pas interdite au Kazakhstan, mais qu’elle fait l’objet de certaines restrictions.
6.2L’État partie réfute l’affirmation de l’auteure selon laquelle aucune explication n’a été donnée sur les raisons pour lesquelles ses droits devaient être restreints. Il rappelle que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte font l’objet de certaines restrictions. L’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique n’est pas interdit au Kazakhstan mais il peut être restreint dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique ou de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui. Au Kazakhstan, le maintien de l’ordre public est l’élément le plus important du respect des droits de l’homme garanti par la loi, et les fonctionnaires habilités doivent empêcher tout trouble à l’ordre public et toute infraction administrative.
6.3L’État partie fait observer que les restrictions imposées au droit à la liberté de réunion, en particulier en ce qui concerne le lieu où peuvent se tenir les manifestations de masse, sont conformes aux dispositions du Pacte. La décision no 167 de l’akimat a été prise en toute légitimité par un organisme habilité. L’État partie soutient que cette décision n’autorise aucune discrimination fondée sur des motifs politiques ; elle contient seulement une recommandation quant aux lieux où peuvent se tenir les manifestations de masse. Ainsi, l’akimat peut désigner le lieu − la place derrière le cinéma « Sary Arka » − où peuvent se tenir les manifestations officielles et toutes les autres manifestations, selon les circonstances.
6.4L’État partie affirme également que la communication de l’auteure devrait être déclarée irrecevable au motif qu’elle est incompatible avec les dispositions du Pacte, les violations alléguées devant porter sur les droits qui sont protégés par celui-ci. En général, il n’appartient pas au Comité d’examiner une décision rendue par les tribunaux nationaux, ni de se prononcer sur l’innocence ou la culpabilité des parties. Le Comité ne peut pas non plus revoir l’appréciation des faits et des éléments de preuve effectuée par les autorités et tribunaux nationaux ni l’interprétation de la législation nationale, sauf si l’auteur de la communication peut démontrer que cette appréciation a été arbitraire, qu’elle a manifestement été entachée d’erreur ou a constitué un déni de justice, ou que les tribunaux ont d’une quelconque autre manière manqué à leur obligation d’indépendance et d’impartialité.
6.5L’État partie soutient que les griefs de l’auteure ne sont pas compatibles avec les principes susmentionnés. L’auteure a demandé au Comité d’outrepasser sa compétence et d’intervenir dans les affaires intérieures d’un État indépendant, et d’influer directement sur les politiques publiques dans le domaine des droits de l’homme. Dans le même temps, elle n’a fourni aucune opinion motivée ni conclusion d’expert montrant que la législation nationale sur la liberté d’association et la liberté d’expression était contraire aux normes internationales.
6.6L’État partie fait également valoir que la saisine du Procureur général constitue un recours utile. Il donne trois exemples d’affaires dans lesquelles ce recours a abouti.
6.7L’État partie affirme que la communication devrait être déclarée irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif et de l’article 99 (al. b)) du Règlement intérieur, au motif que l’auteure n’a fourni aucune information sur les raisons pour lesquelles elle n’a pas pu présenter la communication elle‑même.
6.8L’État partie réaffirme que l’auteure n’a pas été déclarée coupable d’avoir exercé son droit à la liberté de réunion, mais d’avoir enfreint la procédure relative à l’exercice de ce droit telle que prescrite par la loi. La manifestation de masse à laquelle l’auteure a participé ayant porté atteinte à l’ordre public, les mesures mises en œuvre étaient proportionnées et justifiées.
Commentaires de l’auteure sur les observations complémentaires de l’État partie
7.Le 27 septembre 2016, l’auteure a indiqué au Comité qu’elle n’avait pas d’autres commentaires à formuler.
Délibérations du Comité
Examen de la recevabilité
8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.
8.3Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif que, selon lui, l’auteure n’a pas saisi le Procureur général d’une demande de réexamen des décisions judiciaires la concernant au titre de la procédure de contrôle. Il constate que, le 26 mai 2014, l’auteure a saisi le Bureau du Procureur général d’une demande de contrôle de la décision administrative. Toutefois, le 14 juillet 2014, cette demande a été rejetée par le Procureur général adjoint. Le Comité rappelle que, selon sa jurisprudence, l’introduction auprès du ministère public d’une demande de contrôle d’une décision judiciaire passée en force de chose jugée ne constitue pas un recours à épuiser aux fins de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, la décision de procéder ou non au contrôle étant à la discrétion du procureur. En conséquence, le Comité considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) ne l’empêchent pas d’examiner la communication.
8.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication a été présentée au Comité par un tiers et non par l’auteure elle-même. Il rappelle que l’article 99 (al. b)) de son règlement intérieur dispose que la communication doit être présentée par le particulier lui‑même ou par son représentant. En l’espèce, il note que la victime présumée a dûment donné procuration à son conseil pour qu’il la représente devant le Comité. En conséquence, le Comité considère que les dispositions de l’article premier du Protocole facultatif ne font pas obstacle à l’examen de la communication.
8.5En ce qui concerne le grief formulé par l’auteure au titre de l’article 14 (par. 3 d)), selon lequel ses représentants légaux n’ont pas été autorisés à entrer dans la salle d’audience, le Comité prend note de l’argument de l’État partie, qui affirme que l’auteure n’a demandé à être assistée d’un avocat ni au poste de police ni dans la salle d’audience. Compte tenu des informations dont il dispose, il considère que l’auteure n’a pas suffisamment étayé cette partie de la communication aux fins de la recevabilité et la déclare donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.
8.6Le Comité note que l’auteure n’a donné aucune information venant étayer les griefs qu’elle tire du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte. Il considère que cette partie de la communication n’est pas suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et la déclare donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.
8.7Le Comité note que l’auteure affirme que les droits qu’elle tient des articles 19 et 21 ont été violés puisqu’elle a été sanctionnée sans justification pour avoir participé, avec d’autres personnes, à une réunion pacifique qui avait pour objet de protester contre la dévaluation de 30 % de la monnaie nationale. Il considère que ces griefs sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il les déclare donc recevables et passe à leur examen quant au fond.
Examen au fond
9.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.
9.2Le Comité note que l’auteure allègue que le droit à la liberté de réunion qu’elle tient de l’article 21 du Pacte a été violé car, le 15 février 2014, elle a été arrêtée, jugée et condamnée à une amende pour avoir participé à une manifestation de masse non autorisée qui avait pour objet de protester contre la dévaluation de la monnaie nationale par le Gouvernement. Il rappelle que le droit de réunion pacifique, garanti par l’article 21 du Pacte, est un droit de l’homme fondamental, essentiel à l’expression publique des points de vue et opinions de chacun et indispensable dans une société démocratique. Ce droit permet aux individus de s’exprimer collectivement et de contribuer à modeler la société dans laquelle ils vivent. Il est important en lui-même, car il protège la capacité de chacun à exercer son autonomie tout en étant solidaire d’autrui.Associé à d’autres droits connexes, il forme le socle même des systèmes de gouvernance participative fondés sur la démocratie, les droits de l’homme, l’état de droit et le pluralisme. Étant donné que les réunions visent en général à exprimer une opinion, les participants doivent, dans la mesure du possible, pouvoir tenir des réunions « à portée de vue et d’ouïe » du public cible, et l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi et nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique ou de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui. Le droit de réunion pacifique peut, dans certains cas, être restreint mais il incombe aux autorités de démontrer que toute restriction est justifiée. Les autorités doivent être en mesure de démontrer que toute restriction satisfait au critère de légalité, et qu’elle est à la fois nécessaire et proportionnée à l’un au moins des motifs de restriction autorisés, énumérés à l’article 21. Lorsque cette preuve n’est pas faite, il y a violation de l’article 21. Lorsque des restrictions sont imposées, il convient de chercher à faciliter l’exercice du droit visé et non de s’employer à le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés. Les restrictions ne doivent pas être discriminatoires, porter atteinte à l’essence du droit ni viser à décourager ou dissuader la population de participer à des réunions.
9.3Le Comité fait observer que le fait de soumettre la tenue de réunions à un régime d’autorisation obligeant à demander l’approbation ou l’accord des autorités remet en cause l’idée selon laquelle le droit de réunion pacifique est un droit fondamental. Lorsqu’un tel régime continue d’être appliqué, il doit, dans la pratique, fonctionner comme un système de notification et l’autorisation doit être accordée automatiquement dès lors qu’aucune raison impérieuse ne s’y oppose. Qui plus est, les formalités administratives ne devraient pas être excessivement lourdes. À l’inverse, un système de notification ne doit pas se transformer dans la pratique en régime d’autorisation. Le Comité fait également observer que les réunions spontanées, qui se tiennent en général en réaction à un événement qui vient de se produire, sont protégées par l’article 21, qu’elles soient ou non coordonnées.
9.4Le Comité constate que l’obligation faite aux États de permettre et de respecter la tenue de réunions pacifiques est à la fois négative et positive. L’obligation négative est celle de ne pas interférer indûment avec les réunions pacifiques. Les États sont tenus, notamment, de ne pas interdire, restreindre, bloquer, disperser ou interrompre une manifestation pacifique s’il n’y a pas de motif convaincant justifiant de le faire. L’obligation positive est celle de faciliter la tenue de réunions pacifiques et de veiller à ce que les participants puissent atteindre leurs objectifs. Il s’ensuit que les États doivent créer un environnement propice à l’exercice sans discrimination du droit à la liberté de réunion pacifique et se doter d’un cadre juridique et institutionnel idoine. Les autorités peuvent parfois être amenées à prendre des dispositions spéciales, comme bloquer l’accès à certaines artères, dévier le trafic ou prendre des mesures de sécurité. Si nécessaire, les États doivent protéger les participants aux réunions contre toute interférence ou violence de la part d’acteurs non étatiques, par exemple d’autres membres du public, des contre‑manifestants ou des sociétés de sécurité privées. De surcroît, ils sont tenus de protéger les participants contre toute forme d’agression ou de comportement discriminatoire. La possibilité qu’une réunion pacifique provoque des réactions négatives, voire violentes, de la part de certains membres du public ne suffit pas à justifier l’interdiction ou la limitation de la manifestation. Les États doivent prendre toutes les mesures raisonnables n’entraînant pas pour eux une charge disproportionnée pour protéger tous les participants aux réunions et faire en sorte que les manifestations ne soient pas interrompues.
9.5Le Comité note que l’auteure affirme que ni les autorités ni les tribunaux de l’État partie n’ont expliqué en quoi l’amende administrative qui lui a été infligée pour avoir participé à un rassemblement pacifique quoique non autorisé était justifiée. Il relève également que, selon l’État partie, la restriction en cause a été imposée à l’auteure en application du Code des infractions administratives et des dispositions de la loi sur l’organisation et la tenue de rassemblements, réunions, marches, défilés, piquets et manifestations pacifiques. Il prend aussi note de l’argument de l’État partie selon lequel l’obligation de demander une autorisation vise à protéger l’ordre public ainsi que les droits et libertés d’autrui. Il relève cependant à cet égard que l’auteure soutient que, bien que la restriction ait pu être légale au regard du droit interne, son arrestation et sa condamnation étaient inutiles dans une société démocratique aux fins des objectifs légitimes invoqués par l’État partie. L’auteure affirme en outre que la manifestation à laquelle elle a participé en réaction à un problème important − la dévaluation de 30 % de la monnaie nationale, décidée par le Gouvernement − était pacifique et qu’aucune personne ni aucun bien n’a subi de dommage ou n’a été mis en danger.
9.6Le Comité note que l’État partie s’est appuyé sur les dispositions de la loi sur les manifestations publiques prévoyant qu’une demande d’autorisation doit être présentée dix jours avant la manifestation et que l’autorisation doit être obtenue auprès des autorités exécutives locales, deux conditions qui restreignent le droit de réunion pacifique. Il rappelle que la liberté de réunion est un droit, et non un privilège. Pour être conformes au Pacte, les restrictions à ce droit, même si elles sont autorisées par la loi, doivent également satisfaire aux conditions énoncées dans la deuxième phrase de l’article 21 du Pacte. Le Comité prend note à cet égard de l’observation de l’État partie, qui considère que l’auteure a été arrêtée afin de préserver l’ordre public au motif que les participants au rassemblement dérangeaient la population et entravaient la circulation des transports publics. Il fait observer que les restrictions imposées pour protéger « les droits et libertés d’autrui » peuvent avoir trait à la protection des droits garantis par le Pacte ou d’autres droits de l’homme dont jouissent les personnes qui ne participent pas au rassemblement. Dans le même temps, les rassemblements constituent une utilisation légitime de l’espace public et d’autres types de lieux, et s’ils peuvent, de par leur nature, perturber dans une certaine mesure la vie ordinaire, les perturbations causées doivent être tolérées, à moins qu’elles ne représentent une charge disproportionnée, auquel cas les autorités doivent être en mesure de justifier toute restriction de façon détaillée. Le Comité souligne en outre que l’« ordre public » désigne la somme des règles qui assurent le bon fonctionnement de la société ou l’ensemble des principes fondamentaux sur lesquels repose la société, dont fait également partie le respect des droits de la personne, et notamment le droit de réunion pacifique. Les États parties ne devraient pas se fonder sur une définition vague de la notion d’« ordre public » pour justifier des restrictions trop larges du droit de réunion pacifique. Il peut arriver qu’en raison de l’effet perturbateur recherché ou inhérent à la nature même de certains rassemblements pacifiques, un degré de tolérance important soit nécessaire. L’« ordre public » et le « maintien de l’ordre » ne sont pas synonymes, et l’interdiction des « troubles à l’ordre public » en droit interne ne devrait pas être utilisée indûment dans le but de restreindre le droit de réunion pacifique. Le Comité note que l’État partie n’a fourni aucune précision quant à la nature de la gêne occasionnée par le rassemblement en cause, ni aucune information sur la manière dont ce rassemblement avait, de ce point de vue, franchi les limites de l’acceptable.
9.7Le Comité rappelle que, selon l’article 21 du Pacte, toute restriction doit être « nécessaire dans une société démocratique ». Les restrictions doivent donc être nécessaireset proportionnées dans une société fondée sur la démocratie, l’état de droit, le pluralisme politique et les droits de l’homme, et ne sauraient être seulement raisonnables ou opportunes. Elles doivent apporter une réponse appropriée à un besoin social impérieux et se rapporter à l’un des motifs légitimes énoncés à l’article 21. Elles doivent également constituer le moyen le moins intrusif d’atteindre l’objectif de protection recherché. Elles doivent aussi être proportionnées, ce qui suppose de porter un jugement de valeur et de mettre en balance, d’une part la nature de l’ingérence et son effet préjudiciable sur l’exercice du droit, et d’autre part le résultat bénéfique de cette ingérence au regard du motif invoqué. Si le préjudice causé l’emporte sur le bénéfice obtenu, la restriction est disproportionnée et, partant, inadmissible. Le Comité observe en outre que l’État partie n’a pas démontré que l’amende administrative infligée à l’auteure pour sa participation à une manifestation publique pacifique était, dans une société démocratique, nécessaire à la poursuite d’un but légitime ou proportionnée à ce but, au sens des conditions strictes énoncées dans la deuxième phrase de l’article 21 du Pacte. Il rappelle que les restrictions imposées à la participation à une réunion pacifique doivent toujours procéder d’une appréciation au cas par cas et dépendre de la situation de chaque manifestation et de chaque participant, et que les restrictions générales sont a priori disproportionnées. Partant, il conclut que l’État partie n’a pas justifié la restriction du droit de l’auteure et a donc violé l’article 21 du Pacte.
9.8Le Comité note que l’auteure allègue que le droit à la liberté d’expression qu’elle tient de l’article 19 du Pacte a été violé. Il doit donc déterminer si les restrictions imposées à l’intéressée font partie de celles qui sont autorisées par le paragraphe 3 de cet article.
9.9Le Comité note également que, en sanctionnant l’auteure parce qu’elle avait exprimé ses opinions en participant à une manifestation publique, l’État partie a porté atteinte au droit de répandre des informations et des idées de toutes sortes que l’intéressée tient du l’article 19 (par. 2) du Pacte. Il rappelle que le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte n’autorise certaines restrictions que si elles sont expressément fixées par la loi et nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui et à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Dans son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, le Comité affirme que ces libertés sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu et sont essentielles pour toute société. Il ajoute qu’elles constituent le fondement de toute société libre et démocratique. Toute restriction à l’exercice de ces libertés doit répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité. Les restrictions doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire. Le Comité rappelle que c’est à l’État partie qu’il incombe de démontrer que les restrictions imposées aux droits que l’auteure tient de l’article 19 étaient nécessaires et proportionnées.
9.10En ce qui concerne la restriction de la liberté d’expression de l’auteure, le Comité rappelle qu’il importe de préserver un espace pour le discours politique, qui bénéficie d’une protection particulière en tant que forme d’expression. Il prend note de l’affirmation de l’auteure selon laquelle le rassemblement avait pour objet de protester contre la décision du Gouvernement de dévaluer le tenge, la monnaie nationale, de 30 %. Faute d’information pertinente fournie par l’État partie pour démontrer en quoi la restriction imposée était conforme aux dispositions de l’article 19 (par. 3) du Pacte, le Comité conclut que les droits que l’auteure tient du paragraphe 2 de cet article ont été violés.
10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 19 et 21 du Pacte.
11.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, il est tenu, entre autres, de prendre les mesures qui s’imposent pour accorder à l’auteure une indemnisation adéquate et lui rembourser le montant de l’amende dont elle a dû s’acquitter ainsi que le montant des frais de justice. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité rappelle que, conformément aux obligations qui lui incombent au regard de l’article 2 (par. 2) du Pacte, l’État partie devrait réviser sa législation et sa pratique de façon à garantir sur son territoire la pleine jouissance des droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte, notamment du droit d’organiser et de tenir des rassemblements, réunions, marches, défilés, piquets et manifestations pacifiques.
12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent‑quatre‑vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.