Nations Unies

CCPR/C/134/D/2985/2017

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

16 janvier 2023

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité au titre du Protocole facultatif, concernant la communication no2985/2017*,**,***

Communication soumise par :

T. T. (représenté par un conseil, Elena Ashchenko)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Ukraine

Date de la communication :

19 avril 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 31 mai 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

24 mars 2022

Objet :

Extradition vers la Fédération de Russie ; non-refoulement

Question(s) de procédure :

Fondement des griefs

Question(s) de fond :

Torture ; traitements inhumains ou dégradants ; non‑refoulement

Article(s) du Pacte :

7

Article(s) du Protocole facultatif :

3

1.1L’auteur de la communication est T. T., un ressortissant de la Fédération de Russie, de souche ethnique ingouche et originaire de l’Ossétie du Nord-Alanie. Il affirme que son extradition vers la Fédération de Russie constituerait une violation des droits qu’il tient de l’article 7 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 25 octobre 1991. L’auteur est représenté par un conseil.

1.2Le 31 mai 2017, en application de l’article 94 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire du Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé d’accueillir la demande de mesures provisoires formulée par l’auteur et a prié l’État partie de ne pas extrader celui-ci tant que la communication serait à l’examen. Malgré cette demande, le 12 septembre 2018, l’auteur a été extradé vers la Fédération de Russie.

Exposé des faits

2.1Le 6 octobre 2014, l’auteur s’est rendu de la Fédération de Russie en Géorgie. Après y avoir passé un mois, il a franchi la frontière avec la Turquie et est resté dans ce pays, y travaillant. Le 6 octobre 2015, une procédure pénale (affaire no 316) a été engagée contre l’auteur en Fédération de Russie, sur le fondement de l’article 208 (par. 2) du Code pénal, pour participation à un groupe armé sur un territoire étranger à des fins contraires aux intérêts de la Fédération de Russie. Le 2 décembre 2015, un mandat d’arrêt délivré par le Bureau du Procureur général de la Fédération de Russie contre l’auteur a été approuvé par le tribunal du district Leninsky de Vladikavkaz. Le 7 décembre 2015, un mandat de recherche international a été délivré par la Fédération de Russie. Le 21 mars 2016, l’auteur a été inculpé sur le fondement de l’article 205.3 (chef de participation à un entraînement dans le but de mener des activités terroristes et chef de commission d’infractions visées par les articles 205.1, 206, 208, 211, 277 à 279 et 360 et 361), de l’article 205.5 (chef de participation à une organisation qualifiée de terroriste par la législation russe) et de l’article 208 (par. 2) (chef de participation à un groupe armé sur un territoire étranger à des fins contraires aux intérêts de la Fédération de Russie) du Code pénal de la Fédération de Russie.

2.2L’auteur a été appréhendé le 17 juin 2016 à l’aéroport international de Kharkiv, en Ukraine, sur le fondement d’un mandat de recherche de l’Organisation internationale de police criminelle (INTERPOL) émis par la Fédération de Russie. Il a été placé en détention à la prison no 27 de Kharkiv. Sa détention aux fins d’extradition a été autorisée par le tribunal du district Kominternivsky de Kharkiv le 17 juin 2016 et prolongée par des décisions du tribunal du district Zhovtnevyi en date du 22 juillet et du 21 septembre 2016. Le 15 juillet 2016, le Bureau du Procureur général de la Fédération de Russie a demandé l’extradition de l’auteur. Les documents annexés à la demande d’extradition indiquent que l’auteur a quitté la Géorgie vers novembre 2014 et qu’il s’est rendu en République arabe syrienne, où il a intégré un groupe armé illégal, « État islamique », et participé à des attaques militaires menées par ce groupe. Le 13 octobre 2016, le Bureau du Procureur général d’Ukraine a décidé d’extrader l’auteur vers la Fédération de Russie.

2.3Le 21 octobre 2016, l’auteur a formé un recours contre la décision d’extradition du 13 octobre 2016 devant le tribunal du district Zhovtnevyi. Il affirmait que, le 31 août 2016, il avait présenté une demande d’asile au Service national des migrations de l’Ukraine. Le 23 septembre 2016, le Service national des migrations l’a informé, par voie de lettre, que sa demande avait été transmise à la Direction générale du Service des migrations de l’État dans la région de Kharkiv pour traitement. Selon l’auteur, la loi n’autorisait pas le Bureau du Procureur général à autoriser son extradition alors que sa demande d’asile était en cours d’examen par le Service national des migrations. Le recours de l’auteur a été rejeté par le tribunal du district Zhovtnevyi le 31 octobre 2016. Le tribunal a constaté que l’auteur avait été informé par une lettre, reçue contre signature le 4 octobre 2016, que sa demande d’asile avait été rejetée le 28 septembre 2016. L’auteur n’a pas fait appel de la décision du Service national des migrations, de sorte que rien ne s’opposait à ce que le Bureau du Procureur général délivre, le 13 octobre 2016, une autorisation d’extradition. Le recours formé le 4 novembre 2016 auprès de la cour d’appel régionale de Kharkiv a été rejeté le 10 novembre 2016. La cour a constaté, entre autres choses, que la demande d’extradition adressée par le Bureau du Procureur général de la Fédération de Russie, datée du 15 juillet 2016, comportait des assurances selon lesquelles l’extradition ne visait pas à persécuter l’auteur pour des motifs politiques ou religieux ou en raison de sa nationalité ou de sa race, l’auteur disposerait de tous les moyens nécessaires à sa défense, y compris des services d’un avocat, il ne serait pas soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, et il ne serait poursuivi que pour les seuls motifs pour lesquels son extradition avait été demandée.

2.4Le 19 octobre 2016, l’auteur a déposé une deuxième demande d’asile auprès du Service national des migrations. Dans sa demande, il affirmait qu’il n’avait pas commis les infractions dont il était accusé et que les poursuites étaient fondées sur des motifs d’ordre ethnique et religieux. D’origine ethnique ingouche, il vivait en Ossétie du Nord et est un musulman pratiquant. Il affirmait qu’en 2014, il avait été détenu à plusieurs reprises par le Service fédéral de sécurité pendant un à deux jours. Il a été battu et parfois torturé à l’électricité. Ces faits n’ont jamais été consignés. L’auteur indiquait qu’il était célibataire et n’avait pas d’enfants. Il soutenait que s’il était extradé vers la Fédération de Russie, il serait torturé pour des infractions qu’il n’avait pas commises.

2.5Le 4 novembre 2016, la demande d’asile de l’auteur en date du 19 octobre 2016 a été rejetée par le Service national des migrations, qui a indiqué que les infractions dont l’auteur était accusé et qui étaient visées par la demande d’extradition correspondaient à des infractions liées au terrorisme visées par le Code pénal ukrainien, que l’auteur avait demandé l’asile parce qu’il craignait d’être persécuté en raison de sa religion et de son origine ethnique et qu’il n’avait pas demandé l’asile en Géorgie ou en Turquie, alors qu’il avait eu la possibilité de le faire. Le Service national des migrations a fait référence à un document du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et à la résolution 2178 (2014) du Conseil de sécurité sur les menaces que les actes de terrorismes font peser sur la paix et la sécurité internationales, ainsi qu’au fait que la Fédération de Russie avait signé la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme).

2.6Le 9 novembre 2016, l’auteur a introduit un recours contre la décision de refus du Service national des migrations devant le tribunal administratif du district de Kharkiv. Dans son recours, l’auteur a déclaré qu’en 2005 il avait contracté un mariage religieux, et qu’il avait eu deux enfants avec sa femme. Il y affirmait qu’en 2014, son appartement à Nazran (Fédération de Russie) avait été fouillé et incendié par le Service fédéral de sécurité alors que sa femme et ses enfants se trouvaient à l’intérieur. Il affirmait également qu’à l’été 2014, le Service fédéral de sécurité avait placé des munitions dans la maison de ses parents et qu’il avait été arrêté pour être interrogé. Comme il se rendait quotidiennement à la mosquée, le Service fédéral de sécurité voulait qu’il lui communique des renseignements sur d’autres personnes, en particulier celles qui fréquentaient la mosquée. L’auteur avait refusé de collaborer. À l’appui de ses affirmations, l’auteur a soumis une lettre de sa sœur datée du 7 novembre 2016. Il y est indiqué que l’auteur avait été régulièrement harcelé par le Service fédéral de sécurité, et en particulier qu’il avait été interpellé et contrôlé, qu’on l’avait menacé de le placer en détention, et que son domicile avait été fouillé. Il y est dit également qu’en 2012, lors d’une perquisition, des agents du Service fédéral de sécurité avaient trouvé 72 cartouches au domicile des parents de l’auteur. L’auteur avait été emmené pour être interrogé mais remis en liberté après que sa mère avait fait une déclaration écrite selon laquelle les cartouches avaient été placées par le Service fédéral de sécurité. Selon la lettre, l’auteur a quitté l’Ossétie du Nord en raison du harcèlement constant dont il faisait l’objet, et afin de chercher du travail.

2.7Le 23 décembre 2016, le tribunal administratif du district de Kharkiv a rejeté le recours de l’auteur. Le tribunal a déclaré que l’auteur ne lui avait pas fourni, non plus qu’au Service national des migrations, à l’appui de sa demande de protection internationale, d’éléments montrant qu’il avait été victime de persécution fondée sur la race, la religion, la nationalité, l’origine ethnique ou l’appartenance à un groupe social, ou sur des considérations d’ordre politique. L’auteur n’a pas non plus fourni d’élément montrant qu’il avait besoin d’une protection subsidiaire et qu’il avait été contraint de se rendre en Ukraine parce que sa vie, sa sécurité ou sa liberté étaient menacées dans son pays d’origine ou qu’il craignait d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Le tribunal a souligné que l’auteur faisait valoir qu’il craignait de retourner en Fédération de Russie en raison du risque qu’il courrait d’y être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants, mais qu’il n’avait pas étayé ses affirmations par quelque élément de preuve que ce soit concernant les menaces ou les actes illégaux dont il aurait été l’objet. Selon les informations figurant dans le dossier, l’auteur n’avait pas fui la Fédération de Russie, mais l’avait quittée de son plein gré. Au vu des faits dont il était saisi, le tribunal a conclu que les griefs de l’auteur étaient peu vraisemblables et motivés par son souhait de régulariser sa situation en Ukraine et non par sa crainte d’être persécuté pour des motifs discriminatoires dans son pays d’origine. Le tribunal a indiqué que les renseignements figurant dans le dossier indiquaient que le Service national des migrations avait examiné des informations générales sur la Fédération de Russie et que celles-ci, considérées conjointement avec d’autres éléments de l’espèce, notamment les résultats des entretiens avec l’auteur et l’absence d’éléments de preuve concernant la persécution alléguée dans le pays d’origine, l’avaient amené à conclure que l’auteur avait quitté la Fédération de Russie de son plein gré, à la recherche de meilleures conditions de vie. Le tribunal a également souligné que l’extradition de l’auteur était liée à des accusations de terrorisme et que le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et le Conseil de sécurité (voir ci-dessus) avaient rappelé aux États leur obligation de traduire les terroristes en justice.

2.8Le 4 janvier 2017, l’auteur a introduit un recours auprès de la cour d’appel du district de Kharkiv. Il y faisait valoir, entre autres choses, que le Service national des migrations n’avait pas examiné ni informations générales sur la Fédération de Russie ni la situation des droits de l’homme dans le pays. Il a renvoyé à des sources internationales faisant état d’une persécution constante des musulmans pratiquants en Ossétie du Nord, notamment du fait qu’ils étaient visés par des accusations fabriquées de toute pièce, en particulier celle de participation à des actions militaires en République arabe syrienne contre des personnes vivant pacifiquement en Turquie. Il a également souligné que le Service national des migrations ne l’avait pas interrogé personnellement.

2.9La cour d’appel du district de Kharkiv a rejeté le recours de l’auteur le 15 février 2017. Le recours en cassation introduit par l’auteur devant le Tribunal administratif supérieur, daté du 27 février 2017, a été rejeté le 3 mars 2017.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme dans sa communication que son extradition vers la Fédération de Russie lui ferait courir le risque d’être victime de torture ou de traitements inhumains ou dégradants, et qu’elle constituerait donc une violation de l’article 7 du Pacte. Il soutient que son extradition serait motivée par son origine ethnique, ses convictions religieuses et les accusations de terrorisme portées contre lui. L’auteur renvoie aux observations finales du Comité et à celles du Comité contre la torture, ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, pour étayer ses affirmations selon lesquelles en Fédération de Russie il est très courant que les personnes soupçonnées d’activités terroristes soient soumises à la torture. Il affirme que les autorités de l’État partie n’ont pas procédé à un examen approfondi des informations sur la Fédération de Russie et de ses demandes d’asile.

3.2L’auteur dit que sa situation personnelle renforce sa crainte d’être soumis à la torture en Ossétie du Nord ; il évoque notamment les persécutions menées par les forces de l’ordre lorsqu’il vivait en Ossétie du Nord et à Vladikavkaz, les tentatives de celles-ci de le recruter comme collaborateur, les périodes de détention dont il a été l’objet dans le passé, le fait que son appartement a été incendié alors que sa famille s’y trouvait et les munitions qui ont été placées subrepticement dans la maison de ses parents (voir par. 2.4 et 2.6 ci-dessus). Il soutient que les autorités de l’État partie auraient dû tenir compte de ces faits lorsqu’elles ont examiné sa demande d’asile.

3.3L’auteur affirme en outre qu’en tant qu’Ingouche vivant en Ossétie du Nord, il appartient à une minorité nationale qui est traitée avec partialité. Sa famille a été contrainte de quitter l’Ossétie du Nord en 1992 et elle n’a pu y retourner qu’en 1998, après la fin du conflit. Ces faits donnent des raisons de croire que l’enquête préliminaire qui sera menée par les autorités d’Ossétie du Nord ne sera ni objective ni indépendante.

Défaut de coopération de l’État partie

4.1Dans des notes verbales en date du 31 mai 2017, du 26 septembre 2018 et du 26 août 2019, le Comité a prié l’État partie de lui faire parvenir des informations et des observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité constate que ces informations n’ont pas été reçues. Il regrette que l’État partie n’ait donné aucun renseignement concernant la recevabilité ou le fond des griefs de l’auteur. Il rappelle que l’article 4 (par. 2) du Protocole facultatif fait obligation aux États parties d’examiner de bonne foi toutes les allégations formulées contre eux et de communiquer au Comité toutes les informations dont ils disposent. Le Comité considère qu’en l’absence de réponse de l’État partie, il y a lieu d’accorder le poids voulu aux allégations de l’auteur, pour autant qu’elles aient été suffisamment étayées.

4.2Le Comité constate que l’État partie n’a pas respecté la demande de mesures provisoires qu’il lui avait adressée, puisqu’il a extradé l’auteur le 12 septembre 2018, avant que soit achevé l’examen de la communication.

4.3Le Comité rappelle que l’article 39 (par. 2) du Pacte l’autorise à établir lui-même son règlement intérieur, que les États parties sont convenus d’accepter. Il fait observer en outre que tout État partie au Pacte qui adhère au Protocole facultatif reconnaît que le Comité a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers relevant de sa juridiction qui prétendent être victimes d’une violation de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte (préambule et article premier du Protocole facultatif). En adhérant au Protocole facultatif, les États parties s’engagent implicitement à coopérer de bonne foi avec le Comité pour lui permettre d’examiner les communications qui lui sont soumises puis de faire part de ses constatations à l’État partie et à l’auteur (art. 5 (par. 1 et 4)). Le fait pour un État partie d’adopter une mesure, quelle qu’elle soit, qui empêche le Comité de prendre connaissance d’une communication, d’en mener l’examen à bonne fin et de formuler des constatations est incompatible avec ces obligations.

4.4Le Comité réaffirme que, indépendamment de toute violation du Pacte dont il peut être tenu responsable à l’issue de l’examen d’une communication, l’État partie qui prend une mesure de nature à empêcher ou contrarier l’examen de la communication, à le rendre sans objet ou à priver de tout effet et de toute utilité les constatations qui en sont issues contrevient gravement aux obligations mises à sa charge par le Protocole facultatif. Ayant été informé de la communication et de la demande de mesures provisoires formulée par le Comité, l’État partie a commis une violation grave des obligations mises à sa charge par le Protocole facultatif lorsqu’il a extradé la victime présumée alors que le Comité n’avait pas achevé l’examen de la communication.

4.5Le Comité rappelle que les mesures provisoires prévues à l’article 94 de son règlement intérieur, adopté conformément à l’article 39 du Pacte, sont essentielles au rôle qui lui a été confié en vertu du Protocole facultatif en ce qu’elles permettent d’éviter qu’un préjudice irréparable ne soit causé à la victime d’une violation présumée. Le non-respect de cet article, en particulier par une action irréversible comme, en l’espèce, l’extradition de l’auteur, compromet la protection des droits consacrés par le Pacte qui est assurée par le Protocole facultatif.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.3Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle il a épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité constate que l’auteur a eu recours à deux procédures internes parallèles, à savoir la contestation de son extradition et la demande d’asile. Bien qu’aucune explication n’ait été donnée par l’auteur ou l’État partie concernant le lien entre ces deux procédures, il ressort des documents judiciaires et des recours de l’auteur annexés à la communication que l’examen d’une demande d’asile par le Service national des migrations ou un recours formé auprès des tribunaux contre l’une de ses décisions suspend automatiquement une extradition jusqu’à ce qu’une décision finale ait été rendue concernant la demande d’asile. Compte tenu de ce qui précède, le Comité constate que l’auteur a épuisé tous les recours internes et, partant, il considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

5.4Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle s’il était extradé vers la Fédération de Russie, il risquerait d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants en raison de sa religion, car il est musulman pratiquant ; en raison de son appartenance ethnique ingouche, puisqu’il vivait en Ossétie du Nord et appartenait à une minorité nationale et, partant, serait traité avec partialité ; en raison de la nature des accusations portées contre lui, qui sont liées à des infractions de terrorisme. Le Comité prend note du récit de l’auteur concernant le harcèlement dont il a été l’objet dans le passé de la part du Service fédéral de sécurité en 2014, la destruction par le feu de son appartement alors que sa femme et ses enfants s’y trouvaient et le placement subreptice de munitions dans la maison de ses parents. Le Comité prend note également des références faites par l’auteur aux informations sur la Fédération de Russie concernant les actes de torture infligés dans ce pays aux personnes soupçonnées de terrorisme.

5.5Le Comité note que, dans le cadre de la procédure d’extradition, le Bureau du Procureur général et les tribunaux ont examiné les motifs de la demande d’extradition ainsi que les exigences d’ordre procédural s’y rapportant, tandis que les griefs de fond de l’auteur concernant le non-refoulement ont été examinés dans le cadre de la procédure d’asile. À cet égard, la juridiction interne saisie a constaté que l’auteur avait été informé du rejet de sa demande d’asile le 28 septembre 2016. L’auteur n’ayant pas fait appel de la décision du Service national des migrations, rien ne s’opposait à ce que le Bureau du Procureur général délivre, le 13 octobre 2016, une autorisation d’extradition (par. 2.3). Le Comité constate en outre qu’aucun des griefs de l’auteur concernant les persécutions subies dans le passé n’a été étayé de quelque manière que ce soit. Le seul document étayant les griefs de l’auteur qui ait été soumis au Comité et, semble-t-il, aux tribunaux nationaux, est une lettre de sa sœur, où il est seulement dit que l’auteur était régulièrement harcelé par le Service fédéral de sécurité, qu’on le menaçait de le placer en détention et qu’une perquisition avait été effectuée à son domicile. Il n’y est nullement fait mention de placements réguliers en détention ou de ce que l’appartement de l’auteur avait été incendié alors que sa famille s’y trouvait. Comme l’auteur lui-même le reconnaît, les autorités de l’État partie ont répondu à ses allégations et les ont réfutées (par. 2.7).

5.6Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut que l’auteur n’a pas motivé les raisons pour lesquelles il craint que son extradition vers la Fédération de Russie lui ferait courir personnellement un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 7 du Pacte. Par conséquent, le Comité déclare la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif, faute d’être suffisamment étayée.

6.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.

Annexe

Opinion individuelle (partiellement dissidente) d’Hélène Tigroudja

1.Je souscris à la conclusion selon laquelle la communication est irrecevable, faute d’être suffisamment étayée, pour la raison exposée par le Comité (par. 5.5). Cependant, comme je l’ai déjà indiqué en une précédente affaire concernant le non-respect d’une demande de mesures provisoires émanant du Comité, je ne peux souscrire à la position de la majorité pour ce qui est de la manière dont cette question est traitée.

2.La majorité a renvoyé au défaut de coopération de l’Ukraine dans quatre paragraphes (par. 4.2 à 4.5) précédant la partie consacrée aux délibérations et a précisé que, ayant été informé de la communication et de la demande de mesures provisoires formulée par le Comité, l’État partie avait commis une violation grave des obligations mises à sa charge par le Protocole facultatif lorsqu’il a extradé la victime présumée alors que le Comité n’avait pas achevé l’examen de la communication (par. 4.4). D’un point de vue juridique, en particulier dans le cas d’une violation grave, cela signifie que l’Ukraine a violé une obligation internationale et la conséquence logique, en droit international de la responsabilité des États, devrait être que ce fait illicite engage sa responsabilité internationale.

3.Dans la plupart des cas, la violation de cette obligation de procédure faite aux États va souvent de pair avec des violations du Pacte. En pareil cas, le Comité adopte des constatations dans lesquelles les violations sont présentées et accorde certaines mesures de réparation. Cependant, il peut arriver que la seule violation imputable à l’État partie soit l’inobservation des mesures provisoires et que, comme en l’espèce, tous les griefs de fond soient rejetés. En l’espèce, le Comité a adopté une décision d’irrecevabilité et c’est sur ce point que porte mon désaccord.

4.La pratique adoptée ainsi par le Comité envoie un message flou et juridiquement contestable aux États parties. Soit l’État a violé une obligation internationale (qu’il s’agisse de questions de fond ou de procédure), soit il ne l’a pas fait. Si l’État ne respecte pas ses obligations internationales, et le Comité ne cesse d’insister sur le fait que l’article premier du Protocole facultatif constitue une obligation internationale (voir par. 4.3 de sa décision en l’espèce), le Comité ne peut adopter officiellement une décision d’inadmissibilité. En pareil cas, il devrait plutôt adopter des constatations ou un autre type de décision dans laquelle il déclare inadmissibles les griefs que l’auteur soulève sur le fond, mais confirme la violation de l’article premier du Protocole facultatif.

5.La majorité devrait s’inspirer de la pratique du Comité des droits économiques, sociaux et culturels. Dans sa décision sur la communication no 51/2018, ledit Comité a déclaré les griefs sur le fond formulés dans la communication irrecevables pour diverses raisons, puis, renvoyant à l’observation générale no 33 (2008) du Comité des droits de l’homme et à la jurisprudence d’autres organes internationaux, notamment la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité contre la torture, il a exposé en détail l’obligation qui incombe aux États d’observer les mesures provisoires. Les États peuvent contester et remettre en cause le caractère contraignant de ces mesures, mais la position du Comité des droits économiques, sociaux et culturels est au moins cohérente et juridiquement rigoureuse. En effet, dans sa conclusion, il a précisé que, étant donné qu’il avait estimé que les droits de l’auteure n’avaient pas été violés, il se contenterait de formuler une recommandation générale à l’intention de l’État partie en vue de prévenir de nouvelles violations de l’article 5 du Protocole facultatif. Il a recommandé à l’État partie d’établir un protocole aux fins de donner effet à ses demandes de mesures provisoires et d’informer toutes les autorités concernées que les mesures demandées devaient être appliquées si l’on voulait garantir l’intégrité de la procédure.

6.Dans les principes et directives de Nimègue sur les mesures provisoires de protection des droits de l’homme, des juristes ont demandé que l’on vienne à améliorer les pratiques judiciaires et, en particulier, que le juge international définisse les conséquences juridiques du non-respect des demandes de mesures provisoires et le type de recours devant être ouvert aux parties lésées. Compte tenu des conséquences lourdes et irréversibles de la non‑observation des mesures provisoires sur l’intégrité de la procédure de communication émanant de particuliers, que le Comité qualifie lui-même de violation grave, il est temps que ce dernier clarifie les conséquences juridiques internationales auxquelles s’exposent les États parties au regard de l’article premier du Protocole facultatif et qu’il adopte sur ce point fondamental une position claire et cohérente.