Nations Unies

CCPR/C/131/D/2676/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

30 novembre 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2676/2015 * , ** , ***

Communication présentée par :

Andrey Tsukanov (non représenté par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication :

19 mai 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 12 novembre 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations 

18 mars 2021

Objet :

Sanction pour participation à une réunion pacifique

Question(s) de procédure :

Incompatibilité avec le Pacte ; épuisement des recours internes ; défaut de fondement des griefs

Question(s) de fond :

Liberté d’expression ; liberté de réunion ; garanties d’un procès équitable

Article(s) du Pacte :

14 (par. 3 d) et e)), 19 et 21

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5

1.L’auteur de la communication est Andrey Tsukanov, de nationalité kazakhe, né en 1982. Il affirme que l’État partie a violé les droits qui lui sont reconnus par les articles 14 (par. 3 d) et e)), 19 et 21 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 septembre 2009. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur, qui est journaliste, a été plusieurs fois roué de coups, arrêté et condamné à payer des amendes en raison de son activité professionnelle, de ses opinions politiques et de sa participation à des manifestations pacifiques. Le 7 juillet 2014, il a été contacté par un groupe de femmes qui souhaitaient manifester pour protester contre l’ingérence des forces de police dans leurs activités commerciales. L’auteur s’est rendu sur les lieux de la manifestation pour réaliser un reportage pour le compte d’une chaîne de télévision locale. Il est arrivé sur place vers 22 heures, a interviewé plusieurs participants et a ensuite filmé la manifestation. Peu après, plusieurs véhicules de police sont arrivés sur les lieux et des policiers ont commencé à arrêter les participants et à prendre leurs pièces d’identité. Tandis que l’auteur continuait de filmer, plusieurs policiers l’ont abordé et lui ont demandé de présenter sa pièce d’identité et de détruire l’enregistrement vidéo de la manifestation. Comme il s’y refusait, les policiers lui ont confisqué sa caméra, l’endommageant au passage, lui ont plaqué les bras dans le dos et l’ont conduit, avec plusieurs manifestants, dans un commissariat de police.

2.2L’auteur signale qu’il n’y a eu aucun trouble à l’ordre public ni aucun conflit au cours de la manifestation. Il a été inculpé du chef d’une infraction administrative réprimée par l’article 355 (par. 2) du Code des infractions administratives (refus d’obtempérer à des ordres donnés, en vertu de la loi, par un membre des forces de l’ordre). Selon l’auteur, depuis 2013, l’État partie inculpe souvent les personnes qui participent à des manifestations pacifiques des chefs de vandalisme, d’infraction aux règles de la circulation, ou de refus d’obtempérer aux ordres donnés légalement par la police pour les empêcher de saisir le Comité en vertu des articles 19 et 21 du Pacte. Les personnes arrêtées ont été remises en liberté quelques heures plus tard, mais la police a illégalement conservé la pièce d’identité de l’auteur et sa caméra. Le lendemain de sa libération, étant donné qu’il avait été blessé au cours de son arrestation, l’auteur a été examiné par un médecin, qui a constaté qu’il présentait des hématomes au visage et à l’épaule.

2.3Le 11 juillet 2014, le tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty a reconnu l’auteur coupable de refus d’obtempérer aux ordres donnés légalement par la police, le condamnant à une peine de quinze jours d’internement administratif. Selon l’auteur, le tribunal n’était pas impartial, le juge n’ayant tenu aucun compte de ses arguments et du fait qu’en tant que journaliste, il se trouvait sur les lieux pour réaliser un reportage sur la manifestation en question. En outre, le tribunal a refusé d’entendre les témoins à décharge, alors qu’à l’inverse, il a autorisé tous les témoins appelés par le procureur à être entendus.

2.4À une date non précisée, l’auteur a interjeté appel devant le tribunal municipal d’Almaty, arguant que le jugement rendu en première instance avait porté atteinte, notamment, à son droit à la liberté d’expression et à son droit de réunion pacifique. Le tribunal municipal l’a débouté de son recours le 17 juillet 2014.

2.5Le 8 août 2014, l’auteur a saisi le ministère public de la ville d’Almaty d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle juridictionnel, demande qui a été rejetée le 25 août 2014. À une date non précisée, il a introduit auprès du Bureau du Procureur général une demande de même nature, qui a été rejetée par l’adjoint au Procureur général le 11 novembre 2014.

2.6Les 8 et 9 juillet 2014 respectivement, l’auteur a porté plainte auprès du ministère public du district d’Almalinsky et de l’Inspection générale des services du Département des affaires internes d’Almaty pour dénoncer les abus commis par des policiers au cours de la manifestation. Il a indiqué dans les plaintes que les policiers en question l’avaient arrêté illégalement et roué de coups et qu’ils avaient tenté de l’étrangler et avaient endommagé sa caméra. Le ministère public du district d’Almalinsky a transmis la plainte déposée par l’auteur à l’Inspection générale des services du Département des affaires internes d’Almaty. Le 23 novembre 2014, l’Inspection générale a décidé de ne pas ouvrir d’enquête sur les faits en l’absence du corps du délit.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que, par son comportement, la police a violé les droits qu’il tient des articles 19 et 21 du Pacte. Il fait valoir qu’en tant que journaliste, il se trouvait sur place pour réaliser un reportage sur une manifestation pacifique ; or, les policiers ne souhaitaient pas que les images vidéo de la manifestation et des arrestations auxquelles elle a donné lieu soient diffusées à la télévision ; c’est pourquoi ils l’ont arrêté, ont endommagé sa caméra et ont effacé l’intégralité des enregistrements effectués.

3.2L’auteur affirme également que l’État partie a violé les droits qui lui sont reconnus par l’article 14 (par. 3 d) et e)) du Pacte étant donné que le tribunal de première instance a refusé d’autoriser la présence des médias à l’audience, n’a tenu aucun compte de ses arguments juridiques et a refusé d’entendre les témoins à décharge, tout en autorisant tous les témoins appelés par le procureur à être entendus.

3.3L’auteur demande au Comité d’obliger l’État partie : à traduire en justice les personnes responsables de la violation de ses droits ; à prendre des mesures visant à lever les restrictions de la liberté d’expression, du droit de réunion pacifique et du droit à un procès équitable actuellement prévues par la législation du Kazakhstan, qui sont contraires aux article 19, 21 et 14 du Pacte respectivement ; à garantir que la tenue de manifestations pacifiques ne donne pas lieu à une ingérence injustifiée de la part des autorités et que les organisateurs et les participants ne soient pas victimes de persécution.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale datée du 28 décembre 2015, l’État partie a adressé ses observations sur la recevabilité. Il fait observer que, le 7 juillet 2014 à 22 h 10, des policiers municipaux de la ville d’Almaty, qui circulaient dans un véhicule de patrouille, ont aperçu dans la rue Abylaikhan-Tole-bi un groupe de personnes qui occupaient une partie de la chaussée, risquant de causer des accidents de circulation. Les intéressés ont refusé d’obtempérer lorsque les policiers leur ont demandé d’évacuer la chaussée, tandis que l’auteur, qui faisait partie du groupe, entravait la circulation. L’auteur a été arrêté pour refus d’obtempérer aux ordres qui lui avaient été légalement donnés par les policiers et pour avoir causé de légers dommages corporels à l’un d’entre eux, dommages corporels qui ont été attestés par un examen médical le 8 juillet 2014.

4.2L’État partie avance que la communication est incompatible avec les dispositions du Pacte et qu’elle est donc irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif. Il souligne qu’en principe il n’appartient pas au Comité de réexaminer les décisions portant sur la responsabilité administrative, civile ou pénale d’une personne ni de se prononcer sur l’innocence ou la culpabilité d’un individu.

4.3L’État partie fait observer en outre que, dans sa communication, l’auteur, en plus de réclamer réparation, demande que les personnes responsables de la violation de ses droits soient traduites en justice. Il renvoie aux constatations adoptées par le Comité en l’affaire H. C. M. A. c. Pays-Bas, dans lesquelles le Comité a estimé que le Pacte ne conférait pas le droit de voir une autre personne faire l’objet de poursuites pénales. L’État partie estime par conséquent que la communication est incompatible avec les dispositions du Pacte au regard de l’article 3 du Protocole facultatif. Il avance, de la même manière, que les autres mesures de réparation demandées par l’auteur sont elles aussi incompatibles avec les dispositions du Pacte. Selon l’État partie, en plus d’être incompatibles avec les dispositions du Pacte, ces mesures exigent également que le Comité outrepasse sa compétence pour modifier les lois internes du Kazakhstan, s’immisçant ainsi dans les affaires internes d’un État souverain.

4.4L’État partie soutient en outre que l’auteur n’a pas démontré en quoi la législation nationale portait atteinte aux droits qui lui étaient reconnus par les articles 14, 19 et 21 du Pacte. Il renvoie aux constatations adoptées par le Comité en l’affaire E. Z. c. Kazakhstan, dans laquelle le Comité a estimé que la communication était irrecevable parce que l’auteur n’avait pas étayé les griefs qu’il avait soulevés au titre de l’article 14. L’État partie affirme que l’auteur a bénéficié de tous les droits et moyens juridiques nécessaires pour garantir l’équité de son procès.

4.5L’État partie souligne que l’auteur a été sanctionné non pas pour avoir participé à la manifestation, mais bien pour avoir refusé d’obtempérer aux ordres qui lui avaient été légalement donnés par la police. Étant donné qu’il entravait la circulation et ne s’était pas déplacé lorsque les policiers le lui avaient demandé, son comportement au moment des faits menaçait la sûreté publique. L’auteur ne s’est pas contenté de refuser d’obtempérer, puisqu’il a aussi mordu le policier O. au doigt, morsure qui a par la suite été qualifiée de dommage corporel de moindre gravité à l’issue d’un examen médical. L’État partie avance par conséquent que les griefs soulevés par l’auteur ne relèvent pas de la protection garantie par les articles19 et 21, et devraient être déclarés irrecevables au regard de l’article3 du Protocole facultatif, de l’article 96 (al. d)) du Règlement intérieur et de la jurisprudence du Comité.

4.6Enfin, l’État partie conteste la recevabilité de la communication à raison du non‑épuisement des recours internes disponibles. Il fait observer qu’après le rejet, le 11 novembre 2014 par l’adjoint au Procureur général, de la demande de réexamen introduite par l’auteur au titre de la procédure de contrôle juridictionnel, celui-ci pouvait présenter une nouvelle demande au Procureur général. L’État partie renvoie aux constatations adoptées par le Comité en l’affaire T. K. c. France, dans laquelle le Comité a considéré que de simples doutes quant à l’utilité des recours internes ne sauraient dispenser l’auteur d’une communication d’épuiser ces recours. À titre d’exemple, l’État partie cite l’affaire Filatova and Kuzmintsev, portée devant les tribunaux nationaux, dans laquelle l’akimat d’Almaty avait illégalement refusé d’autoriser deux personnes à faire la grève de la faim dans leur appartement. Après l’introduction auprès du Procureur général d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle juridictionnel, une nouvelle décision avait été rendue en faveur des défendeurs, qui avaient été pleinement réintégrés dans leurs droits et libertés. L’État partie soutient par conséquent que la communication devrait être déclarée irrecevable au regard des articles 2 et 5 du Protocole facultatif, de l’article 96 (al. f)) du Règlement intérieur et de la jurisprudence du Comité.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant larecevabilité

5.1Dans une lettre datée du 31 janvier 2016, l’auteur a adressé ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité. Il soutient que les droits qui lui sont reconnus par les articles 14 (par. 3 d) et e)), 19 et 21 du Pacte ont été violés. Il affirme, une nouvelle fois, qu’on l’a inculpé de refus d’obtempérer aux ordres donnés légalement par un membre des forces de l’ordre pour l’empêcher de porter plainte auprès de l’Organisation des Nations Unies. Il soutient que son comportement ne menaçait aucunement la sûreté publique, qu’il n’a pas mordu qui que ce soit et qu’il n’entravait pas la circulation. Il se trouvait sur les lieux en sa qualité de journaliste, était muni d’une carte de presse valide et transportait une caméra.

5.2S’agissant de l’épuisement des recours internes, l’auteur fait observer que l’introduction auprès du Procureur général d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle juridictionnel ne saurait être considérée comme un recours utile. En l’affaire Filatova and Kuzmintsev, dont l’État partie fait mention dans ses observations, Filatova n’a pas été réintégrée dans ses droits ni n’a bénéficié du remboursement de ses frais de justice. Le nouveau jugement rendu par une juridiction nationale ne prévoyait pas de mécanisme permettant de réintégrer les plaignants dans leurs droits. En outre, l’akimat de la ville d’Almaty a refusé d’indemniser les plaignants du préjudice moral et matériel subi et n’a pas sanctionné l’employé municipal qui avait illégalement interdit leur grève de la faim. L’auteur soutient donc que la référence que fait l’État partie à l’affaire susdite, qu’il cite à titre d’exemple, n’est pas pertinente.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans une note verbale datée du 19 mai 2016, l’État partie a adressé ses observations sur le fond de la communication. Il affirme, une fois encore, que les griefs de l’auteur ne sont pas étayés et qu’ils ont été soigneusement examinés par les tribunaux nationaux.

6.2S’agissant des allégations de l’auteur selon lesquelles les droits qui lui sont reconnus par l’article 14 du Pacte ont été violés, l’État partie soutient que les dires de l’intéressé, qui affirme que le tribunal de première instance a soutenu la position de l’accusation et n’a tenu aucun compte de ses propres arguments, ne sont nullement étayés par les faits. D’après l’État partie, l’auteur fait valoir dans sa communication que le juge du tribunal de première instance n’a appliqué que la Constitution et la législation interne, ce qui prouve, ainsi que l’État partie tient à le souligner, que la procédure judiciaire était régulière puisque, dans n’importe quel pays démocratique, un tribunal est tenu d’appliquer la Constitution et le droit interne. L’État partie relève en outre que la décision du tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty se fonde sur les déclarations de plusieurs témoins et qu’il y est fait référence à ces déclarations.

6.3L’État partie estime en outre que l’auteur n’a pas étayé ses allégations selon lesquelles les droits qui lui sont reconnus par les articles 19 et 21 du Pacte auraient été violés, et il aurait été sanctionné et roué de coups pour l’exercice de son activité professionnelle et ses opinions politiques. Il avance que, puisque dans sa communication l’auteur déclare qu’en participant à une manifestation spontanée, les autres manifestants et lui-même cherchaient à montrer aux médias comment la police faisait entrave à l’exercice de leurs activités, il ne saurait prétendre qu’il exerçait son droit de réunion pacifique ou sa liberté d’expression. Il relève également une contradiction dans la communication présentée par l’auteur : l’auteur explique d’abord avoir pris la décision de filmer la manifestation après avoir été contacté par un groupe de femmes, puis prétend avoir été mandaté par les responsables des programmes de la chaîne de télévision A24 pour réaliser un reportage sur la manifestation.

6.4L’État partie affirme que, pendant la manifestation, l’auteur a refusé de présenter sa pièce d’identité à un policier en uniforme, qui avait lui-même produit un document d’identité. Il est en outre devenu agressif à l’égard du policier, l’a blessé et a abîmé son uniforme. L’État partie fait valoir que, si l’auteur réalisait un reportage sur la manifestation en sa qualité de journaliste, il aurait dû, en tant qu’honnête citoyen, obtempérer aux ordres qui lui étaient donnés, en vertu de la loi, par la police et présenter une pièce d’identité. Il considère donc que le comportement de l’auteur était illégal et constituait une provocation, et qu’il était du reste sans lien avec son activité de journaliste.

6.5L’État partie conteste la description que l’auteur fait des événements qui ont abouti à son arrestation, le 7 juillet 2014, et relève qu’à l’audience, les allégations de l’auteur ont été réfutées par les déclarations des policiers et d’autres témoins, dont le tribunal a tenu compte dans sa décision. Il soutient que la police n’a pas empêché l’auteur de faire son travail de journaliste, n’a pas endommagé ni confisqué sa caméra ni usé de violence à son endroit. L’État partie relève que le Bureau du Procureur du district d’Almalinsky et l’Inspection générale des services du Département des affaires intérieures de la ville d’Almaty ont examiné les allégations de l’auteur et estimé que la police n’avait pas enfreint la loi.

6.6L’État partie estime que l’auteur cherche à faire passer l’infraction administrative qu’il a commise pour une restriction des droits qui lui sont reconnus par les articles 19 et 21 du Pacte. Il soutient qu’en agissant comme il l’a fait au cours de la manifestation, l’auteur a troublé l’ordre public. Or, le Pacte autorise des restrictions des droits garantis par les articles 19 et 21, dès lors que celles-ci sont imposées pour préserver l’ordre public.

6.7L’État partie fait observer que le fait de sanctionner l’auteur pour ses actes sur le fondement de l’article 355 (par. 2) du Code des infractions administratives constituait la mesure la moins restrictive et la plus proportionnée au regard de la gravité de l’infraction commise. Le fait de causer un dommage corporel à un policier aurait pu être qualifié de violence sur la personne d’un représentant de l’État, infraction passible d’une peine maximale de cinq années d’emprisonnement selon l’article 321 (par. 1) du Code pénal.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Dans une lettre datée du 4 août 2020, l’auteur a répondu aux observations de l’État partie sur le fond de la communication. Il fait valoir que, conformément à la décision normative no 1 rendue par la Cour suprême le 10 juillet 2008 sur l’application des accords internationaux au Kazakhstan, les tribunaux doivent, si nécessaire, appliquer les dispositions du Pacte pour garantir le respect par l’État partie des obligations mises à sa charge par cet instrument. Dans la pratique, ni les juridictions ni les responsables de l’État n’appliquent les dispositions du Pacte ou d’autres instruments internationaux régissant les réunions pacifiques, bien que la Constitution consacre la primauté des normes internationales sur le droit interne. L’auteur fait observer que les journalistes ne participent pas aux rassemblements pacifiques, mais y assistent plutôt en tant qu’observateurs, dont le rôle est de diffuser des informations d’intérêt général. Les autorités doivent dès lors garantir l’accès des journalistes à toute manifestation publique, et non entraver l’exercice de leur activité professionnelle. L’auteur fait observer que, selon l’article 35 du Code des infractions administratives, lorsqu’une personne commet une violation administrative en état de légitime défense, elle est exonérée de toute responsabilité. Il soutient que ce sont les policiers qui l’ont agressé et qu’il n’a fait qu’exercer son droit à la légitime défense afin de protéger sa liberté et ses biens. Par conséquent, selon l’auteur, les tribunaux nationaux n’ont pas procédé avec le soin voulu à l’examen de toutes les circonstances de l’espèce et c’est à tort qu’ils l’ont reconnu coupable d’avoir usé de la force à l’égard de policiers qui en réalité l’avaient agressé.

7.2L’auteur relève en outre que, selon l’article 20 de la loi relative aux médias, indépendamment de la manière dont il avait été informé de la tenue de la manifestation du 7 juillet 2014, il avait le droit de réaliser un reportage sur celle-ci. Selon l’article précité, un journaliste a le droit de chercher, de solliciter, de recevoir et de diffuser des informations, de procéder à des enregistrements audio et vidéo et de prendre des photos, sauf exceptions prévues par la loi, et d’assister à des réunions pacifiques et à d’autres types de manifestations publiques, muni d’une carte de presse valide.

7.3Concernant l’argument de l’État partie selon lequel les citoyens doivent obéir aux ordres qui leur sont légalement donnés par la police, l’auteur souligne que toute restriction des droits garantis par l’article19 du Pacte doit être prévue par la loi et doit répondre à des critères stricts de nécessité et de proportionnalité. Les restrictions doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire. Elles ne devraient jamais servir à réduire au silence ceux qui défendent la démocratie fondée sur le multipartisme, les principes démocratiques et les droits de l’homme. D’après l’auteur, il arrive souvent que des journalistes soient soumis à de telles restrictions, ou qu’ils soient la cible de menaces ou d’attaques en raison de leur activité professionnelle ; toute allégation relative à de tels faits doit donc donner lieu sans délai à une enquête approfondie et les responsables doivent être sanctionnés conformément à la loi.

7.4L’auteur rejette l’argument de l’État partie selon lequel le fait de le sanctionner en application de l’article 355 (par. 2) du Code des infractions administratives constituait la mesure la moins restrictive et la plus proportionnée au regard de la gravité de l’infraction commise. Il relève que la violation de l’article 355 (par. 2) est passible soit d’une amende soit d’une peine de quinze jours d’internement administratif. Les tribunaux ont donc condamné l’auteur à la peine maximale prévue par la législation nationale. Selon l’auteur, cette condamnation atteste la volonté de l’État partie de museler et d’intimider les libres penseurs, de sorte que chacun se soumette au régime autoritaire en place.

Observations complémentaires de l’État partie sur le fond

8.1Dans une note verbale datée du 6 octobre 2020, l’État partie a adressé des observations complémentaires sur le fond. Il soutient que l’article 14 du Pacte a été pleinement incorporé dans la Constitution, qui garantit l’égalité de tous devant les tribunaux et devant la loi. Il affirme que l’auteur a bénéficié de tous les droits et moyens juridiques nécessaires pour garantir l’équité de son procès, et notamment du droit à la défense et du droit de faire entendre des témoins à décharge. La preuve en est qu’à la demande de l’auteur, le juge du tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty a fait introduire dans les minutes du procès les dépositions écrites de trois témoins, dont le tribunal a tenu compte dans sa décision.

8.2L’État partie relève que l’article 20 de la loi relative aux médias donne aux journalistes le droit d’assister à des manifestations et à d’autres événements organisés pour défendre des intérêts généraux et particuliers, mais uniquement lorsque ceux-ci sont munis d’une carte de presse valide. Or, il a été établi au cours du procès que, lors des événements du 7 juillet 2014, l’auteur avait refusé d’obtempérer lorsqu’un policier en uniforme et dans l’exercice de ses fonctions lui avait demandé de présenter une pièce d’identité. Qui plus est, il avait ignoré la demande du policier et avait continué de se comporter de façon agressive, blessant le policier et abîmant son uniforme. L’État partie fait savoir, une fois de plus, qu’il estime que le comportement de l’auteur constituait une provocation et qu’il était illégal et sans lien avec son activité de journaliste.

8.3L’État partie relève en outre que les manifestations publiques sont réglementées dans tous les pays, y compris au Kazakhstan. L’article 19 (par. 2) du Pacte garantit la liberté d’expression, c’est-à-dire la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations. Dans le même temps, le paragraphe 3 autorise certaines restrictions, qui doivent néanmoins être prévues par la loi et nécessaires au respect des droits et de la réputation d’autrui et à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. De la même manière, l’article 21 du Pacte garantit le droit de réunion pacifique, qui ne peut être soumis qu’aux seules restrictions prévues par la loi et nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale ou de la sûreté publique, de l’ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et libertés d’autrui. L’État partie soutient que les dispositions des articles 19 et 21 du Pacte ont été pleinement incorporées dans la législation nationale du Kazakhstan. Le droit de réunion pacifique est garanti par l’article 32 de la Constitution et ne peut être soumis qu’aux seules restrictions imposées dans l’intérêt de la sécurité nationale et de l’ordre public ou pour protéger la santé publique ou les droits et libertés d’autrui.

8.4L’État partie fait observer que, selon l’article 9 de la loi sur la procédure relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, marches, piquets et manifestations pacifiques, quiconque enfreint les dispositions de cette loi engage sa responsabilité au regard de celle-ci. Il relève également que la Commission européenne pour la démocratie par le droit a estimé, comme la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, que la loi russe sur les rassemblements, les réunions, les manifestations et les marches pouvait laisser une certaine marge de manœuvre aux autorités exécutives. Par conséquent, l’État partie conclut que la réglementation qu’il applique aux rassemblements pacifiques est conforme au droit international et à la pratique d’autres pays démocratiques.

8.5Enfin, l’État partie fait savoir que, le 6 juin 2020, une nouvelle loi sur l’organisation et la tenue de rassemblements pacifiques est entrée en vigueur au Kazakhstan et que cette loi prévoit une procédure de notification simplifiée. En application des articles 10 et 11 de cette nouvelle loi, les organisateurs de rassemblements pacifiques doivent adresser une notification, sous forme électronique ou sur papier, cinq jours ouvrés avant la date de la manifestation, notification qui est traitée dans un délai de trois jours. En l’absence de réponse passé ce délai, les organisateurs sont autorisés à organiser le rassemblement en question. Pour les manifestations et les marches, les organisateurs doivent encore obtenir d’autres autorisations, dont ils doivent faire la demande auprès des autorités locales au moins dix jours ouvrés avant la date de la manifestation ou de la marche prévue, et les autorisations doivent être données dans un délai de sept jours ouvrés.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

9.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

9.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les mesures de réparation demandées par l’auteur exigent que le Comité outrepasse sa compétence pour modifier les lois internes de l’État partie, s’immisçant ainsi dans les affaires internes d’un État souverain, ce qui rend la communication incompatible avec les dispositions du Pacte au regard de l’article 3 du Protocole facultatif. L’État partie avance également que le comportement de l’auteur était illégal et constituait une provocation, et que l’auteur ne pouvait donc pas prétendre qu’il exerçait son droit de réunion pacifique ou son droit à la liberté d’expression. Le Comité fait toutefois remarquer que, conformément à la procédure établie par le Protocole facultatif, lorsqu’il constate des violations du Pacte, il a compétence pour déterminer les mesures que l’État partie doit prendre afin de réparer les préjudices causés et d’empêcher que les violations en question ne se reproduisent. Ainsi rien n’interdit aux auteurs de communications de solliciter ou de proposer des mesures de réparation, sans que le Comité soit lié par cette demande. En outre, le Comité estime que la question de savoir si l’auteur peut invoquer la protection de son droit de réunion pacifique ou de son droit à la liberté d’expression compte tenu de la nature de ses actes est étroitement liée au fond de l’affaire. Il considère par conséquent que les dispositions de l’article 3 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

9.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas saisi le Procureur général d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle juridictionnel. Il rappelle sa jurisprudence dont il ressort que l’introduction auprès du ministère public d’une demande de contrôle juridictionnel visant des décisions de justice devenues exécutoires, dont l’issue relève du pouvoir discrétionnaire du procureur, ne fait pas partie des recours qui doivent être épuisés aux fins de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif. En l’espèce, le Comité note également que l’État partie renvoie à une affaire dans laquelle une demande introduite auprès du Bureau du Procureur général avait conduit le Procureur général à soumettre une requête en contestation à la Cour suprême, qui avait conclu que la décision de l’akimat d’Almaty de refuser à deux personnes l’autorisation de faire une grève de la faim dans leur appartement était illégale. Le Comité note, en outre, que l’auteur dit avoir saisi le Bureau du Procureur général, à une date non précisée, d’une demande de réexamen de la décision rendue par le tribunal administratif. Cette demande a toutefois été rejetée par un adjoint au Procureur général le 11 novembre 2014. Le Comité considère par conséquent que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

9.5Avant d’examiner les griefs soulevés par l’auteur au titre de l’article14 (par. 3 e)), leComité doit d’abord déterminer si les sanctions infligées à l’auteur se rapportaient à une « accusation en matière pénale » au sens du Pacte. À ce propos, il rappelle que, dans sa jurisprudence, il a renvoyé au paragraphe15 de son observation générale no 32 (2007) sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, paragraphe dans lequel il avait indiqué que certaines sanctions prononcées pour des faits de nature pénale devaient être considérées comme pénales indépendamment de leur qualification en droit interne en raison de leur finalité, de leur caractère et de leur sévérité. En l’espèce, l’auteur a été reconnu coupable d’une infraction administrative et a été condamné à une peine de quinze jours d’internement administratif. Le Comité estime que cette peine visait à sanctionner l’auteur pour les faits commis et à décourager d’autres infractions semblables − objectifs analogues à la finalité générale du droit pénal. Il conclut donc que les griefs de l’auteur relèvent de la protection garantie par l’article14 du Pacte.

9.6Le Comité prend note des allégations de l’auteur selon lesquelles l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 14 (par. 3 d)) du Pacte. Au vu des éléments du dossier, il observe que l’auteur était représenté par un avocat du début à la fin de la procédure. Par conséquent, il considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ses allégations à ce sujet aux fins de la recevabilité. Il déclare donc cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.7Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, ses autres griefs qui soulèvent des questions au titre des articles 14 (par. 3 e)), 19 et 21 du Pacte. Par conséquent, il déclare la communication recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

10.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

10.2Le Comité note que l’auteur dit avoir été condamné à une peine de quinze jours d’internement administratif pour avoir fait son travail de journaliste au cours d’une manifestation, le 7 juillet 2014 à Almaty. Il note également que, selon l’État partie, l’auteur a été sanctionné non pas pour avoir réalisé un reportage sur la manifestation en question en sa qualité de journaliste, mais pour avoir refusé d’obtempérer aux ordres qui lui avaient été légalement donnés par la police. L’auteur conteste avoir refusé d’obtempérer et soutient avoir uniquement refusé de présenter sa pièce d’identité et d’effacer les images vidéo de la manifestation. Quoi qu’il en soit, le Comité juge inutile d’examiner ces allégations factuelles car il est possible de se prononcer sur les griefs de l’auteur en partant du postulat que les restrictions en cause étaient motivées par des considérations de sûreté et d’ordre publics, ainsi que l’a affirmé l’État partie.

10.3Le Comité doit d’abord déterminer si les restrictions apportées à la liberté de l’auteur de répandre des informations et des idées sont justifiées au regard de l’un quelconque des critères énoncés à l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il rappelle à ce propos son observation générale no 34 (2011), dans laquelle il affirme notamment que la liberté d’expression est essentielle pour toute société et constitue le fondement de toute société libre et démocratique. Il fait observer que l’article 19 (par. 3) autorise à apporter des restrictions à la liberté d’expression, y compris à la liberté de répandre des informations et des idées, dans la seule mesure où ces restrictions sont fixées par la loi et sont nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui ou à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Enfin, aucune restriction de la liberté d’expression ne doit avoir une portée trop large : elle doit constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’obtenir le résultat recherché, et doit être proportionnée à l’intérêt à protéger.

10.4Le Comité observe que l’État partie doit expliquer si, en l’espèce, l’arrestation de l’auteur constituait une restriction nécessaire et proportionnée de ses droits. Il prend note de l’allégation de l’auteur selon laquelle, conformément à l’article 20 de la loi sur les médias dans l’État partie, un journaliste a le droit de rechercher, de solliciter, de recevoir et de diffuser des informations, de procéder à des enregistrements audio et vidéo et de prendre des photos, sauf exceptions prévues par la loi, et d’assister à des réunions pacifiques et à d’autres types de manifestations publiques, muni d’une carte de presse en cours de validité (par. 7.2). Toutefois, il note également que l’État partie fait valoir que l’auteur a refusé de présenter une pièce d’identité lorsqu’un policier en uniforme et dans l’exercice de ses fonctions lui en a fait la demande. Ce fait n’a pas été contesté par l’auteur. Étant donné que la manifestation en question a eu lieu spontanément vers 22 heures, il n’est pas si extraordinaire que des policiers aient demandé à l’auteur de présenter sa carte d’identité dans le cadre de leurs activités de maintien de la sécurité et de l’ordre public et afin de vérifier son statut de journaliste. À cet égard, une telle demande de la part des policiers pouvait être nécessaire. En revanche, l’État partie n’explique pas en quoi la confiscation de la caméra, la suppression des enregistrements vidéo et, surtout, les quinze jours d’internement administratif de l’auteur étaient nécessaires au maintien de la sécurité et de l’ordre publics. Le Comité considère que, dans les circonstances de l’espèce, il n’a pas été démontré que les restrictions imposées à l’auteur, bien que fondées sur la législation interne, étaient justifiées et proportionnées au regard des conditions énoncées à l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il conclut donc que les droits que l’auteur tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte ont été violés.

10.5S’agissant des griefs soulevés par l’auteur au titre de l’article 21, le Comité rappelle que le droit de réunion pacifique, garanti par l’article 21 du Pacte, est un droit de l’homme fondamental qui est essentiel à l’expression publique des points de vue et opinions de chacun et indispensable dans une société démocratique. Ce droit suppose la possibilité d’organiser une réunion pacifique, notamment un rassemblement immobile (comme un piquet) dans un lieu public, et d’y participer. Les organisateurs d’un rassemblement ont, en principe, le droit de choisir un lieu à portée de vue et de voix du public cible et l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi et nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui. Lorsqu’un État partie impose des restrictions au droit de réunion des particuliers afin de le concilier avec les intérêts généraux susmentionnés, il doit chercher à faciliter l’exercice de ce droit, et non s’employer à le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés. L’État partie est donc tenu de justifier la restriction du droit garanti par l’article 21 du Pacte.

10.6En l’espèce, le Comité relève un désaccord entre les parties quant à la question de savoir si l’auteur assistait à la manifestation en tant que journaliste ou comme participant. Néanmoins, même si l’on admet que l’auteur a activement participé à une manifestation non autorisée, le Comité considère que l’État partie, qui a traité l’auteur en participant, n’a pas démontré que les restrictions apportées aux droits de celui-ci, à savoir la peine de quinze jours d’internement administratif à laquelle il a été condamné pour avoir pris part à un rassemblement pacifique spontané le 7 juillet 2014, étaient proportionnées et nécessaires dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique ou de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et libertés d’autrui. Il observe que l’État partie soutient dans ses observations sur la recevabilité de la communication que les faits présumément commis par l’auteur − entrave à la circulation et refus de présenter une pièce d’identité − risquaient de troubler l’ordre public (par. 4.5). Dans ses observations sur le fond de la communication, l’État partie soutient qu’en agissant comme il l’a fait, l’auteur a causé des troubles à l’ordre public (par. 6.6). Le Comité rappelle que, pour pouvoir invoquer la protection de la « sûreté publique » comme motif de restriction du droit de réunion pacifique, il faut établir que la réunion crée un danger réel et important menaçant la sécurité des personnes (leur vie ou leur sécurité personnelle) ou un risque similaire de causer des dommages graves à leurs biens. À ce propos, il note que les rassemblements pacifiques peuvent parfois, par leur ampleur ou leur nature, causer des perturbations, par exemple gêner la circulation automobile ou piétonne, mais que ces perturbations ou ces risques doivent être maîtrisés dans les limites imposées par le Pacte. De même, les États parties ne doivent pas se fonder sur une définition vague de l’« ordre public » pour justifier l’application de restrictions trop générales au droit de réunion pacifique, bien que certains rassemblements pacifiques puissent causer des perturbations, voulues ou inhérentes à leur nature même, et qu’il faille faire preuve d’une grande tolérance à cet égard. En outre, l’interdiction des « troubles à l’ordre public » en droit interne ne devrait pas être utilisée indûment dans le but de restreindre le droit de réunion pacifique. En l’espèce, l’État partie n’a pas communiqué d’élément de nature à étayer l’argument selon lequel les actes de l’auteur, qui ne faisait qu’entraver la circulation, engendraient un risque pour la vie ou la sécurité des personnes ou pour leurs biens. Dans ces conditions et en l’absence d’autres informations, le Comité constate que l’État partie n’a pas démontré, comme il lui appartenait de le faire, que les restrictions apportées aux droits reconnus à l’auteur par l’article 21 étaient justifiées. Ilconclut par conséquent que les droits que l’auteur tient de l’article21 du Pacte ont été violés.

10.7Le Comité prend note des allégations de l’auteur selon lesquelles on ne lui a pas donné la possibilité de faire entendre des témoins à décharge, en violation de l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte. L’auteur soutient qu’à l’inverse, tous les témoins cités par l’accusation ont été entendus par le tribunal. Le Comité relève que, d’après les documents fournis par l’auteur, bien que celui-ci ait demandé la comparution de plusieurs témoins qui étaient présents sur les lieux le 7 juillet 2014, le juge du tribunal de première instance a refusé d’autoriser ces personnes à témoigner au motif qu’elles faisaient partie des propriétaires d’appartements qui avaient pris part à la manifestation et que leur témoignage ne serait donc pas objectif. Pourtant, le juge a autorisé que leurs dépositions écrites, recueillies plus tôt par la police, soient incluses dans le dossier de l’audience. Le Comité note également que, d’après l’État partie, l’auteur a bénéficié de tous les droits et moyens juridiques nécessaires pour garantir l’équité de son procès, notamment du droit à la défense et du droit de faire entendre des témoins à décharge puisqu’à sa demande, le juge du tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty a fait introduire dans les minutes du procès les dépositions écrites de trois témoins.

10.8Le Comité rappelle son observation générale no 32, selon laquelle l’article14 (par. 3 e)) garantit le droit de l’accusé d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge et d’obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge. Si ce droit n’est pas illimité, il comprend toutefois le droit de faire comparaître les témoins utiles pour la défense. Le Comité considère qu’un État partie ne peut se libérer de cette obligation en faisant simplement valoir que les déclarations des témoins ont été introduites dans les minutes du procès. En tant qu’application du principe de l’égalité des armes, cette disposition est importante, car elle permet à l’accusé et à son conseil de conduire effectivement la défense, et garantit donc à l’accusé les mêmes moyens juridiques qu’à l’accusation pour obliger les témoins à être présents et pour interroger tous les témoins ou les soumettre à un contre-interrogatoire. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les droits que l’auteur tient de l’article14 (par. 3 e)) du Pacte ont été violés.

11.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteur tient des articles 14 (par. 3 e)), 19 (par. 2) et 21 du Pacte.

12.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur et aux victimes un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, d’indemniser l’auteur comme il se doit. Il est également tenu de faire le nécessaire pour que des violations analogues ne se reproduisent pas, notamment en révisant sa législation et les modalités d’application de celle-ci de manière à les rendre compatibles avec l’obligation qui lui incombe d’adopter des mesures propres à donner effet aux droits reconnus par les articles 19 et 21 du Pacte.

13.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.

Annexe

Opinion individuelle (partiellement dissidente) de Gentian Zyberi

1.Si je conviens avec le Comité qu’en l’espèce, il y a eu violation des articles 19 et 21 du Pacte, je ne crois pas qu’il y ait eu violation de l’article 14 (par. 3 e)).

2.Comme il l’explique, l’auteur a été inculpé d’infraction à l’article 355 (par. 2) du Code des infractions administratives pour avoir refusé d’obtempérer aux ordres qui lui avaient été donnés, en vertu de la loi, par un fonctionnaire de police (par. 2.2). Le tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty l’a reconnu coupable de refus d’obtempérer aux ordres légaux de la police et l’a condamné à une peine de quinze jours d’internement administratif. L’auteur affirme qu’à l’audience, le tribunal n’a pas autorisé les témoins à décharge à déposer, et qu’à l’inverse, tous les témoins appelés par le procureur ont pu être entendus (par. 2.3). L’État partie soutient que le tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty a fondé son jugement sur les dépositions de plusieurs témoins et que sa décision contient des références à ces dépositions (par. 6.2). Selon l’État partie, le juge, à la demande de l’auteur, a fait introduire dans les minutes du procès les dépositions écrites de trois témoins, dont il a tenu compte dans sa décision (par. 8.1).

3.Comme l’a relevé le Comité, et c’est là un fait admis par l’auteur et par l’État partie, tous les témoins cités par l’accusation ont pu déposer devant le tribunal, tandis que seules les dépositions de trois témoins à décharge, recueillies précédemment par la police, ont été introduites dans les minutes du procès (par. 10.7).Par conséquent, la question est de savoir si la décision du tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty de ne pas autoriser les témoins à décharge à comparaître pour déposer en personne, en dépit de la demande introduite par l’auteur à cet effet, constitue une violation de l’article 14 (par. 3 e)).

Recevabilité

4.Dans son raisonnement concernant la recevabilité des griefs soulevés au titre de l’article 14 (par. 3 e)), le Comité renvoie à la décision qu’il a adoptée en l’affaire Volchek c.B é larus.Or, le paragraphe cité par le Comité concerne la recevabilité des griefs soulevés au titre de l’article 9 (par. 3), qui vise à protéger la liberté et la sécurité de la personne, et non au regard de l’article 14 (par. 3), qui vise à assurer, par diverses garanties, l’équité des procédures pénales (par. 6.5). En outre, dans la même affaire, le Comité avait jugé insuffisamment fondé et irrecevable un grief formulé en des termes analogues au titre de l’article 14 (par. 6.6). Premièrement, je doute que l’on puisse, par une analogie générale, appliquer, mutatis mutandis, à la matière administrative les garanties d’un procès équitable prévues en matière pénale. En outre, de mon point de vue, l’auteur n’a pas étayé la recevabilité du grief qu’il soulève au titre de l’article 14 (par. 3 e)), dans la mesure où il tire ce grief d’un droit absolu dont il jouirait d’appeler des témoins à comparaître, alors même qu’il est question ici d’une procédure administrative. Je serais convenu de la recevabilité du grief de l’auteur si celui-ci avait démontré que le fait que les témoins qu’il souhaitait appeler n’aient pas pu déposer directement devant le tribunal lui avait causé un préjudice ou l’avait pénalisé, ou s’il avait été empêché d’interroger les témoins appelés par le procureur.

Fond

5.Ensuite, pour déterminer s’il y avait eu violation, le Comité s’est écarté de son approche habituelle. Il estime normalement qu’en principe il appartient aux juridictions des États parties d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée, sauf s’il peut être établi que cette appréciation a été manifestement arbitraire ou a représenté un déni de justice, ou si le tribunal a manqué à son obligation d’indépendance et d’impartialité. Au paragraphe 34 de son observation générale no 32, le Comité a déclaré que c’était essentiellement à la législation des États parties qu’il incombait de déterminer la recevabilité des éléments de preuve et les modalités d’appréciation de ceux-ci par les tribunaux des États parties. En l’espèce, le Comité, assumant le rôle de quatrième instance, a estimé qu’un État partie ne pouvait s’acquitter de son obligation de veiller à ce que les témoins utiles à la défense soient entendus en faisant simplement valoir que les déclarations des témoins avaient été introduites dans les minutes du procès, cela étant contraire au principe de l’égalité des armes (par. 10.8). Or, l’affaire citée par le Comité pour étayer cette constatation de vaste portée est sans rapport, ou presque, avec la présente affaire : la première est une affaire pénale concernant des accusations d’une extrême gravité et de graves violations du droit à un procès équitable au regard de l’article 14, tandis que la seconde concerne une procédure administrative. Il convient de noter, du reste, que le Comité ne précise pas expressément si la prétendue violation en cause était un cas d’arbitraire, de déni de justice ou de partialité de la part des tribunaux .

6.Compte tenu des informations dont le Comité est saisi en l’espèce, j’estime que l’auteur n’a pas démontré que le « biais » ou « l’inégalité de moyens » présumés avaient donné un caractère arbitraire à l’appréciation des preuves, ou avaient représenté un déni de justice. Le Comité aurait dû déclarer que le grief soulevé au titre de l’article 14 (par. 3 e)) n’avait pas été suffisamment étayé ou, à défaut, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 14 (par. 3 e)).