Nations Unies

CCPR/C/136/D/2808/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

8 décembre 2022

Original : français

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2808/2016*,**

Communication présentée par :

Mohamed Djaou (représenté par un conseil de la Fondation Alkarama)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur et Tewfik Djaou (fils de l’auteur)

État partie :

Algérie

Date de la communication :

26 juin 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 14 septembre 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

24 octobre 2022

Objet :

Disparition forcée

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Droit à un recours utile ; peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant ; liberté et sécurité de la personne ; dignité humaine ; reconnaissance de la personnalité juridique

Article(s) du Pacte :

2 (par. 2 et 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10, 16, 19 et 23 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2)

1.L’auteur de la communication est Mohamed Djaou, né le 28 septembre 1936, de nationalité algérienne. Il fait valoir que son fils, Tewfik Djaou, né le 22 octobre 1962, également de nationalité algérienne, est victime d’une disparition forcée imputable à l’État partie, en violation des articles 6, 7, 9, 10, 16 et 23 (par. 1) du Pacte, ainsi que de l’article 2 (par. 3), lu seul et conjointement avec les articles 6, 7, 9, 10, 16 et 23 (par. 1). L’auteur soutient par ailleurs être lui-même victime d’une violation de ses droits au titre de l’article 2 (par. 3), de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), et de l’article 23 (par. 1) du Pacte. L’auteur fait aussi valoir une violation de l’article 2 (par. 2), lu conjointement avec les articles 2 (par. 3) et 19 du Pacte. Le Pacte et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour l’État partie le 12 décembre 1989. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est un officier de police à la retraite, ainsi qu’un ancien combattant de l’Armée de libération nationale, créée en 1954 afin de lutter pour l’indépendance de l’Algérie. En raison de ses compétences, le Département du renseignement et de la sécurité algérien lui a demandé à de nombreuses reprises de s’engager à la tête d’une milice armée à Constantine, afin de lutter contre les groupes islamistes armés. À cet effet, il a souvent été convoqué à la caserne de Bellevue, où les officiers du Département ont tenté de le convaincre. Toutefois, devant son refus, ceux-ci l’ont qualifié de traître, insulté et menacé de représailles. Quelques semaines après sa dernière convocation à la caserne, les officiers ont mis leurs menaces à exécution en enlevant son fils.

2.2En effet, le 29 octobre 1997, Tewfik Djaou − qui exerçait la profession de bijoutier et possédait un commerce à Constantine − se trouvait dans sa bijouterie avec son frère Farid, lorsqu’aux alentours de 9 heures du matin, des agents armés du Département du renseignement et de la sécurité, certains en tenue civile et d’autres en uniforme, sont arrivés sur les lieux à bord de plusieurs véhicules, dont quelques-uns de couleur blanche habituellement utilisés par les services d’intervention du Département. En plus des deux frères, sept employés se trouvaient sur les lieux.

2.3Les militaires étaient venus en grand nombre − plusieurs dizaines − et ont fermé la rue à la circulation. Seuls trois d’entre eux sont entrés et ont fouillé la bijouterie avant de s’emparer de la totalité des bijoux exposés en vitrine. Ils ont ensuite demandé à Tewfik Djaou d’ouvrir le coffre-fort avant d’en vider le contenu. Après avoir placé les bijoux et l’argent dans des sacs, les militaires ont menotté Tewfik Djaou et l’ont introduit de force dans le coffre de l’un des véhicules pour l’emmener vers une destination inconnue. Depuis ce jour, ses proches ne l’ont plus jamais revu.

2.4Immédiatement après la nouvelle de l’arrestation de son fils, l’auteur − ayant compris que les services du Département du renseignement et de la sécurité avaient mis leurs menaces à exécution − s’est rendu à la caserne de Bellevue pour demander à voir son fils. Les agents présents l’ont renvoyé en lui disant que son fils n’était pas détenu dans les locaux de la caserne. L’auteur est alors entré en contact avec l’un des agents qu’il connaissait depuis l’époque de la guerre de libération pour avoir été l’un de ses compagnons d’armes, mais celui-ci n’a pu lui fournir aucune information puisqu’il était en congé au moment des faits.

2.5Ce n’est qu’en janvier 1998 que l’auteur a été informé − par une personne récemment libérée par le Département du renseignement et de la sécurité de la caserne de Bellevue − que son fils s’y trouvait encore au jour de la libération de cette personne. L’auteur s’est de nouveau rendu à la caserne, espérant obtenir des nouvelles de son fils, mais une nouvelle fois, il a été renvoyé par les agents du poste de garde. Il s’est également rendu dans d’autres casernes de l’armée où il pensait que son fils avait pu être transféré, mais sans résultat.

2.6En mai 1998, une deuxième personne libérée a pris l’initiative d’informer l’auteur qu’elle avait été détenue avec son fils à la caserne de Bellevue, que celui-ci était toujours en vie au moment de sa libération, mais qu’il avait cependant été sévèrement torturé. Ce témoin a indiqué que Tewfik Djaou avait été soumis à des interrogatoires au cours desquels il avait été violemment battu et électrocuté. Il lui a également indiqué que, durant l’hiver, Tewfik Djaou était régulièrement sorti dans la cour de la caserne, complètement nu et attaché sous une gouttière dans le froid glacial. Depuis ce dernier témoignage, l’auteur n’a plus eu aucune information sur le sort de son fils, dont les autorités ont continué à nier la détention.

2.7À une date non précisée, l’auteur a saisi le Procureur de la République de Constantine, territorialement compétent, mais celui-ci a refusé d’enregistrer sa plainte. Il a également saisi le Procureur militaire en précisant que son fils avait été arrêté par l’armée et détenu − selon plusieurs témoignages − à la caserne de Bellevue, dirigée par les services du Département du renseignement et de la sécurité. De nouveau, il s’est vu opposer une fin de non-recevoir.

2.8Pour sa part, l’épouse de Tewfik Djaou a tenté d’effectuer des démarches auprès des mêmes autorités judiciaires, sans plus de succès. Vivant une situation particulièrement difficile, y compris du fait qu’elle ne pouvait légalement pas être la tutrice de ses enfants mineurs, l’épouse de Tewfik Djaou a engagé des démarches administratives en 2006 pour que soit reconnue sa disparition et soit ainsi rédigé un acte de décès lui permettant d’obtenir la tutelle légale de ses enfants. Le 22 juillet 2006, un constat de disparition a été établi par les services du Dark Al Watani (gendarmerie nationale) à sa demande, attestant que la victime avait disparu depuis le 29 octobre 1997 et indiquant qu’une enquête aurait été ouverte, mais serait restée sans résultat. En réalité, aucune enquête n’a été effectuée. En effet, ni les sept témoins présents lors de l’enlèvement, ni le frère de la victime, ni la partie civile n’ont été convoqués pour être entendus dans le cadre de cette prétendue enquête. Il est donc clair que l’État partie, bien qu’il ait délivré une telle attestation, n’a effectué aucune enquête pour tirer au clair les circonstances entourant la disparition de Tewfik Djaou.

2.9Le 11 décembre 2007, l’auteur a soumis le cas de son fils au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires. Malgré la saisine des autorités algériennes par le Groupe de travail, celles-ci n’ont jamais répondu.

2.10L’auteur souligne qu’il lui est aujourd’hui légalement impossible de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Les recours internes, qui avaient été inutiles et inefficaces, sont désormais devenus indisponibles. La Charte pour la paix et la réconciliation nationale dispose que « nul, en Algérie ou à l’étranger, n’est habilité à utiliser ou à instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de tous ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international » et rejette « toute allégation visant à faire endosser par l’État la responsabilité d’un phénomène délibéré de disparition ». La Charte indique en outre que « les actes répréhensibles d’agents de l’État, qui ont été sanctionnés par la justice chaque fois qu’ils ont été établis, ne sauraient servir de prétexte pour jeter le discrédit sur l’ensemble des forces de l’ordre qui ont accompli leur devoir, avec l’appui des citoyens et au service de la Patrie ».

2.11Selon l’auteur, l’ordonnance no 06-01 interdit sous peine de poursuites pénales le recours à la justice, ce qui, de fait, dispense les victimes de la nécessité d’épuiser les voies de recours internes. Cette ordonnance interdit en effet toute plainte pour disparition ou autre crime, son article 45 disposant qu’« [a]ucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des institutions de la République algérienne démocratique et populaire ». En vertu de cette disposition, toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente. De plus, l’article 46 de la même ordonnance prévoit ce qui suit :

Est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d’une amende de 250 000 à 500 000 [dinars algériens], quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. Les poursuites pénales sont engagées d’office par le ministère public. En cas de récidive, la peine prévue au présent article est portée au double.

2.12L’auteur ajoute que cette loi amnistie de fait les crimes commis durant la décennie passée, y compris les crimes les plus graves comme les disparitions forcées. Elle interdit aussi, sous peine d’emprisonnement, le recours à la justice pour faire la lumière sur le sort des victimes. Les autorités algériennes, y compris judiciaires, refusent manifestement d’établir la responsabilité des services de sécurité, dont les agents seraient coupables de la disparition forcée de Tewfik Djaou. Ce refus fait obstacle à l’efficacité des recours exercés par sa famille.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur allègue que son fils est victime d’une disparition forcée due aux agissements d’agents des forces de sécurité algériennes, et donc imputable à l’État partie, conformément à la définition des disparitions forcées donnée à l’article 7 (par. 2 i)) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale et à l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Il affirme qu’en dépit du fait qu’aucune disposition du Pacte ne fait expressément mention des disparitions forcées, la pratique d’une disparition forcée implique des violations du droit à la vie, du droit de ne pas être soumis à la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et du droit à la liberté et à la sécurité de la personne. En l’espèce, l’auteur invoque des violations par l’État partie des droits de Tewfik Djaou au titre des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1), 16 et 23 (par. 1), ainsi que de ses propres droits contenus dans les articles 2 (par. 3), 7 et 23 (par. 1) du Pacte.

3.2L’auteur rappelle le caractère suprême du droit à la vie et l’obligation de l’État partie de s’abstenir de priver arbitrairement un individu de son droit à la vie, ainsi que de prévenir et de punir tout acte impliquant une violation de l’article 6 du Pacte, y compris lorsque l’auteur ou les auteurs de tels actes sont des agents de l’État. Il rappelle également l’obligation de l’État partie de protéger la vie des personnes en détention et d’enquêter sur tout cas de disparition. De ce fait, l’absence d’enquête peut constituer en soi un manquement à l’article 6, y compris dans les cas où la disparition n’est pas le fait d’agents de l’État. La disparition de Tewfik Djaou a fait suite au refus de l’auteur de rejoindre les milices algériennes qui menaient des opérations sous le contrôle de l’État. Plus de dix-huit ans se sont écoulés depuis que les proches de Tewfik Djaou ont eu de ses nouvelles. Sa détention aurait dû faire l’objet d’une inscription sur des registres, conformément au Code de procédure pénale. Ces éléments, couplés à l’absence d’enquête, attestent des défaillances de l’État partie quant à ses obligations et constituent une violation de l’article 6 (par. 1), lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte, à l’égard de la personne disparue.

3.3L’auteur rappelle que le droit de ne pas être soumis à des actes de torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants est un droit absolu auquel il ne peut être dérogé. La détention au secret crée systématiquement un environnement propice à la pratique de la torture, dans la mesure où l’individu est soustrait à la protection de la loi. Selon la jurisprudence du Comité, cette pratique en elle-même peut constituer une violation de l’article 7 du Pacte. L’auteur affirme qu’en l’absence d’enregistrement ou de toute autre procédure qui aurait pu être portée à la connaissance de la famille, la détention de Tewfik Djaou revêt un caractère secret depuis plus de dix-huit ans. Durant cette période, sa famille n’a pas pu communiquer avec lui. L’impossibilité, inhérente à la détention au secret, de communiquer avec le monde extérieur représente pour le détenu une souffrance psychologique immense, assez grave pour entrer dans le champ d’application de l’article 7 du Pacte. En outre, d’après les témoignages de codétenus libérés par la suite, Tewfik Djaou aurait fait l’objet de sévères actes de torture durant son interrogatoire à la caserne du Département du renseignement et de la sécurité de Bellevue, à Constantine. Frappé, électrocuté, dénudé et exposé à des températures extrêmes, Tewfik Djaou aurait ainsi été soumis à des actes qui sont sans aucun doute constitutifs de torture. L’auteur affirme donc que celui-ci a été victime d’une violation de l’article 7 du Pacte.

3.4Concernant l’auteur et la famille de Tewfik Djaou, l’angoisse, la détresse et l’incertitude dues à la disparition, au déni des autorités et à l’absence d’enquête, subies pendant plus de dix-huit ans, constituent un traitement inhumain et, par conséquent, une violation de leurs droits contenus dans l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte.

3.5En ce qui concerne l’article 9 du Pacte, l’auteur allègue que son fils est victime de violations imputables à l’État partie : a) du paragraphe 1, du fait que Tewfik Djaou a été victime d’une privation arbitraire de liberté par des agents du Département du renseignement et de la sécurité relevant de l’armée algérienne ; b) du paragraphe 2, du fait que les agents ayant procédé à l’arrestation de Tewfik Djaou n’ont ni exposé les motifs de son arrestation ni présenté de mandat à cet effet, et qu’il n’a jamais reçu de notification officielle depuis son arrestation ; c) du paragraphe 3, du fait que Tewfik Djaou n’a été, à la suite de son arrestation, ni présenté à un magistrat compétent, ni jugé, ni libéré, et que les plus de dix-huit ans écoulés depuis son arrestation excèdent largement le délai maximal de douze jours de garde à vue prévu par le Code de procédure pénale en matière d’infractions liées au terrorisme ; et d) du paragraphe 4, du fait que Tewfik Djaou, soustrait au régime de la loi, n’a jamais pu contester la légalité de sa détention.

3.6Dans la mesure où Tewfik Djaou a fait l’objet de traitements cruels, inhumains ou dégradants, en violation de l’article 7 du Pacte, il a également été victime d’une violation de l’article 10 (par. 1), puisque les traitements cruels, inhumains ou dégradants sont par nature incompatibles avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. La détention au secret est de nature à causer au détenu des souffrances suffisamment graves pour être qualifiées d’actes de torture, mais favorise également la pratique d’actes inhumains.

3.7L’auteur allègue également que la détention au secret de Tewfik Djaou constitue une violation imputable à l’État partie de l’article 16 du Pacte. Il renvoie à cet effet aux observations finales du Comité sur le deuxième rapport périodique de l’Algérie au titre de l’article 40 du Pacte, dans lesquelles le Comité a établi que les personnes disparues toujours en vie et détenues au secret voyaient leur droit à la reconnaissance de leur personnalité juridique, tel que consacré par l’article 16 du Pacte, violé.

3.8Rappelant que l’article 23 (par. 1) du Pacte prévoit le droit à la protection de la famille, l’auteur soutient que la disparition de Tewfik Djaou a privé sa famille d’un fils, d’un père et d’un époux, et constitue par là même une violation dudit article à l’égard de Tewfik Djaou ainsi qu’à l’égard de l’auteur et de ses proches.

3.9L’auteur rappelle que l’article 2 (par. 3) du Pacte garantit l’accès à des voies de recours effectives pour toute personne alléguant une violation de l’un de ses droits protégés par le Pacte. Tewfik Djaou, victime d’une disparition forcée, est de faitdans l’impossibilité d’exercer une quelconque voie de recours. En s’appuyant sur la jurisprudence du Comité, l’auteur rappelle l’obligation de l’État partie de mener des enquêtes sur les violations alléguées de droits humains ainsi que de poursuivre les responsables présumés et de les punir, et estime que l’absence de réaction des autorités algériennes aux requêtes de l’auteur et des proches de la victime est constitutive d’un manquement de l’État partie aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 2 du Pacte. L’ordonnance no 06-01, et plus particulièrement son article 45, constitue un manquement à l’obligation de l’État partie d’assurer un recours effectif. En conséquence, l’auteur demande au Comité de reconnaître une violation des droits de Tewfik Djaou contenus dans l’article 2 (par. 3), lu seul et conjointement avec les articles 6, 7, 9, 10, 16 et 23 du Pacte.

3.10L’auteur demande en premier lieu au Comité de reconnaître la violation des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1), 16 et 23 (par. 1) du Pacte, ainsi que de l’article 2 (par. 3) lu conjointement avec les articles 6, 7, 9, 10, 16 et 23 à l’égard de Tewfik Djaou. En deuxième lieu, il lui demande de reconnaître la violation des articles 2 (par. 3), 7 − lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) − et 23 (par. 1) du Pacte à son égard. L’auteur demande en outre au Comité de prier l’État partie : a) de remettre en liberté Tewfik Djaou si ce dernier est toujours en vie ; b) de lui assurer un recours utile en menant une enquête approfondie et diligente sur la disparition forcée de son fils et de l’informer des résultats de l’enquête ; c) d’engager des poursuites pénales contre les responsables présumés de la disparition de Tewfik Djaou, de les traduire en justice et de les punir conformément aux engagements internationaux de l’État partie ; et d) d’indemniser de manière appropriée l’auteur et les ayants droit de Tewfik Djaou pour les violations subies.

Observations de l’État partie

4.1Le 10 novembre 2016, l’État partie a invité le Comité à se référer au Mémorandum de référence du Gouvernement algérien sur le traitement de la question des disparitions à la lumière de la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, contestant la recevabilité devant le Comité des communications en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale.

4.2Le 12 septembre 2022, l’État partie a réitéré sa référence au Mémorandum et indiqué que toutes les mesures avaient été prises au niveau national pour enquêter. En ce sens, l’État partie affirme qu’à la suite de la disparition de Tewfik Djaou, la police a ouvert une enquête et est entrée en contact avec son frère, qui aurait déclaré que des individus armés étaient venus à la bijouterie où travaillait Tewfik Djaou, affirmant qu’ils étaient membres des services de sécurité algériens et, après s’être emparés de tous les bijoux, avaient emmené Tewfik Djaou vers une destination inconnue. Selon l’État partie, le juge a ordonné une enquête contre inconnu, et le frère de Tewfik Djaou a réitéré devant le juge ce qu’il avait déclaré devant la police. L’État partie estime donc qu’il n’y a aucun élément probant et que la communication devant le Comité doit être déclarée irrecevable.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 15 mars 2017, l’auteur a soumis des commentaires sur les observations de l’État partie datées du 10 novembre 2016. Il souligneque ces observations sont inadaptées, car elles se réfèrent à un document type daté de juillet 2009 adressé au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, et non au Comité. Les observations de l’État partie ne font nullement mention des spécificités de l’affaire et n’apportent aucune réponse sur les circonstances particulières de la disparition de Tewfik Djaou.

5.2Selon l’auteur, la réponse de l’État partie remet en question son obligation de coopérer de bonne foi avec le Comité, devoir qui découle − comme le Comité l’a rappelé au paragraphe 15 de son observation générale no 33 (2008) − de l’application du principe de la bonne foi à l’observation de toutes les obligations conventionnelles.

5.3Le Comité, dans sa jurisprudence constante, a affirmé que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. L’auteur considère que l’adoption par l’État partie de la Charte ou celle d’un « mécanisme interne global de règlement » ne constituent pas des mesures suffisantes pour remplir ses obligations conventionnelles d’enquête, de poursuite et de réparation, et que ces mesures ne sauraient être valablement opposées au Comité, ni constituer une cause d’irrecevabilité d’une communication.

5.4Enfin, l’auteur considère que l’État partie enfreint son obligation générale découlant de l’article 2 (par. 2), lu conjointement avec les articles 2 (par. 3) et 19 du Pacte. En effet, la principale raison de l’inefficacité de tout recours au sein de l’État partie réside dans l’impossibilité légale pour l’auteur d’introduire un recours auprès des juridictions de l’État partie, au titre de l’article 45 de l’ordonnance no 06-01. Cette ordonnance a pour effet d’inscrire dans le cadre législatif de l’État partie cette impossibilité légale d’introduire un recours effectif en violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte, mais aussi de criminaliser, par son article 46, toute expression pacifique de ses doléances ou toute publicité à propos des faits allégués, en violation de son droit à la liberté d’expression consacré à l’article 19 du Pacte. Tant que les dispositions précitées de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale demeureront applicables, les familles de victimes n’auront aucun moyen légal de faire valoir leurs droits découlant de l’article 2 (par. 3) du Pacte, ni même de s’exprimer publiquement sur les violations dont leurs proches ont été victimes, au risque d’être l’objet d’une condamnation allant jusqu’à cinq années d’emprisonnement, et ce, en violation de l’article 19 du Pacte.

5.5Le 30 septembre 2022, l’auteur a exprimé son étonnement sur le fait que six années après sa réponse du 10 novembre 2016 − et pour la première fois sur des questions préliminaires − l’État partie invoquait une prétendue instruction qui aurait été ouverte par une juridiction locale et affirmait faussement que la famille de Tewfik Djaou y aurait été partie. L’auteur note en outre que l’État partie n’apporte aucune réponse sur le fond de l’affaire.

Défaut de coopération de l’État partie

6.Le Comité rappelle que le 10 novembre 2016, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication en faisant référence au Mémorandum de référence du Gouvernement algérien sur le traitement de la question des disparitions à la lumière de la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Le Comité ayant refusé que la recevabilité de la requête soit examinée séparément du fond, les 19 juillet et 20 septembre 2022, l’État partie a été invité à présenter ses observations sur le fond de la communication. Le Comité note que l’État partie a continué à contester la recevabilité de la communication sans d’ailleurs expliquer pourquoi il n’avait pas produit les nouveaux arguments au cours de ses observations du 10 novembre 2016 sur la recevabilité de la communication. En outre, l’État partie n’a pas formulé d’observations sur le fond, comme l’a pourtant demandé le Comité à deux reprises. Le Comité regrette l’absence de collaboration de l’État partie quant au partage de ses observations sur la présente plainte. Conformément à l’article 4 (par. 2) du Protocole facultatif, l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants, et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient s’y rapportant.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité note que la disparition a été signalée au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires. Toutefois, il rappelle que les procédures ou mécanismes extraconventionnels du Conseil des droits de l’homme ne relèvent généralement pas d’une procédure internationale d’enquête ou de règlement au sens de l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité estime que l’examen du cas de Tewfik Djaou par le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires ne rend pas la communication irrecevable en vertu de cette disposition.

7.3Le Comité prend note de ce que l’auteur affirme avoir épuisé toutes les voies de recours disponibles et que, pour contester la recevabilité de la communication, l’État partie se contente de renvoyer au Mémorandum de référence du Gouvernement algérien sur le traitement de la question des disparitions à la lumière de la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. À cet égard, le Comité rappelle qu’il a régulièrement exprimé sa préoccupation de ce qu’en dépit de ses demandes répétées, l’État partie continue de se référer systématiquement au document général type, dit « aide-mémoire », sans répondre spécifiquement aux allégations soumises par les auteurs des communications. En conséquence, le Comité a invité de manière urgente l’État partie à coopérer de bonne foi dans le cadre de la procédure de communications individuelles en cessant de se référer à l’« aide‑mémoire » et en répondant de manière individuelle et spécifique aux allégations des auteurs de communications.

7.4Le Comité rappelle ensuite que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits humains portées à l’attention de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit d’atteintes au droit à la vie, mais aussi celui de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder à son jugement et de prononcer une peine à son égard. En l’espèce, le Comité observe que l’auteur et l’épouse de Tewfik Djaou ont, à de nombreuses reprises, alerté les autorités compétentes sur la disparition forcée de ce dernier. Le Comité note l’affirmation de l’État partie sur l’ouverture d’une enquête, mais observe d’une part que ces affirmations sont contestées par l’auteur, qui affirme que la famille de Tewfik Djaou n’a jamais été convoquée dans le cadre d’une enquête, et d’autre part que l’État partie ne produit aucun document en soutien de ses déclarations sur l’ouverture d’une enquête. À supposer même qu’une telle enquête ait été ordonnée, le Comité note que l’État partie ne produit aucun élément de preuve quant à son ouverture ou à son déroulement. Le Comité considère que l’État partie n’a apporté aucun élément d’explication spécifique dans ses observations en réponse au cas de Tewfik Djaou qui pourrait permettre de conclure qu’un recours efficace et disponible serait ouvert, alors que l’ordonnance no 06-01 continue d’être appliquée, ayant pour effet de réduire le domaine d’application du Pacte, en dépit des recommandations du Comité concernant sa mise en conformité avec le Pacte. Dans ces circonstances, le Comité estime que rien ne s’oppose à ce qu’il examine la communication conformément à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

7.5Par ailleurs, dans la mesure où il peut y avoir abus du droit de plainte si une communication est soumise cinq ans après l’épuisement des recours internes par son auteur − et même si l’État partie ne l’a pas soulevé en l’espèce −, le Comité rappelle le caractère continu d’une disparition forcée, qui implique une obligation d’enquête elle-même continue, ce qui dans le cas d’espèce est annihilé par l’ordonnance nº 06-01 et ses effets. Le Comité considère donc que, dans les circonstances de l’espèce, et en particulier étant donné que l’ordonnance no 06-01 rend impossible tout recours veillant à demander une enquête sur la disparition de Tewfik Djaou, la présente communication ne constitue pas un abus de droit.

7.6Le Comité note que l’auteur affirme que l’État partie ne s’est pas acquitté des obligations lui incombant au titre de l’article 2 (par. 2) du Pacte, lu conjointement avec les articles 2 (par. 3) et 19, puisqu’en adoptant l’ordonnance no 06-01, l’État partie aurait pris une mesure d’ordre législatif privant d’effets le droit d’avoir accès à un recours effectif contre des violations des droits humains, en violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte, en criminalisant, en outre, toute expression pacifique ou toute publicité à propos des faits allégués, en violation du droit à la liberté d’expression de l’auteur consacré à l’article 19 du Pacte. En l’espèce, le Comité estime que l’auteur n’a pas fourni de renseignements suffisants pour expliquer en quoi l’ordonnance no 06-01 lui avait été appliquée effectivement sous l’angle de l’article 19 du Pacte. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle les dispositions de l’article 2 ne sauraient être invoquées conjointement avec d’autres dispositions du Pacte dans une communication présentée en vertu du Protocole facultatif, sauf lorsque le manquement de l’État partie aux obligations que lui impose l’article 2 est la cause immédiate d’une violation distincte du Pacte touchant directement la personne qui se dit lésée. Le Comité considère par conséquent que ces griefs n’ont pas été suffisamment étayés et les déclare donc irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.7Le Comité note que l’auteur a également soulevé une violation distincte de l’article 2 (par. 3) du Pacte à l’égard de Tewfik Djaou et à son égard. Rappelant sa jurisprudence selon laquelle les dispositions de l’article 2 énoncent des obligations générales à la charge des États parties et ne sauraient par elles-mêmes fonder un grief distinct au regard du Protocole facultatif du fait qu’elles ne peuvent être invoquées que conjointement avec d’autres articles substantiels du Pacte, le Comité considère que le grief de l’auteur au titre de l’article 2 (par. 3) du Pacte, invoqué de manière séparée, est irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

7.8Le Comité estime en revanche que l’auteur a suffisamment étayé ses autres allégations aux fins de la recevabilité, et procède donc à l’examen au fond des griefs formulés au titre des articles 6, 7, 9, 10, 16 et 23 (par. 1) du Pacte, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3) à l’égard de Tewfik Djaou et de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), ainsi que de l’article 23 (par. 1) du Pacte à l’égard de l’auteur.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2Le Comité note que l’État partie s’est contenté de faire référence à ses observations collectives et générales qui avaient été transmises antérieurement au Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires et au Comité en lien avec d’autres communications, afin de confirmer sa position selon laquelle de telles affaires ont déjà été réglées dans le cadre de la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’État partie ne saurait opposer les dispositions de ladite charte à des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. En l’absence d’inclusion des modifications recommandées par le Comité, l’ordonnance no 06-01 contribue dans le cas présent à l’impunité et ne peut donc, en l’état, être jugée compatible avec les dispositions du Pacte.

8.3Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur sur le fond et rappelle sa jurisprudence selon laquelle la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que, souvent, seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Conformément à l’article 4 (par. 2) du Protocole facultatif, l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants, et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence d’explications de la part de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteur, dès lors que ces dernières sont suffisamment étayées.

8.4Le Comité rappelle que, si l’expression « disparition forcée » n’apparaît expressément dans aucun article du Pacte, la disparition forcée constitue un ensemble unique et intégré d’actes représentant une violation continue de plusieurs droits consacrés par cet instrument, tels que le droit à la vie, le droit de ne pas être soumis à la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et le droit à la liberté et à la sécurité de la personne.

8.5Le Comité note que Tewfik Djaou a été vu pour la dernière fois en mai 1998, par un codétenu, alors qu’il était détenu à la caserne de Bellevue. Il prend note du fait que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de déterminer ce qu’il est advenu de Tewfik Djaou et n’a même jamais confirmé sa détention. Le Comité rappelle que, dans le cas des disparitions forcées, le fait de priver une personne de liberté, puis de refuser de reconnaître cette privation de liberté ou de dissimuler le sort réservé à la personne disparue revient à soustraire cette personne à la protection de la loi et fait peser sur sa vie un risque constant et grave, dont l’État est responsable. En l’espèce, le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément susceptible de démontrer qu’il s’était acquitté de son obligation de protéger la vie de Tewfik Djaou. En conséquence, il conclut que l’État partie a failli à son obligation de protéger la vie de Tewfik Djaou, en violation de l’article 6 (par. 1) du Pacte.

8.6Le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note en l’espèce qu’après avoir eu des nouvelles, trois mois puis sept mois après l’arrestation de Tewfik Djaou, quand des personnes arrêtées et détenues à la caserne de Bellevue, à Constantine, lui ont confirmé que Tewfik Djaou était détenu au même endroit, l’auteur n’a plus jamais eu la moindre information − officielle ou non − sur son sort ou lieu de détention, malgré diverses tentatives de visite dans les lieux de détention où il aurait pu être détenu et malgré plusieurs requêtes successives présentées aux autorités. Le Comité estime donc que Tewfik Djaou, disparu le 29 octobre 1997, serait potentiellement toujours détenu au secret par les autorités algériennes. En l’absence de toute explication de la part de l’État partie, le Comité considère que cette disparition constitue une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de Tewfik Djaou.

8.7Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation de l’article 10 du Pacte.

8.8En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 9 du Pacte, le Comité prend note des allégations de l’auteur selon lesquelles Tewfik Djaou a été arrêté arbitrairement, sans mandat, et n’a été ni inculpé ni présenté devant une autorité judiciaire auprès de laquelle il aurait pu contester la légalité de sa détention. L’État partie n’ayant communiqué aucune information à ce sujet, le Comité considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur. Le Comité conclut donc à une violation de l’article 9 du Pacte à l’égard de Tewfik Djaou.

8.9Le Comité est d’avis que la soustraction délibérée d’une personne à la protection de la loi constitue un déni du droit de cette personne à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en particulier si les efforts déployés par ses proches pour exercer leur droit à un recours effectif ont été systématiquement entravés. Dans le cas présent, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucune explication sur le sort de Tewfik Djaou, ni sur le lieu où il se trouverait, en dépit des démarches de ses proches et du fait que Tewfik Djaou était entre les mains des autorités de l’État partie lors de sa dernière apparition. Le Comité conclut que la disparition forcée de Tewfik Djaou depuis vingt-cinq ans a soustrait celui-ci à la protection de la loi et l’a privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.

8.10Le Comité prend acte également de l’angoisse et de la détresse que la disparition de Tewfik Djaou, depuis vingt-cinq ans, a causées à l’auteur et à sa famille. Il considère à cet égard que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteur.

8.11Au vu de ce qui précède, le Comité n’examinera pas séparément les griefs tirés de la violation de l’article 23 (par. 1) du Pacte.

8.12L’auteur invoque également l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec les articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir à toute personne des recours accessibles, utiles et exécutoires pour faire valoir les droits garantis par le Pacte. Le Comité rappelle qu’il attache de l’importance à la mise en place, par les États parties, de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits garantis par le Pacte. Il rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte.

8.13En l’espèce, l’auteur et l’épouse de Tewfik Djaou ont alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes de la disparition de celui-ci sans que l’État partie procède à une enquête sur cette disparition, et sans que l’auteur soit informé du sort de Tewfik Djaou. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 continue de priver Tewfik Djaou et l’auteur de tout accès à un recours utile, puisque cette ordonnance interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées. Le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec les articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte, à l’égard de Tewfik Djaou, et de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec l’article 7 du Pacte, à l’égard de l’auteur.

9.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie des articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3), à l’égard de Tewfik Djaou. Il constate en outre une violation par l’État partie de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), à l’égard de l’auteur.

10.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés. En l’espèce, l’État partie est tenu : a) de mener une enquête rapide, efficace, exhaustive, indépendante, impartiale et transparente sur la disparition de Tewfik Djaou et de fournir à l’auteur des informations détaillées quant aux résultats de cette enquête ; b) de libérer immédiatement Tewfik Djaou s’il est toujours détenu au secret ; c) dans l’éventualité où Tewfik Djaou serait décédé, de restituer sa dépouille à sa famille dans le respect de la dignité, conformément aux normes et aux traditions culturelles des victimes ; d) de poursuivre, de juger et de punir les responsables des violations commises avec des sanctions proportionnées à la gravité des violations ; et e) de fournir à l’auteur ainsi qu’à Tewfik Djaou, s’il est en vie, ou à ses ayants droit, une indemnité adéquate. Il est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues se reproduisent à l’avenir. L’État partie est tenu de veiller à ne pas entraver le droit à un recours utile pour les victimes de violations graves telles que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. À cet effet, l’État partie devrait revoir sa législation en fonction de l’obligation qui lui est faite à l’article 2 (par. 2) du Pacte, et en particulier abroger les dispositions de l’ordonnance no 06-01 qui sont incompatibles avec le Pacte, afin que les droits consacrés par le Pacte puissent être pleinement exercés dans l’État partie.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.