Nations Unies

CCPR/C/132/D/2844/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

23 mai 2023

Français

Original : espagnol

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2844/2016 * , ** , ***

Communication soumise par :

Baltasar Garzón (représenté par Helen Duffy)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Espagne

Date de la communication :

31 janvier 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 92 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 1er novembre 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

13 juillet 2021

Objet :

Engagement de poursuites contre un juge pour prévarication

Question(s) de procédure :

Qualité de victime ; compétence ratione temporis ; compétence ratione materiae ; autre instance internationale d’enquête ; épuisement des recours internes ; fondement des griefs

Question(s) de fond :

Procédure régulière/procès équitable ; présomption d’innocence ; droit de faire réexaminer la déclaration de culpabilité et la condamnation ; nullum crimen sine lege  ; immixtion illégale ; discrimination

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 14 (par. 1, 2, 3 et 5), 15, 17, 19 et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

1, 2, 3, 5 (par. 2 a) et b))

1.1L’auteur de la communication est Baltasar Garzón, de nationalité espagnole, né en 1955. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 2 (par. 3), 14 (par. 1, 2, 3 et 5), 15, 17, 19 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 25 avril 1985. L’auteur est représenté par une avocate.

1.2L’auteur a exercé la fonction de juge dans l’État partie pendant trente et un ans, dont vingt-deux ans en tant que magistrat titulaire de la chambre centrale d’instruction no 5 de l’Audiencia Nacional. En cette qualité, il a été chargé des enquêtes dans deux affaires qui ont eu un grand retentissement politique au niveau national, à savoir une affaire de crimes contre l’humanité commis sous la dictature franquiste (« affaire Franquisme ») et une affaire de corruption au sein du parti politique Partido Popular (« affaire Gürtel »). Comme suite à ses enquêtes dans les deux affaires, plusieurs des personnes et entités visées ont porté plainte contre lui pour prévarication. L’auteur affirme qu’il a été victime de persécution et de représailles pour avoir instruit ces deux affaires. Il soutient que les tribunaux qui l’ont jugé ont manqué d’impartialité, en violation de l’article 14 (par. 1) du Pacte ; que le droit à la présomption d’innocence que lui reconnaît l’article 14 (par. 2) du Pacte a été violé parce qu’il a été suspendu de ses fonctions en raison des accusations portées contre lui dans l’affaire Franquisme, avant que sa culpabilité ne soit établie ; que le Tribunal suprême lui a refusé la possibilité de produire des éléments de preuve d’une grande pertinence, en violation de l’article 14 (par. 3) du Pacte ; et qu’il n’a pas eu la possibilité de faire appel de sa condamnation dans l’affaire Gürtel, en violation de l’article 14 (par. 5) du Pacte, puisqu’il a été jugé par le Tribunal suprême en raison de sa qualité de bénéficiaire d’une immunité. Il affirme avoir été poursuivi deux fois pour l’infraction de prévarication sur la base d’une interprétation de cette infraction qui s’écartait radicalement de la jurisprudence du Tribunal suprême, en violationde l’article 15 du Pacte. Il affirme également que les poursuites pénales dont il a fait l’objet, sa suspension en tant que juge et sa condamnation dans l’affaire Gürtel ont constitué des violations des articles 17, 19 et 26 du Pacte. Enfin, il soutient qu’il n’a pas disposé d’un recours utile qui aurait permis de remédier aux violations qu’il dénonce dans sa communication et d’interrompre les procédures engagées contre lui, ce qui constitue une violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte.

1.3Le 4 avril 2018, le Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, agissant au nom du Comité, a décidé d’examiner la question de la recevabilité de la communication séparément du fond.

1.4Le 31 octobre 2019, le Comité, agissant en vertu de l’article 101 (par. 1) de son règlement intérieur, a déclaré la communication recevable. Il a considéré que l’auteur avait suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, ses griefs concernant : a) le caractère arbitraire de la procédure pénale engagée contre lui du fait de son travail judiciaire dans les affaires Franquisme et Gürtel ; b) le manque d’impartialité des juges qui l’ont déclaré coupable dans l’affaire Gürtel et qui avaient instruit le dossier et adopté les décisions concluant à l’existence d’indices de prévarication ; c) la non-récusation de quatre des juges dans l’affaire Franquisme, décidée par les juges concernés eux-mêmes ; d) sa condamnation par le Tribunal suprême sans possibilité d’appel ; e) sa condamnation sur la base d’une interprétation imprévisible de l’infraction pénale de prévarication dans l’affaire Gürtel. Le Comité a demandé aux parties de soumettre des informations sur le fond des griefs tirés des articles 14 (par. 1 et 5) et 15 du Pacte.

Observations de l’État partie sur le fond

2.1Dans ses observations du 31 juillet 2020, l’État partie répète les arguments selon lesquels la communicationest irrecevable au motif que les griefs soulevés ont été examinés par la Cour européenne des droits de l’homme.

2.2Sur le fond, l’État partie indique que dans la procédure concernant l’affaire Franquisme comme dans celle concernant l’affaire Gürtel, l’auteur a demandé la récusation de cinq des magistrats de chaque chambre au motif que ceux-ci avaient pris part à l’instruction ; les deux demandes de récusation ont été acceptées par une chambre spéciale du Tribunal suprême créée à cet effet et les juges récusés ont été dessaisis des affaires.

2.3En ce qui concerne le grief que l’auteur tire de l’article 15 du Pacte, l’État partie note que ce n’est pas l’interprétation de l’infraction de prévarication prévue à l’article 446 du Code pénal qui est en cause, mais plutôt l’application faite par l’auteur de l’article 51 (par. 2) de la loi portant organisation générale du système pénitentiaire pour fonder sa décision d’ordonner l’interception des communications entre accusés et avocats dans l’affaire Gürtel. Ledit article dispose ce qui suit :

Les communications des détenus avec l’avocat défenseur ou avec l’avocat qui a été expressément appelé dans une affaire pénale, ainsi qu’avec les avoués qui les représentent, se déroulent dans des locaux appropriés et ne peuvent être suspendues ou interceptées, sauf sur ordre de l’autorité judiciaire et dans les cas de terrorisme.

2.4L’État partie souligne que, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, depuis 1994, l’interprétation de l’article 51 (par. 2) de cette loi a été fixée par le Tribunal constitutionnel dans son arrêt 183/1994, du 20 juin 1994. Le Tribunal a estimé que les conditions énoncées à l’article 51 (par. 2) étaient cumulatives, c’est-à-dire que les interceptions ne pouvaient être justifiées que dans les cas de terrorisme et sur décision motivée de l’autorité judiciaire. Cette interprétation a également été suivie par le Tribunal suprême dans son arrêt du 6 mars 1995. Par conséquent, il existe depuis 1994 une interprétation claire et prévisible de ladite disposition. L’État partie soutient que l’auteur a sciemment appliqué cet article à une affaire qui ne concernait pas le terrorisme, sans motiver sa décision. Il rappelle que les deux ordonnances rendues par l’auteur les 19 février et 20 mars 2020 autorisaient l’enregistrement de toutes les communications orales entre les détenus et tout avocat, sans mentionner l’existence d’indices de faute pénale de la part des avocats concernés.

2.5En ce qui concerne le grief que l’auteur tire de l’article 14 (par. 5) du Pacte, qui se rapporte au jugement rendu contre l’auteur par la plus haute juridiction sans possibilité de réexamen de la déclaration de culpabilité et de la condamnation, l’État partie souligne que le fait que la deuxième chambre du Tribunal suprême soit compétente pour juger les affaires mettant en cause la responsabilité pénale des juges constitue une garantie dans le cas des personnes bénéficiant d’une immunité liée à leur statut. Comme l’a déclaré le Tribunal constitutionnel dans son arrêt 166/1993, « le privilège de juridiction contrebalance l’absence de double degré de juridiction qui, bien qu’elle soit l’une des garanties procédurales, doit être nuancée dans les cas où l’action publique est confiée directement à la juridiction suprême ». L’État partie soutient que l’article 14 (par. 5) du Pacte n’établit pas la nécessité de deux degrés de juridiction, mais celle d’un examen par une juridiction supérieure. Il rappelle que l’article 2 (par. 2) du Protocole no 7 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales prévoit que le droit à un examen par une juridiction supérieure ne s’applique pas pour des infractions mineures telles qu’elles sont définies par la loi ni lorsque l’intéressé a été déclaré coupable à la suite d’un recours ou lorsqu’il a été jugé en première instance par la plus haute juridiction. L’État partie souligne que le double degré de juridiction signifie qu’une juridiction supérieure examine la décision d’une juridiction inférieure et élimine le risque d’erreur judiciaire à l’égard d’une personne déclarée coupable, mais si l’intéressé est jugé en première instance par la plus haute juridiction, il ne peut y avoir de double degré étant donné qu’il n’existe pas de juridiction supérieure, de sorte que l’article 14 (par. 5) du Pacte ne s’applique pas. Il ajoute que l’impossibilité d’un double degré de juridiction dans le cas des personnes exerçant des fonctions publiques importantes, qui sont jugées par la juridiction la plus haute, est une réalité dans de nombreux États.

2.6En ce qui concerne le caractère prétendument arbitraire des procédures pénales engagées contre l’auteur, l’État partie considère que ce grief concerne l’appréciation des faits et des preuves et l’application du droit interne par les tribunaux nationaux.

2.7En ce qui concerne l’affaire Franquisme, l’État partie relève qu’il n’est pas contesté que l’auteur a rendu les décisions sur la base desquelles les poursuites pour prévarication ont été engagées et qu’en vertu de la législation espagnole, il n’était pas possible d’ouvrir une procédure pénale, comme l’a fait observer le ministère public dans son rapport du 29 janvier 2008. Ledit rapport indiquait que les faits dénoncés n’étaient pas imprescriptibles puisqu’ils ne pouvaient être qualifiés d’infractions de droit commun qu’au regard du Code pénal en vigueur à l’époque, et dans la mesure où la législation pénale ne pouvait être appliquée rétroactivement. Il indiquait également que les faits étaient couverts par la loi d’amnistie de 1977 étant donné qu’il s’agissait d’infractions de droit commun. Dans son arrêt du 27 février 2012, le Tribunal suprême a relevé que, dans son ordonnance du 16 octobre 2008, l’auteur, s’il n’avait pas qualifié les faits de crime contre l’humanité, les avait qualifiés d’« infraction continue de détention illégale, sans indication du lieu où se trouvait la victime, relevant de crimes contre l’humanité ». Selon le Tribunal suprême, par cette argumentation, l’auteur avait cherché à contourner les problèmes de rétroactivité, d’imprescriptibilité et d’interdiction de l’amnistie. Le Tribunal suprême a également souligné que les règles qui formaient le droit pénal international n’étaient pas en vigueur au moment de la commission des actes sur lesquels portait l’instruction menée par l’auteur. L’État partie relève également que l’auteur a considéré dans son ordonnance du 16 octobre 2008 que, compte tenu du caractère continu de l’infraction de détention illégale dans un lieu non révélé, ces infractions étaient imprescriptibles au regard du droit international, notamment de l’article premier de la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité et de l’article 8 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Cependant, cette infraction pénale n’était pas prévue en tant qu’infraction de détention illégale avec circonstances aggravantes au début de la période visée. Elle était prévue dans le Code pénal de 1928 puis a disparu en 1932, avant d’être réintroduite en 1944. L’État partie fait valoir en outre qu’il n’est pas logique d’affirmer qu’une personne détenue illégalement en 1936 et dont les restes n’ont pas été retrouvés en 2006 pourrait continuer d’être détenue au-delà du délai maximal de prescription prévu par le Code pénal, qui est de vingt ans. Il souligne que le droit des victimes à un recours effectif n’est opposable que pour les violations subies après l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie, conformément au principe de légalité.

2.8L’État partie fait valoir qu’il ne peut être établi que l’ouverture d’une procédure pénale contre l’auteur en raison de son action dans l’affaire Franquisme a été arbitraire, étant donné que les décisions de l’auteur soulevaient des questions fondamentales au regard de l’état de droit. Le jugement par lequel l’auteur a été acquitté dans cette affaire concluait que l’interprétation que l’auteur avait faite de la loi était erronée mais ne remplissait pas les critères caractérisant l’infraction de prévarication. L’État partie souligne que, dans la procédure contre l’auteur concernant l’affaire Franquisme, une distinction a été établie entre la phase d’instruction et celle de jugement, la récusation des juges qui avaient pris part à l’examen de questions liées à l’instruction a été approuvée et, finalement, le tribunal a acquitté l’auteur, sans qu’il soit possible de considérer qu’il y a eu arbitraire ou déni de justice du fait que l’auteur n’a pas bénéficié d’un non-lieu, étant donné que les décisions rendues par celui-ci étaient clairement contraires à la législation en vigueur et aux principes fondamentaux du droit, en particulier ceux relatifs à la prescription et à la non-rétroactivité. L’État partie ajoute qu’il continue de prendre des mesures visant à protéger les victimes de la guerre civile et de la dictature et à leur accorder réparation.

2.9En ce qui concerne l’affaire Gürtel, l’État partie soutient qu’il n’existe pas non plus d’arguments permettant de conclure à un défaut d’impartialité de la juridiction de jugement. Il rappelle que les juges qui avaient indirectement participé à l’instruction de l’affaire ont été récusés et que les arguments relatifs à l’interprétation de l’article 51 (par. 2) de la loi portant organisation générale du système pénitentiaire sont également applicables à cette affaire. Il fait observer que l’auteur n’a pas nié avoir rendu deux décisions autorisant l’interception de communications orales entre des détenus et leurs avocats, que ces décisions ne faisaient aucune mention d’actes criminels commis par les avocats et qu’elles s’appliquaient à tous les avocats en général. En conséquence, il ne peut être établi qu’il y a eu arbitraire ou déni de justice dans la procédure pénale visant l’auteur.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant le fond

3.1Dans ses commentaires du 12 octobre 2020, l’auteur affirme que les multiples procédures pénales engagées contre lui simultanément ont porté un coup d’arrêt à sa carrière judiciaire. Celles-ci avaient pour seul fondement l’interprétation qu’il avait faite de la loi dans l’exercice de ses fonctions judiciaires, et les seules preuves invoquées étaient les décisions de justice qu’il avait renduesdans les affaires qu’il avaitinstruites. L’auteur fait observer que l’État partie n’a rien nié de ce qui précède et que l’utilisation du droit pénal pour sanctionner ce qui est considéré comme une « erreur » dans l’interprétation de la loi constitue une atteinte à l’indépendance de la justice.

3.2L’auteur affirme que, comme le Comité lui-même l’a reconnu dans sa décision de recevabilité (par. 8.3), la simple décision d’engager des poursuites pénales contre un juge peut revêtir un caractère arbitraire au regard des normes du Pacte. Il fait valoir que si ce caractère arbitraire doit être clair et flagrant, les accusations pénales portées contre lui en raison d’interprétations raisonnables et motivées de la loi répondent assurément à ces critères. Contrairement à ce qu’affirme l’État partie, l’action du Comité dans la présente affaire ne peut pas être assimilée à un examen en quatrième instance et n’a aucun lien avec l’évaluation des preuves.

3.3L’auteur souligne la nécessité d’interdire que des juges fassent l’objet de procédures pénales pour avoir exercé leurs fonctions judiciaires de bonne foi, et rappelle que la possibilité pour les juges d’être soumis à des sanctions disciplinaires, voire pénales, en raison de la teneur de leurs décisions a été considérée comme « incompatible avec le principe de l’indépendance des juges ». L’interprétation de la loi est l’essence de la fonction judiciaire, même dans les affaires les plus controversées qui peuvent donner lieu à des interprétations différentes, comme les affaires Franquisme et Gürtel. Les divergences de critères, voire les erreurs judiciaires, ne peuvent entraîner des poursuites pénales contre les juges. Pour corriger d’éventuelles erreurs d’interprétation, il existe tout un système de recours judiciaires permettant à une autre juridiction de revoir le raisonnement du juge de première instance. L’auteur fait observer que les décisions qu’il avait rendues dans le cadre de l’affaire Franquisme ont ensuite fait l’objet d’un appel et ont été annulées, ce qui aurait dû mettre un terme à la procédure. Il reconnaît que, dans les cas extrêmes de conduite contraire à la déontologie, les juges peuvent faire l’objet d’une procédure disciplinaire. De même, l’engagement de poursuites contre un juge pourrait être acceptable dans les circonstances les plus exceptionnelles et dans le strict respect des garanties d’un procès équitable, y compris le droit de faire appel. Toutefois, en l’espèce, l’État partie n’explique pas en quoi il était nécessaire ou justifié d’engager une procédure pénale. Comme le souligne la lettre ouverte de 80 organisations non gouvernementales nationales et internationales de défense des droits de l’homme, « la concomitance de ces trois affaires différentes [Franquisme, Gürtel et Santander] et l’origine des plaignants sont des preuves de la persécution dont est victime [l’auteur] ».

3.4L’auteur fait observer que l’accusation de prévarication dans l’affaire Franquisme reposait sur la décision raisonnable et motivée qu’il avait rendue, dans laquelle il faisait une interprétation harmonisée de la notion de crime contre l’humanité au regard du droit espagnol et du droit international des droits de l’homme. Étant donné la réaction profondément critique qu’a suscité l’adoption de la loi d’amnistie espagnole au niveau international et l’inaction de l’État partie s’agissant d’enquêter sur les crimes commis sous le régime franquiste et de poursuivre leurs auteurs, l’argument de l’État partie tendant à justifier la procédure engagée contre l’auteur par l’interprétation erronée que celui-ci aurait faite de la loi applicable à des crimes d’une telle gravité n’est guère crédible. L’auteur souligne que son interprétation a été validée et appliquée par d’autres juges et autorités de droit international, ce qui montre qu’il s’agissait, à tout le moins, d’une position défendable. En témoignent notamment les opinions dissidentes émises par trois des magistrats de la juridiction de jugement, qui ont estimé que l’interprétation de l’auteur était correcte. L’auteur affirme que la procédure engagée contre lui dans l’affaire Franquisme n’avait pas lieu d’être puisqu’il n’existait pas de commencement de preuve d’une activité criminelle. L’ouverture de poursuites pénales contre lui, même si elles ont débouché sur un acquittement, a eu des répercussions profondes sur sa réputation et sa carrière et un effet particulièrement dissuasif sur les autres juges et sur les victimes de la dictature. L’auteur ajoute que les progrès réalisés dans le domaine de la mémoire historique sont contestables et, en tout état de cause, sans rapport avec la présente affaire. Pour toutes ces raisons, l’auteur affirme que l’ouverture de poursuites pénales pour prévarication a été intrinsèquement arbitraire.

3.5L’auteur soutient qu’un autre indice de l’arbitraire et du manque d’impartialité dans l’affaire Franquisme est le fait que le magistrat instructeur a activement aidé les organisations d’extrême droite qui se sont constituées parties civiles pour que la procédure puisse être engagée et poursuivie, contre l’avis du ministère public. Il indique que le procureur est intervenu à plusieurs reprises pour faire valoir que la position de l’auteur ne pouvait être considérée comme juridiquement indéfendable ou irrationnelle, d’autant que trois juges de la chambre pénale de l’Audiencia Nacional et certains tribunaux locaux avaient suivi la même interprétation. Il ajoute que la charge de la preuve inversée qui lui a été imposée était excessive et que la Chambre l’a privé de toute possibilité de soumettre des pièces qui auraient prouvé son innocence, et ce, sans motivation suffisante. Comme l’a déclaré le ministère public lorsqu’il a demandé l’abandon des poursuites pour prévarication, le droit pénal a été utilisé pourinculper l’intéressé parce qu’il était qui il était.

3.6Quant au caractère arbitraire de la procédure pénale engagée contre l’auteur au sujet de l’affaire Gürtel, l’auteur fait valoir que la décision en cause était sa décision d’ordonner l’interception des communications téléphoniques demandées par la police entre les accusés en détention provisoire et d’autres personnes, notamment les avocats. Cette mesure a été prononcée pour une durée limitée, parce qu’il existait des indices d’une participation des avocats aux infractions faisant l’objet de l’enquête, tout en veillant à protéger le droit à la défense des accusés. Contrairement à ce qu’avance l’État partie, l’auteur affirme que ni la législation ni la jurisprudence espagnoles ne permettaient de trancher clairement la question de l’interception des communications. Il ajoute que, si sa décision avait été erronée ou insuffisamment motivée, le recours approprié aurait été, là encore, de réexaminer celle-ci en appel, rien ne pouvant justifier la décision extraordinaire, disproportionnée et arbitraire d’engager contre lui une deuxième procédure pénale pour prévarication, qui a débouché sur sa condamnation et l’interdiction d’exercer ses fonctions pendant onze ans. L’auteur fait valoir qu’il existait différentes positions concernant l’interception des communications prévue par l’article 51 (par. 2) de la loi portant organisation générale du système pénitentiaire et que sa position était raisonnable. Il ajoute que l’interception des communications a toujours été approuvée par le ministère public et que la mesure a été prolongée par le juge d’instruction qui a pris sa relève lorsque le dossier lui a été transmis. Il affirme par conséquent que les actes qu’il a posés n’ont pas revêtu la gravité et le caractère absurde, manifestement contraire à la loi, nécessaires pour qualifier l’infraction de prévarication.

3.7L’auteur affirme que l’impartialité de la chambre de jugement a été compromise par le chevauchement du rôle de différents juges dans les trois procès intentés contre lui. Dans le procès de l’affaire Franquisme, qui a eu lieu cinq jours après le procès Gürtel, deux des juges de la deuxième chambre, L. V. et M. M., avaient aussi siégé dans l’affaire Gürtel, et deux autres avaient siégé dans l’affaire Santander. La demande de récusation des juges L. V. et M. M. introduite par l’auteur a été rejetée par le Tribunal suprême. L’auteur souligne que le fait que certains des juges d’instruction et de jugement aient été les mêmes dans les trois affaires, qui se sont déroulées à si peu d’intervalle et qui concernaient un seul et même accusé, remet en question l’indépendance et l’impartialité de la chambre, tant dans l’affaire Franquisme que dans l’affaire Gürtel.

3.8En ce qui concerne la négation du double degré de juridiction pénale, l’auteur réfute le raisonnement de l’État partie selon lequel le simple fait d’être jugé par le Tribunal suprême lui a permis de bénéficier de garanties procédurales renforcées, ce qui ne saurait justifier la suppression de son droit de faire appel de sa condamnation. En outre, le recours en amparo devant le Tribunal constitutionnel ne peut en aucun cas se substituer à un deuxième degré de juridiction pénale, car il ne s’agit pas d’un recours permettant de réexaminer la déclaration de culpabilité et la condamnation, comme l’exige le Pacte, ni d’évaluer les faits ou de réexaminerles jugements rendus par les tribunaux nationaux. De même, le Tribunal constitutionnel lui-même a déclaré qu’il n’était pas une juridiction du deuxième degré, ni une juridiction de révision ou de cassation. L’auteur rappelle qu’en tout état de cause, il a formé un recours en amparo concernant l’affaire Gürtel, recours qui a été rejeté au motif que ses droits constitutionnels n’étaient pas affectés. Il souligne l’importance du double degré de juridiction dans les affaires de prévarication, compte tenu de la gravité particulière de cette infraction et de ses conséquences profondes pour la magistrature et pour l’état de droit dans son ensemble.

3.9L’auteur affirme que l’interprétation qui a été faite de l’infraction de prévarication afin de le poursuivre et de le sanctionner pour ses décisions judiciaires dans l’affaire Gürtel a constitué une application imprévisible de la norme pénale, contraire au principe de légalité consacré à l’article 15 du Pacte. Il fait observer que, contrairement à ce qu’affirme l’État partie, il ne s’agit pas d’apprécier la manière dont l’article 51 (par. 2) de la loi portant organisation générale du système pénitentiaire a été appliqué, mais de déterminer si l’infraction pénale de prévarication prévue à l’article 446 du Code pénal et l’interprétation qui en a été faite dans la procédure visant l’auteur ont été conformes aux critères de légalité. Il rappelle que conformément à l’article 15 du Pacte, le comportement sanctionné doit être défini suffisamment clairement en tant qu’infraction pénale, dans ses éléments objectifs et subjectifs, pour pouvoir être interprété et appliqué de manière prévisible au cas de l’espèce. L’auteur précise que selon la jurisprudence espagnole, les actes concrets constitutifs du comportement visé à l’article 446 doivent présenter un caractère illicite particulier ; ils doivent être « flagrants et criants », « clairement et manifestement contraires à la loi » ou « aberrants », et ce caractère illicite doit pouvoir être apprécié même par un non-juriste. Il affirme que les ordonnances du 19 février et du 20 mars 2009, par lesquelles il a demandé l’interception de communications et pour lesquelles il a été déclaré coupable de prévarication, sont dépourvues de ces caractéristiques. Il explique qu’il existait des divergences d’interprétation dans la jurisprudence espagnole sur l’étendue de la protection de la confidentialité des communications et sur les exceptions à celle-ci, et que la loi organique 13/2015, du 5 octobre 2015, portant modification du Code de procédure pénale espagnol, a confirmé son approche de cette question. De même, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu la validité des restrictions aux communications entre avocat et accusé, pour autant qu’elles servent un objectif légitime et nécessaire dans une société démocratique, sans que cela se limite aux infractions terroristes. L’auteur insiste sur le fait que le ministère public a entériné sa décision d’intercepter les communications et que le juge qui l’a remplacé après sa suspension a renouvelé cette mesure sans faire l’objet de poursuites pour prévarication et sans que l’État partie ait justifié cette différence de traitement. Ce qui précède démontre à tout le moins que le raisonnement de l’auteur ne répondait pas aux critères relatifs au caractère flagrant ou manifestement contraire à la loi requis pour qualifier l’infraction de prévarication. En outre, l’élément subjectif requis pour qualifier l’infraction pénale de prévarication, à savoir l’intention délibérée de violer la loi, n’était pas présent, comme en témoigne le fait que, dans ses ordonnances, l’auteur a défini des prérogatives visant à préserver les droits de la défense et n’a pas versé au dossier les transcriptions relatives à la stratégie de défense. L’interception était circonscrite, proportionnelle et justifiée par le type d’infraction qui faisait l’objet de l’enquête et le caractère d’organisation criminelle qui pouvait être attribué au groupe de personnes concernées. L’auteur fait valoir que l’interprétation sur laquelle repose la déclaration de culpabilité prononcée par la deuxième chambre du Tribunal suprême a été faite en fonction de la personne jugée et non de ses actes.

3.10L’auteur soutient que le libellé de l’article 446 du Code pénal est lui-même ambigu, ce qui rend son application imprévisible, en violation du principe de légalité. Il rappelle que les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature ne prévoient la suspension ou la récusation d’un juge que pour des motifs stricts d’incapacité ou de comportement rendant l’intéressé inapte à continuer d’exercer ses fonctions et que le Comité lui‑même avait estimé qu’un juge ne pouvait être révoqué ou sanctionné pour avoir commis une erreur judiciaire ou pour avoir manifesté son désaccord avec une interprétation particulière de la loi. Il répète que ce qui est en cause n’est pas l’interprétation plus ou moins correcte qu’il a faite de la législation nationale, mais plutôt le fait qu’il a été poursuivi pénalement pour son travail d’interprétation.

3.11Le 20 octobre 2020, l’auteur a joint le rapport du Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats, en date du 17 juillet 2020.

Observations complémentaires de l’État partie

4.Dans ses observations du 15 janvier 2021, l’État partie relève que le rapport du Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats cité par l’auteur traite la question de la responsabilité disciplinaire des juges et non celle de la responsabilité pénale, tandis que la notion de responsabilité judiciaire et la question de sa portée sur le plan pénal avaient été abordées dans le rapport précédent, établi par la Rapporteuse spéciale Gabriela Knaul et paru les 28 avril 2014 (A/HRC/26/32). Il est dit dans ce rapport que « la garantie de l’indépendance et de l’impartialité n’est pas établie au bénéfice des juges et des procureurs eux-mêmes mais bien à celui des justiciables en tant qu’élément de leur droit inaliénable à un procès équitable » (par. 23) et que « s’il est important que les acteurs de la justice jouissent d’un certain degré d’immunité de la juridiction pénale en relation avec l’exercice de leurs fonctions professionnelles pour les protéger contre des poursuites injustifiées, l’immunité ne devrait jamais exister en cas d’infraction grave, notamment de corruption. L’immunité judiciaire doit être limitée et servir son objectif de protection de l’indépendance des professionnels du droit ; l’immunité totale ne ferait qu’alimenter la défiance de la population envers le système de justice dans son ensemble » (par. 52). L’État partie rappelle que l’auteur n’a pas été condamné pour avoir rendu une décision « injuste » au sens générique, mais pour avoir intercepté des communications entre un avocat et son client, en sachant que cette mesure était inconstitutionnelle et illégale. À cet égard, il affirme que l’auteur a fait l’objet d’une sanction pénale pour avoir commis des infractions très graves et que ses actes ont constitué une violation de l’article 14 (par. 3 b)) du Pacte, qu’il invoque pour sa défense.

Délibérations du Comité

Examen au fond

5.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

5.2Le Comité prend note, en premier lieu, du grief que l’auteur tire de l’article 14 (par. 1) du Pacte, concernant le caractère arbitraire des procédures pénales engagées contre lui en raison de son action dans les affaires Franquisme et Gürtel et concernant le manque d’indépendance et d’impartialité des juridictions de jugement.

5.3En ce qui concerne le caractère prétendument arbitraire des procédures, le Comité doit déterminer si le tribunal qui a jugé l’auteur pour l’infraction de prévarication présentait des garanties suffisantes pour être considéré comme un tribunal indépendant au sens de l’article 14 (par. 1) du Pacte. Il note que l’auteur affirme que la décision d’engager ces procédures était fondée uniquement sur l’interprétation qu’il avait faite de la loi dans l’exercice de ses fonctions judiciaires dans les affaires Franquisme et Gürtel.

5.4Le Comité rappelle que, selon son observation générale no 32 (2007), les États doivent prendre des mesures garantissant expressément l’indépendance du pouvoir judiciaire et protégeant les juges de toute forme d’ingérence politique dans leurs décisions par le biais de la Constitution ou par l’adoption de lois qui fixent des procédures claires et des critères objectifs en ce qui concerne la nomination, la rémunération, la durée du mandat, l’avancement, la suspension et la révocation des magistrats, ainsi que les mesures disciplinaires dont ils peuvent faire l’objet. Il rappelle également que les juges ne peuvent être révoqués que pour des motifs graves, pour faute ou incompétence, conformément à des procédures équitables assurant l’objectivité et l’impartialité, fixées dans la Constitution ou par la loi. De même, les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature disposentqu’un juge ne peut être suspendu ou destitué que s’il est inapte à poursuivre ses fonctions pour incapacité ou inconduite.

5.5Le Comité considère que le principe de l’indépendance de la justice, qui est une garantie indispensable au libre exercice de la fonction judiciaire, exige que les juges ainsi que les procureurs soient en mesure d’interpréter et d’appliquer la loi et d’évaluer les faits et les preuves librement, sans intimidation, obstruction ou ingérence dans l’exercice de leurs fonctions. Un juge ne devrait pas faire l’objet d’une procédure pénale ou disciplinaire en raison du contenu de sa décision, sauf en cas d’infraction grave, de corruption, de faute ou d’incompétence le rendant inapte à exercer ses fonctions, et ce dans le respect des garanties d’un procès équitable. Les erreurs judiciaires doivent être corrigées par le réexamen de la décision par une juridiction supérieure.

5.6Le Comité note que, dans le cadre de la procédure se rapportant à l’affaire Franquisme, l’auteur a été jugé, suspendu de ses fonctions et finalement acquitté de l’infraction de prévarication pour avoir établi sa compétence, en tant que juge d’instruction de l’Audiencia Nacional, pour enquêter sur des faits présumés de disparition forcée survenus pendant la guerre civile et la période franquiste, qu’il a qualifiés d’« infraction continue de détention illégale sans indication du lieu où se trouvait la victime, relevant de crimes contre l’humanité » et qu’il a considérés comme imprescriptibles au regard du droit international des droits de l’homme. Le Comité prend aussi note de l’argument de l’État partie selon lequel il ne peut être établi que l’ouverture d’une procédure pénale contre l’auteur en rapport avec l’affaire Franquisme était arbitraire puisque, comme l’a constaté le Tribunal suprême dans son arrêt du 27 février 2012, l’interprétation qu’avait faite l’auteur, même si elle ne remplissait pas les critères caractérisant l’infraction de prévarication (voir par. 2.8 supra), avait été erronée. Selon l’État partie, les actes dénoncés dans l’affaire Franquisme étaient des infractions de droit commun au regard de la législation en vigueur au moment où ils ont été commis, et ils étaient donc soumis à la prescription et pouvaient faire l’objet d’une amnistie en vertu du droit interne. En outre, le droit des victimes à un recours effectif ne s’appliquerait qu’aux violations subies après l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie.

5.7Sans entrer dans une analyse détaillée de l’interprétation que l’auteur a faite de la loi dans l’affaire Franquisme, ni chercher à évaluer le caractère plus ou moins adéquat de ses décisions ou de la doctrine judiciaire nationale dominante en ce qui concerne la qualification des crimes commis pendant la guerre civile et la période franquiste, le Comité note qu’il n’est pas contesté que l’auteur a adopté des décisions motivées par lesquelles il se déclarait compétent pour enquêter sur les faits allégués, et que la position qu’il défendait n’était pas isolée, puisqu’elle a été entérinée par trois juges de la chambre pénale de l’Audiencia Nacional et par plusieurs tribunaux locaux, comme l’a indiqué le ministère public lorsqu’il s’est opposé à l’engagement de poursuites pour prévarication contre l’auteur (voir par. 3.5 supra). Il considère, compte tenu de ce qui précède, que les décisions de l’auteur constituaient à tout le moins une interprétation juridique plausible, dont le caractère plus ou moins adéquat a été examiné en appel, sans qu’il en ressorte que sa décision dans l’affaire Franquisme était attribuable à une faute ou une incompétence pouvant justifier son incapacité à exercer ses fonctions au sens de l’observation générale no32 du Comité. À ce sujet, dans son arrêt 101/2012 du 27 février 2012, le Tribunal suprême, prononçant l’acquittement de l’auteur en ce qui concerne l’affaire Franquisme, a déclaré que l’erreur de l’auteur avait été corrigée par voie juridictionnelle, par la chambre pénale de l’Audiencia Nacional siégeant en formation plénière.

5.8En ce qui concerne l’affaire Gürtel, le Comité note que l’auteur a été reconnu coupable d’une infraction de prévarication, pour avoir ordonné l’interception des communications orales entre des accusés en détention et leurs avocats. Toutefois, il note également que l’auteur affirme que les ordonnances par lesquelles il a demandé l’interception des communications ont été prises à la demande de la police et avec l’approbation du ministère public (voir par. 3.6 supra) sur la base d’indices d’activités criminelles de la part des avocats de la défense, que l’application de cette mesure était limitée dans le temps, que les transcriptions concernant la stratégie de défense ont été écartées (voir par. 2.21 et 2.22 de la décision de recevabilité), et que le juge qui l’a remplacé après sa révocation a renouvelé ladite mesure. L’État partie a fait valoir que les décisions rendues par l’auteur faisaient référence à tous les avocats d’une manière générale et n’indiquaient pas quelles étaient les preuves circonstancielles existantes, et qu’elles étaient fondées sur une interprétation erronée de la législation pertinente en vigueur, à savoir l’article 51 (par. 2) de la loi portant organisation générale du système pénitentiaire (voir par. 2.4 et 2.9 supra). L’auteur est revenu sur ce dernier point, en soulignant le manque d’uniformité de la jurisprudence sur la portée dudit article. Le Comité note, à cet égard, que dans son arrêt du 9 février 2012, par lequel il a condamné l’auteur dans le cadre de la procédure concernant l’affaire Gürtel, le Tribunal suprême a longuement examiné l’évolution de la jurisprudence nationale relative à la disposition en question, montrant que cette jurisprudence n’avait pas été uniforme mais avait évolué considérablement au fil des ans. Sans aborder la question de l’adéquation des décisions de l’auteur ou celle de son interprétation de l’article 51 (par. 2) de la loi portant organisation générale du système pénitentiaire dans l’affaire Gürtel, le Comité note qu’il ressort des références fournies par les parties que l’interprétation de l’auteur, à laquelle ont souscrit d’autres juges et le ministère public, même si elle était erronée selon l’État partie, ne constituait pas un comportement ou une incompétence grave pouvant justifier sa condamnation pénale, qui a entraîné sa destitution définitive, mais plutôt une interprétation possible des dispositions légales applicables. Il relève que le ministère public a estimé que l’article 446 du Code pénal ne pouvait pas être appliqué dans les procédures concernant les affaires Franquisme et Gürtel et que, dans le cas de l’affaire Gürtel, l’interprétation faite par l’auteur de l’article 51 (par. 2) de la loi portant organisation générale du système pénitentiaire était correcte. Le Comité note en outre qu’il était indiqué dans le jugement rendu par l’Audiencia Nacional le 17 mai 2018 dans l’affaire Gürtel sur le fondement de l’article 118 (par. 4) du nouveau Code de procédure pénale, confirmant l’existence d’un système de corruption massive du Parti populaire et condamnant 29 accusés à des peines allant jusqu’à cinquante et un ans de prison, que l’auteur avait expurgé les transcriptions qui pouvaient porter atteinte aux droits de la défense (voir par. 6.1 de la décision de recevabilité). De même, dans son arrêt du 6 février 2019, le Tribunal suprême a rejeté une plainte pour prévarication déposée contre un juge en raison de l’interception de communications, au motif que l’interception d’appels ne pouvait pas constituer une prévarication (voir par. 6.2 de la décision de recevabilité).

5.9En ce qui concerne l’impartialité des juridictions de jugement, le Comité note que, selon les observations de l’État partie, cinq des juges qui ont participé aux deux procès ont été récusés à la demande de l’auteur et écartés de la procédure. Toutefois, il prend aussi note des allégations de l’auteur, que l’État partie n’a pas réfutées, selon lesquelles deux des juges qui l’ont déclaré coupable dans l’affaire Gürtel l’avaient également jugé dans l’affaire Franquisme et les audiences de jugement dans les deux affaires ont eu lieu à cinq jours d’intervalle (voir par. 3.7 supra). Ces procès ont été menés simultanément contre un même défendeur − l’auteur − et les jugements ont été prononcés à dix‑huit jours d’intervalle. L’auteur a demandé la récusation des deux juges mais sa demande a été rejetée par le Tribunal suprême. Le Comité note également que l’État partie n’a pas réfuté l’allégation de l’auteur selon laquelle l’un d’entre eux, L. V., qui était le principal juge d’instruction dans l’affaire Franquisme, aurait fait preuve d’un manque d’impartialité tout au long de la procédure, en particulier en aidant à plusieurs reprises les plaignants à modifier leurs actes d’accusation contre l’auteur (voir par. 3.5supra).

5.10Le Comité rappelle que l’exigence d’impartialité comprend deux aspects. Premièrement, les juges ne doivent pas laisser des partis pris ou des préjugés personnels influencer leur jugement, ni nourrir d’idées préconçues au sujet de l’affaire dont ils sont saisis. Deuxièmement, le tribunal doit aussi donner une impression d’impartialité à un observateur raisonnable. Ainsi, un procès sérieusement entaché par la participation d’un juge qui, selon le droit interne, aurait dû être écarté, ne peut pas normalement être considéré comme un procès impartial. Le Comité considère que, compte tenu des informations fournies par l’auteur, les doutes émis par celui-ci quant à l’impartialité des juridictions de jugement sont objectivement justifiés et qu’on ne peut donc pas conclure que ces juridictions avaient, pour un observateur raisonnable, l’apparence d’impartialité nécessaire.

5.11Compte tenu de toutes les informations qui précèdent et des doutes quant à la possible partialité de certains des juges concernés, le Comité ne peut conclure que l’auteur a eu accès à un tribunal indépendant et impartial dans les procédures engagées contre lui concernant les affaires Franquisme et Gürtel, qui ont débouché sur sa condamnation pénale et sur sa destitution définitive. En conséquence, le Comité considère qu’il y a eu violation des droits que l’article 14 (par. 1) du Pacte reconnaît à l’auteur.

5.12En ce qui concerne le grief que l’auteur tire de l’article 14 (par. 5) du Pacte au sujet de sa condamnation par le Tribunal suprême dans la procédure concernant l’affaire Gürtel, sans possibilité d’appel, le Comité rappelle que l’article 14 (par. 5) du Pacte dispose que toute personne déclarée coupable d’une infraction a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la loi. Il rappelle également que l’expression « conformément à la loi » ne signifie pas qu’il faille laisser l’existence même du droit de révision par une juridiction supérieure à la discrétion des États parties. Si la législation d’un État partie peut prévoir certains cas où une personne doit être jugée, du fait de sa charge, par une juridiction plus élevée que celle qui aurait été naturellement saisie, cette circonstance ne saurait à elle seule porter atteinte au droit de l’accusé de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation prononcées contre lui étant donné que le fait de ne pas avoir droit à un réexamen par une juridiction supérieure n’est pas compensé par le fait d’être jugé par le tribunal suprême de l’État partie concerné ; au contraire, pareil système est incompatible avec le Pacte, sauf si l’État partie concerné a formulé une réserve à ce sujet. Compte tenu du fait que l’auteur a été condamné au pénal par le Tribunal suprême sans aucune possibilité de réexamen de la déclaration de culpabilité et de la condamnation, le Comité conclut que le droit qui lui est reconnu par l’article 14 (par. 5) du Pacte a été violé.

5.13Enfin, le Comité doit déterminer si la condamnation de l’auteur dans l’affaire Gürtel sur la base d’une interprétation prétendument imprévisible de l’infraction pénale de prévarication a constitué une violation de l’article 15 (par. 1) du Pacte. Il note que l’auteur affirme que l’application de l’infraction de prévarication, prévue à l’article 446 du Code pénal, pour le sanctionner en raison de ses décisions judiciaires dans l’affaire Gürtel a été contraire aux principes de légalité et de prévisibilité car cette infraction doit être caractérisée par un comportement fautif, ouvertement ou manifestement illégal, et une intention d’enfreindre la loi. Selon l’auteur, la description de l’infraction pénale de prévarication figurant à l’article 446 du Code pénal est elle-même ambiguë et imprévisible.

5.14Le Comité considère que le caractère particulier de toute violation de l’article 15 (par. 1) du Pacte lui impose de déterminer si l’interprétation et l’application des dispositions pertinentes du droit pénal par les juridictions nationales dans une affaire donnée semblent faire apparaître une violation de l’interdiction des sanctions rétroactives ou des sanctions non fondées en droit. À cet égard, il peut examiner la question de savoir si une infraction est « suffisamment définie » aux fins du respect du principe de légalité, en vertu duquel la responsabilité pénale et les peines doivent être définies dans des dispositions claires et précises d’une loi qui était en vigueur et applicable au moment où l’action ou l’omission a eu lieu. Toute infraction doit être clairement prévue par la législation nationale et prévisible pour les personnes inculpées.

5.15Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort qu’il appartient aux juridictions des États parties au Pacte d’apprécier les faits et les éléments de preuve ou l’application de la législation nationale dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve ou l’application de la législation ont été de toute évidence arbitraires, qu’elles ont été manifestement entachées d’erreurs ou qu’elles ont représenté un déni de justice.

5.16Le Comité relève, à cet égard, que l’article 446 du Code pénal punit l’infraction de prévarication d’une peine pouvant aller jusqu’à quatre ans de privation de liberté dans les cas où un juge rend un « jugement ou une décision injuste », sans définir la portée de cette expression. L’État partie a fait observer que la question en jeu dans la procédure engagée contre l’auteur au sujet de l’affaire Gürtel n’était pas l’interprétation de l’infraction de prévarication telle que définie à l’article 446 du Code pénal, mais l’interprétation faite par l’auteur de l’article 51 (par. 2) de la loi portant organisation générale du système pénitentiaire, qui régit l’interception de communications. Toutefois, le Comité constate que le jugement rendu par le Tribunal suprême le 9 février 2012 condamnait l’auteur sur le fondement de l’article 446 du Code pénal, au motif qu’il avait mal interprété l’article réglementant l’interception de communications. Il note que l’auteur affirme que l’interprétation faite par les tribunaux de l’infraction de prévarication s’est limitée aux actes présentant un caractère illicite et fautif particulier, à savoir les actes « flagrants », « manifestement illégaux » et « absurdes », dont le caractère illicite doit pouvoir être apprécié même par un non-juriste (voir par. 3.9 supra ; voir également les paragraphes 2.12, 2.13, 2.14, 2.23 et 2.24 de la décision de recevabilité). Le ministère public a également considéré que l’interprétation faite par l’auteur de l’article 51 (par. 2) de la loi portant organisation générale du système pénitentiaire était correcte (voir par. 2.13, 2.14 et 2.26 de la décision de recevabilité). De plus, selon les informations fournies par l’auteur (voir par. 2.27 de la décision de recevabilité), qui n’ont pas été réfutées par l’État partie, le juge du Tribunal supérieur de justice de Madrid qui a remplacé l’auteur dans l’instruction de l’affaire Gürtel a prorogé et même élargi la mesure d’interception des communications des accusés, et il y a également eu ces dernières années des jugements en vertu desquels une mesure d’interception des communications téléphoniques a été annulée sans que cela ait de conséquences, a fortiori pénales, pour le juge d’instruction qui l’avait ordonnée. Le Comité note enfin que l’article 118 (par. 4) du nouveau Code de procédure pénale de 2015 a confirmé la position de l’auteur en autorisant des exceptions à la confidentialité des communications lorsqu’il existe des preuves objectives de la participation de l’avocat à l’infraction faisant l’objet de l’enquête ou de son implication, avec la personne visée par l’enquête ou l’accusé, dans la commission d’une autre infraction pénale.

5.17Ayant examiné, à la lumière de toutes ces informations, les actes posés par l’auteur dans l’affaire Gürtel, le Comité ne peut conclure que l’interprétation faite par l’auteur du droit interne constituait un comportement interdit ou une incompétence grave de nature à justifier sa condamnation pénale, qui a entraîné sa destitution définitive. En outre, le Comité considère que la condamnation de l’auteur était arbitraire et imprévisible en ce qu’elle ne reposait pas sur des dispositions suffisamment explicites, claires et précises définissant avec exactitude le comportement interdit, en violation de l’article 15 (par. 1) du Pacte.

6.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les informations dont il dispose font apparaître une violation par l’État partie des articles 14 (par. 1 et 5) et 15 du Pacte.

7.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, notamment, d’effacer le casier judiciaire de l’auteur et de lui accorder une indemnisation adéquate pour le préjudice subi. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

8.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations, ainsi que la décision de recevabilité du Comité, et à les diffuser largement dans ses langues officielles.

Annexe I

Opinion conjointe (concordante) de Hernán Quezada Cabrera et Gentian Zyberi

[Original : anglais]

1.Nous sommes d’accord avec les constatations du Comité concluant à des violations des articles 14 (par. 1 et 5) et 15 du Pacte par l’État partie, mais notre opinion conjointe porte sur la partie concernant les réparations, que le Comité a limitées à l’effacement du casier judiciaire de l’auteur, au versement d’une indemnisation adéquate et à des garanties de non‑répétition (par. 7).

2.Le caractère modéré des mesures de réparation demandées par le Comité contraste avec les conclusions selon lesquelles les actes de l’auteur ne constituaient pas une faute grave ou une incompétence de nature à justifier sa condamnation pénale, sa destitution et l’interdiction d’exercer ses fonctions pendant onze ans (par. 5.8, 5.11 et 5.17).

3.Dans ses directives concernant les mesures de réparation demandées en vertu du Protocole facultatif, le Comité a précisé que, bien qu’il conseille aux auteurs d’indiquer dans leurs observations les formes de réparation qu’ils souhaitent obtenir et qu’il invite les États parties à commenter cet aspect des observations des auteurs, il n’utilise les informations communiquées à ce sujet par les auteurs et les États parties qu’à titre indicatif ; il n’est ni lié ni limité par elles. En ce qui concerne les différentes formes de réparation, la restitution est généralement le type de mesure privilégié, lorsque cela est possible. Comme l’a souligné le Comité, les États parties devraient prévoir des mesures de restitution afin de rétablir les droits lésés. Ces mesures peuvent comprendre, par exemple, la réintégration de la victime dans l’emploi qu’elle a perdu du fait des violations commises.

4.En l’espèce, si les réparations qu’il demande à l’égard de l’auteur peuvent implicitement ouvrir la voie à une restitution sous la forme d’une réintégration dans ses fonctions, le Comité aurait dû insister expressément sur une restitution intégrale en indiquant que l’État partie est tenu, entre autres, d’annuler la sanction imposée, d’effacer le casier judiciaire de l’auteur, de réintégrer l’auteur dans les fonctions qu’il occupait avant d’être sanctionné et radié du barreau, s’il le demande, et de lui accorder une indemnisation adéquate pour le préjudice subi.

Annexe II

Opinion individuelle (concordante) de José Manuel Santos Pais

[Original : anglais]

1.Je suis entièrement d’accord avec les constatations du Comité. Deux des trois procédures engagées contre l’auteur, concernant l’affaire Franquisme et l’affaire Gürtel, ont des connotations politiques évidentes. Dans les deux cas, le ministère public n’a pas engagé de poursuites pénales contre l’auteur. Ce sont des plaignants privés (des organisations d’extrême droite en ce qui concerne l’affaire Franquisme et un avocat de l’un des accusés dans l’affaire Gürtel) qui ont déclenché les actions. Les deux procédures se sont déroulées simultanément et les jugements ont été prononcé à seulement dix-huit jours d’intervalle.

2.Dans l’affaire Franquisme, l’auteur a adopté une décision motivée par laquelle il s’est déclaré compétent. Cette décision a été appuyée par trois juges du Tribunal suprême et par certains tribunaux locaux. Elle constituait donc à tout le moins une interprétation juridique plausible, comme l’a reconnu le ministère public, et son bien-fondé a été examiné en appel. Par son jugement du 27 février 2012, le Tribunal suprême a finalement acquitté l’auteur du chef d’abus de pouvoir délibéré.

3.Dans l’affaire Gürtel, la décision de l’auteur d’intercepter des communications faisait suite à une demande de la police et du ministère public, et la mesure a été étendue et même élargie par le juge qui a remplacé l’auteur après sa destitution. Le ministère public a estimé que l’interprétation faite par l’auteur de l’article 51 (par. 2) de la loi générale sur les prisons était correcte ; l’article 118 (par. 4) de la nouvelle loi de procédure pénale (2015) a par la suite confirmé l’interprétation de l’auteur. Dans son jugement de mai 2018, le Tribunal suprême avait indiqué que l’auteur avait expurgé les transcriptions susceptibles de porter atteinte au droit à la défense. Dans son jugement de février 2019, il avait finalement statué que l’interception des communications ne constituait pas un abus de pouvoir délibéré. L’interprétation de l’auteur était donc à tout le moins plausible. Compte tenu de ces éléments et des doutes justifiés quant à la partialité éventuelle de certains juges, l’auteur n’a pas eu accès à un tribunal indépendant et impartial dans les procédures concernant les affaires Franquisme et Gürtel.

4.L’auteur a été reconnu coupable en première et dernière instance dans la procédure concernant l’affaire Gürtel. Cela dit, une déclaration de culpabilité prononcée par le Tribunal suprême n’exclut pas nécessairement d’autres possibilités de contrôle, par exemple par une autre chambre pénale du Tribunal suprême ou par le Tribunal suprême siégeant en plénière.

5.L’État partie n’a donné aucun exemple de jugement déclarant un juge coupable dans un contexte similaire. L’article 446 manque de clarté et de précision (« peine ou décision injuste ») et ne respecte pas le principe de légalité. De plus, l’interprétation faite de cette disposition par le Tribunal suprême était imprévisible et isolée, puisque des jugements rendus ces dernières années ont annulé des décisions de mise sur écoute sans que cela entraîne des conséquences pour les juges concernés, qui n’ont fait l’objet d’aucunes poursuites pénales à ce titre. Par conséquent, l’interprétation faite par l’auteur du droit interne ne constituait pas une faute grave ou une incompétence justifiant que l’auteur soit déclaré coupable et destitué. En outre, ses actes ne présentaient pas un caractère illicite particulier, à savoir « flagrant », « manifestement contraire à la loi » et « aberrant », ou pouvant être apprécié même par des non-juristes.

6.L’auteur n’a pas demandé de réparations précises, mais a contesté les procédures et les principales hypothèses qui ont conduit la juridiction de jugement à le déclarer coupable. Les mesures de réparation énoncées par le Comité au paragraphe 7 de ses constatations cadrent donc avec les griefs exposés.

Annexe III

Opinion individuelle (partiellement concordante, partiellement dissidente) de Vasilka Sancin

[Original : anglais]

1.Je m’associe pleinement aux conclusions de la majorité selon lesquelles les droits que l’auteur tient de l’article 14 (par. 1) du Pacte ont été violés en ce que l’auteur n’a pas eu accès à un tribunal indépendant et impartial dans les procédures engagées contre lui, qui ont débouché sur sa condamnation pénale et d’autres sanctions (par. 5.11)1. Je souscris également à la conclusion de la majorité selon laquelle le droit de l’auteur de faire examiner la déclaration de culpabilité et la condamnation par une juridiction supérieure conformément à l’article 14 (par. 5) du Pacte a été violé dans la procédure concernant l’affaire Gürtel (par. 5.12). Toutefois, je suis en désaccord avec la majorité lorsqu’elle conclut que la déclaration de culpabilité de l’auteur et ses conséquences constituent une violation de l’article 15 (par. 1) du Pacte du fait de l’absence de dispositions suffisamment explicites, claires et précises définissant sans équivoque le comportement interdit en l’espèce (par. 5.17), car j’estime que les observations de l’auteur et les décisions des tribunaux internes, d’une part, et les constatations de la majorité, d’autre part, reposent sur des éléments contradictoires.

2.À mon avis, pour respecter le principe de légalité énoncé à l’article 15 (par. 1) du Pacte, ce n’est pas seulement le libellé d’une disposition pénale, comme l’article 446 du Code pénal espagnol, qui permet de déterminer le caractère suffisamment explicite, clair et précis d’une infraction pénale. Ce sont à la fois le libellé d’une disposition donnée et son interprétation jurisprudentielle qui doivent être examinés. Le principe de légalité exige qu’une infraction pénale soit prévisible, ce qui signifie qu’une disposition particulière d’un code pénal, considérée à la lumière de son interprétation jurisprudentielle, doit être telle qu’elle permette aux individus d’agir en conséquence au moment de la commission présumée de l’infraction.

3.Cela est particulièrement vrai en l’espèce, puisque l’infraction pénale concerne le comportement de juges, qui peuvent et doivent connaître la jurisprudence interprétant une disposition donnée et précisant son champ d’application. L’auteur lui-même a fait référence à des décisions du Tribunal suprême qui avaient éclairé le contenu de l’article 446 − une décision judiciaire est « injuste » au sens de l’article 446 du Code pénal lorsqu’elle est objectivement et manifestement dépourvue de fondement juridique, c’est-à-dire lorsqu’elle est manifestement contraire à la loi ou qu’elle est illégale ; lorsqu’elle ne peut pas être raisonnablement expliquée ; lorsqu’elle conduit à une situation dépourvue de toute explication raisonnable (par.2.12 de la décision sur la recevabilité), ce qui a également été accepté par la majorité (par.5.16). L’infraction pénale (qui inclut l’interprétation faite par les tribunaux espagnols) en tant que telle était claire au moment des faits et les personnes concernées (lesjuges) ne pouvaient pas en ignorer le contenu. Par conséquent, à mon avis, l’article 446 du Code pénal espagnol, tel qu’interprété par les tribunaux espagnols, et son application en l’espèce ne font pas apparaître une violation de l’article 15 (par.1) du Pacte mais plutôt une application arbitraire dans le cas de l’auteur étant donné que les tribunaux ont manqué d’impartialité, ce pour quoi le Comité a conclu à une violation de l’article 14 (par.1).