Nations Unies

CCPR/C/133/D/3061/2017

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

3 février 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 3061/2017 * , * *

Communication présentée par :

Jaarey Suleymanova et Gulnaz Israfilova (représentées par des conseils, Daniel Pole et Petr Muzny)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteures

État partie :

Azerbaïdjan

Date de la communication :

26 juillet 2017 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 4 décembre 2017 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

18 octobre 2021

Objet :

Sanction administrative et condamnation à une amende pour avoir mené des activités religieuses propres aux Témoins de Jéhovah

Question(s) de procédure :

Recevabilité − épuisement des recours internes ; recevabilité − défaut de fondement manifeste ; recevabilité − ratione materiae

Question(s) de fond :

Poursuites pénales ; préparation de la défense ; discrimination ; discrimination fondée sur la religion ; procès équitable ; procès équitable − assistance d’un avocat ; liberté d’expression ; liberté de religion ; liberté de pensée, de conscience ou de religion ; minorités − droit d’avoir sa propre vie culturelle ; présomption d’innocence

Article(s) du Pacte :

14 (par. 1, 2, 3 a), b), d), e) et g)), 18 (par. 1), 19 (par. 1 et 2), 26 et 27

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 b))

1.Les auteures de la communication sont Jaarey Suleymanova et Gulnaz Israfilova, de nationalité azerbaïdjanaise, nées respectivement en 1995 et 1977. Elles affirment que l’État partie a violé les droits qu’elles tiennent des articles 14 (par. 1, 2, 3 a), b), d), e) et g)), 18 (par. 1), 19 (par. 1 et 2), 26 et 27 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 27 février 2002. Les auteures sont représentées par des conseils, Daniel Pole et Petr Muzny.

Rappel des faits présentés par les auteures

2.1Les auteures appartiennent aux Témoins de Jéhovah, mouvement chrétien dont les membres sont connus pour leurs activités de prêche. Les Témoins de Jéhovah sont une minorité religieuse en Azerbaïdjan, où la population est majoritairement musulmane. Bien que les auteures appartiennent à la confession des Témoins de Jéhovah, elles ne sont pas membres de la communauté religieuse des Témoins de Jéhovah, une organisation religieuse officiellement enregistrée auprès du Gouvernement et dont le siège officiel est à Bakou. Au moment des faits relatés dans la présente communication, les auteures ont toujours agi à titre personnel.

2.2Le 15 novembre 2016, les auteures ont rencontré une connaissance qui les a invitées à son domicile, où elles ont eu une conversation agréable et informelle sur la religion. Le 16 novembre 2016, elles ont été convoquées au commissariat de police, où elles ont été retenues par la police pendant quatre heures sans explication. Il leur a été demandé de se présenter à nouveau au poste le lendemain.

2.3Le 17 novembre 2016, les auteures ont été de nouveau retenues par la police pendant plusieurs heures sans explication avant d’être emmenées au tribunal de district de Goranboy pour y comparaître, sans être informées des faits qui leur étaient reprochés. Les auteures n’ont pas eu la possibilité de consulter un avocat ni de préparer leur défense. Le jour même, le tribunal de district a rendu une décision par laquelle chaque auteure était reconnue coupable d’avoir violé l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives en œuvrant pour une association religieuse en dehors de son siège officiel. Le tribunal de district a indiqué que l’article 12 de la loi sur la liberté de croyance religieuse interdisait aux organisations religieuses d’agir en dehors de leur siège officiel et a condamné chacune des auteures à l’amende maximale de 2 000 manats (soit environ 1 094 euros à l’époque).

2.4La procédure devant le tribunal de district a constitué un procès pour l’exemple, entaché de partialité. Sans présenter l’affaire ni les parties, et sans énoncer les accusations portées contre les auteures, le juge du tribunal de district a commencé par demander aux membres du public dans la salle d’audience ce qu’ils pensaient des femmes qui se livrent à la prédication, et si les personnes présentes accepteraient que leurs épouses s’engagent dans une telle activité. Sans leur donner lecture de l’acte d’inculpation, le juge a interrogé les auteures, exigeant qu’elles lui disent qui les avait autorisées à prêcher. Lorsque Mme Suleymanova a répondu qu’elle prêchait la parole de Dieu parce que c’était écrit dans les Saintes Écritures, le juge a répliqué : « Je me moque complètement de votre Bible ! ». Le juge de première instance a ensuite interpellé un fonctionnaire municipal local en ces termes : « Quel représentant du pouvoir exécutif êtes-vous si vous ne savez pas que les Témoins de Jéhovah sont dans le district depuis 13 à 14 jours ? ». Lorsque le fonctionnaire a tenté de s’expliquer, le juge s’est mis en colère et a ordonné qu’il soit réprimandé. Le juge a ensuite demandé à l’un des témoins de l’accusation s’il voulait changer de religion. Ensuite, lorsque l’un des témoins de la défense a déclaré qu’il ne voyait rien de mal à lire les Saintes Écritures, le juge a demandé : « Comment pouvez-vous en être sûr ? Peut-être ces femmes sont‑elles des espionnes arméniennes ? Pourquoi les laissez-vous entrer chez vous ? ». Le juge a condamné ce témoin à vingt-quatre heures de détention lorsque le téléphone de celui‑ci a commencé à sonner. Le juge a également examiné les publications religieuses que la police avait confisquées aux auteures. Bien que le tampon du Comité d’État pour le travail avec les associations religieuses figure clairement sur les publications − preuve qu’elles avaient été importées avec l’approbation de l’État − le juge a ordonné au greffier d’écrire que les publications étaient illégales.

2.5Chacune des auteures a fait appel de la décision du tribunal de district devant la cour d’appel de Ganja. Le 5 janvier 2017, la cour d’appel a jugé manifestement infondés les appels des auteures et les a rejetés dans une décision commune.

2.6Depuis cette procédure judiciaire, Mme Suleymanova souffre d’anxiété et a du mal à trouver un emploi. Mme Israfilova connaît de sérieux problèmes de santé qui ont été aggravés par le stress dû à cette procédure. Elle n’a pas non plus d’emploi permanent.

2.7Les auteures affirment qu’aucun autre recours interne ne leur est ouvert et qu’elles n’ont pas soumis la même question à l’examen d’une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Teneur de la plainte

3.1Les auteures soutiennent que le fait de les avoir inculpées, déclarées coupables d’une infraction et condamnées à une amende au motif qu’elles auraient œuvré pour une association religieuse en dehors du siège officiel de celle-ci constitue une violation, par l’État partie, des droits qu’elles tiennent des articles 14 (par. 1, 2, 3 a), b), d), e) et g)), 18 (par. 1), 19 (par. 1 et 2), 26 et 27 du Pacte.

3.2En violation de l’article 14 du Pacte, le procès des auteures n’a été ni équitable ni impartial. Les auteures n’ont pas été informées des faits qui leur étaient reprochés et ont été conduites de force au tribunal sans avoir eu la possibilité de préparer leur défense ni de consulter un avocat. Le président du tribunal de district de Goranboy a critiqué la religion des auteures dans la salle d’audience. Il a interrogé de manière agressive les auteures et les témoins, et a encouragé le public présent dans la salle d’audience à faire écho à ses préjugés personnels contre les auteures. Ses propos dévalorisants et moqueurs sur la religion des auteures, et ses déclarations accusant les auteures d’être des espionnes arméniennes, démontrent qu’il avait déterminé d’avance l’issue de l’affaire, ce qui constitue une atteinte au droit des auteures à la présomption d’innocence. Le juge a également refusé de remettre en cause la version des faits présentée par la police et d’examiner la question de la violation des droits religieux des auteures.

3.3Les auteures n’étaient pas membres d’une association religieuse et ne pouvaient donc pas avoir enfreint l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives. Alors que les infractions étaient de nature administrative, les auteures ont été sanctionnées par une amende pécuniaire particulièrement lourde et disproportionnée. La procédure doit être considérée comme étant de nature pénale, vu son objet, son caractère et sa gravité. Le but du procès était de punir les auteures en raison de leur religion, et de les empêcher et les dissuader, tout comme les autres personnes ayant des convictions religieuses similaires, de poursuivre leur activité religieuse. Pour Mme Israfilova, le montant de l’amende représente plus de trente mois de revenus. On ne pouvait raisonnablement penser que les auteures seraient en mesure de payer de tels montants. Des amendes aussi élevées sont discriminatoires à l’égard des personnes démunies, le défaut de paiement entraînant généralement un placement en détention. Les auteures demandent que leur cas soit examiné dans la même perspective que celle adoptée par le Comité dans l’affaire Osiyuk c .  Bélarus.

3.4Au lieu d’enquêter sur les allégations des auteures concernant la partialité du tribunal de district, la cour d’appel de Ganja a rejeté ces allégations comme étant « non confirmées ». La cour d’appel n’a pas correctement examiné les actes du tribunal de district, et a seulement réaffirmé les dispositions du droit interne sans analyser les faits.

3.5L’État partie a violé les droits des auteures au titre de l’article 18 du Pacte en les poursuivant et en les sanctionnant pour avoir discuté de leurs convictions religieuses dans un domicile privé. Les autorités de l’État partie ont érigé en infraction la pratique de la religion en dehors du siège officiel d’une association religieuse. Aucune interprétation légitime de la loi ne justifie une telle conclusion, mais même si une telle interprétation était possible en droit interne, les auteures affirment qu’elles ne sont membres d’aucune association religieuse enregistrée. Leur comportement s’inscrivait dans l’exercice de leur liberté religieuse individuelle.

3.6Les autorités de l’État partie ont également saisi des publications religieuses dont l’importation avait été officiellement approuvée et ont déclaré, au cours du procès, que ces publications étaient illégales. Le droit à la liberté de religion inclut la liberté de diffuser des publications.

3.7La condamnation des auteures et l’atteinte portée par l’État partie à la liberté de celles‑ci de manifester pacifiquement leurs convictions religieuses n’étaient pas légales ni nécessaires, et ne répondaient pas à un objectif légitime. Malgré la demande des auteures, la cour d’appel de Ganja n’a pas expliqué en quoi le droit interne était conforme à la Constitution et au Pacte. Le but de l’État partie n’était pas de faire respecter l’obligation d’enregistrement en vertu de la loi sur la liberté de croyance religieuse, mais de punir les auteures pour leur pratique religieuse pacifique. L’État n’a pas expliqué pourquoi il était nécessaire d’interdire la pratique religieuse en dehors d’un siège officiel ou de pénaliser les auteures pour leur activité religieuse.

3.8L’État partie considère à tort que parce que la législation nationale exige qu’une organisation religieuse s’enregistre à son siège officiel, l’expression religieuse est limitée à ce lieu. Une telle interprétation est incompatible avec l’article 19 du Pacte.

3.9Si le droit interne était interprété à tort comme interdisant l’expression de convictions en dehors d’un siège officiel, alors par extension il serait illégal pour tout individu de parler d’une religion quelle qu’elle soit en dehors d’une adresse spécifique. L’expression sur Internet, à la radio, à la télévision ou par des appels publics à la prière seraient illégaux. Comme indiqué ci-dessus, la restriction à la liberté d’expression des auteures était illégale, ne répondait pas à un but légitime et n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

3.10L’État partie a violé les droits que les auteures tiennent des articles 26 et 27du Pacte en ce qu’il a soumis ces dernières, en tant que Témoins de Jéhovah, à une discrimination fondée sur leurs convictions religieuses minoritaires. Tant le déroulement du procès que l’attitude dévalorisante du juge à l’égard des convictions religieuses des auteures avaient un caractère discriminatoire. La cour d’appel de Ganja n’a pas remédié à cette discrimination, renonçant ainsi au rôle crucial incombant au pouvoir judiciaire de protéger les minorités.

3.11La manière dont les tribunaux nationaux ont appliqué le droit interne a consisté à appliquer un traitement différent aux membres et aux non-membres d’associations religieuses enregistrées. Les droits individuels des auteures dépendaient donc du point de savoir si d’autres membres de leur religion s’étaient enregistrés auprès de l’État, ce qui constitue un traitement inégal et discriminatoire. Le tribunal de district a considéré que l’article 12 de la loi sur la liberté de croyance religieuse interdisait à une association religieuse de mener une activité religieuse en dehors de son siège officiel. Pour les Témoins de Jéhovah, toute activité religieuse, y compris la simple expression de convictions religieuses personnelles, en dehors de ce siège est considérée comme illégale. L’État n’applique pas la même norme aux religions majoritaires.

3.12Les auteures demandent un jugement déclaratoire ; la suppression de toutes les restrictions à leurs droits de pratiquer librement leur religion et d’exprimer ou de manifester leurs convictions religieuses en tout point du territoire de l’État partie, et, en particulier la suppression de toute restriction relative au siège officiel des personnes morales ; l’octroi d’une indemnisation monétaire appropriée pour les préjudices moraux subis du fait des actions de la police et des tribunaux ; une enquête sur le comportement du juge de première instance, en raison de ses commentaires partiaux et humiliants et de sa conduite du procès contre les auteures, et l’imposition de sanctions à ce titre ; l’annulation des amendes (en tenant compte des intérêts acquis) ; et le remboursement des frais et honoraires de justice que les auteures ont supportés dans le cadre des procédures internes.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations datées du 26 juillet 2017, l’État partie dit qu’en raison de la coexistence ancienne et toujours actuelle de diverses confessions chrétiennes sur son territoire, la principale caractéristique de son peuple est la tolérance. Le 16 novembre de chaque année, l’État partie célèbre la Journée internationale pour la tolérance. Les églises, les synagogues et les nombreux établissements d’enseignement religieux chrétiens et juifs fonctionnent librement, sans aucun obstacle, et avec le soutien de l’État. L’objectif principal de la politique religieuse en Azerbaïdjan consiste à préserver, développer, stimuler et promouvoir aux niveaux local et international les traditions de tolérance inhérentes au peuple azerbaïdjanais.

4.2Environ 96 % des habitants de l’État partie sont musulmans, tandis que 4 % appartiennent à d’autres religions, dont le christianisme et le judaïsme. Entre 60 % et 65 % des musulmans de l’État partie sont chiites, tandis que les autres sont sunnites. Presque toutes les confessions chrétiennes sont représentées dans le pays. On compte plus de 2 000 mosquées, 13 églises et 7 synagogues en Azerbaïdjan et plus de 650 communautés religieuses sont enregistrées dans le pays.

4.3L’État partie organise de nombreux événements visant à promouvoir la tolérance, le multiculturalisme et le dialogue interconfessionnel et interculturel. Au cours des dix dernières années, l’Azerbaïdjan a accueilli un grand nombre de conférences, forums et symposiums internationaux et régionaux sur ces sujets, notamment le Forum mondial sur le dialogue interculturel.

4.4L’État partie fournit des informations factuelles tirées des déclarations personnelles des auteures à la police, des dépositions des témoins et des comptes rendus des tribunaux. Comme il ressort des explications données le 3 novembre 2016 par A., une connaissance des auteures qui vivait dans le village de Garadaghli, dans le district de Goranboy, Mme Suleymanova avait appelé la femme de A. et demandé à venir rendre visite au couple. Plus tard ce jour-là, Mme Suleymanova est venue s’installer à leur domicile, et Mme Israfilova en a fait de même quelques jours plus tard. Lorsque A. leur a demandé quel était le but de leur visite, les auteures ont déclaré qu’il s’agissait de distribuer des documents sur les Témoins de Jéhovah dans le village. Pendant leur séjour chez le couple, les deux auteures quittaient tôt la maison chaque matin pour parler aux gens dans la rue, faire du prosélytisme en porte-à-porte et distribuer des livres et des magazines sur les Témoins de Jéhovah.

4.5Le 16 novembre 2016, le Représentant du village de Garadaghli a envoyé une lettre au commissariat de police du district de Goranboy, affirmant que deux personnes non identifiées se livraient illégalement à une campagne de propagande religieuse parmi la population du village. Il demandait que la police prenne les mesures légales appropriées à leur encontre.

4.6Le même jour, il a été demandé aux deux auteures de se rendre au commissariat de police du district de Goranboy. Elles ont expliqué leurs activités à un fonctionnaire de police, lequel a rédigé un rapport d’infraction administrative mentionnant les charges retenues contre les auteures en vertu de l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives, à savoir œuvrer pour une communauté religieuse en dehors du siège officiel de celle-ci. Les auteures ont refusé de signer ce document. Elles ont ensuite été autorisées à quitter le commissariat.

4.7Le 17 novembre 2017, le tribunal de district de Goranboy a estimé que les auteures avaient violé l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives et les a condamnées chacune à une amende de 2 000 manats. Au cours de l’audience, les deux auteures ont confirmé que le but de leur visite dans le village était de diffuser de la propagande sur les croyances religieuses des Témoins de Jéhovah, afin d’attirer davantage d’adhérents. En particulier, Mme Israfilova a déclaré que certaines personnes n’acceptaient pas les idées des auteures, tandis que d’autres écoutaient patiemment et les comprenaient et d’autres encore hésitaient. L’objectif principal des auteures, selon Mme Israfilova, était d’attirer de leur côté ceux qui hésitaient, et de semer le doute dans l’esprit de ceux qui étaient fermes dans leurs convictions.

4.8L’État partie souligne qu’au cours de la procédure judiciaire, Mme Suleymanova a déclaré que, bien que la loi lui interdise de mener des campagnes de propagande religieuse en dehors du lieu d’enregistrement, elle ne regrettait pas ses actions car le travail qu’elle faisait était juste.

4.9Le 14 décembre 2016, les auteures ont fait appel de la décision du tribunal de district de Goranboy, faisant valoir qu’elles ne se livraient pas à des activités illégales et qu’elles avaient été arrêtées sans motif légitime. Le 5 janvier 2017, la cour d’appel de Ganja les a déboutées au motif qu’il avait « été établi lors de l’audience que Jaarey Suleymanova et Gulnaz Israfilova menaient des activités en dehors du siège officiel enregistré de la communauté religieuse à Bakou ». La cour d’appel a également estimé que si elles avaient tenté de présenter leurs activités comme s’inscrivant dans une pratique religieuse et les avaient interprétées comme une manifestation de leurs convictions, les auteures avaient agi en dehors du siège enregistré d’une communauté religieuse, en violation de l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives. L’État partie rappelle le texte de l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives et celui de l’article 12 de la loi sur la liberté de croyance religieuse (voir par. 2.3.).

4.10L’article 1 de la loi sur la liberté de croyance religieuse dispose aussi : « Toute personne a le droit, seule ou avec d’autres, de pratiquer n’importe quelle religion et de professer ou de diffuser sa croyance concernant son attitude envers la religion. Il est interdit d’empêcher quiconque d’exprimer ses convictions religieuses, de participer à des cérémonies liturgiques, d’accomplir des rites et des rituels et d’étudier la religion. Nul ne peut être contraint à exprimer (manifester) ses convictions religieuses, à accomplir des rituels religieux ou à y participer. Il est interdit de faire la propagande d’une religion ou d’une conduite religieuse en recourant à la violence ou à l’intimidation en menaçant de recourir à la violence, ainsi que dans le but d’inciter à l’hostilité ou à la haine raciale, nationale, religieuse ou sociale. Il est interdit de promouvoir et de propager des religions (sectes religieuses) qui portent atteinte à la dignité humaine et contredisent les principes d’humanité. La liberté de religion ne peut être restreinte que dans les cas prévus par la loi et lorsqu’il en va de la préservation de la sécurité publique dans une société démocratique, c’est-à-dire pour protéger l’ordre public, la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui. Il est interdit aux étrangers et aux apatrides de mener des campagnes de propagande religieuse. ».

4.11Les griefs des auteures au titre de l’article 14 du Pacte sont irrecevables car ils ne sont étayés par aucun élément concret. Leurs arguments ont été soigneusement examinés par les tribunaux nationaux. Rien ne permet de penser que la conclusion à laquelle sont parvenues les juridictions internes était déraisonnable.

4.12En outre, la communication est dénuée de fondement. Les auteures n’ont présenté aucune preuve à la cour d’appel ou au Comité établissant que le juge de première instance était partial à leur égard. La cour d’appel a constaté que le tribunal de district avait pris note des allégations des auteures selon lesquelles elles avaient subi des pressions de la part de civils, de policiers et du juge, et avait conclu qu’aucune de ces allégations n’était confirmée. Il n’existe pas de faits vérifiables propres à faire douter de l’impartialité du juge du tribunal de district. Il est clairement inexact de dire que le juge a refusé de remettre en cause la version des faits avancée par la police. Il ressort du dossier que le juge a procédé à un contre‑interrogatoire approfondi des policiers, des auteures et des témoins, et qu’il n’a rendu sa décision qu’après avoir examiné toutes les circonstances de l’affaire de manière objective et exhaustive. L’infraction et la procédure juridictionnelle étaient de nature administrative, et supposaient donc un moindre danger social (et donc un moindre degré d’examen) qu’une procédure de nature pénale.

4.13La procédure judiciaire a été équitable. Avant de rendre sa décision du 17 novembre 2016, le tribunal de district a rendu deux décisions préliminaires. L’une de ces décisions était une convocation des auteures et des témoins à l’audience prévue le 17 novembre 2016 à 10 h 30. Dans l’autre décision préliminaire, il était mentionné que le tribunal de district avait désigné aux auteures un avocat aux frais de l’État, conformément à l’article 66.3 du Code des infractions administratives qui prévoit que lorsque des personnes placées en détention administrative ne sont pas en mesure d’engager un avocat en raison de leur situation financière, un avocat est commis aux frais de l’État. En vertu de l’article 52 du Code des infractions administratives, les auteures avaient le droit de présenter des requêtes sur toute question concernant, par exemple, le fait, selon elles, qu’elles n’auraient pas reçu notification des charges, ou n’auraient pas eu la possibilité de préparer leur défense ou de consulter un avocat. Les auteures n’ont soumis aucune requête, et n’ont fait état d’aucune prétendue violation devant le tribunal de district.

4.14Les droits de manifester ses convictions religieuses et d’exercer la liberté d’expression prévus par les articles 18 et 19 du Pacte ne sont pas absolus. En l’espèce, l’atteinte aux droits des auteures était légale, car elle était fondée sur l’article 12 de la loi sur la liberté de croyance religieuse et l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives. Les auteures avaient parfaitement connaissance de ces dispositions, qui étaient accessibles et suffisamment précises pour leur permettre de prévoir les conséquences de leurs actes. Elles savaient que les dispositions leur étaient applicables. Tout cela ressort du compte rendu de l’audience tenue devant le tribunal de district, au cours de laquelle Mme Suleymanova a déclaré que, bien que la loi lui interdise de mener des campagnes de propagande religieuse en dehors du siège officiel enregistré, elle ne regrettait pas ses actions car son travail était juste.

4.15L’atteinte en question visait par ailleurs le but légitime de protéger l’ordre public. Des tentatives de coup d’État et d’intervention militaire ont eu lieu récemment dans des régions proches de l’Azerbaïdjan, et ce contexte a rendu nécessaire l’application par les autorités de l’État partie de mesures plus strictes dans le domaine de la liberté de religion et de la liberté d’expression, afin de protéger l’ordre public.

4.16L’atteinte était également nécessaire dans une société démocratique. L’article 18 du Pacte ne prévoit pas la protection de toute action motivée ou inspirée par la religion ou la conviction, et ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans la sphère publique d’une manière dictée par sa religion ou ses convictions. Dans l’affaire Kokkinakis c .  Grèce devant la Cour européenne des droits de l’homme, il a été soutenu que dans les sociétés démocratiques où plusieurs religions coexistent, il peut être nécessaire d’imposer des restrictions à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions afin de concilier les intérêts des différents groupes et de garantir le respect des convictions de chacun. La Cour et le Comité ont fréquemment souligné le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, croyances et convictions, et ont affirmé que ce rôle est propre à garantir l’ordre public, l’harmonie religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec tout pouvoir de l’État d’évaluer la légitimité des croyances religieuses ou des modes d’expression de ces croyances, et ce devoir exige de l’État qu’il assure la tolérance mutuelle entre des groupes opposés. Par conséquent, le rôle de l’État dans de telles circonstances n’est pas de supprimer les causes de tension en éliminant le pluralisme, mais de veiller à ce que les groupes concurrents se tolèrent mutuellement.

4.17Bien que les intérêts individuels doivent parfois être subordonnés à ceux d’un groupe, la démocratie ne signifie pas simplement que les opinions de la majorité doivent toujours prévaloir : il faut trouver un équilibre qui assure un traitement équitable des personnes appartenant à des minorités et évite tout abus de position dominante. Si les droits et libertés d’autrui sont protégés par le Pacte, la nécessité de protéger certains droits et libertés peut amener un État partie à restreindre l’exercice de certains autres. C’est précisément cette recherche constante d’un équilibre entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le fondement d’une société démocratique.

4.18Les autorités de l’État partie sont mieux placées qu’un tribunal international pour apprécier la situation et les besoins nationaux. Lorsque sont en jeu des questions de politique générale, questions sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Les questions relatives à la relation entre l’État et la religion entrent notamment dans ce cadre. Partant, en ce qui concerne l’article 18 du Pacte, l’État devrait disposer d’une grande marge d’appréciation pour décider si, et le cas échéant dans quelle mesure, il est nécessaire de limiter le droit de manifester sa religion ou ses convictions. Dans l’affaire Şahin c . Turquie , la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que cette marge d’appréciation s’étendait au port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement. La Cour a renvoyé à son arrêt rendu dans l’affaire Otto-Preminger-Institut c . Autriche , dans laquelle elle avait décidé que l’Autriche avait agi légitimement pour protéger la paix religieuse dans une région donnée et empêcher que certains se sentent attaqués dans leurs sentiments religieux de manière injustifiée et offensante. Dans l’affaire Şahin c .  Turquie, la Cour a jugé qu’il n’était pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société et que le sens et l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse n’étaient pas les mêmes suivant les époques et les contextes. La Cour a fait observer que, par conséquent, les règles dans ce domaine variaient d’un pays à l’autre, en fonction des traditions nationales et des exigences imposées par la nécessité de protéger les droits et libertés d’autrui et de maintenir l’ordre public. La Cour a conclu que le choix quant à l’étendue et aux modalités d’une telle réglementation devait inévitablement être laissé, jusqu’à un certain point, à l’État partie concerné. Des principes analogues régissent l’application de l’article 19 du Pacte.

4.19Il a été prouvé devant les tribunaux nationaux que les auteures agissaient en fait pour le compte de la communauté religieuse dont elles étaient membres. Cela ressort clairement des explications qu’elles ont fournies au commissariat de police et lors des procédures devant le tribunal de district et la cour d’appel. Cela ressort également des explications fournies par les témoins. Le cas des auteures n’est pas la première affaire mettant en cause des Témoins de Jéhovah opérant en Azerbaïdjan qui est portée soit devant le Comité soit devant la Cour européenne des droits de l’homme. Un simple coup d’œil aux demandes des auteures permet de constater qu’elles ont toutes été préparées par le même individu ou groupe d’individus. Cela montre que les auteures font effectivement partie d’une communauté religieuse et qu’elles agissaient en dehors du siège enregistré de cette communauté. Par conséquent, l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives leur était applicable.

4.20L’État partie n’a pas édicté une interdiction générale des activités de propagation d’opinions religieuses. Au contraire, il n’interdit que celles qui violent la loi. En l’occurrence, les autorités avaient suffisamment de raisons d’intervenir, en vertu des dispositions du droit interne, en réaction aux actions des auteures. Ces mesures s’inscrivaient dans la marge d’appréciation de l’État partie prévue par les articles 18 et 19 du Pacte et étaient proportionnées à l’objectif de protection de l’ordre public. La restriction contestée peut donc être considérée comme nécessaire dans une société démocratique, au titre des articles 18 et 19 du Pacte.

4.21L’État partie n’a pas violé les droits que les auteures tiennent des articles 26 et 27 du Pacte. Il renvoie à cet égard à ses arguments concernant les articles 14, 18 et 19 du Pacte, et considère que les auteures n’ont pas démontré qu’elles auraient été victimes d’une discrimination fondée sur leur religion. L’article 12 de la loi sur la liberté de croyance religieuse et l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives sont également applicables à tous. Les allégations des auteures relatives à la discrimination reposent sur des déclarations vagues et ne sont étayées par aucune preuve fiable. Elles n’ont pas été prouvées devant les tribunaux nationaux. Les auteures n’ont pas fait état de différences de traitement entre groupes religieux par les autorités de l’État partie. En outre, il y a de nombreuses autres affaires devant les juridictions internationales, notamment la Cour européenne des droits de l’homme, qui portent sur l’atteinte aux droits de communautés religieuses autres que les Témoins de Jéhovah.

Commentaires des auteures sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Dans des observations datées du 15 septembre 2017, les auteures soutiennent que la communication est recevable et bien fondée. L’État partie n’a pas contesté dans ses observations le fait que la conduite et les expressions du juge du tribunal de district avaient été partiales et discriminatoires, ni que les auteures s’étaient entretenues tranquillement avec leur connaissance.

5.2Pour qualifier les discussions religieuses des auteures, l’État partie a employé le terme péjoratif de propagande, qui s’entend d’une information, surtout de nature tendancieuse ou trompeuse, utilisée pour promouvoir une cause ou un point de vue politique. Il est clairement inapproprié d’appliquer ce terme aux sincères convictions religieuses des auteures et à l’expression de ces convictions.

5.3En ce qui concerne l’article 14 du Pacte, l’État partie n’a pas répondu ni opposé un démenti aux allégations concrètes des auteures. La cour d’appel n’a pas tenu compte des éléments relatifs à la conduite du juge de première instance, ce qui fait douter de son impartialité.

5.4L’État partie fait valoir que le juge du tribunal de district a remis en cause la version des faits donnée par la police et affirme que les allégations contraires des auteures constituent « une déclaration mensongère ». Or, cette affirmation est contredite par les faits. Dans huit passages distincts de sa décision, le tribunal de district a qualifié la religion des auteures de secte. Il a qualifié une conversation sur un sujet religieux de « propagande sur la justesse et les avantages de cette secte ». En utilisant des termes aussi péjoratifs, le tribunal de district a démontré son parti pris contre la religion des auteures.

5.5En outre, le tribunal de district et la cour d’appel n’ont pas tenu compte des éléments soumis par les auteures prouvant qu’elles exprimaient leurs convictions religieuses à titre personnel. Les auteures n’étaient pas membres ni partenaires de la personne morale enregistrée par les Témoins de Jéhovah en Azerbaïdjan. L’article 515.0.4 du Code des infractions administratives ne leur était donc pas applicable.

5.6Enfin, le tribunal de district a fait la preuve de sa partialité lorsqu’il a sanctionné un témoin qui avait déposé en faveur des auteures, en l’arrêtant et en le maintenant en détention pendant vingt-quatre heures au motif que son téléphone avait sonné dans la salle d’audience.

5.7L’affirmation de l’État partie selon laquelle l’audience a été équitable parce que le tribunal de district a commis un avocat pour défendre les auteures et rendu une ordonnance convoquant des témoins à l’audience est incorrecte et de mauvaise foi. Les auteures ont été immédiatement transportées au tribunal de district lorsqu’elles sont revenues au commissariat de police le 17 novembre 2016. Si le tribunal de district avait effectivement rendu ces deux ordonnances, ce que les auteures contestent, cette mesure n’aurait été qu’une simple formalité visant à établir un semblant de procédure régulière.

5.8En ce qui concerne les articles 18 et 19 du Pacte, l’État partie n’a pas étayé son affirmation selon laquelle l’atteinte aux droits des auteures était légale. Il n’a pas expliqué pourquoi, selon lui, les auteures savaient que l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives leur était applicable. Cette disposition ne s’applique qu’aux personnes morales enregistrées et n’interdit pas l’expression de convictions religieuses personnelles. Si c’était le cas, toutes les discussions religieuses entre personnes privées seraient interdites sur tout le territoire de l’Azerbaïdjan, sauf au siège officiel d’une organisation religieuse enregistrée. Cette interprétation irait à l’encontre de l’essence même des articles 18 et 19 du Pacte. Ainsi, l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives ne constitue pas une base juridique suffisante pour restreindre les droits garantis aux articles 18 et 19 du Pacte.

5.9L’atteinte aux droits visait à faire montre d’intolérance religieuse, ce qui n’est pas un but légitime. L’État partie a qualifié de propagande l’activité des auteures pour la simple raison qu’il désapprouvait les convictions que celles-ci professaient. Ce n’est pas le rôle de l’État partie d’évaluer la légitimité des croyances religieuses.

5.10L’atteinte aux droits n’était pas nécessaire dans une société démocratique. L’État partie a cité l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Kokkinakis c .  Grèce, alors que cet arrêt est favorable aux auteures. La Cour a confirmé la liberté d’un adhérent des Témoins de Jéhovah de partager publiquement ses opinions religieuses. Dans le cas présent, l’État partie s’est immiscé dans une conversation religieuse privée entre des personnes et les a sanctionnées. Une telle ingérence directe et accablante dans une pratique religieuse personnelle et privée ne saurait être excusée par un élargissement de la marge d’appréciation.

5.11En ce qui concerne les articles 26 et 27 du Pacte, les auteures renvoient à leurs arguments au titre des articles 14, 18 et 19 du Pacte, et soutiennent en outre que la discrimination dont elles ont fait l’objet s’inscrit dans un plan d’ensemble, l’État partie s’en prenant de plus en plus aux Témoins de Jéhovah. De nombreuses communications soumises au Comité et à d’autres organes internationaux attestent de cette tendance. La discrimination à l’égard des auteures victimise les membres d’une religion minoritaire qui, par définition, sont vulnérables face à la majorité. Les membres des minorités se tournent vers les États pour être protégés contre la tyrannie des opinions et des sentiments dominants, et contre la tendance de la société à imposer ses propres idées et pratiques. Les actes de l’État partie ont été motivés par sa désapprobation de la religion des auteures. L’État partie n’a pas apporté la preuve d’avoir ciblé de la même manière des personnes appartenant à la religion majoritaire de l’islam en raison de discussions personnelles sur leur foi. L’État partie applique sa législation, qui est neutre en apparence, de manière discriminatoire. La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance du Conseil de l’Europe a constaté des manifestations d’intolérance religieuse discriminatoire de la part de l’État partie et la brutalité de la police à l’égard des membres de religions minoritaires non enregistrées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité relève que l’État partie n’a pas expressément contesté l’argument des auteures qui affirment avoir épuisé tous les recours internes disponibles comme l’exigent les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif. Toutefois, le Comité note que, selon l’État partie, les auteures n’ont pas exercé le droit que leur confère l’article 52 du Code des infractions administratives de présenter des requêtes sur toute question soumise au tribunal de district, par exemple en ce qui concerne l’allégation selon laquelle elles n’auraient pas été informées des faits qui leur étaient reprochés ou n’auraient pas eu la possibilité de préparer leur défense ou de consulter un avocat. Le Comité note que les auteures affirment avoir été conduites directement du commissariat de police à la salle d’audience sans être informées des faits qui leur étaient reprochés ni avoir la possibilité de consulter un avocat. Le Comité observe que les éléments dont il dispose ne montrent pas que les auteures ont été informées de leur droit de présenter les requêtes susmentionnées. En conséquence, vu que la procédure de requête n’était pas clairement accessible aux auteures, le Comité considère que, dans les circonstances particulières de l’affaire, les auteures n’étaient pas tenues d’épuiser ce recours interne aux fins de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

6.4Le Comité note que, dans les appels qu’elles ont sans succès interjetés devant la cour d’appel de Ganja, les auteures ont expressément invoqué les articles 18, 19, 26 et 27 du Pacte, et ont soulevé la substance de leurs griefs au titre de l’article 14 (par. 1, 2, 3 a), b) et d)) du Pacte. En conséquence, le Comité considère qu’il n’est pas empêché par l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif d’examiner ces griefs. Toutefois, les informations mises à sa disposition ne lui permettent pas de conclure que les auteures ont soulevé les griefs qu’elles tirent de l’article 14 (par. 3 e) ou g)) du Pacte devant les tribunaux de l’État partie. Par conséquent, le Comité conclut que les griefs soulevés au titre de l’article 14 (par. 3 e) et g)) du Pacte sont irrecevables au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

6.5En ce qui concerne les griefs des auteures au titre de l’article 14 (par. 2, 3 a), b) et d)) du Pacte, le Comité note que c’est une infraction administrative qui était reprochée aux auteures, alors que les paragraphes 2 et 3 de l’article 14 du Pacte visent à protéger les personnes dans le contexte de procédures visant à décider du bien-fondé d’une accusation en matière pénale dirigée contre elles. Il rappelle cependant que bien qu’une accusation en matière pénale se rapporte en principe à des actes qui sont réprimés par la loi pénale interne, la notion d’« accusation en matière pénale » doit être entendue dans le sens que lui donne le Pacte, indépendamment de la qualification des infractions en vigueur dans le système juridique interne de chaque État partie. Une telle interprétation vise à éviter des situations incompatibles avec l’objet et le but du Pacte, dans lesquelles la compétence pour imposer une sanction est transférée aux autorités administratives afin de contourner l’obligation de garantir un procès équitable énoncée à l’article 14 du Pacte. Le Comité rappelle aussi que cette notion d’accusation en matière pénale peut donc être étendue, s’agissant de sanctions qui, indépendamment de leur qualification en droit interne, doivent être considérées comme pénales en raison de leur finalité, de leur caractère ou de leur sévérité. Le Comité note qu’en l’espèce, bien qu’elles n’aient pas été arrêtées sur les lieux des faits en question, les auteures ont été invitées à se présenter au commissariat de police à deux reprises sans être informées des faits qui leur étaient reprochés. La deuxième fois, les auteures ont attendu au commissariat de police pendant quatre heures, puis ont été conduites directement au tribunal de district, qui les a déclarées coupables d’une infraction administrative et leur a infligé l’amende maximale prévue par l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives (2 000 manats, soit environ 1 094 euros à l’époque). Le Comité prend note de l’affirmation des auteures selon laquelle le montant de l’amende représentait plus de trente mois de revenus pour Mme Israfilova. Il observe en outre que rien n’indique que l’objectif de la sanction était de fournir une réparation pécuniaire ou une indemnisation pour un préjudice qui aurait été causé. Le Comité estime que la sanction administrative visait à punir les auteures pour leurs activités et à les dissuader de mener à l’avenir de telles activités − objectifs analogues à la finalité générale de la législation pénale. Le Comité remarque en outre le caractère général de la sanction administrative, qui portait sur une infraction à une loi visant non pas un groupe spécifique doté d’un statut spécial, comme le droit disciplinaire, mais toute personne de la population générale qui, à titre individuel, exerce une activité religieuse en dehors d’un siège officiel enregistré. D’une manière comparable à la loi pénale, la norme administrative en question interdisait un certain comportement et prévoyait que le non-respect de cette interdiction exposait son auteur à une détermination de culpabilité et à une sanction punitive. Compte tenu de l’objectif punitif et dissuasif, du caractère général et de la sévérité des sanctions infligées aux auteures, le Comité considère que les griefs des auteures entrent dans le champ d’application ratione materiae de l’article 14 (par. 2, 3 a), b) et d)) du Pacte, de sorte que l’article 3 du Protocole facultatif ne constitue pas un obstacle à leur recevabilité.

6.6Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui affirme que les griefs des auteures au titre de l’article 14 du Pacte sont irrecevables parce qu’ils ne sont pas suffisamment étayés. Le Comité observe que les auteures n’ont pas fait état d’éléments de preuve ou d’arguments essentiels à leur défense qu’elles auraient présentés au procès si elles en avaient eu la possibilité, ni d’éléments de preuve auxquels elles se seraient vu refuser l’accès. Les informations dont dispose le Comité ne font pas ressortir que les auteures aient fait valoir devant les fonctionnaires de police ou de justice le droit de se voir désigner un défenseur ou de s’entretenir avec un conseil de leur choix. Par conséquent, le Comité considère que les griefs formulés par les auteures au titre de l’article 14 (par. 3 b) et d)) du Pacte ne sont pas suffisamment étayés et sont donc irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.7Le Comité prend également note du grief des auteures au titre de l’article 18 (par. 1) du Pacte, à savoir que le juge du tribunal de district a violé leur droit à la liberté de religion en saisissant des publications religieuses dont l’importation avait été approuvée par les autorités de l’État partie. En l’absence d’informations complémentaires, le Comité considère que les auteures n’ont pas suffisamment étayé cet aspect de leur plainte au titre de l’article 18 (par. 1) du Pacte et déclare donc ce grief irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.8Le Comité considère en revanche que les auteures ont suffisamment étayé leurs autres griefs au titre des articles 14 (par. 1, 2 et 3 a)), 18 (par. 1), 19 (par. 1 et 2), 26 et 27 du Pacte aux fins de la recevabilité. En conséquence, il déclare ces griefs recevables et passe à leur examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité note que, selon les auteures, les juridictions internes n’ont pas examiné leur affaire de manière équitable ou impartiale, et le juge du tribunal de district les a présumées coupables, en violation des droits qui leur sont reconnus aux paragraphes 1 et 2 de l’article 14, respectivement. Il rappelle qu’en ce qui concerne l’article 14 (par. 1) du Pacte, il appartient généralement aux juridictions des États parties au Pacte d’examiner les faits et les éléments de preuve ainsi que l’application de la législation nationale dans l’affaire en cause, sauf s’il peut être établi que leur appréciation a été de toute évidence arbitraire ou manifestement entachée d’erreur ou qu’elle a représenté un déni de justice, ou que le tribunal a par ailleurs manqué à son obligation d’indépendance et d’impartialité. Le Comité note que le tribunal de district n’a pas expliqué sur quelle base il avait conclu que les auteures étaient membres d’une association religieuse enregistrée, de sorte que les dispositions de l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives leur étaient applicables. Il considère que, si la cour d’appel de Ganja a cité diverses dispositions du droit interne pour conclure que les actions des autorités de l’État partie étaient appropriées et légales, elle n’a pas procédé à une analyse sérieuse des divers facteurs entrant en jeu pour déterminer la légalité des restrictions au droit des auteures de manifester leurs convictions religieuses. Il observe que l’État partie affirme qu’il a été prouvé devant les tribunaux nationaux que les auteures agissaient en fait au nom d’une association religieuse enregistrée, mais qu’il n’en a pas apporté de preuve convaincante. À cet égard, le Comité considère que le seul fait que les auteures soient représentées par la même personne que d’autres Témoins de Jéhovah ayant soumis des communications ou des plaintes similaires ne démontre pas que les auteures appartenaient à une organisation religieuse enregistrée.

7.3Le Comité considère également que, mise à part son affirmation générale que le procès a été équitable, l’État partie n’a pas répondu aux allégations spécifiques des auteures − soulevées tant devant la cour d’appel de Ganja que dans la présente communication − concernant des exemples concrets de comportement inéquitable du juge du tribunal de district (voir par. 2.4). Parmi ces exemples, on peut citer la sollicitation de l’opinion de membres du public dans la salle d’audience concernant les femmes qui se livrent à la prédication, le refus d’autoriser les auteures à répondre à l’accusation, la tenue de propos méprisants à l’égard de la religion des auteures, et la critique d’un témoin de la défense − l’hôte des auteures à Goranboy − pour avoir permis aux auteures d’entrer chez lui. Le Comité note que si la décision du tribunal de district, fournie par les auteures, contient un résumé des dépositions des témoins, l’État partie n’a pas fourni de comptes rendus d’audience qui montreraient le comportement du juge. Le Comité doit accorder le crédit voulu aux allégations des auteures, dans la mesure où elles sont dûment étayées, en l’absence de preuve contraire de la part de l’État partie, et il considère que les faits dont il est saisi font apparaître que le juge du tribunal de district n’a pas agi de manière impartiale. À la lumière de ce qui précède, le Comité considère que l’État partie a violé le droit des auteures à ce que leur cause soit entendue équitablement par un tribunal impartial, consacré à l’article 14 (par. 1) du Pacte. Compte tenu de cette conclusion, il ne juge pas nécessaire d’examiner les griefs soulevés par les auteures au titre de l’article 14 (par. 2) du Pacte.

7.4Le Comité note également que les auteures invoquent l’article 14 (par. 3 a)) du Pacte et affirment qu’elles n’ont été informées des faits qui leur étaient reprochés ni au commissariat de police, ni lors de l’audience du tribunal de district, et qu’elles ont été conduites directement du commissariat de police à la salle d’audience le 17 novembre 2016. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui affirme avoir rendu deux décisions préliminaires indiquant la date et l’heure de l’audience prévue pour la comparution des auteures devant le tribunal de district et désignant aux auteures un avocat aux frais de l’État, conformément au droit interne. Toutefois, le Comité note que l’État partie n’a pas présenté d’éléments démontrant que les auteures avaient été promptement informées des faits qui leur étaient reprochés. En l’absence de toute preuve d’une telle notification, le Comité doit accorder le crédit voulu à l’affirmation des auteures selon laquelle elles n’ont pas été promptement informées des accusations portées contre elles. En conséquence, il considère que les informations dont il est saisi font apparaître une violation des droits reconnus aux auteures à l’article 14 (par. 3 a))du Pacte.

7.5S’agissant du grief que les auteures tirent de l’article 18 (par. 1) du Pacte, le Comité rappelle que, selon son observation générale no 22 (1993), la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre et la santé publics, ou la morale ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions peut être exercée individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé. De surcroît, l’article 18 (par. 3) doit être interprété au sens strict, et les restrictions à cette liberté ne doivent être appliquées qu’aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire et proportionnelles à celui-ci.

7.6En l’espèce, le Comité prend note de l’argument des auteures selon lequel l’État partie a violé leur droit de manifester leurs convictions religieuses garanti par l’article 18 (par. 1) du Pacte, en les déclarant coupables et en leur infligeant une amende pour avoir exprimé leurs convictions religieuses lors de conversations privées au domicile d’autres personnes ; et en sanctionnant l’expression d’une croyance religieuse en dehors du siège enregistré d’associations religieuses en vertu de l’article 515.0.4 du Code des infractions administratives. Il prend note également de l’argument de l’État partie selon lequel l’application des dispositions de cet article aux auteures était licite et nécessaire dans une société démocratique pour réaliser l’objectif légitime de protéger l’ordre public et permettre la coexistence harmonieuse des différentes religions représentées dans le pays.

7.7Le Comité constate que l’État partie n’apporte aucun élément permettant de démontrer que la manifestation pacifique de leurs convictions religieuses par les auteures ait perturbé de quelque manière que ce soit la stabilité sociale en Azerbaïdjan. Il note en outre que l’État partie n’a aucunement prouvé que les auteures, ou les Témoins de Jéhovah en général, menaient des activités ou adhéraient à des opinions susceptibles de compromettre la sécurité ou l’ordre publics. On ne trouve dans les décisions du tribunal de district qui a déclaré les auteures coupables d’une infraction administrative aucune citation ni mention de propos dangereux qui auraient été tenus par les auteures lors de leurs discussions religieuses à Goranboy. Enfin, le Comité constate que l’État partie ne fait état d’aucune circonstance particulière dans laquelle le comportement des auteures aurait pu créer un climat de grave tension, voire d’hostilité et de haine, entre les communautés religieuses en Azerbaïdjan, ou exacerber des tensions existantes au point de menacer la sécurité, l’ordre, la santé ou la moralité publics au sens de l’article 18 (par. 3) du Pacte.

7.8Le Comité constate en outre que l’État partie ne s’est pas particulièrement intéressé aux personnes avec lesquelles les auteures avaient discuté de leur foi. Il note par exemple que rien n’indique que les auteures aient été sourdes aux objections soulevées par ces personnes ou aient été de quelque autre manière agressives ou hostiles, ou que ces personnes aient été incapables de raisonner ou aient eu avec les auteures une relation de dépendance ou de hiérarchie, ou encore aient été en situation de vulnérabilité de telle sorte qu’elles auraient pu se sentir contraintes, mises sous pression ou indûment influencées par elles.

7.9Le Comité estime que, quand bien même l’État partie pourrait démontrer que le comportement des auteures représentait une menace particulière et grave pour la sécurité et l’ordre publics, la preuve n’a pas été faite que les mesures prises contre les intéressées étaient proportionnées à l’objectif consistant à préserver la sécurité et l’ordre publics. Plus précisément, il estime que la déclaration de culpabilité des auteures et l’amende substantielle imposée à chacune (l’équivalent de 1 049 euros environ) ont considérablement restreint la capacité des intéressées de manifester leurs croyances religieuses. De surcroît, l’État partie n’a pas tenté de prouver que les mesures prises par la police et la justice étaient les mesures les moins restrictives pouvant être adoptées pour protéger la liberté de religion ou de conviction. Le Comité en déduit que la sanction imposée aux auteures a constitué une restriction au droit de manifester leur religion qu’elles tiennent de l’article 18 (par. 1) du Pacte, et que ni les juridictions nationales ni l’État partie n’ont démontré que cette restriction était une mesure proportionnée nécessaire pour atteindre l’un des objectifs légitimes visés à l’article 18 (par. 3) du Pacte. Partant, le Comité conclut qu’en déclarant les auteures coupables d’une infraction administrative et en leur imposant une amende au motif qu’elles avaient eu avec d’autres personnes des discussions religieuses, l’État partie a violé les droits que les intéressées tiennent de l’article 18 (par. 1) du Pacte.

7.10Compte tenu de ce qui précède, le Comité estime inutile de rechercher si les mêmes faits constituent une violation des articles 19 (par. 1), 19 (par. 2), 26 ou 27 du Pacte.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que chacune des auteures tient des articles 14 (par. 1 et 3 a)) et 18 (par. 1) du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteures un recours utile et une réparation effective. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, d’accorder aux auteures une indemnisation adéquate, notamment de leur rembourser le montant de l’amende imposée ainsi que les frais de justice liés à l’affaire considérée. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas, notamment de revoir ses lois, sa réglementation et ses pratiques afin de garantir que les droits consacrés par le Pacte puissent être pleinement exercés sur son territoire.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.