Nations Unies

CCPR/C/130/D/3599/2019

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

6 mai 2021

Français

Original : espagnol

Comité des droits de l ’ homme

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 3599/2019 * , ** , ***

Communication présentée par :

F. A. J. et B. M. R. A. (représentées par des conseils de Women’s Link Worldwide et TRIAL International), en leur nom propre et au nom de leurs proches disparus, M. J. V. et A. A. M.

Victime(s) présumée(s) :

Les auteures, M. J. V. et A. A. M.

État partie :

Espagne

Date de la communication :

14 janvier 2019 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 6 mai 2019 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

28 octobre 2020

Objet :

Disparition forcée

Questions de procédure :

Compétence ratione materiae ; compétence ratione personae ; compétence ratione temporis; épuisement des recours internes

Questions de fond :

Droit à un recours utile ; droit à la vie ; interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains ; droit à la liberté et à la sécurité de la personne ; droit à la reconnaissance de la personnalité juridique

Article(s) du Pacte :

6, 7, 9 et 16 (lus conjointement avec l’article 2 (par. 3))

Art icle(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2 b))

1.1Les auteures de la communication sont F. A. J., née le 8 juin 1928, et B. M. R. A., née le 3 mars 1950. Elles présentent la communication en leur nom propre et au nom de leurs parents (dans le cas de F. A. J.) et grands-parents (dans le cas de B. M. R. A.), M. J. V., née le 21 juillet 1896, et A. A. M., né le 10 janvier 1894, dont elles ignorent où ils se trouvent et ce qui leur est arrivé depuis leur arrestation par des agents de la Guardia Civil en août 1936. Les auteures affirment que l’État partie a violé et continue de violer les droits garantis à Mme J. V. et M. A. M. par les articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte, lus conjointement avec l’article 2 (par. 3), car il fait obstruction à l’ouverture d’une enquête et à la recherche des corps des intéressés. En outre, les auteures se disent victimes d’une violation, par l’État partie, des droits garantis à l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3). Elles demandent que les griefs soulevés par F. A. J. soient examinés en priorité en raison de l’âge avancé de l’intéressée. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 25 avril 1985. Les auteures sont représentées par des conseils.

1.2Le 26 novembre 2019, le Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications, agissant au nom du Comité, a décidé d’accueillir la demande de l’État partie tendant à ce que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond.

1.3Le 30 décembre 2019 et les 14, 15 et 20 janvier 2020, le Comité a reçu quatre demandes de présentation d’un mémoire d’amicus curiae, de la part de Victor Rodríguez Rescia, ancien membre du Comité et Président de l’Institut interaméricain de la responsabilité sociale et des droits de l’homme ; de María Clara Galvis Patiño et Rainer Huhle, anciens membres du Comité des disparitions forcées ; de Margalida Capellà Roig, Directrice de la clinique juridique de la faculté de droit de l’Université des Baléares et ancienne députée du Parlement des Baléares, qui a participé à la rédaction de la loi régionale relative à la recherche des personnes disparues pendant la guerre civile et sous le régime franquiste ; et de l’association Memoria Histórica de Mallorca. Les intéressés souhaitaient principalement fournir au Comité des informations et des opinions sur l’obligation d’enquêter sur les violations graves des droits de l’homme commises par le passé, le caractère continu des disparitions, l’absence de mesures prises pour rechercher les personnes disparues pendant la guerre civile et sous le régime franquiste et l’impossibilité d’accéder aux instances judiciaires.

1.4Les 21 et 29 janvier 2020, les rapporteurs spéciaux chargés des nouvelles communications ont rejeté les quatre demandes de présentation d’un mémoire d’amicus curiae.

Rappel des faits présentés par les auteures

2.1Les auteures soutiennent que les faits de l’espèce s’inscrivent dans le cadre de la disparition forcée d’opposants présumés à l’idéologie franquiste, qui a été une pratique systématique pendant la guerre civile (1936-1939) et la dictature qui a suivi (1939-1975).

2.2Selon le juge du tribunal central d’instruction no 5 de l’Audience nationale, qui a commencé à enquêter sur les disparitions forcées survenues pendant la guerre civile et sous le régime franquiste, il a été recouru systématiquement à la disparition forcée afin d’empêcher l’identification des victimes. Le juge a estimé qu’au moins 114 226 personnes avaient été victimes de disparition au cours de la période considérée.

2.3À Majorque aussi, les disparitions forcées de partisans de la République étaient systématiques et généralisées, et elles étaient particulièrement fréquentes dans certaines régions, notamment dans la ville de Manacor, où les proches des auteures ont disparu. Les Baléares sont passées sous le contrôle de l’armée vingt jours après le coup d’État du 18 juillet 1936, de sorte que si Franco n’a pas pris la tête du pays avant 1939, au moment de la défaite des républicains et de la fin de la guerre, à Majorque, la dictature s’est instaurée très rapidement, dès 1936.

2.4Mme J. V. et M. A. M. étaient originaires de la ville de Llubí (Majorque). Après leur mariage, ils se sont installés à Manacor, où ils travaillaient dans leur propre boutique d’horlogerie. Au moment des faits, ils avaient deux filles, A. 11 ans (aujourd’hui décédée, mère de B. M. R. A., auteure de la communication) et F., 8 ans (auteure de la communication), et Mme J. V. était enceinte d’environ sept mois.

2.5Le dimanche, au lieu d’aller à la messe, M. A. M., sympathisant de la gauche républicaine, avait pour habitude d’amener ses filles dans un bar fréquenté par des républicains. C’était un lecteur assidu du magazine républicain Nosotros, dont il conservait chez lui tous les numéros. À l’époque, il était peu courant que les filles aillent encore à l’école passé l’âge de la première communion, mais le couple souhaitait que F. et A. reçoivent une véritable éducation, et toutes deux sont donc restées scolarisées.

2.6À la mi-août 1936, M. A. M. a été gardé à vue au commissariat de Manacor pendant une semaine. Le 22 août 1936, un membre de la Guardia civil s’est présenté au domicile du couple et a dit à Mme J. V. qu’elle devait aller faire une déposition au commissariat pour que son mari soit libéré. Une fois arrivée sur place, l’intéressée a été arrêtée. M. A. M. a été mis en liberté le jour même. Selon ses filles, il était très content jusqu’à ce qu’il apprenne la nouvelle de l’arrestation de sa femme, qui l’a accablé. La famille n’a pas été autorisé à rendre visite à Mme J. V. au commissariat. Un matin, en se réveillant, les filles se sont rendues compte qu’elles étaient seules ; leur père avait disparu et la porte de la maison était ouverte. À compter de ce moment, elles n’ont plus jamais eu de contact avec leurs parents.

2.7Au début du mois de septembre 1936, le grand-père paternel des filles est allé les chercher chez elles. Sous prétexte de leur apporter des vêtements, il a essayé de retrouver son fils et sa belle-fille, mais le capitaine Jaume, qui était à l’époque maire de Manacor et chef de la Phalange, lui a dit qu’ils n’en avaient pas besoin.

2.8F. A. J. et sa sœur aînée ont vu leur vie radicalement changer avec la disparition de leurs parents. Étant des filles, et de surcroît des enfants de « rouges », dans une société profondément patriarcale, elles étaient particulièrement vulnérables. En outre, alors qu’elles avaient auparavant une vie tranquille et recevaient une bonne éducation, elles se sont retrouvées séparées, recueillies l’une et l’autre par des parents différents, et ont dû abandonner l’école pour s’occuper des tâches domestiques et aller travailler sur des chantiers de construction et dans des bars que leur famille tenait. Elles n’ont cessé d’attendre le retour de leurs parents.

2.9La dictature franquiste a imposé le silence autour des crimes commis par les vainqueurs de la guerre civile en exerçant une répression contre les sympathisants républicains et leurs familles. Le simple fait de raconter ce qui s’était passé était extrêmement risqué. On estime que, pour faire respecter ce pacte du silence, 214 000 personnes ont été exécutées et 270 000 ont été détenues dans des conditions inhumaines.

2.10Les victimes n’ont pas non plus pu obtenir vérité, justice et réparation lors de la transition démocratique, principalement parce que les appareils de police, de sécurité et de justice ont continué de compter des franquistes parmi leurs membres. L’État estimait que la construction d’un avenir démocratique stable passait par l’oubli, allant jusqu’à brandir le spectre d’un retour à la dictature si le passé était remué. Ainsi, le 15 octobre 1977, c’est‑à‑dire après avoir ratifié le Pacte, l’Espagne a adopté la loi d’amnistie (loi no 46/1977), qui partait du principe que la réconciliation n’était possible que grâce à l’oubli et au pardon.

2.11Ce « pacte du silence » a marqué la vie des auteures. Lorsque, encore jeunes, F. A. J. et sa sœur ont pris conscience de ce qui s’était passé, leur entourage sociofamilial les a forcées à se taire, car ceux qui parlaient s’exposaient à la répression. Selon une expertise psychologique, elles se sont trouvées parties à un « pacte dénégatif », c’est-à-dire un accord inconscient conclu par un groupe familial pour nier des événements douloureux du passé dans le but de se protéger. Des années plus tard, quand un voisin lui a raconté qu’il avait vu au moins un des Phalangistes violer sa mère, une « rouge enceinte », et Josep Lluís Sastre, connu à Manacor sous le nom de « Pep i la Resta », lui a dit qu’il était parmi ceux qui avaient arrêté ses parents, F. A. J., pourtant déjà adulte et mariée, s’est trouvée en état de choc. Son mari, qui n’était pas au courant des faits, mais a assisté à la scène, est lui aussi resté muet. L’impossibilité de parler de ce qui s’était passé a eu des conséquences sur la santé mentale des deux sœurs et de leurs enfants. B. M. R. A., qui appartient à la génération suivante, n’a pas su avant ses 25 ans ce qui était arrivé à ses grands-parents, mais elle a elle aussi subi les conséquences du traumatisme vécu par ses aïeules car elle a été témoin de comportements incompréhensibles de la part de sa mère et de sa tante. Les psychologues experts ont en outre constaté que le déni total du passé l’empêchait de surmonter la douleur.

2.12Le silence a été rompu avec la création, en 2002, de l’Association pour la récupération de la mémoire historique. En 2003, le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires a inclus l’Espagne sur la liste des pays dans lesquels il existait encore des cas de disparition forcée non résolus, ce qui a mis les enquêtes à la charge de l’État, alors qu’auparavant elles n’intéressaient que l’entourage sociofamilial des victimes. En 2006, lorsque l’association Memoria Histórica de Mallorca a été créée, les auteures en sont devenus membres, ce qui leur a ouvert les portes d’une « nouvelle vie » en ce qu’elles ont pu révéler certains secrets et exprimer leur souffrance. Bien qu’elles n’aient pu trouver aucune information dans les archives et les registres officiels − bon nombre de documents militaires et religieux étant toujours classés secrets − leur adhésion à l’association leur a permis de commencer à rechercher les restes de leurs proches.

2.13Le 14 décembre 2006, par l’intermédiaire de l’association Memoria Histórica de Mallorca, les auteures ont saisi le tribunal central d’instruction no 5 de l’Audience nationale d’une plainte pour crimes contre l’humanité, demandant que lumière soit faite sur ce qui était arrivé à Mme J. V. et M. A. M. et que les restes mortels des intéressés soient retrouvés et leur soient remis. Nombre d’autres plaintes ont été déposées par diverses associations de proches de personnes disparues, qui ont dénoncé 114 266 disparitions forcées survenues entre 1936 et 1951.

2.14Dans une décision du 16 octobre 2008, le tribunal a constaté que l’impunité avait été la règle face à des actes pouvant être qualifiés de crimes contre l’humanité et a jugé qu’il fallait donner suite à la plainte déposée par les auteures, motif pris de ce que les comportements criminels dénoncés continuaient de faire des victimes et le droit espagnol exigeait donc d’y mettre un terme, ce qui supposait nécessairement que l’on recherche et retrouve les corps des disparus. Estimant qu’aucune loi d’amnistie ne pouvait s’opposer à l’ouverture d’une enquête, le tribunal s’est déclaré compétent pour connaître de l’affaire.

2.15Quatre jours plus tard, le ministère public a déposé un recours contre la décision par laquelle le tribunal se déclarait compétent, arguant non seulement que l’Audience nationale n’était pas compétente ratione loci, mais aussi que la décision constituait une violation des principes de légalité et de non-rétroactivité de la loi pénale car les comportements en cause n’étaient pas incriminés à l’époque des faits, lesquels étaient de surcroît prescrits et couverts par la loi d’amnistie. Le 2 novembre 2008, la chambre pénale de l’Audience nationale siégeant en formation plénière a annulé la décision du 16 octobre 2008, trois juges ayant toutefois rendu une opinion dissidente dans laquelle ils déclaraient qu’un déni de justice pouvait engager la responsabilité internationale de l’État. Le 18 novembre 2008, l’Audience nationale a accepté de se dessaisir en faveur des tribunaux locaux compétents.

2.16Le 22 juin 2009, les auteures ont déposé plainte auprès du tribunal d’instruction no 10 de Palma de Majorque, qui a prononcé un non-lieu le 14 octobre 2009 au motif que les actes reprochés étaient prescrits et couverts par la loi d’amnistie. Le 25 février 2010, l’audience provinciale de Majorque a rejeté l’appel interjeté par les auteures. Celles-ci ont alors saisi le Tribunal constitutionnel d’un recours en amparo, qui a été déclaré irrecevable le 9 septembre 2010.

2.17Les auteures soutiennent que l’arrêt no 101/2012 que le Tribunal suprême a rendu le 27 février 2012 dans la procédure pour abus de pouvoir engagée contre le juge de l’Audience nationale Baltasar Garzón a entraîné un non-lieu dans toutes les procédures ultérieurement engagées par des victimes en inscrivant dans la jurisprudence le fait que la loi d’amnistie, les principes de légalité, de non-rétroactivité de la loi pénale et de prescription et la loi sur la mémoire historique s’opposaient à ce que la justice enquête sur les crimes commis pendant la guerre civile et la dictature franquiste.

2.18En septembre 2012, étant donné que l’impunité régnait dans l’État partie, les auteures se sont tournées vers les tribunaux argentins. Les intéressées soulignent que, en avril 2010 déjà, en vertu du principe de la compétence universelle (qui a permis à l’Espagne d’enquêter sur les disparitions forcées survenues pendant la dictature en Argentine), d’autres proches de personnes disparues avaient saisi la justice argentine, ce qui avait donné lieu à l’ouverture de la procédure no 4.591/10 devant le tribunal pénal et correctionnel national no 1 de Buenos Aires. Par une commission rogatoire internationale du 14 octobre 2010, ce tribunal a demandé aux autorités espagnoles de lui faire savoir si elles enquêtaient sur l’existence éventuelle d’un plan visant à éliminer systématiquement les opposants politiques pendant la guerre civile et la dictature. Le 6 mai 2011, le Bureau du Procureur général espagnol a répondu que les faits mentionnés dans la commission rogatoire faisaient l’objet de nombreuses procédures judiciaires. Le 13 décembre 2011, par une deuxième commission rogatoire, la justice argentine a demandé à l’Espagne de lui communiquer le nombre de personnes disparues. Le 27 mars 2012, sans mentionner l’arrêt du 27 février 2012 rendu par le Tribunal suprême, qui a conduit au non-lieu dans plusieurs procédures engagées en Espagne, Madrid a répondu que l’Argentine n’était pas compétente pour enquêter sur les faits.

2.19Le 18 septembre 2013, la justice argentine, saisie par les auteures, a demandé l’extradition de Juan Antonio González Pacheco (« Billy el Niño »), José Ignacio Giralte González, Celso Galván Abascal et Jesús Muñecas Aguilar, accusés de crimes contre l’humanité. En avril 2014, le Bureau du Procureur général s’est opposé à la demande, soutenant que les faits n’étaient pas dûment exposés et invoquant la loi d’amnistie et la prescription de l’action publique. Le 30 octobre 2014, par l’intermédiaire d’INTERPOL, la justice argentine a demandé l’arrestation de 19 personnes visées par une enquête. L’Espagne a refusé d’arrêter les intéressés. Le 30 septembre 2016, le Bureau du Procureur général a définitivement fermé la porte à une éventuelle coopération avec les tribunaux argentins en donnant pour instruction aux magistrats du parquet de s’opposer à toute mesure demandée dans le cadre de la procédure engagée en Argentine au motif que les faits visés relevaient de la compétence de la justice espagnole, étaient clairement prescrits et tombaient sous le coup de la loi d’amnistie, en conséquence de quoi l’exécution des commissions rogatoires argentines constituerait une infraction grave à la législation espagnole.

2.20Par suite de l’ouverture, en novembre 2016, d’une fosse commune située dans le village de Porreras, à 20 kilomètres de Manacor, les auteures ont déposé plainte auprès du tribunal d’instruction no 1 de Manacor. Le 3 août 2017, vu les motifs exposés dans l’arrêt du Tribunal suprême, le tribunal d’instruction a prononcé un non-lieu.

2.21S’appuyant sur la loi sur la mémoire historique et la loi autonome 10/2016 relative à la recherche des personnes disparues pendant la guerre civile et sous le régime franquiste, portant création de la Commission technique concernant les disparitions de personnes et les fosses communes, les auteures ont engagé plusieurs actions administratives en vue de retrouver les restes mortels de leurs proches et d’obtenir des mesures de réparation.

2.22Les auteures ont notamment demandé à se voir reconnaître la qualité de victime au titre de la loi sur la mémoire historique. Leur demande a été accueillie ; toutefois, la reconnaissance dont elles ont bénéficié est purement symbolique.

2.23Le 10 avril 2018, les auteures ont déposé une demande auprès de la Commission technique des disparitions de personnes et des fosses communes du gouvernement des Baléares en vue de se voir remettre les restes mortels de leurs proches. La Commission a répondu qu’il fallait réaliser des études de faisabilité avant de procéder à des exhumations, et l’ouverture des fosses communes n’a toujours pas commencé.

2.24Le 14 mai 2018, les auteures ont déposé une demande de couverture médicale, d’aide sociale et de prestations familiales auprès du Ministère des finances, mais leur demande a été rejetée. Les autorités avaient déjà refusé d’admettre F. A. J. au bénéfice de la pension d’orphelin créée en 1940, au motif que l’intéressée n’était pas légalement orpheline, ainsi qu’au bénéfice des pensions extraordinaires créées en 1979, au motif qu’elle était mariée et que la loi concernait uniquement les femmes célibataires ou veuves.

Teneur de la plainte

3.1Premièrement, les auteures soutiennent que la communication est recevable ratione temporis car les faits dénoncés sont constitutifs de violations continues et persistantes. Elles soulignent que Mme J. V. et M. A. M. ont été vus vivants pour la dernière fois sous la garde d’agents de l’État, lesquels, suivant un plan visant à faire systématiquement disparaître certaines personnes, ont fait en sorte qu’on ne sache pas ce qui leur était arrivé ni où ils se trouvaient. Bien que la disparition forcée de Mme J. V. et de M. A. M. ait commencé avant l’entrée en vigueur du Pacte, depuis que le Protocole facultatif est entré en vigueur pour lui, l’État partie a enfreint l’obligation procédurale positive qui lui est faite d’enquêter sur le sort des personnes disparues afin de déterminer ce qui leur est arrivé et où elles se trouvent, d’identifier, de poursuivre et de punir les auteurs des disparitions et d’accorder pleine réparation aux victimes. Les auteures avancent en outre que la communication est recevable ratione temporis car elles ont saisi la justice après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif.

3.2Deuxièmement, les auteures disent avoir épuisé tous les recours disponibles pouvant permettre d’obtenir des autorités qu’elles enquêtent sur les faits, identifient, poursuivent et punissent les responsables, retrouvent leurs proches et leur offrent réparation intégrale pour le préjudice subi. Elles rappellent que l’Audience nationale s’est dessaisie en faveur du tribunal de Palma de Majorque, qui a prononcé un non-lieu, que l’audience provinciale de Majorque a confirmé le non-lieu et que le Tribunal constitutionnel a jugé le recours en amparo irrecevable. Après qu’une fosse commune a été ouverte près de Manacor, elles ont saisi le tribunal de cette ville, en vain. En outre, et bien que cette démarche n’ait pas été nécessaire aux fins de l’épuisement des recours internes, elles ont intenté une procédure devant la justice argentine, procédure à laquelle l’Espagne a fait obstruction. Les auteures signalent que plusieurs experts et rapporteurs spéciaux de l’ONU ont publié un communiqué conjoint sur l’obligation faite à l’Espagne d’extrader ou de poursuivre les responsables de violations graves des droits de l’homme et que le Comité contre la torture a lui aussi affirmé cette obligation. Enfin, elles avancent que les actions administratives qu’elles ont engagées pour retrouver leurs proches et obtenir réparation n’ont pas été utiles.

3.3Les auteures soutiennent que l’absence de justice est un problème structurel. Étant donné que l’arrêt rendu par le Tribunal suprême a gravé dans la jurisprudence le fait que certains éléments font obstacle à ce que la justice espagnole enquête sur les crimes commis pendant la guerre civile et la période franquiste (par. 2.17 supra), il n’existe pas dans l’État partie de recours utiles et disponibles pouvant raisonnablement permettre de savoir où se trouvent les personnes disparues et ce qu’il leur est arrivé. La loi d’amnistie est toujours en vigueur alors que l’État partie s’est maintes fois vu demander de l’abroger, notamment par le Comité des droits de l’homme, le Comité contre la torture, le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires et le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition, qui s’est en outre inquiété du discours tenu par l’Espagne, selon lequel soit les Espagnols décident que la réconciliation est totale, soit ils permettent à des haines sous-jacentes de resurgir. Ces mécanismes ont aussi exprimé leur préoccupation quant à l’impunité établie par le Tribunal suprême, et le Comité a fait observer que la loi sur la mémoire historique était inefficace et insuffisante en ce qu’il revenait aux familles de faire procéder aux exhumations et d’effectuer les démarches nécessaires à l’identification des personnes disparues. En résumé, l’ONU a déjà considéré comme un fait établi que, dans l’État partie : a) aucun recours ne permet d’accéder à la justice ; b) aucune mesure efficace n’a été prise pour effectuer des recherches ; c) aucun recours ne permet aux victimes de la guerre civile et de la dictature franquiste d’obtenir réparation intégrale, notamment une indemnisation, pour le préjudice subi. Le Conseil de l’Europe et le Parlement européen se sont exprimés dans le même sens, se déclarant de surcroît préoccupés par le fait que les recommandations des organes de l’ONU n’étaient pas mises en œuvre.

3.4Troisièmement, les auteures soutiennent que la communication est recevable en ce qu’elle ne constitue pas un abus du droit de présenter une communication. Depuis 2006, elles ont introduit de nombreux recours en justice, tant en Espagne qu’en Argentine, et ont aussi saisi toutes les instances administratives susceptibles de leur permettre de retrouver les restes de leurs proches et d’obtenir réparation, plus dernièrement en mai 2018. Elles ont saisi le Comité quelques mois après avoir épuisé toutes les voies de recours administratives et moins d’un an et demi après que l’ultime recours judiciaire a abouti à un non-lieu, c’est‑à-dire donc après avoir tenté par tous les moyens d’élucider le sort de leurs proches et d’obtenir vérité, justice et réparation et avoir donné à l’État partie maintes occasions de s’acquitter de ses obligations.

3.5Les auteures allèguent que les faits de l’espèce sont constitutifs d’une violation continue, par l’État partie, des droits garantis à Mme J. V. et de M. A. M. par les articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte, lus conjointement avec l’article 2 (par. 3). En ce qui concerne l’article 7, elles soutiennent que, pendant la période de détention précédant leur disparition, les victimes ont été brutalisées, soumises à toutes sortes de vexations, d’actes de torture et d’autres traitements cruels, inhumains et dégradants, et étaient à tout le moins angoissées de ce qui pourrait leur arriver. En ce qui concerne l’article 16, elles avancent que le fait pour les autorités de l’État de soustraire intentionnellement une personne à la protection de la loi et d’entraver les enquêtes constitue un refus de reconnaître la personnalité juridique de l’intéressé. Enfin, elles font valoir que l’État fait systématiquement litière des obligations énoncées à l’article 2 (par. 3), alors que, même lorsque la personne disparue peut être présumée morte, il est tenu d’enquêter afin de faire toute la lumière sur les circonstances de sa disparition.

3.6Les auteures soutiennent que, pour bien comprendre les faits de l’espèce, il faut tenir compte de leur dimension genrée, sachant que, au moment de sa disparition, Mme J. V. était enceinte de sept mois et a été soumise à des abus sexuels (par. 2.4 et 2.11 supra). Elles soulignent que cette violence fondée sur le genre était due au fait que les femmes étaient considérées comme celles qui avaient provoqué la destruction de l’Espagne en sortant de leur rôle traditionnel, en conséquence de quoi elles étaient victimes de répression si elles sympathisaient avec les républicains, les progressistes ou les communistes et étaient réputées coupables par association lorsqu’un membre de leur famille était un opposant au régime. Les auteures se réfèrent en outre à plusieurs études sur la dimension genrée de la disparition forcée, soulignant que ce crime est aggravé lorsque la femme est enceinte au moment des faits étant donné que sa santé est mise en danger et qu’elle risque d’accoucher dans des circonstances inhumaines qui peuvent entraîner la perte de l’enfant cependant qu’elle est sous la garde d’agents de l’État.

3.7Les auteures allèguent une violation continue des droits qu’elle tiennent de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), soutenant que − depuis plus de quatre‑vingts ans, dans le cas de F. A. J. − elles souffrent d’anxiété et de stress aigus dus non seulement à la disparition forcée de leurs proches et au fait de ne pas savoir ce qui leur est arrivé ni où ils se trouvent, mais aussi aux conséquences économiques et sociales que cette situation a eue sur leur vie, en particulier en ce qui concerne F. A. J., et à l’indifférence manifestée par l’État partie face à leurs demandes répétées de vérité et de justice. Partant, les auteures soutiennent que la disparition forcée de leurs parents et grands-parents et le refus des autorités d’ouvrir une enquête constituent une forme de traitement cruel et inhumain qui pourrait être constitutif de torture. Elle rappellent que, selon une expertise psychologique, F. A. J. a toujours été déprimée et B. M. R. A. a été marquée par le traumatisme familial.

3.8Les auteures soutiennent que l’obligation de recherche reste applicable tant que la personne disparue n’a pas été retrouvée ou, si elle est morte, tant que ses restes n’ont pas été exhumés, identifiés et rendus à la famille. Ne pas s’acquitter de cette obligation revient à perpétuer la violation initiale. De surcroît, « [c]omme dans le cas où un État partie s’abstient de mener une enquête, le fait de ne pas traduire en justice les auteurs de […] violations pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte ».

3.9Les auteures demandent que l’État partie : a) mène une enquête approfondie et efficace sur les disparitions, après avoir supprimé tous les obstacles juridiques qui l’empêchent de le faire ; b) retrouve les restes des disparus, les identifie et les leur remette ; c) les fasse bénéficier d’un accompagnement psychosocial ; d) organise une cérémonie publique au cours de laquelle il reconnaîtra sa responsabilité, leur présentera des excuses et installera une plaque commémorative ; e) leur octroie une réparation intégrale.

3.10Les auteures demandent également, à titre de mesure générale, que l’État partie : a) prenne toutes les mesures nécessaires pour que le crime de disparition forcée ne soit pas couvert par l’amnistie ; b) établisse une commission de la vérité ; c) révise la loi sur la mémoire historique afin de la mettre en conformité avec les normes internationales ; d) établisse un registre national des personnes disparues ; e) élabore un protocole de recherche et d’identification des restes mortels ; f) ouvre au public l’accès aux archives de l’État, y compris celles de l’armée, et de l’Église catholique ; g) conçoive et mette en œuvre des programmes éducatifs abordant la question des violations commises pendant la guerre civile et la dictature.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans des observations du 10 juillet 2019, l’État partie avance quatre motifs d’irrecevabilité, tout en signalant qu’il envisage d’apporter plusieurs modifications à la loi sur la mémoire historique. Il explique que les modifications en question s’inscrivent dans le droit fil de certaines des mesures de réparation demandées par les auteures, notamment l’exhumation des restes enterrés dans les fosses communes, l’établissement d’un registre national des victimes, l’ouverture des archives de l’État, l’inclusion de la période de la guerre civile et du franquisme dans les programmes éducatifs, la création d’une banque nationale d’ADN, l’établissement d’une commission de la vérité, l’invalidation des peines prononcées par les tribunaux d’exception franquistes, l’affirmation des droits des personnes condamnées par les tribunaux des responsabilités politiques crées sous la dictature pour punir ceux qui collaboraient avec les républicains et l’interdiction des associations qui font l’apologie du fascisme, du nazisme et du franquisme.

4.2L’État partie signale en particulier que, en février et mars 2019, il a organisé une consultation publique sur un projet de décret royal visant à établir un registre national des victimes de la guerre civile et de la dictature. Le projet de décret, qui est toujours en cours d’élaboration, aboutirait à la création d’une base de données sur les disparitions forcées.

4.3En ce qui concerne les exhumations, l’État partie déclare qu’il a commencé à actualiser un protocole datant de 2011 et que certaines communautés autonomes, dont les Baléares, ont prévu d’adopter un protocole d’exhumation.

4.4L’État partie avance que les archives des organes et forces de sécurité de l’État étaient déjà accessibles en vertu de la loi sur la mémoire historique (dont l’article 22 dispose que des mesures doivent être adoptées pour faciliter leur utilisation et garantir leur protection) et que, par deux résolutions adoptées en novembre 2018 et janvier 2019, le Ministère de la défense a élargi l’accès à certains documents conservés dans les archives militaires générales d’Avila, les archives militaires de Barcelone, de Ferrol, de Melilla, de Ceuta et de Guadalajara et les archives générales et historiques de l’armée de l’air.

4.5L’État partie signale qu’il compte introduire le thème des violations commises pendant la guerre civile et la dictature dans les supports pédagogiques utilisés au primaire, au secondaire et dans l’enseignement supérieur ainsi que dans les programmes de formation continue des adultes. En outre, il entend enquêter plus avant sur la répression subie par les femmes et organiser des activités de formation et de sensibilisation à l’intention des agents publics.

4.6L’État partie soutient que la communication est irrecevable ratione materiae parce que les actions visant à obtenir justice et réparation en cas de disparition forcée relèvent non pas du Pacte, mais de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, et c’est donc le Comité des disparitions forcées que les auteures doivent saisir.

4.7L’État partie avance que la communication est irrecevableratione personae en ce qu’elle constitue dans les faits une critique de la législation et de la jurisprudence espagnoles dans leur ensemble et tient donc de l’actio popularis.

4.8L’État partie argue que la communication est irrecevable ratione temporis parce que le Comité n’a pas compétence pour connaître de faits antérieurs à l’adoption du Pacte.

4.9L’État partie affirme que la communication est irrecevable pour défaut d’épuisement des recours internes au motif que les procédures judiciaires engagées en Espagne l’ont été par des associations, et non directement par les auteures, et que les décisions rendues par l’autorité administrative compétente ont été contestées.

4.10Pour les quatre motifs qui précèdent, l’État partie demande que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond, tout en déclarant qu’une cérémonie publique pourrait être organisée pour reconnaître la qualité de victime des auteures.

Commentaires des auteures concernant les observations de l’État partie sur la recevabilité

5.1Dans leurs commentaires du 9 septembre 2019, les auteures avancent qu’aucun des motifs d’irrecevabilité allégués n’est valable et que, étant donné qu’elle a manifestement pour but de retarder la procédure et a de surcroît été présentée hors délai, la demande de l’État partie tendant à ce que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond devrait être rejetée.

5.2Les auteures font valoir que l’argument de l’incompétence ratione materiae révèle de la part de l’État partie une méconnaissance de la jurisprudence du Comité, qui a déjà examiné des cas de disparition forcée.

5.3En ce qui concerne l’argument de l’incompétence ratione personae, les auteures soutiennent que la condition selon laquelle elles doivent prouver l’existence d’une violation concrète de leurs droits est remplie car elles sont directement concernées par la jurisprudence du Tribunal suprême qui a contribué à établir un climat général d’impunité étant donné que c’est sur cette jurisprudence que le tribunal de Manacor s’est appuyé pour leur opposer un non-lieu en 2017.

5.4L’absence de loi nationale concernant la recherche des personnes disparues et l’inefficacité de la législation régionale existante ont directement contribué aux violations dénoncées et, par voie de conséquence, à la saisine du Comité. En effet, les normes en vigueur sont contraires aux principes directeurs concernant la recherche de personnes disparues établis par le Comité des disparitions forcées, principes qui, en tant qu’outil d’interprétation des obligations mises à la charge de l’État partie, posent que les recherches doivent être régies par une politique publique globale, claire, transparente, explicite et cohérente et ne sauraient être entravées par la décentralisation des institutions. Par ailleurs, les auteures soutiennent que les réformes législatives envisagées par l’État partie ne sont pour l’instant que des propositions et qu’il est peu probable qu’elles soient un jour adoptées. À ce jour, rien n’a été fait en vue d’ouvrir les fosses communes dans lesquelles les restes mortels des proches des auteures pourraient se trouver, à savoir, en particulier, les fosses de l’ancien et du nouveau cimetière de Manacor et celles du cimetière de Petra. De surcroît, au lieu de préserver la dignité du lieu, les autorités ont fait installer un terrain de jeu sur le site de l’ancien cimetière de Manacor ; on ne sait pas au juste quand les travaux d’excavation et d’exhumation pourraient commencer dans le nouveau cimetière car le marché n’a pas été attribué et le projet n’est même pas planifié ; et, sans préciser pourquoi, l’État partie a exclu la possibilité que les restes se trouvent dans le cimetière de Petra. Les auteures font observer que l’État partie fait valoir des arguments contradictoires en ce que, d’une part, il soutient que la communication est irrecevable car elle tient de l’actio popularis alors que, d’autre part, il se réfère dans la plupart de ses écritures à des mesures d’ordre général qu’il envisage d’adopter et dont il ne précise pas comment elles les concerneraient.

5.5En ce qui concerne l’allégation d’incompétenceratione temporis, les auteures soutiennent que les deux communications visant le Chili mentionnées par l’État partie ne sont pas comparables à la communication qu’elles ont présentée, pour deux raisons : premièrement, lorsqu’il a ratifié le Protocole facultatif, le Chili a formulé une déclaration interprétative par laquelle il a précisé qu’il ne reconnaissait la compétence du Comité que pour les actes survenus après mars 1990, ce que l’Espagne n’a pas fait ; deuxièmement, les communications en question mettaient en jeu la responsabilité du Chili uniquement pour les disparitions dénoncées, alors que, en l’espèce, il est aussi reproché à l’Espagne d’avoir commis des violations de nature procédurale en ayant entravé des procédures judiciaires et administratives engagées après la ratification du Pacte. De surcroît, la jurisprudence concernant la question de savoir si les actes survenus avant la ratification du Pacte entrent dans le champ de la compétence ratione temporis du Comité a évolué avec les décisions dans lesquelles il a été établi que, en l’absence d’enquête, des violations perpétrées avant l’entrée en vigueur du Pacte continuaient d’avoir des effets après la ratification.

5.6En ce qui concerne l’irrecevabilité pour défaut d’épuisement des recours internes, les auteures rappellent que, par l’intermédiaire de l’association Memoria Histórica de Mallorca, elles ont saisi les juridictions de tous les degrés de l’ordre judiciaire espagnol, jusqu’au Tribunal constitutionnel. Elles signalent en outre que, même si l’État partie soutient qu’elles auraient dû présenter leurs recours directement, sans passer par l’association, le Comité a estimé, dans une affaire antérieure visant l’Espagne, que « lorsque la jurisprudence de la plus haute juridiction d’un État sur la question objet du litige est telle que toute possibilité de succès d’un recours devant les juridictions internes est exclue, les auteurs ne sont pas tenus d’épuiser les recours internes ». L’État partie aurait donc dû démontrer qu’il existait des recours disponibles, efficaces et susceptibles d’aboutir.

5.7Les auteures soutiennent que l’État partie n’a toujours pas pris de mesure susceptible de constituer une réparation adéquate et tenant compte de la situation particulière dans laquelle elles se trouvent en tant que femmes et qu’elles ne peuvent toujours pas déposer des fleurs sur la tombe de leurs parents et grands-parents. Partant, la proposition d’organiser une cérémonie publique au cours de laquelle elles se verraient remettre une attestation de reconnaissance de leur qualité de victime (attestation qu’elles détiennent déjà et qui est purement symbolique) est insuffisante.

5.8Les auteures avancent que leurs griefs remplissent la condition énoncée au paragraphe 2 des Directives relatives à la présentation d’observations orales concernant une communication, à savoir qu’ils font apparaître une différence d’interprétation de la législation nationale et du Pacte entre les parties, et que le Comité devrait donc inviter celles-ci à lui présenter leurs observations de vive voix.

Informations complémentaires communiquées par les auteures

6.1Dans des commentaires présentés le 6 mars 2020, les auteures déclarent que l’État partie continue d’entraver la procédure engagée en Argentine, la juge saisie de l’affaire à Buenos Aires s’étant vu refuser l’autorisation de se rendre en Espagne dans le courant du mois de mars pour y recueillir le témoignage d’un ex-ministre du gouvernement franquiste mis en cause, qu’elle avait prévu d’entendre à l’ambassade d’Argentine en Espagne.

6.2Les auteures avancent que les tribunaux espagnols continuent de refuser de poursuivre les auteurs de crimes commis sous le régime franquiste, citant en exemple une affaire dans laquelle d’autres victimes se sont récemment vu opposer un non-lieu sur le fondement de l’arrêt rendu par le Tribunal suprême le 27 février 2012 (par. 2.17 supra).

6.3Les auteures considèrent comme particulièrement significative la récente décisiondans laquelle le Comité contre la torture s’est déclaré compétent ratione temporis pour connaître d’allégations concernant des violations commises antérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention contre la torture au motif que les faits dénoncés participaient d’un manquement continu à l’obligation d’enquêter. Elles prient le Comité d’appliquer, mutatis mutandis, les mêmes critères dans la présente affaire.

6.4Les auteures communiquent au Comité trois mémoires d’amicus curiae qu’elles ont reçus directement de leurs auteurs.

6.5Dans des commentaires présentés le 24 septembre 2020, les auteures font savoir au Comité qu’elles ont appris par les médias que, en juillet et août 2020, 17 corps avaient été exhumés dans le cimetière San Coletes de Manacor. D’après des sources non officielles, des analyses ADN sont en train d’être réalisées, et il est possible qu’un des corps soit celui d’une des victimes, Mme M. J. Les auteures demandent donc au Comité de reporter, si possible, l’examen de la communication.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 (al. a)) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevableratione materiae car les actions visant à obtenir justice et réparation en cas de disparition forcée relèvent non du Pacte, mais de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, en conséquence de quoi c’est le Comité des disparitions forcées que les auteures doivent saisir. Toutefois, il rappelle que, si le Pacte ne mentionne pas expressément l’expression « disparition forcée », la disparition forcée de personnes soulève néanmoins des questions au titre de plusieurs articles de cet instrument, en particulier les articles 6, 7, 9 et 16. De ce fait, il a examiné un grand nombre de communications présentées par des particuliers dénonçant des disparitions forcées, et il a constaté des violations du Pacte dans plusieurs cas. Par conséquent, il estime que l’article 3 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication.

7.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable ratione personae car elle participe d’une actio popularisen ce qu’elle constitue une critique générale de la législation et de la jurisprudence nationales. Il prend note également de l’argument des auteures, qui soutiennent qu’elles font l’examen des arrêts rendus par le Tribunal suprême parce que, outre qu’ils ont contribué à créer un climat d’impunité, ces arrêts ont été invoqués dans les procédures qu’elles ont engagées et les concernent donc directement, et qu’elles mentionnent la législation relative à la recherche des personnes disparues non seulement parce qu’elle est contraire aux normes internationales en la matière, mais aussi parce qu’elle est directement liée aux violations dénoncées dans la communication en ce qu’elle a empêché l’ouverture des fosses communes dans lesquelles les restes de leurs proches pourraient se trouver. À cet égard, le Comité constate que les auteures ont démontré qu’elles avaient personnellement subi un préjudice individuel du fait de la disparition de leurs parents et grands-parents et qu’il avait été concrètement porté atteinte aux droits qu’elles tiennent du Pacte, en conséquence de quoi il estime que l’article premier du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication.

7.5Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevableratione temporis parce que les disparitions forcées dénoncées se sont produites avant l’adoption du Pacte. Il prend note également de l’argument des auteures, qui allèguent que l’État partie a enfreint les règles de procédure en entravant les actions qu’elles ont engagées après la ratification du Pacte en vue d’obtenir l’ouverture d’une enquête, la détermination du sort de leurs proches disparus et du lieu où leur restes se trouvent, la mise en cause des responsables et la réparation du préjudice subi (notamment la remise des restes de leurs proches). Les auteures soutiennent qu’elles sont ainsi victimes d’une violation continue, par l’État partie, de l’obligation d’enquêter, violation qui perpétue celles commises avant la ratification du Pacte. Le Comité note que les auteures avancent en outre que, si les disparitions forcées se sont initialement produites avant la ratification du Pacte, elles constituent néanmoins des violations continues et persistantes de cet instrument et que, lors de la ratification du Protocole facultatif, l’État partie n’a pas fait de déclaration par laquelle il limitait sa responsabilité dans le temps.

7.6Le Comité rappelle que l’article 2 (par. 3), invoqué par les auteures en conjonction avec les articles 6, 7, 9 et 16 du Pacte, peut donner lieu, dans des circonstances exceptionnelles, à l’obligation permanente d’enquêter sur des violations continues commises avant l’entrée en vigueur pour l’État partie du Pacte et du Protocole facultatif (27 juillet 1977 et 25 avril 1985, respectivement), et que la disparition forcée peut avoir des effets continus. Toutefois, le Comité constate que les faits sur lesquels les auteures fondent leurs griefs de violation des articles 6, 7, 9 et 16 en ce qui concerne les membres de leur famille se sont déroulés en 1936, soit quarante et un ans avant l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie et quarante-neuf ans avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif. Le Comité constate aussi que les obligations découlant des articles 6, 7, 9 et 16, lus conjointement avec l’article 2 (par. 3), n’existaient pas avant l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie, en 1977, et ne pouvaient pas faire l’objet d’une communication émanant d’un particulier avant 1985. Le Comité estime que, dans les circonstances particulières de l’espèce, les principaux faits à l’origine des violations considérées s’étant produits il y a si longtemps, avant même la consolidation du droit international des droits de l’homme moderne, il serait déraisonnable de considérer que la ratification du Pacte par l’État partie entraîne pour celui-ci un devoir positif d’enquêter sur les disparitions forcées qui se sont produites dans un passé très lointain. Par conséquent, compte tenu du temps écoulé depuis les principaux faits faisant l’objet de la communication (qui se sont produits il y a près de quatre-vingt-cinq ans) et du fait que, depuis 1985, les autorités judiciaires n’ont jamais clairement reconnu que les droits des proches des auteures avaient été foulés aux pieds, le Comité ne saurait conclure qu’il est compétent pour connaître des violations découlant d’événements survenus en 1936, quand bien même ces violations ont certains effets continus.

7.7En outre, le Comité considère que les auteures n’ont pas suffisamment expliqué pourquoi elles ne l’ont pas saisi en 1985, dès la ratification du Protocole facultatif par l’État partie, ou après le rejet de leur recours en amparo, le 9 septembre 2010, ni pourquoi elles ont présenté leur communication plus de huit ans après ce rejet. Il estime que même les communications portant sur une disparition forcée ne devraient pas être soumises avec un retard excessif ou inexpliqué après que leurs auteurs se sont rendus compte, ou auraient dû se rendre compte, qu’aucune enquête n’a été ouverte ou que l’enquête qui a été ouverte est au point mort ou est inefficace et, dans un scénario comme dans l’autre, on ne peut réalistement espérer qu’une enquête sera effectivement menée sur le sort des victimes, les éventuels responsables de la disparition et le lieu où se trouvent les corps étant donné que les événements se sont produits quatre-vingt-cinq ans auparavant. Si le Comité est conscient des profondes souffrances, de l’angoisse et du stress causés aux auteures par la disparition forcée de leurs proches et par l’indifférence manifestée par l’État partie alors qu’elles n’ont de cesse, depuis plusieurs dizaines d’années, de réclamer que vérité soit faite et que justice soit rendue, il considère qu’en raison de sa présentation tardive la communication ne satisfait pas aux conditions de recevabilitératione temporisposées par l’article 99 de son règlement intérieur et est donc irrecevable.

7.8Le Comité estime que les auteures n’ont pas démontré qu’elles avaient soulevé devant les autorités nationales le grief selon lequel elles étaient victimes d’une violation continue des droits qu’elles tiennent de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), en ce que la disparition forcée de leurs proches et l’indifférence manifestée par l’État partie face à leurs tentatives répétées pour obtenir justice et faire éclater la vérité était pour elles source de stress, d’angoisse et de profonde souffrance. En conséquence, il considère que les recours internes n’ont pas été épuisés.

8.Compte tenu de tout ce qui précède, le Comité des droits de l’homme décide :

a)Que la communication est irrecevable ratione temporisau regard des articles premier et 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et aux auteures de la communication.

Annexe I

Opinion conjointe (concordante) de David H. Moore, Vasilka Sancin, José Manuel Santos Pais, Yuval Shany et Gentian Zyberi

1.Nous estimons, comme la majorité, qu’il n’est pas raisonnable de considérer que les obligations faites aux États parties par le Protocole facultatif commandent à l’Espagne de se pencher sur une tragédie qui s’est produite quarante et un ans avant l’adoption du Pacte et quarante-neuf ans avant celle du Protocole facultatif et que, nonobstant le caractère continu du crime de disparition forcée, les auteures auraient dû faire preuve d’une certaine diligence et saisir le Comité sans trop attendre une fois que l’Espagne a ratifié le Protocole facultatif.

2.Nous tenons à souligner que les outils dont le Comité dispose pour établir les faits ne permettent pas de faire la vérité sur des événements qui, comme c’est le cas dans la présente affaire, se sont produits dans un passé lointain et tragique au cours d’une guerre civile dont la société garde encore des cicatrices.

3.En outre, le temps écoulé depuis les faits, qui dépasse de loin le nombre d’années qu’auraient vécu non seulement les victimes, si elles n’avaient pas été tuées pendant la guerre civile, mais aussi les auteurs des crimes reprochés, rend inadéquats les principes généralement appliqués par le Comité relativement à la rapidité et à l’efficacité des enquêtes sur les infractions passées, qui supposent que suffisamment de preuves scientifiques et testimoniales soient disponibles et qui visent à ce que les auteurs des faits encore en vie aient à répondre de leurs actes. De même, tant de dizaines d’années nous séparent des événements en question qu’il est difficile de s’appuyer sur les théories juridiques selon lesquelles la disparition forcée doit être considérée comme une infraction continue, ces théories reposant sur le postulat que la victime est peut-être encore vivante et qu’il y a lieu de s’employer à obtenir sa libération.

4.Nous estimons que les démarches que l’État partie a récemment entreprises afin de faire face à son passé difficile et au problème de la mémoire historique, d’établir la vérité sur les faits, d’identifier les victimes de la guerre civile et de la dictature et de commémorer leur souvenir peuvent permettre aux auteures d’obtenir réparation pour ce qu’elles ont subi et de trouver un certain apaisement en ce qui concerne l’injustice faite à leurs proches. Le Comité continuera de suivre l’avancée de ces démarches dans le cadre de l’examen périodique concernant l’Espagne, sachant qu’il existe une corrélation entre la confrontation d’un passé tragique et l’existence d’une culture respectueuse des droits de l’homme permettant de guérir des blessures anciennes et profondes. Dans la mesure où les actes ou omissions de l’Espagne qui s’inscrivent dans le cadre de cette confrontation du passé ont des conséquences directes sur les droits de membres encore vivants de la famille des victimes, il pourrait être opportun de procéder à un examen quasi-judiciaire des griefs soulevés au titre du Protocole facultatif, sous réserve que soient remplies les conditions de recevabilité telles que l’absence de retard excessif et l’épuisement des recours internes. Néanmoins, procéder à pareil examen en ce qui concerne les victimes de la guerre civile elles-mêmes près de quatre-vingt-cinq ans après les événements en question, comme c’est le cas en l’espèce, dépasse le cadre de la compétence temporelle du Comité, qui n’a de surcroît pas la capacité d’établir des faits aussi anciens.

Annexe II

Opinion conjointe (partiellement dissidente) de Yadh Ben Achour, Arif Bulkan, Ahmed Amin Fathalla et Hélène Tigroudja

1.La première auteure n’avait que 8 ans lorsque, un matin d’août 1936, elle a découvert en se réveillant que son père avait disparu sans prévenir. Peu de temps auparavant, sa mère avait été arrêtée et détenue au secret. Père et mère ont ainsi subi le triste sort réservé à bon nombre d’opposants à la dictature franquiste. Du jour au lendemain, sans même avoir pu dire au revoir à leurs parents, l’auteure et sa sœur se sont retrouvées orphelines, subissant ainsi un traumatisme avec lequel elles ont dû vivre toute leur vie.

2.Compte tenu du temps qui s’est écoulé depuis ces tragiques événements, nous sommes d’accord avec la majorité que les griefs concernant les parents des auteures sont irrecevablesratione temporis. Toutefois, le grief de violation de leurs propres droits que les intéressées tirent de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), est d’une nature qualitativement différente − la violation alléguée est continue et ininterrompue et concerne les auteures directement − et, pour les raisons exposées ci-après, nous ne l’estimons pas irrecevable.

3.La décision du Comité de considérer le grief tiré de l’article 7 irrecevable pour non‑ épuisement des recours internes nous paraît d’autant plus hâtive et déconcertante qu’il existe une abondance de faits incontestés démontrant que ces recours ont été épuisés. Comme elles l’ont minutieusement relaté, malgré le déni des autorités et le stress dans lequel elles vivaient, les auteures ont formé divers recours juridiques et administratifs dans leur quête persistante de justice. Elles ont engagé de multiples actions devant les tribunaux espagnols, aux niveaux tant national que régional, demandé à se voir reconnaître la qualité de victime et accorder des réparations adéquates, et même − chose inédite − saisi la justice argentine. Si l’une quelconque de leurs démarches avait abouti, elles auraient dans une certaine mesure pu savoir ce qui était arrivé à leurs parents, ce qui aurait été moins douloureux qu’être dans l’ignorance. Or, tous les efforts sont restés vains, l’État partie s’étant montré inflexible dans sa volonté d’imposer le silence complet sur les atrocités commises sous le régime franquiste, tant pendant qu’après la dictature.

4.La conclusion de la majorité selon laquelle les recours internes n’ont pas été épuisés est encore moins compréhensible lorsqu’on l’examine à la lumière des lois en vigueur dans l’État partie. Dans un arrêt rendu en février 2012, le Tribunal suprême a définitivement jugé que les crimes commis pendant la guerre civile et la dictature franquiste ne pouvaient pas donner lieu à des enquêtes ou des poursuites au motif que la loi d’amnistie no 46/1977, les principes de légalité, de non-rétroactivité de la loi pénale et de prescription et la loi sur la mémoire historique s’y opposaient. Cet arrêt a consolidé la position adoptée par les juridictions inférieures face aux actions engagées par les auteures et a ainsi empêché non seulement les intéressées, mais aussi toutes les autres victimes des actes commis pendant la période considérée, de voir leur cause examinée par la justice. Étant donné la loi d’amnistie et les autres obstacles structurels qui empêchent les victimes d’accéder à la justice et créent ainsi un climat d’impunité pour les violations graves et massives de la dignité humaine et sachant que l’État partie n’a fait état d’aucun recours qui serait encore à la disposition des auteures, il apparaît que celles-ci n’ont plus aucun recours disponible à épuiser. Compte tenu des obstacles susmentionnés à l’accès à la justice, dont le Comité, ironiquement, a reconnu l’existence dans ses observations finales de 2008 concernant l’Espagne, nous sommes d’avis que l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne s’oppose pas à l’examen du grief tiré de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), selon lequel les auteures ont personnellement souffert des faits dénoncés, et estimons donc que ce grief est recevable.

5.Enfin, nous constatons que le grief que les auteures soulèvent en ce qui les concerne elles-mêmes, à savoir que les personnes dont les proches parents ont été victimes de violations graves des droits de l’homme vivent dans la souffrance et dans une angoisse profonde encore exacerbées par l’indifférence des autorités, a été maintes fois reconnu comme un grief valide au regard du Pacte. La première auteure est la fille du couple disparu, et elle et sa sœur ont subi toute leur vie les lourdes conséquences à la fois matérielles et émotionnelles de la perte de leurs parents. Le fait qu’elle cherche toujours à obtenir justice quatre-vingt-quatre ans après les faits et ne s’est pas laissée décourager par les obstacles que l’État partie a placés sur son chemin prouve qu’elle continue de souffrir profondément de ce qui s’est passé. Si le Comité avait jugé la communication recevable, on a peine à imaginer qu’il n’aurait pas conclu à une violation de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3).

Annexe III

Opinion conjointe (partiellement dissidente) de Marcia V. J. Kran et Hernán Quezada Cabrera

1.Nous avons examiné la décision de la majorité et ne partageons pas entièrement les opinions qui y sont exprimées.

2.Nous sommes d’accord avec la majorité que la communication est irrecevable ratione temporis en ce qui concerne les griefs soulevés au titre des articles 2 (par. 3), 6, 7, 9 et 16 du Pacte à l’égard de M. J. V. et A. A. M., pour les raisons exposées dans la décision.

3.Cependant, nous ne pouvons convenir que le grief de violation continue des droits que les auteures tiennent de l’article 7 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3), est irrecevable au motif que les recours internes n’ont pas été épuisés.

4.Les auteures allèguent qu’elles sont victimes d’une violation continue de leurs droits au motif que la disparition forcée de leurs parents est pour elle une source de profonde souffrance, d’angoisse et de stress et que l’État partie n’a manifesté qu’indifférence face aux multiples démarches qu’elles ont engagées pour obtenir justice et faire éclater la vérité. Nous constatons que les recours qu’elles ont formés devant les juridictions nationales sont directement liés au fait qu’elles ignorent les circonstances de la disparition forcée de leurs parents, ce qui est la cause principale de leur souffrance.

5.Les auteures ont tenté par tous les moyens possibles d’épuiser les recours internes avant de s’adresser au Comité, sans succès. Elles ont saisi l’Audience nationale, le tribunal de Palma de Majorque, la Haute Cour de Majorque, le Tribunal constitutionnel et le tribunal de Manacor, en vain. En outre, elles ont fait des démarches procédurales et administratives auprès de la Commission technique des disparitions de personnes et des fosses communes du gouvernement des Baléares en vue d’obtenir l’exhumation et la restitution des restes de leurs proches et de se voir accorder réparation intégrale pour le préjudice subi, en vain également. L’État partie continue d’appliquer la loi d’amnistie, en dépit des recommandations répétées du Comité tendant à ce que le texte soit abrogée ou mis en conformité avec le Pacte.

6.Les auteures ont certes saisi les juridictions nationales par l’intermédiaire de l’Association pour la récupération de la mémoire historique, mais il est évident qu’elles étaient membres de cette association, qu’elles l’ont autorisée à agir en leur nom et qu’elles ont participé à toutes les démarches. L’État partie n’ayant pas contesté l’argument selon lequel les auteures ont demandé réparation intégrale pour le préjudice causé par les autorités nationales, nous estimons que le grief relatif aux demandes de réparations pour préjudice moral a été suffisamment invoqué. En outre, l’État partie n’a pas contesté l’argument selon lequel l’arrêt no 101/2012 que le Tribunal suprême a rendu le 27 février 2012 a entraîné un non-lieu dans toutes les procédures ultérieurement engagées par des victimes en inscrivant dans la jurisprudence le fait que certains éléments s’opposaient à ce que la justice enquête sur les crimes commis pendant la guerre civile et la dictature franquiste. Enfin, l’État partie n’a pas non plus contesté l’argument selon lequel, même si les auteures intentaient à présent une action en leur nom propre, la jurisprudence établie amènerait les tribunaux à prononcer un non-lieu. Nous sommes donc d’avis que les auteures n’ont plus aucun recours utile à leur disposition. Dans ces circonstances, l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication en ce qui concerne les griefs que les auteures tirent personnellement des articles 2 (par. 3) et 7 du Pacte.