Nations Unies

CCPR/C/134/D/2836/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

15 novembre 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2836/2016 * , **

Communication soumise par :

Shkurillo Alimov (représenté par un conseil, Advocacy Centre on Human Rights)

Victime(s) présumée(s) :

Hairillo Amanbaev (décédé)

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

26 novembre 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 21 octobre 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

11 mars 2022

Objet :

Allégations de torture ; décès de la victime en détention

Question(s) de procédure :

Néant

Question(s) de fond :

Droit à la vie ; torture ; absence d’enquête effective

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 6 (par. 1) et 7

Article(s) du Protocole facultatif:

Néant

1.L’auteur de la communication est Shkurillo Alimov, de nationalité kirghize, né en 1969. Il présente la communication au nom de son défunt neveu, Hairillo Amanbaev, de nationalité kirghize, né en 1989, décédé en 2010. L’auteur dénonce une violation des droits que M. Amanbaev tenait des articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 7 janvier 1995. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 30 juin 2010, M. Amanbaev a été arrêté par huit policiers de l’équipe spéciale mobile de la Direction principale de lutte contre le trafic de drogue au sein du Ministère de l’intérieur du Kirghizistan (ci-après, « la police »). Après son arrestation il a été transféré au Groupe des enquêtes criminelles du bureau d’Osh de la Direction du Ministère de l’intérieur (ci-après, « la police » ou « le poste de police »). Le même jour, il a été amené au service de neurochirurgie de l’hôpital d’Osh dans un état critique, présentant plusieurs blessures graves. Il est décédé à l’hôpital le 11 juillet 2010.

2.2Selon une enquête préliminaire, il a été établi que M. Amanbaev était tombé dans les escaliers du bâtiment de la police municipale d’Osh alors qu’il tentait de s’échapper. Les responsables de l’enquête préliminaire ont produit une lettre d’explication émanant d’une avocate de la défense, S. A. B., qui affirmait qu’elle avait pu rencontrer M. Amanbaev à l’hôpital, où celui-ci lui avait confirmé qu’il avait tenté de s’échapper, qu’il était tombé dans les escaliers et qu’il s’était blessé. Bien que cette avocate ait rendu visite à la victime, elle n’avait été ni engagée par celle-ci ou par ses proches, ni désignée par les autorités. S. A. B. a fait plusieurs déclarations contradictoires, dont l’une au sujet d’une visite faite à une date qui n’existe pas, le 31 juin 2010.

2.3Les conclusions de l’enquête préliminaire, et tout particulièrement la lettre explicative de S. A. B., étaient en totale contradiction avec les déclarations des proches de la victime et du personnel médical. Selon ses proches, M. Amanbaev a été trouvé dans un état critique avec des blessures qui pouvaient être le résultat d’actes de torture, il était incapable de parler en raison de ses blessures et est resté inconscient pendant toute la durée de son hospitalisation, jusqu’à sa mort. Lorsqu’ils lui ont rendu visite à l’hôpital, les proches de la victime ont également vu des signes de torture, notamment des marques qui ressemblaient à des brûlures dues à l’extinction de cigarettes et au frottement de cordes sur ses jambes, semblant indiquer que la victime avait été suspendue la tête en bas. Plusieurs membres du personnel médical, notamment les auxiliaires sanitaires D. A. L. et K. A. M., ont confirmé que la victime n’avait pas dit un mot pendant son hospitalisation, bien que S. A. B ait écrit dans sa lettre qu’il lui avait parlé. L’auteur précise que lorsque M. Amanbaev a été arrêté le 30 juin 2010, il était en parfaite santé.

2.4Le 12 juillet 2010, le département des enquêtes de la police municipale d’Osh a ordonné la réalisation d’un examen médico-légal (portant le no 291). Dans son ordonnance, il demandait que soit vérifié, par exemple, si M. Amanbaev avait pu se tuer en tombant dans les escaliers, mais n’évoquait pas l’éventualité de la torture. Les auteurs du rapport ont conclu que la victime était décédée suite à des coups ou contacts répétés avec un ou plusieurs objets contondants, mais n’ont pas exclu que M. Amanbaev ait pu tomber dans les escaliers. Cependant ils ont seulement tenu compte de la version des faits fournie par les policiers, et les signes de blessures sur les jambes de la victime ou les témoignages du personnel médical, par exemple, ont été ignorés.

2.5Le 14 juillet 2010, l’enquêteur a décidé de ne pas engager de poursuites pénales, motivant sa décision par le fait que M. Amanbaev s’était blessé en tombant dans les escaliers et par l’absence de corps du délit dans les actions des fonctionnaires. En conséquence, la police a obstinément refusé d’ouvrir une enquête pénale. Les procureurs de la ville d’Osh ont rejeté à trois reprises une décision en ce sens de la police et ont ordonné un complément d’enquête. Le 3 septembre 2010, après que d’autres plaintes ont été déposées, le procureur d’Osh a finalement ouvert une enquête pénale.

2.6Cependant, le 10 novembre 2011, le bureau du procureur d’Osh a mis fin à la procédure pénale, concluant que le décès de M. Amanbaev était dû aux blessures occasionnées par sa chute dans les escaliers. Le 28 février 2013, le Bureau du Procureur général du Kirghizistan a rejeté le recours formé le 14 novembre 2012 contre la décision rendue le 10 novembre 2011 par le procureur d’Osh. Les avocats de la victime ont alors contesté cette décision devant le tribunal municipal d’Osh. Le 11 avril 2013, celui-ci a confirmé la décision rendue par le bureau du procureur d’Osh. Un appel a été déposé devant le tribunal régional d’Osh et, le 13 juin 2013, celui-ci a annulé la décision rendue le 11 avril 2013 par le tribunal municipal, jugeant que la décision rendue le 10 novembre 2011 par le bureau du procureur d’Osh n’était pas fondée, et a ordonné la réouverture de la procédure pénale.

2.7À une date non précisée, le bureau du procureur d’Osh a saisi la Cour suprême d’une demande de réexamen dans le cadre de la procédure de contrôle, contestant la décision du tribunal régional d’Osh. Le 24 décembre 2013, la Cour suprême a annulé la décision du tribunal régional et confirmé que la décision rendue le 11 avril 2013 par le tribunal municipal était légale et justifiée.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient que l’État partie a violé les droits que M. Amanbaev tenait des articles 6 et 7 du Pacte, dans la mesure où celui-ci aurait subi des actes graves de torture qui ont entraîné sa mort. En outre, les autorités n’ont pas enquêté sur les circonstances exactes des faits, de sorte que le droit de demander et d’obtenir un recours utile pour les violations commises a été violé.

3.2L’auteur affirme que les blessures causées par les actes de torture ont entraîné la mort de M. Amanbaev, ce qui constitue une violation de son droit à la vie, protégé par l’article 6 du Pacte. L’auteur dénonce également une violation du droit de M. Amanbaev de ne pas être soumis à la torture, qu’il tenait de l’article 7 du Pacte. M. Amanbaev a été torturé par des policiers à Osh et, de ce fait, son corps présentait des signes de blessures graves. Selon l’auteur, le fait que les blessures constatées sur le corps de la victime correspondent manifestement, par leur caractère, à des blessures causées par la torture, confirme ces allégations. Les témoignages des proches du défunt et du personnel médical qui l’a soigné confirment également ces allégations de torture.

3.3L’auteur affirme que le Bureau du Procureur d’Osh n’a mené aucune enquête approfondie et que, par conséquent, M. Amanbaev n’a bénéficié ni d’un recours utile ni d’une protection juridique. Les raisons exactes de son arrestation n’ont pas fait l’objet d’une enquête et demeurent inconnues. C’est également le cas des circonstances dans lesquelles il a été amené à l’hôpital. Le témoignage de l’avocate S. A. B. n’a pas été minutieusement analysé alors qu’il était rempli d’incohérences et en complète contradiction avec d’autres témoignages et éléments de preuve qui n’ont pas été pris en considération.

3.4Pendant l’enquête et la procédure, les incohérences et contradictions que contenaient les témoignages des fonctionnaires de la police d’Osh n’ont pas été prises en compte. L’auteur fait remarquer que l’ouverture de la procédure pénale a été retardée de deux mois en raison du refus persistant des autorités d’ouvrir une enquête et que, lorsque la procédure a finalement été engagée, elle a été abandonnée en raison de l’absence de corps du délit.

3.5L’auteur affirme également que la décision du tribunal municipal d’Osh n’était pas juste, car celui-ci n’a pas tenu compte du témoignage de R. A. I. selon lequel M. Amanbaev avait été battu et torturé par les policiers. En conséquence, selon l’auteur, le Comité devrait constater une violation des droits que M. Amanbaev tenait du Pacte, et les autorités devraient lui offrir des recours effectifs et une indemnisation.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 7 mars et le 3 octobre 2017, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il reconnaît que la communication de l’auteur remplit les conditions énoncées à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

4.2L’État partie soutient que lors des émeutes qui ont eu lieu en juin 2010 dans le sud du Kirghizistan, deux agents des forces de police d’Osh, B. A. I. et B. B. A., patrouillaient en voiture dans la ville pour « protéger l’ordre public ». Le 14 juin 2010, vers 17 heures, dans la rue Mominova, ils ont été arrêtés par « plusieurs personnes d’origine ouzbèke » qui portaient des armes à feu. Des résidents d’Osh qui se trouvaient dans le groupe ont été identifiés ; il s’agissait de K. A. N., son fils N. U. H. et A. D. A.

4.3Ces personnes armées ont pris les policiers en otage et les ont amenés sur un chantier de la rue Mominova, où K. A. N. a poignardé le policier B. B. A. à la poitrine. K. A. N. a ensuite poignardé l’autre policier, B. A. I., à l’abdomen, et lui a tranché la gorge. Le 18 juin 2010, le bureau du procureur d’Osh a ouvert une enquête pénale. Le 30 juin 2010, vers 8 h 30, des policiers ont arrêté plusieurs personnes, dont M. Amanbaev, parce qu’ils les soupçonnaient d’avoir assassiné les policiers, B. A. I. et B. B. A. Vers 11 h 30, les policiers qui avaient initialement arrêté M. Amanbaev l’ont conduit au poste de police et l’ont remis à deux autres policiers, U. K. U. et R. A. B. Plusieurs personnes détenues ont été accusées du meurtre des policiers, mais la « participation de M. Amanbaev à la commission des crimes n’a pas été établie ». Ces personnes, autres que M. Amanbaev, ont été reconnues coupables de meurtre et condamnées à des peines d’emprisonnement de différentes durées.

4.4En ce qui concerne la mort de M. Amanbaev, le policier U. K. U. a témoigné que lorsque M. Amanbaev avait été amené au poste de police, il avait soudainement « couru vers les escaliers, avait trébuché et était tombé du deuxième étage jusqu’au premier ». Il a ensuite été emmené dans l’un des bureaux du bâtiment, où il a indiqué qu’il ne se sentait pas bien. Les policiers l’ont immédiatement emmené au service de soins intensifs de l’hôpital de la ville, où il a subi une intervention chirurgicale. Malgré l’opération, le 11 juillet 2010, M. Amanbaev est décédé.

4.5Un autre détenu, M. A. T., qui avait été amené au poste de police en même temps que M. Amanbaev, a témoigné qu’il l’avait personnellement vu courir vers les escaliers et tomber. Malgré de multiples demandes en ce sens, il a été décidé de ne pas ouvrir d’enquête pénale sur ces faits, faute de preuve qu’une infraction avait été commise. Le 3 septembre 2010, l’enquête pénale a été ouverte, afin d’établir une « vérité objective ». L’enquête a été objective, complète et minutieuse. Tous les témoins ont été entendus et des examens médico‑légaux ont été effectués.

4.6Selon les conclusions du rapport médico-légal initial, de multiples blessures ont été constatées sur le corps de M. Amanbaev, telles que des contusions dans les tissus mous des deux yeux, des contusions sur la zone occipitale (arrière de la tête), des hémorragies dans la zone pariétale (près de l’arrière et du sommet de la tête), des hémorragies dans les tissus mous de la zone temporale (derrière les oreilles) et fronto-temporale (front). Le rapport a également conclu que la victime présentait un œdème cérébral prononcé avec dislocation, de multiples contusions sur les deux épaules, des contusions sur le côté droit de la poitrine, avec hémorragie, des contusions sur le genou gauche et sur le côté droit. Le décès a été causé par un œdème cérébral important et une tuméfaction provoquée par un traumatisme crânien fermé. Ces lésions corporelles ont pu se produire le 30 juin 2010, à la suite d’une chute dans les escaliers.

4.7Le 5 mars 2011, à la demande de l’avocat de la victime, le corps de M. Amanbaev a été exhumé pour que l’on puisse déterminer s’il avait ou non été torturé. Cet examen n’a toutefois produit aucun résultat et n’a révélé aucune nouvelle information. Le 10 novembre 2011, l’enquêteur du bureau du procureur d’Osh a décidé de clore l’enquête pénale, faute de preuves qu’une infraction avait été commise. Cette décision a été contrôlée par le Bureau du Procureur général et a été jugée légale. Le 11 avril et le 24 décembre 2013, respectivement, le tribunal municipal d’Osh et la Cour suprême du Kirghizstan ont également confirmé la légalité de la décision initiale.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

5.1Le 2 juin 2017 et le 26 mars 2018, l’auteur a répondu aux observations de l’État partie sur le fond de la communication. Il note que la réponse de l’État partie ne contient aucune information de fond et a un caractère formel. Par exemple, l’État partie décrit en détail le meurtre de deux policiers le 14 juin 2010. Il ne fournit pas d’informations détaillées sur un autre meurtre commis au poste de police. En dépit des nombreuses plaintes déposées par les avocats de M. Amanbaev, la torture de la victime et le décès qui en a résulté n’ont jamais fait l’objet d’une véritable enquête.

5.2L’État partie confirme que M. Amanbaev a été amené au poste de police et remis à deux policiers, U. K. U. et R. A. B. Il affirme également qu’une enquête complète a été menée et qu’elle a été minutieuse. L’auteur soutient toutefois que l’État partie n’a pas complètement répondu aux allégations, et que M. Amanbaev n’a pas bénéficié de la protection indispensable aux personnes détenues.

5.3Le 14 juillet 2010, l’enquêteur des forces de police d’Osh, G. A. M., a pris la décision de ne pas ouvrir d’enquête pénale sur les allégations de torture. Le 22 juillet 2010, un procureur principal du bureau du procureur d’Osh, P. A. K., a annulé cette décision et ordonné la reprise de l’enquête préliminaire. Dans sa décision, le procureur principal a noté que G. A. M. s’était acquitté de sa tâche sans faire preuve de la réflexion et de la considération exigées par l’article 19 du Code de procédure pénale du Kirghizistan. Il a également énuméré plusieurs actions à entreprendre, dont l’audition du témoin, R. H. G. et l’obtention des témoignages du personnel médical présent au moment des faits.

5.4Malgré cette décision, le 6 août 2010, l’enquêteur G. A. M. a une nouvelle fois décidé de ne pas ouvrir d’enquête pénale, une décision infirmée dès le 7 août 2010. Le 17 août 2010, le même enquêteur a rendu sa troisième décision de ne pas enquêter, laquelle a également été annulée par un autre procureur principal, le 25 août 2010. Ce dernier procureur a également demandé à l’enquêteur d’entendre le personnel médical et d’analyser plus avant les résultats des rapports médico-légaux. Enfin, le 3 septembre 2010, la procédure pénale a été ouverte. Le 16 février 2011, un adjoint du Procureur général du Kirghizistan, M. Ivanov, est intervenu et a ordonné au procureur d’Osh de prendre plusieurs mesures précises pour faciliter les enquêtes mais, selon l’auteur, ces mesures n’ont pas été prises. Le 10 novembre 2011, le procureur d’Osh a décidé de clore l’enquête pénale.

5.5Dans la plainte initiale adressée au Comité, l’auteur a clairement démontré que la victime était dans un état très grave lorsqu’elle a été hospitalisée. Le personnel médical a constaté d’importantes contusions et hémorragies, notamment autour de l’œil gauche. Les médecins ont également constaté des marques qui ressemblaient à des brûlures dues à l’extinction de cigarettes sur le pied droit de la victime. Les deux jambes présentaient des marques indiquant qu’elles avaient été attachées avec une corde ou des menottes tandis que le corps était suspendu la tête en bas. Ce témoignage a été confirmé par une jeune auxiliaire sanitaire, D. A. L., lorsqu’elle a été entendue. L’enquêteur G. A. M. n’a pas tenu compte de ces informations et s’est uniquement fondé sur les résultats du rapport officiel de l’autopsie (rapport no 291 du 12 juillet 2010), citant les passages selon lesquels les blessures auraient pu être causées « par la chute, par le propre poids du corps ».

5.6Cependant, le rapport no 291 ne contient pas ces termes. Il indique que les blessures de la victime ont pu être causées par des objets contondants, soit par des coups, soit par contact. Les experts ont émis cet avis en se basant uniquement sur la théorie selon laquelle la victime était tombée dans les escaliers ; il ne leur a pas été demandé de se prononcer sur d’éventuels actes de torture. L’État partie, en revanche, s’appuie sur deux témoins, un détenu, M. A. T., qui a dit avoir été détenu à peu près au même moment que la victime, et son avocate, S. A. B. Cette dernière a fait une déclaration par ouï-dire, indiquant qu’elle avait eu connaissance des faits par une autre personne non identifiée, après coup, et qu’elle n’était pas présente au moment de la chute alléguée. L’État partie n’a jamais mis en doute le témoignage de M. A. T. qui était accusé d’avoir commis une infraction grave, mais qui a pourtant été libéré alors qu’il attendait son procès et a finalement fui à l’étranger.

5.7L’avocate S. A. B., qui ne représentait pas la victime, lui a rendu visite à l’hôpital et a témoigné qu’à ce moment-là, M. Amanbaev avait soudainement repris ses esprits et lui avait dit qu’il avait effectivement tenté de s’enfuir et qu’il était tombé dans les escaliers. Ce témoignage a été accepté comme véridique, en dépit de ce qui est dit dans le rapport no 291, à savoir que la victime était dans le coma lorsqu’elle a été amenée à l’hôpital et qu’elle est restée dans le coma jusqu’à sa mort. S. A. B. insiste sur le fait qu’elle lui a rendu visite le 31 juin 2010, alors que le mois de juin ne comporte que trente jours. Un autre détenu, R. A. I., a témoigné lors de son procès en appel qu’il avait vu la victime être pendue par les pieds, la tête en bas, et battue dans cette position. Il a également affirmé que la victime « ne pouvait pas parler » pendant l’interrogatoire en raison des tortures subies, qu’elle ne faisait que « siffler », que ses lèvres étaient gonflées et bleues. Les tribunaux n’ont pas tenu compte de ces informations, déclarant que R. A. I. n’avait fourni ce témoignage ni au moment de l’enquête le concernant ni à l’audience en première instance. Ils ont uniquement pris en compte les témoins qui avaient déclaré que la victime était tombée dans les escaliers.

5.8Les tribunaux ont également ignoré le fait que l’enquêteur en charge de l’affaire de M. Amanbaev s’occupait également des affaires de M. A. T. et de R. A. I. On ne sait pas pourquoi un autre enquêteur n’a pas été chargé de l’affaire de M. Amanbaev. L’auteur affirme donc que l’enquête n’a pas été menée de manière effective ; les membres du personnel médical, notamment les médecins, qui ont soigné la victime n’ont jamais été entendus par la justice. Les tribunaux ont également ignoré le fait que deux gardes armés se tiennent en permanence devant les escaliers du poste de police, empêchant quiconque de sortir ou d’entrer sans l’autorisation requise, en particulier les détenus. L’enquêteur n’a pas non plus identifié les hommes en uniforme militaire qui avaient amené la victime au poste de police.

5.9L’État partie n’a pas fourni d’explications ou de réponses au sujet des allégations mentionnées ci-dessus. Il n’a pas non plus précisé en quelle qualité la victime avait été amenée au poste de police, puisqu’il a été établi qu’elle n’avait rien à voir avec les meurtres dont elle était initialement soupçonnée, et si elle avait eu accès à un avocat pendant sa détention. En outre, les autorités n’ont pas expliqué pourquoi la victime avait simplement été « jetée hors » de la voiture lorsqu’elle avait été amenée à l’hôpital, sans aucune explication, ni remise en d’autres mains comme il convient. Personne ne s’est interrogé sur les raisons pour lesquelles S. A. B. avait rendu visite à la victime à l’hôpital, alors qu’elle n’était pas son avocate. Lorsque l’on résume toutes les informations présentées, il est évident que l’enquête pénale a été abandonnée parce que les résultats auraient pu conduire à l’inculpation pénale de policiers à raison des actes de torture qui ont entraîné la mort de M. Amanbaev.

5.10L’auteur demande donc au Comité de constater que l’État partie a violé les droits de M. Amanbaev. Le Comité devrait également demander à l’État partie de mener une enquête complète et efficace, et de prendre les mesures appropriées contre ceux qui ont soumis M. Amanbaev à la torture et causé sa mort. Le Comité devrait également demander à l’État partie d’accorder à la famille de M. Amanbaev une indemnisation complète et adéquate pour les violations subies, notamment en réhabilitant M. Amanbaev.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que l’auteur dit avoir épuisé tous les recours internes utiles qui lui étaient ouverts. En l’absence d’objection de l’État partie sur ce point, le Comité considère que les conditions énoncées à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif sont réunies.

6.4Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’il tire des articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte. Il considère en outre que les griefs de l’auteur soulèvent des questions au regard des articles 6 (par. 1) et 7, lus conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte, juge que ces griefs ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité et passe à leur examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel M. Amanbaev est décédé à la suite des mauvais traitements et actes de torture que lui ont infligés des policiers après son arrestation et son placement en détention, le 30 juin 2010. Le Comité note à cet égard que l’État partie n’a aucunement expliqué les raisons de l’arrestation et de la détention de M. Amanbaev (par. 4.3 ci-dessus), et n’a pas indiqué si celui-ci avait bénéficié des garanties procédurales pendant sa détention, comme l’accès à l’assistance d’un conseil qualifié. Le Comité note également qu’un examen médico-légal post-mortem (no 291) a été effectué presque immédiatement après le décès de la victime. Les auteurs du rapport ont indiqué que le décès résultait de coups ou du contact avec des objets contondants, mais n’ont pas exclu que M. Amanbaev ait pu mourir à la suite d’une chute dans l’escalier. Le Comité note que l’examen médico-légal pratiqué après l’exhumation du corps de la victime n’a donné aucun nouveau résultat (par. 4.7 ci-dessus). Il note que l’État partie rejette toute allégation de torture, affirmant que M. Amanbaev a tenté de s’échapper, est tombé dans les escaliers et s’est grièvement blessé. Il note également que l’État partie ne conteste pas la présence de lésions corporelles externes et admet qu’elles pourraient avoir été occasionnées par la chute. Il note toutefois que l’État partie ne lui a communiqué aucun résultat de l’enquête relative au décès de M. Amanbaev. Ainsi, l’État partie dit avoir entendu tous les témoins (par. 4.5 ci‑dessus), mais n’a pas communiqué d’informations concernant l’identité des intéressés ni les résultats de leurs auditions. En outre, le Comité ne comprend pas bien si les autorités de l’État partie ont entendu les membres de la famille de la victime, qui auraient constaté à l’hôpital que son corps présentait de nombreux signes de mauvais traitements graves et de torture, notamment ce qu’ils ont décrit comme des brûlures de cigarettes. Le Comité prend note également d’une déclaration de R. A. I. qui, sous serment devant un tribunal, aurait clairement décrit la torture subie par M. Amanbaev (par. 5.7 ci-dessus). Le Comité note encore que l’État partie ne fournit aucun témoignage du personnel médical qui, selon l’auteur, aurait pu attester que la victime n’était pas en état de parler des faits en cause, et n’explique aucunement pourquoi ces témoignages n’ont pas été utilisés et divulgués. En outre, le Comité note que les actions de l’avocate de la défense, S. A. B., qui n’a jamais représenté la victime, restent également inexpliquées.

7.3Le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel les mauvais traitements et les actes de torture subis par M. Amanbaev alors qu’il était aux mains de la police ont conduit à la privation arbitraire de sa vie. Il renvoie à sa propre jurisprudence, et notamment au paragraphe 29 de l’observation générale no 36 (2018), dont il ressort qu’il incombe aux États parties de prendre soin de la vie des individus qu’ils arrêtent et placent en détention, et qu’il est indispensable de mener une enquête pénale suivie de poursuites judiciaires pour remédier aux violations de droits de l’homme tels que ceux qui sont protégés par l’article 6 du Pacte. Il rappelle en outre son observation générale no 31 (2004), dans laquelle il a déclaré que, lorsque les enquêtes révèlent la violation de certains droits reconnus dans le Pacte, tels que ceux énoncés aux articles 6 et 7, les États parties doivent veiller à ce que les responsables soient traduits en justice. Bien que l’obligation de traduire en justice les responsables de violations des articles 6 et 7 soit une obligation de moyens et non une obligation de résultats, les États parties doivent enquêter de bonne foi, sans délai et de manière approfondie sur toutes les allégations de violations graves du Pacte formulées contre eux et contre leurs représentants.

7.4Le Comité rappelle également que la charge de la preuve concernant les questions factuelles ne saurait incomber uniquement à l’auteur de la communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que, souvent, seul l’État partie dispose des informations nécessaires. À cet égard, le Comité note en particulier l’allégation de l’auteur, que l’État partie n’a pas contestée, selon laquelle la police a refusé à trois reprises d’ouvrir une enquête pénale, ce qui a entraîné un retard dans une affaire dans laquelle le temps joue une grande importance, et toutes ses décisions ont ultérieurement été infirmées par les procureurs (par. 5.3 et 5.4 ci-dessus). Le Comité note que lorsque l’enquête a finalement été lancée le 3 septembre 2010, elle a été abandonnée le 10 novembre 2011, sans avoir fait la lumière sur les faits et sans que des conclusions aient été divulguées.

7.5Le Comité conclut que, dans la mesure où l’État partie ne peut se fonder sur une enquête appropriée et concluante pour contester les allégations de l’auteur selon lesquelles M. Amanbaev est mort des suites d’actes de torture qu’il a subis lorsqu’il était en garde à vue, et en l’absence d’autres informations pertinentes au sujet des insuffisances dont l’enquête aurait pâti, les faits tels qu’ils sont présentés font apparaître une violation par l’État partie des articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3).

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, par l’État partie, des droits que M. Amanbaev tenait des articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3).

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures appropriées pour : a) faire procéder rapidement à une enquête efficace, approfondie, indépendante, impartiale et transparente sur les actes de torture subis par M. Amanbaev et sur le décès de celui-ci, et de poursuivre et punir les responsables ; b) tenir l’auteur constamment informé des progrès de l’enquête ; c) fournir une indemnisation adéquate aux héritiers légaux de l’intéressé. Il est également tenu de prendre les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsque la réalité d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.